eJournals Oeuvres et Critiques 47/2

Oeuvres et Critiques
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0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
10.24053/OeC-2022-0011
121
2022
472

Sardanapale, Soliman Aga et Mamamouchi

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2022
Kirsten Dickhaut
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Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0011 1 Marie-Bernadette Dufourcet (éd.), Spectacles et pouvoirs dans l’Europe de l’Ancien Régime (XVI e -XVIII e siècle) , Tübingen, Narr, 2009 ; Élisabeth Claude, Jérôme de la Gorce, Béatrix Saule (éd.), Fêtes et divertissements à la cour , Versailles, BnF, 2017 ; Marine Roussillon, Don Quichotte à Versailles. L’imaginaire médiéval du Grand Siècle , Paris, Champ Vallon, 2022. 2 Marie-Odile Sweetser, « Le mécénat de Fouquet : la période de Vaux et ses prolonge‐ ments dans l’œuvre de La Fontaine », dans : Roland Mousnier (éd.), L’Âge d’or du mécénat , Paris, Éditions du CNRS, 1985, p. 263-272 ; Louis Mackenzie, « Convergences of Transfigurations. Vaux-le-Vicomte and Fouquet’s Fateful Fête », dans : Erec Koch (éd.), Classical unities: Place, time, action , Tübingen, Narr, 2002, p. 421-429 ; Kirsten Dickhaut, « La Magie du Soleil et le Portrait du Roi : Sur la signification culturelle des effets spéculaires pour Vaux-le-Vicomte et Le Songe de Vaux de Jean de La Fontaine », dans-: Papers on French Seventeenth Century Literature 41/ 80 (2014), p.-65-82. 3 Georges Forestier, Claude Bourqui, « Notes sur Le Tartuffe ou l’Imposteur », dans : Molière, Œuvres complètes II , éd. Georges Forestier, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade-», 2010, p.-1354-1389. Sardanapale, Soliman Aga et Mamamouchi Le pouvoir des noms et de la gloire-: Dom Juan et Le Bourgeois gentilhomme de Molière Kirsten Dickhaut Université de Stuttgart La société de cour est étroitement liée à la culture des ‘divertissements’ à la cour 1 , dont le statut est une question retenant depuis longtemps l’intérêt des chercheurs. La situation était évidemment fort différente selon que le roi assistait ou non en personne aux festivités et que le spectacle lui plaisait ou non (la condamnation de Nicolas Fouquet en témoigne de manière éloquente) 2 . Aussi l’amusement de la cour pose-t-il manifestement la question de la légi‐ timité de cette forme de divertissement, qui implique celle de l’autorisation de représentation de certaines pièces de Molière (par ex. Le Tartuffe ) 3 - par analogie avec le privilège du roi -, de nombreuses comédies de cet auteur ayant été écrites exprès pour de telles festivités 4 . Mais l’idée de légitimité est déjà véhiculée par le terme ‘plaisir’, synonyme euphémique d’autorisation comme Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0011 4 Une distinction systématique entre ‘la cour et la ville’ est faite par Philippe Cornuaille, Les décors de Molière, 1658-1674 , Paris, Sorbonne Université Presses, 2015. 5 Gabriel Demante, « Observations sur la formule “Car tel est notre plaisir” dans la chancellerie française-», dans-: Bibliothèque de l’École des chartes 54 (1893), p.-86-96. 6 C’est notamment vrai pour la pièce Les Amants magnifiques , représentée en 1670, cf. Laura Naudeix (éd.), Molière à la cour, « Les Amants magnifiques » en 1670 , Rennes, Presses Universitaires, 2020. 7 Jean-Marie Apostolidès, Le roi-machine. Spectacle et politique au temps de Louis XIV , Paris, Minuit, 1981. dans la formule « car tel est notre plaisir 5 ». Il est clair qu’amusement de la cour et intérêt politique sont si étroitement liés d’un point de vue lexical et conceptuel qu’au-delà de la magnanimitas , l’enjeu est le contrôle de la cour par l’organisation de fêtes et l’importance de la gloire 6 . De même que le plaisir a une implication juridique et que son utilisation métonymique peut avoir un effet légitimateur, les noms présents dans le théâtre de Molière servent également à juger tel ou tel concept, ou à en prouver la légitimité/ l’illégitimité. Ici comme ailleurs, cela est particulièrement évident dans les modèles antithétiques, telle l’opposition entre chrétien et païen, modèle de base de la psychomachie des Plaisirs de l’île enchantée . Fondamentalement, le recours à l’exotisme était un motif apprécié dans la culture festive de la cour : l’effet de surprise était censé garantir l’admiration du souverain et le faste qui en découlait était en quelque sorte naturalisé 7 . Les réflexions suivantes, formulées ici à l’occasion de l’année Molière, se concentrent sur deux de ses comédies, dans lesquelles le recours aux noms étrangers et à l’orientalisme paraît de prime abord antithétique : dans le cas de Dom Juan , il s’agit d’une démarcation opérée par le biais de la comparaison du protagoniste athée avec un Oriental licencieux, alors que dans le Bourgeois gentilhomme , l’imitation de l’Orient est au cœur de l’intrigue. Dom Juan ou le Festin de Pierre , pièce dite ‘à machines’, a été présentée pour la première fois par Molière sur la scène du Théâtre du Palais-Royal en 1665. Le Bourgeois gentilhomme est en revanche une comédie-ballet commandée par le roi, écrite en collaboration avec Jean-Baptiste Lully et créée avec lui à Chambord cinq ans plus tard, en 1670. Le recours à la musique, au chant et à la danse, qui jouent ici un rôle fonctionnel, est typique d’une comédie-ballet. Aussi Le Bourgeois gentilhomme est-il parfois considéré comme le premier opéra français. Dans ce qui suit, plutôt que de me livrer à une simple exégèse comparée, j’entends dans un premier temps interpréter Dom Juan comme le représentant des schémas de pensée sur l’Orient et l’Occident formulés à l’époque dans divers textes, notamment historiographiques, afin de mettre d’abord en évidence les arguments de la dichotomie entre ces deux aires culturelles. L’enjeu sera 58 Kirsten Dickhaut 8 Charles Mazouer, Molière et ses comédies-ballets , Paris, Champion, 2006. dès lors d’expliquer certains schémas interprétatifs du point de vue de leur sémantique historique, à l’aide des noms étrangers correspondants utilisés par métonymie, tout en esquissant l’arrière-plan sans lequel l’originalité de la seconde de ces comédies, le Bourgeois gentilhomme , ne peut être appréhendée. Le recours aux stéréotypes de l’époque sur l’orientalisme n’est en effet pas un simple ornement à admirer dans le cadre des festivités de la cour au château de Chambord. De même, comme on le verra, le reflet politique du cérémonial contemporain ne saurait suffire pour comprendre la dimension poétologique, et donc la conception fondamentale de ce ‘plaisir’ dans son ambition novatrice. Rappelons brièvement l’argument central de la pièce sur laquelle portera l’essentiel de la discussion : dans le but de réunir les jeunes amants lors du dénouement, conformément aux règles du genre de la comédie-ballet 8 , le Bourgeois gentilhomme de Molière met en scène une sorte de canular aux dépens du protagoniste. C’est ainsi qu’une prétendue cérémonie turque , véritable théâtre dans le théâtre, est organisée en l’honneur du bourgeois afin qu’il accepte de marier sa fille au fils du Grand Turc, ordonnateur de la fête. Comme on pouvait s’y attendre, ce fils est en réalité l’amant français de sa fille, mais cette duperie patente est thématisée et rendue plausible dans la pièce elle-même : ainsi la ressemblance entre l’amant français et le fiancé turc, explicitement signalée, permettrait-elle de transférer sans difficulté l’amour de l’un à l’autre. Cette argumentation fallacieuse sert avant tout de ressort comique en soulignant aux yeux des spectateurs la candeur du protagoniste, Monsieur Jourdain. Les deux étapes suivantes de mon raisonnement vont à présent s’attacher à dégager les schémas de pensée exprimés à propos de l’Orient et les déductions implicites qu’ils autorisent quant à la conception occidentale, et plus précisément, leurs implications pour le rôle fonctionnel attribué à la notion d’étranger dans la culture festive et le divertissement. Le spectacle proposé par Molière dans le Bourgeois gentilhomme , telle est ma thèse en ce qui concerne la deuxième comédie interprétée ici, vise à négocier le principe même de l’imitation au sens aristotélicien comme procédé poétolo‐ gique, en présentant deux concepts d’ imitatio différents et en les opposant l’un à l’autre. Alors que l’imitation servile produit un effet comique, la position conçue comme poétologiquement convaincante est celle exposée par la cérémonie turque. Par là-même, Molière révèle le regard que pose l’Occident sur l’Orient en reconfigurant une poétique de l’imitation, profitant de la mise en scène d’un ‘divertissement’ pour convaincre la cour par sa propre conception du ‘plaire’. Au prix d’un paradoxe chiastique, il réussit une fois encore à présenter sa poétique Sardanapale, Soliman Aga et Mamamouchi 59 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0011 4 Une distinction systématique entre ‘la cour et la ville’ est faite par Philippe Cornuaille, Les décors de Molière, 1658-1674 , Paris, Sorbonne Université Presses, 2015. 5 Gabriel Demante, « Observations sur la formule “Car tel est notre plaisir” dans la chancellerie française-», dans-: Bibliothèque de l’École des chartes 54 (1893), p.-86-96. 6 C’est notamment vrai pour la pièce Les Amants magnifiques , représentée en 1670, cf. Laura Naudeix (éd.), Molière à la cour, « Les Amants magnifiques » en 1670 , Rennes, Presses Universitaires, 2020. 7 Jean-Marie Apostolidès, Le roi-machine. Spectacle et politique au temps de Louis XIV , Paris, Minuit, 1981. dans la formule « car tel est notre plaisir 5 ». Il est clair qu’amusement de la cour et intérêt politique sont si étroitement liés d’un point de vue lexical et conceptuel qu’au-delà de la magnanimitas , l’enjeu est le contrôle de la cour par l’organisation de fêtes et l’importance de la gloire 6 . De même que le plaisir a une implication juridique et que son utilisation métonymique peut avoir un effet légitimateur, les noms présents dans le théâtre de Molière servent également à juger tel ou tel concept, ou à en prouver la légitimité/ l’illégitimité. Ici comme ailleurs, cela est particulièrement évident dans les modèles antithétiques, telle l’opposition entre chrétien et païen, modèle de base de la psychomachie des Plaisirs de l’île enchantée . Fondamentalement, le recours à l’exotisme était un motif apprécié dans la culture festive de la cour : l’effet de surprise était censé garantir l’admiration du souverain et le faste qui en découlait était en quelque sorte naturalisé 7 . Les réflexions suivantes, formulées ici à l’occasion de l’année Molière, se concentrent sur deux de ses comédies, dans lesquelles le recours aux noms étrangers et à l’orientalisme paraît de prime abord antithétique : dans le cas de Dom Juan , il s’agit d’une démarcation opérée par le biais de la comparaison du protagoniste athée avec un Oriental licencieux, alors que dans le Bourgeois gentilhomme , l’imitation de l’Orient est au cœur de l’intrigue. Dom Juan ou le Festin de Pierre , pièce dite ‘à machines’, a été présentée pour la première fois par Molière sur la scène du Théâtre du Palais-Royal en 1665. Le Bourgeois gentilhomme est en revanche une comédie-ballet commandée par le roi, écrite en collaboration avec Jean-Baptiste Lully et créée avec lui à Chambord cinq ans plus tard, en 1670. Le recours à la musique, au chant et à la danse, qui jouent ici un rôle fonctionnel, est typique d’une comédie-ballet. Aussi Le Bourgeois gentilhomme est-il parfois considéré comme le premier opéra français. Dans ce qui suit, plutôt que de me livrer à une simple exégèse comparée, j’entends dans un premier temps interpréter Dom Juan comme le représentant des schémas de pensée sur l’Orient et l’Occident formulés à l’époque dans divers textes, notamment historiographiques, afin de mettre d’abord en évidence les arguments de la dichotomie entre ces deux aires culturelles. L’enjeu sera 58 Kirsten Dickhaut 8 Charles Mazouer, Molière et ses comédies-ballets , Paris, Champion, 2006. dès lors d’expliquer certains schémas interprétatifs du point de vue de leur sémantique historique, à l’aide des noms étrangers correspondants utilisés par métonymie, tout en esquissant l’arrière-plan sans lequel l’originalité de la seconde de ces comédies, le Bourgeois gentilhomme , ne peut être appréhendée. Le recours aux stéréotypes de l’époque sur l’orientalisme n’est en effet pas un simple ornement à admirer dans le cadre des festivités de la cour au château de Chambord. De même, comme on le verra, le reflet politique du cérémonial contemporain ne saurait suffire pour comprendre la dimension poétologique, et donc la conception fondamentale de ce ‘plaisir’ dans son ambition novatrice. Rappelons brièvement l’argument central de la pièce sur laquelle portera l’essentiel de la discussion : dans le but de réunir les jeunes amants lors du dénouement, conformément aux règles du genre de la comédie-ballet 8 , le Bourgeois gentilhomme de Molière met en scène une sorte de canular aux dépens du protagoniste. C’est ainsi qu’une prétendue cérémonie turque , véritable théâtre dans le théâtre, est organisée en l’honneur du bourgeois afin qu’il accepte de marier sa fille au fils du Grand Turc, ordonnateur de la fête. Comme on pouvait s’y attendre, ce fils est en réalité l’amant français de sa fille, mais cette duperie patente est thématisée et rendue plausible dans la pièce elle-même : ainsi la ressemblance entre l’amant français et le fiancé turc, explicitement signalée, permettrait-elle de transférer sans difficulté l’amour de l’un à l’autre. Cette argumentation fallacieuse sert avant tout de ressort comique en soulignant aux yeux des spectateurs la candeur du protagoniste, Monsieur Jourdain. Les deux étapes suivantes de mon raisonnement vont à présent s’attacher à dégager les schémas de pensée exprimés à propos de l’Orient et les déductions implicites qu’ils autorisent quant à la conception occidentale, et plus précisément, leurs implications pour le rôle fonctionnel attribué à la notion d’étranger dans la culture festive et le divertissement. Le spectacle proposé par Molière dans le Bourgeois gentilhomme , telle est ma thèse en ce qui concerne la deuxième comédie interprétée ici, vise à négocier le principe même de l’imitation au sens aristotélicien comme procédé poétolo‐ gique, en présentant deux concepts d’ imitatio différents et en les opposant l’un à l’autre. Alors que l’imitation servile produit un effet comique, la position conçue comme poétologiquement convaincante est celle exposée par la cérémonie turque. Par là-même, Molière révèle le regard que pose l’Occident sur l’Orient en reconfigurant une poétique de l’imitation, profitant de la mise en scène d’un ‘divertissement’ pour convaincre la cour par sa propre conception du ‘plaire’. Au prix d’un paradoxe chiastique, il réussit une fois encore à présenter sa poétique Sardanapale, Soliman Aga et Mamamouchi 59 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0011 9 Eugène Delacroix, La mort de Sardanapale , 1827, 392 × 496 cm, RF 2346, huile sur toile, Paris, Louvre. Cf. Elisabeth A. Fraser, « Delacroix’ Sardanapalus : The Life and Death of the Royal Body-», dans-: French Historical Studies 26/ 2 (2003), p.-315-349. avec subtilité. Plus encore, Molière affirme par sa pièce un art de plaire dont le potentiel créatif entend surpasser celui des Orientaux. 1. Homogénéité des schémas interprétatifs-: l’exemple de Dom Juan Pièce à machines, Dom Juan emploie une technique spécifique pour mouvoir le convive de pierre et, au dénouement, livrer le séducteur assassin à son juste châtiment, le libertin étant contraint de descendre en enfer. Dès le début de la pièce figure un passage particulièrement marquant dans lequel le serviteur de Dom Juan se réfère à l’Orient. En effet, à la première scène de l’acte I, Sganarelle caractérise son maître en le comparant au roi assyrien Sardanapale. Ce personnage mythique ou fictif est considéré comme le dernier roi assyrien, célèbre en particulier pour la brutalité de son suicide, qu’il imposa également à ses serviteurs et concubines. Si son histoire nous est aujourd’hui familière, c’est avant tout grâce au tableau monumental d’Eugène Delacroix, peint pour le Salon de 1827/ 1828, qui illustre les trois attributs de ce souverain oriental cruel : la barbarie, l’opulence et la sensualité, dont son nom est devenu synonyme 9 . En représentant le suicide par une fastueuse mise en scène dans laquelle le massacre ordonné par Sardanapale pour accompagner sa propre mort transforme le lit en un flot de sang déferlant depuis le haut du tableau à gauche jusqu’au bord inférieur, à droite, l’artiste souligne de manière saisissante la cruauté et l’arbitraire, tant il est vrai que le sang domine et surpasse, voire efface toute possibilité de reconstruire une action sensée. L’évocation de ce tableau vise ici simplement à illustrer les caractéristiques incarnées par Sardanapale, notamment la cruauté qui culmine à nouveau lors de ses derniers instants, manifestement déjà associée à son nom au XVIIe siècle. Sur le tableau de Delacroix, à la fois souverain impitoyable et observateur stoïque, il fait poignarder sa concubine nue, au premier plan à droite, tandis qu’à gauche, son pur-sang arabe est passé au fil de l’épée. Le flot de sang, presque intarissable, est explicite. Par métonymie, il met en image une brutalité 60 Kirsten Dickhaut 10 Cf. également la note de Georges Forestier dans Molière, Œuvres complètes II , note 8, p. 1652 : « Sardanapale, roi légendaire d’Assyrie, dont les auteurs antiques avaient fait le parangon de la débauche sexuelle, était fréquemment associé au X V I Ie siècle à la dénonciation des mœurs “efféminées”. Les qualificatifs utilisés par Sgnanarelle reprennent les imprécations traditionnellement adressées aux libertins, en particulier dans la célèbre Doctrine curieuse des beaux esprits de ce temps (1623) du père François Garasse-». 11 Molière, Le Festin de Pierre , dans : Molière, Œuvres complètes II , Acte I, sc. 1, p. 850-851. incomparable, tandis que le nom de Sardanapale convoque un schéma mental 10 , celui de l’Oriental cruel. Intéressons-nous à présent de plus près à Sganarelle lorsqu’il évoque Sarda‐ napale dans la comédie de Molière, afin de préparer le public à l’arrivée de Dom Juan. Seule cette caractérisation permet en effet aux spectateurs de reconnaître plus tard le libertin comme tel sans éprouver de pitié envers lui. Voici comment au début de la pièce, s’adressant à l’écuyer d’Elvire, il décrit son maître, qui n’entrera en scène que plus tard, convoquant ainsi le schéma mental qu’il emploie même de manière fonctionnelle-: Tu vois en Dom Juan, mon maître, le plus grand scélérat que la terre ait jamais porté, un enragé, un chien, un diable, un Turc, un hérétique, qui ne croit ni Ciel, ni Enfer, ni loup-garou, qui passe cette vie en véritable bête brute, en pourceau d’Épicure, un vrai Sardanapale, qui ferme l’oreille à toutes les remontrances qu’on lui peut faire, et traite de billevesées tout ce que nous croyons. 11 Dans la suite de ses propos, Sganarelle souligne l’appétit érotique et la déme‐ sure sans limites de son maître : non content de promettre le mariage, Dom Juan convole effectivement à plusieurs reprises. Ainsi est déjà évoqué tout le catalogue du schéma mental de l’Oriental cruel, qui sert également de modèle aux actions de Dom Juan : l’accent est d’abord mis sur la polygamie, puis sur sa position subalterne dans la chaîne des êtres vivants, telle qu’elle ressort des termes utilisés par Sganarelle, qui qualifie son maître de chien, de porc, voire de bête féroce. Et de surenchérir en traitant Dom Juan d’hérétique, de diable et de loup-garou, créature démoniaque, l’associant ainsi à des péchés plus graves encore. La tirade, qui manie à la fois la peur et le dégoût, arrive à son comble avec la mention de Sardanapale, ce qui revient à taxer Dom Juan de barbarie, d’opulence et de sensualité. L’énumération elle-même suit les conventions du genre en se concluant par le nom de Sardanapale, terme générique et climax. Ex negativo , on perçoit également l’image spécifique de l’Occident, entièrement assimilé à l’Occident chrétien, ici mobilisée pour affirmer schématiquement le bien et le mal en les affectant à des catégories. Sardanapale, Soliman Aga et Mamamouchi 61 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0011 9 Eugène Delacroix, La mort de Sardanapale , 1827, 392 × 496 cm, RF 2346, huile sur toile, Paris, Louvre. Cf. Elisabeth A. Fraser, « Delacroix’ Sardanapalus : The Life and Death of the Royal Body-», dans-: French Historical Studies 26/ 2 (2003), p.-315-349. avec subtilité. Plus encore, Molière affirme par sa pièce un art de plaire dont le potentiel créatif entend surpasser celui des Orientaux. 1. Homogénéité des schémas interprétatifs-: l’exemple de Dom Juan Pièce à machines, Dom Juan emploie une technique spécifique pour mouvoir le convive de pierre et, au dénouement, livrer le séducteur assassin à son juste châtiment, le libertin étant contraint de descendre en enfer. Dès le début de la pièce figure un passage particulièrement marquant dans lequel le serviteur de Dom Juan se réfère à l’Orient. En effet, à la première scène de l’acte I, Sganarelle caractérise son maître en le comparant au roi assyrien Sardanapale. Ce personnage mythique ou fictif est considéré comme le dernier roi assyrien, célèbre en particulier pour la brutalité de son suicide, qu’il imposa également à ses serviteurs et concubines. Si son histoire nous est aujourd’hui familière, c’est avant tout grâce au tableau monumental d’Eugène Delacroix, peint pour le Salon de 1827/ 1828, qui illustre les trois attributs de ce souverain oriental cruel : la barbarie, l’opulence et la sensualité, dont son nom est devenu synonyme 9 . En représentant le suicide par une fastueuse mise en scène dans laquelle le massacre ordonné par Sardanapale pour accompagner sa propre mort transforme le lit en un flot de sang déferlant depuis le haut du tableau à gauche jusqu’au bord inférieur, à droite, l’artiste souligne de manière saisissante la cruauté et l’arbitraire, tant il est vrai que le sang domine et surpasse, voire efface toute possibilité de reconstruire une action sensée. L’évocation de ce tableau vise ici simplement à illustrer les caractéristiques incarnées par Sardanapale, notamment la cruauté qui culmine à nouveau lors de ses derniers instants, manifestement déjà associée à son nom au XVIIe siècle. Sur le tableau de Delacroix, à la fois souverain impitoyable et observateur stoïque, il fait poignarder sa concubine nue, au premier plan à droite, tandis qu’à gauche, son pur-sang arabe est passé au fil de l’épée. Le flot de sang, presque intarissable, est explicite. Par métonymie, il met en image une brutalité 60 Kirsten Dickhaut 10 Cf. également la note de Georges Forestier dans Molière, Œuvres complètes II , note 8, p. 1652 : « Sardanapale, roi légendaire d’Assyrie, dont les auteurs antiques avaient fait le parangon de la débauche sexuelle, était fréquemment associé au X V I Ie siècle à la dénonciation des mœurs “efféminées”. Les qualificatifs utilisés par Sgnanarelle reprennent les imprécations traditionnellement adressées aux libertins, en particulier dans la célèbre Doctrine curieuse des beaux esprits de ce temps (1623) du père François Garasse-». 11 Molière, Le Festin de Pierre , dans : Molière, Œuvres complètes II , Acte I, sc. 1, p. 850-851. incomparable, tandis que le nom de Sardanapale convoque un schéma mental 10 , celui de l’Oriental cruel. Intéressons-nous à présent de plus près à Sganarelle lorsqu’il évoque Sarda‐ napale dans la comédie de Molière, afin de préparer le public à l’arrivée de Dom Juan. Seule cette caractérisation permet en effet aux spectateurs de reconnaître plus tard le libertin comme tel sans éprouver de pitié envers lui. Voici comment au début de la pièce, s’adressant à l’écuyer d’Elvire, il décrit son maître, qui n’entrera en scène que plus tard, convoquant ainsi le schéma mental qu’il emploie même de manière fonctionnelle-: Tu vois en Dom Juan, mon maître, le plus grand scélérat que la terre ait jamais porté, un enragé, un chien, un diable, un Turc, un hérétique, qui ne croit ni Ciel, ni Enfer, ni loup-garou, qui passe cette vie en véritable bête brute, en pourceau d’Épicure, un vrai Sardanapale, qui ferme l’oreille à toutes les remontrances qu’on lui peut faire, et traite de billevesées tout ce que nous croyons. 11 Dans la suite de ses propos, Sganarelle souligne l’appétit érotique et la déme‐ sure sans limites de son maître : non content de promettre le mariage, Dom Juan convole effectivement à plusieurs reprises. Ainsi est déjà évoqué tout le catalogue du schéma mental de l’Oriental cruel, qui sert également de modèle aux actions de Dom Juan : l’accent est d’abord mis sur la polygamie, puis sur sa position subalterne dans la chaîne des êtres vivants, telle qu’elle ressort des termes utilisés par Sganarelle, qui qualifie son maître de chien, de porc, voire de bête féroce. Et de surenchérir en traitant Dom Juan d’hérétique, de diable et de loup-garou, créature démoniaque, l’associant ainsi à des péchés plus graves encore. La tirade, qui manie à la fois la peur et le dégoût, arrive à son comble avec la mention de Sardanapale, ce qui revient à taxer Dom Juan de barbarie, d’opulence et de sensualité. L’énumération elle-même suit les conventions du genre en se concluant par le nom de Sardanapale, terme générique et climax. Ex negativo , on perçoit également l’image spécifique de l’Occident, entièrement assimilé à l’Occident chrétien, ici mobilisée pour affirmer schématiquement le bien et le mal en les affectant à des catégories. Sardanapale, Soliman Aga et Mamamouchi 61 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0011 Selon une telle dichotomie en effet, un chrétien se caractérise par la culture, il n’est pas barbare. Il incarne la pauvreté, conformément à l’idéal chrétien. Ce schéma sous-entend en outre que la pensée rationnelle est l’apanage du chrétien : être raisonnable qui n’est pas dominé par les sens, il sait donc se contrôler et fait plus rarement preuve d’arbitraire dans ses décisions. L’idéal de la culture peut inclure la politesse et l’éducation, mais chez Dom Juan et Sardanapale, c’est leur nature belliqueuse qui est visée. Sardanapale est responsable d’un massacre, tandis que Dom Juan se voit reprocher, entre autres, d’avoir tué le personnage qui réapparaîtra plus tard sous les traits du convive de pierre. Son meurtrier refusant de se repentir et de reconnaître ses fautes, celuici punira alors de mort son orgueil. Manifestement, Dom Juan n’a rien à envier à Sardanapale en matière d’infamie. Parfaite illustration de la stricte antithèse caractérisant la conception de l’Oriental et de l’Occidental, cet extrait montre comment la comédie recourt à ce stéréotype pour établir d’emblée qu’au fond, Dom Juan ne mérite pas vraiment de vivre. En conséquence, le passage cité mentionne des attributs induisant une carac‐ térisation négative de Dom Juan et Sardanapale en des termes se rapprochant des arguments démonologiques. Aussi brutale que soit cette catégorisation, qui peut nous paraître aujourd’hui inhumaine, elle a manifestement été constamment utilisée de manière stratégique, parfois par métonymie comme ici. Et bien que ces affirmations soient formulées dans une comédie, elles sont le fait de Sganarelle, joué par Molière lui-même, ce qui ne conduit pas à les interpréter comme ironiques, bien au contraire. À titre de comparaison, je citerai en français un passage d’un texte manuscrit de Gottfried Wilhelm Leibniz, rédigé en latin, qu’il a probablement remis à Louis XIV en 1671-1672. Dans son Consilium Aegyptiacum , dont la traduction française n’a été publiée qu’en 1859-1875 au terme d’une procédure complexe sous le titre Projet de conquête de l’Égypte , Leibniz écrit d’une part que la conquête de ce pays peut s’avérer profitable (projet réalisé ultérieurement par Bonaparte, comme on le sait), et d’autre part que les Turcs ne sont nullement une concurrence pour la France. Destiné à prévenir l’invasion de la Hollande par les Français, le projet leibnizien se solda par un échec. Le point méritant d’être relevé dans notre contexte, ce sont les propos diffamatoires sur les Turcs, censés servir d’arguments favorables à l’expédition et donc au maintien de la paix en Europe : ils montrent qu’à l’instar de nombreux autres textes de l’époque, Sardanapale est mis au service de la stratégie de l’auteur, qui manie certes le stéréotype, mais aussi la métonymie. Loin d’être une exception, le recours à un personnage mythique à l’appui d’un schéma mental illustre ici clairement et de manière particulièrement efficace l’arbitraire qui prévaut fondamentalement dans la 62 Kirsten Dickhaut 12 Leibniz, Projet de conquête de l’Égypte, dans : Œuvres de Leibniz , éd. A. Foucher de Careil, Paris, Firmin Didot Frères, Fils et C ie , 1859-1875, t. V, p. 124. Cf. à ce sujet Ian Almond, « Leibniz, Historicism, and “The Plague of Islam” », dans : Eighteenth-Century Studies 39/ 4 (2006), p. 463-483 ; Benjamin Steiner, « Leibniz, Colbert und Afrika. Wissen und Nicht-Wissen über die geopolitische Bedeutung des Kontinents um 1670 », dans : Friedrich Beiderbeck, Claire Gantet (éd.), Wissenskulturen in der Leibniz-Zeit , Berlin, De Gruyter, 2021, p.-75-114. 13 « […] Depuis un siècle, les Turcs ne hantaient pas seulement récits de voyage, relations de captivité, ouvrages savants sur la “Barbarie” ; ils inspiraient des sujets de tragédies, des intrigues comiques, des jeux de scène --surtout chez les Italiens où Domenico Biancolelli, dit Arlequin, revêtit souvent des déguisements de Turcs--, et même des entrées de ballet de cour.-», Georges Forestier, Molière , p.-432. 14 Sur la différenciation sémantique du terme allemand Fremd désignant à la fois ‘l’étrange’ et ‘l’étranger’, cf. Bernhard Waldenfels, Grundmotive einer Phänomeno‐ logie des Fremden , Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 2006, p.-111-121. caractérisation de l’ennemi. Citons brièvement le passage de Leibniz où il est question de Sardanapale-: L’état de l’empire (de la Turquie) est inconnu aux ministres eux-mêmes ; les plus simples notions d’histoire et de géographie leur sont tout à fait étrangères, et l’ignorance et la barbarie règnent de toutes parts. Vous ne trouveriez pas dans les bâtiments turcs une seule carte marine à laquelle un pilote habile osât se fier. Ce pays est en quelque sorte la patrie des ténèbres et de la barbarie ; et le Sultan, plongé lui-même dans l’ignorance, traîne sur le trône, parmi des troupeaux de femmes et d’eunuques, sa robe de Sardanapale. 12 Le choix des termes mis en caractères gras montre déjà comment, de manière schématique analogue à l’extrait de Dom Juan, les Turcs sont ici aussi soumis à un schéma mental négatif lorsqu’ils sont caractérisés comme étrangers, ignorants et barbares et qu’une fois de plus, le personnage cruel de Sarda‐ napale intervient pour illustrer le propos. Il apparaît également clairement que l’extranéité, qui transparaît dans des termes tels que « barbarie 13 » et « Sardanapale », est utilisée pour présenter la Turquie comme différente, autre. Apparemment, plus que de l’ étranger , territoire différent du pays natal ou éloigné du locuteur, ce dont il est question ici est l’ étrange , l’altérité : 14 les polygames sont jugés incultes et il est affirmé qu’ils ignorent tout de l’histoire et de la géographie. Ils sont déclarés barbares, leur pays est le règne des ténèbres, à l’instar de l’enfer, où Dom Juan sera d’ailleurs condamné à descendre dans la catabase du dénouement. L’Occident chrétien devient donc ici le motif suprême légitimant selon Leibniz une expédition dont l’arbitraire est commun à toutes les guerres, comme nous le constatons malheureusement aujourd’hui avec la guerre en Ukraine. L’argumentation hégémonique, euro‐ Sardanapale, Soliman Aga et Mamamouchi 63 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0011 Selon une telle dichotomie en effet, un chrétien se caractérise par la culture, il n’est pas barbare. Il incarne la pauvreté, conformément à l’idéal chrétien. Ce schéma sous-entend en outre que la pensée rationnelle est l’apanage du chrétien : être raisonnable qui n’est pas dominé par les sens, il sait donc se contrôler et fait plus rarement preuve d’arbitraire dans ses décisions. L’idéal de la culture peut inclure la politesse et l’éducation, mais chez Dom Juan et Sardanapale, c’est leur nature belliqueuse qui est visée. Sardanapale est responsable d’un massacre, tandis que Dom Juan se voit reprocher, entre autres, d’avoir tué le personnage qui réapparaîtra plus tard sous les traits du convive de pierre. Son meurtrier refusant de se repentir et de reconnaître ses fautes, celuici punira alors de mort son orgueil. Manifestement, Dom Juan n’a rien à envier à Sardanapale en matière d’infamie. Parfaite illustration de la stricte antithèse caractérisant la conception de l’Oriental et de l’Occidental, cet extrait montre comment la comédie recourt à ce stéréotype pour établir d’emblée qu’au fond, Dom Juan ne mérite pas vraiment de vivre. En conséquence, le passage cité mentionne des attributs induisant une carac‐ térisation négative de Dom Juan et Sardanapale en des termes se rapprochant des arguments démonologiques. Aussi brutale que soit cette catégorisation, qui peut nous paraître aujourd’hui inhumaine, elle a manifestement été constamment utilisée de manière stratégique, parfois par métonymie comme ici. Et bien que ces affirmations soient formulées dans une comédie, elles sont le fait de Sganarelle, joué par Molière lui-même, ce qui ne conduit pas à les interpréter comme ironiques, bien au contraire. À titre de comparaison, je citerai en français un passage d’un texte manuscrit de Gottfried Wilhelm Leibniz, rédigé en latin, qu’il a probablement remis à Louis XIV en 1671-1672. Dans son Consilium Aegyptiacum , dont la traduction française n’a été publiée qu’en 1859-1875 au terme d’une procédure complexe sous le titre Projet de conquête de l’Égypte , Leibniz écrit d’une part que la conquête de ce pays peut s’avérer profitable (projet réalisé ultérieurement par Bonaparte, comme on le sait), et d’autre part que les Turcs ne sont nullement une concurrence pour la France. Destiné à prévenir l’invasion de la Hollande par les Français, le projet leibnizien se solda par un échec. Le point méritant d’être relevé dans notre contexte, ce sont les propos diffamatoires sur les Turcs, censés servir d’arguments favorables à l’expédition et donc au maintien de la paix en Europe : ils montrent qu’à l’instar de nombreux autres textes de l’époque, Sardanapale est mis au service de la stratégie de l’auteur, qui manie certes le stéréotype, mais aussi la métonymie. Loin d’être une exception, le recours à un personnage mythique à l’appui d’un schéma mental illustre ici clairement et de manière particulièrement efficace l’arbitraire qui prévaut fondamentalement dans la 62 Kirsten Dickhaut 12 Leibniz, Projet de conquête de l’Égypte, dans : Œuvres de Leibniz , éd. A. Foucher de Careil, Paris, Firmin Didot Frères, Fils et C ie , 1859-1875, t. V, p. 124. Cf. à ce sujet Ian Almond, « Leibniz, Historicism, and “The Plague of Islam” », dans : Eighteenth-Century Studies 39/ 4 (2006), p. 463-483 ; Benjamin Steiner, « Leibniz, Colbert und Afrika. Wissen und Nicht-Wissen über die geopolitische Bedeutung des Kontinents um 1670 », dans : Friedrich Beiderbeck, Claire Gantet (éd.), Wissenskulturen in der Leibniz-Zeit , Berlin, De Gruyter, 2021, p.-75-114. 13 « […] Depuis un siècle, les Turcs ne hantaient pas seulement récits de voyage, relations de captivité, ouvrages savants sur la “Barbarie” ; ils inspiraient des sujets de tragédies, des intrigues comiques, des jeux de scène --surtout chez les Italiens où Domenico Biancolelli, dit Arlequin, revêtit souvent des déguisements de Turcs--, et même des entrées de ballet de cour.-», Georges Forestier, Molière , p.-432. 14 Sur la différenciation sémantique du terme allemand Fremd désignant à la fois ‘l’étrange’ et ‘l’étranger’, cf. Bernhard Waldenfels, Grundmotive einer Phänomeno‐ logie des Fremden , Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 2006, p.-111-121. caractérisation de l’ennemi. Citons brièvement le passage de Leibniz où il est question de Sardanapale-: L’état de l’empire (de la Turquie) est inconnu aux ministres eux-mêmes ; les plus simples notions d’histoire et de géographie leur sont tout à fait étrangères, et l’ignorance et la barbarie règnent de toutes parts. Vous ne trouveriez pas dans les bâtiments turcs une seule carte marine à laquelle un pilote habile osât se fier. Ce pays est en quelque sorte la patrie des ténèbres et de la barbarie ; et le Sultan, plongé lui-même dans l’ignorance, traîne sur le trône, parmi des troupeaux de femmes et d’eunuques, sa robe de Sardanapale. 12 Le choix des termes mis en caractères gras montre déjà comment, de manière schématique analogue à l’extrait de Dom Juan, les Turcs sont ici aussi soumis à un schéma mental négatif lorsqu’ils sont caractérisés comme étrangers, ignorants et barbares et qu’une fois de plus, le personnage cruel de Sarda‐ napale intervient pour illustrer le propos. Il apparaît également clairement que l’extranéité, qui transparaît dans des termes tels que « barbarie 13 » et « Sardanapale », est utilisée pour présenter la Turquie comme différente, autre. Apparemment, plus que de l’ étranger , territoire différent du pays natal ou éloigné du locuteur, ce dont il est question ici est l’ étrange , l’altérité : 14 les polygames sont jugés incultes et il est affirmé qu’ils ignorent tout de l’histoire et de la géographie. Ils sont déclarés barbares, leur pays est le règne des ténèbres, à l’instar de l’enfer, où Dom Juan sera d’ailleurs condamné à descendre dans la catabase du dénouement. L’Occident chrétien devient donc ici le motif suprême légitimant selon Leibniz une expédition dont l’arbitraire est commun à toutes les guerres, comme nous le constatons malheureusement aujourd’hui avec la guerre en Ukraine. L’argumentation hégémonique, euro‐ Sardanapale, Soliman Aga et Mamamouchi 63 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0011 15 Pour la discussion scientifique, cf. Benjamin Steiner, « Leibniz, Colbert und Afrika ». 16 Ayda Adile, « Molière et l’envoyé à la Sublime Porte », dans : Cahiers de l’Association internationale des études françaises 9 (1957), p. 103-116. Cf. également De Lamar Jensen, « The Ottoman Turks in Sixteenth Century French Diplomacy », dans : The Sixteenth Century Journal 16/ 4 (1985), p. 451-470 ; Françoise Karro, « La Cérémonie turque du Bourgeois gentilhomme : mouvance temporelle et spirituelle de la foi », dans : Papers on French Seventeenth Century Literature 67 (1991), p. 35-94. Complétée par une annexe, cette étude se penche en détail sur l’historiographie de l’évènement diplomatique et sa documentation. centrique et islamophobe de Leibniz a fait l’objet de nombreuses études. 15 Elle permet ici avant tout d’illustrer le schéma mental sous-tendant également par métonymie le Dom Juan de Molière dans sa caractérisation de l’athée. Islam et athéisme sont assimilés l’un à l’autre dans le souci de les démarquer de l’Occident chrétien. Avec en toile de fond cette image négative et polémique des Turcs, je voudrais maintenant me pencher plus précisément sur l’inter‐ prétation de la deuxième pièce de Molière, écrite cinq ans plus tard, qui semble --en apparence seulement-- afficher une position opposée. 2. Affaiblissement paradoxal de l’homogénéité du schéma interprétatif-: l’exemple du Bourgeois gentilhomme Pour comprendre l’originalité de cette comédie-ballet, avec sa cérémonie turque, on exposera brièvement le contexte de la genèse de la pièce, qui explique également pourquoi le terme ‘turc’ est systématiquement utilisé dans les pièces de Molière pour décrire des pratiques orientales. Au début du règne de Louis XIV, la suprématie de l’Empire ottoman était telle que l’évocation de l’Orient impliquait inévitablement celle des Turcs. Certes, c’est seulement en 1683 que la dernière campagne militaire porta l’Empire ottoman à sa plus grande extension, mais dans les années 1660 et 1670, la Sublime Porte était bel et bien une institution structurante, notamment sur le plan diplomatique 16 . Aussi des pays européens tels que la France et Venise avaient-ils des am‐ bassades à Constantinople, tandis que l’Empire ottoman n’employait aucun diplomate à l’étranger, à l’exception de la cour impériale, à Vienne. En 1669, les Vénitiens furent contraints de céder la Crète, pour la défense de laquelle des troupes françaises avaient combattu. La France ne se contenta pas de rappeler son ambassadeur, elle annonça que l’ensemble de la représentation diplomatique serait abandonnée. Lorsqu’un émissaire du sultan, Soliman Aga Mustapha Raga, se rendit en France la même année, il fut reçu en grande pompe, car on pensait à tort que cet envoyé ottoman était le premier ambassadeur en France 17 . Le roi Louis XIV s’était manifestement trompé sur la portée de 64 Kirsten Dickhaut 17 Ayda Adile, «-Molière et l’envoyé à la Sublime Porte-». 18 « De leur côté, les Parisiens avaient pris l’habitude de rire des coutumes turques, Soliman Aga et sa suite de trente personnes ayant attendu de longues semaines à Issy avant d’être reçus par le roi, puis encore cinq mois dans une demeure parisienne jusqu’à ce que Louis XIV et ses conseillers choisissent un nouvel ambassadeur de France avec lequel Soliman devait repartir.-», Georges Forestier, Molière , p.-432. 19 Jean Lepautre, L’Audience donnée le 5 décembre 1669 à Saint-Germain-en-Laye par Louis XIV à Soliman Aga Musta Ferraga, gravure, Paris, 1669 (? ). 20 La recherche s’est longtemps fondée sur la première biographie de Molière, œuvre de Grimarest, qui jugeait que cette comédie était un échec majeur pour l’artiste ( La vie de M. son action, et sur la situation dans son ensemble. Si l’on en croit les comptes rendus, il était en effet persuadé que c’était le départ de l’ambassadeur français qui avait conduit le sultan Mehmed IV à envoyer pour la première fois en France un diplomate à titre permanent, en guise d’excuses ou en un geste de réconciliation. Lorsqu’on apprit que Soliman Aga était un simple messager, chargé de remettre en mains propres une missive s’enquérant des raisons du rappel de l’ambassadeur français, les ambitions politiques de la France durent être revues. Soliman Aga étant déjà reparti, il s’agissait pour Louis XIV de sauver la face dans son propre pays, avant tout à la cour. Au-delà de la piètre opinion qu’il se faisait des Turcs, il n’est en effet pas exclu que le roi ait commis une erreur de jugement, ce qui équivaudrait aujourd’hui à un échec international patent et à un camouflet. Outre l’amusement que suscitait à la cour l’ambassade turque 18 , c’est donc la raison, du moins le pense-t-on, pour laquelle Louis XIV commanda la comédie Le Bourgeois gentilhomme , destinée à soumettre sur scène les Turcs aux railleries qui n’avaient sans doute pas épargné l’image du souverain lui-même. En outre, il fit également exécuter une gravure documentant la réception de la lettre 19 . Enfin, Molière et Lully furent invités à collaborer pour représenter une cérémonie turque et des actions s’y rapportant dans le cadre de festivités de la cour organisées au château de Chambord, sur les bords de la Loire. Une telle commande ne pouvait être comprise que comme un geste de pouvoir : exceptionnellement, ce n’était pas la glorification des fêtes de la cour qui devait être documentée dans des comptes rendus envoyés à d’autres cours. Au contraire, cette commande impliquait la confirmation de la victoire diplomatique sur le messager turc reparti depuis belle lurette, puisque ce bref épisode devenait le sujet d’une comédie. La mission confiée n’était donc pas en premier lieu le divertissement, elle doit plutôt être comprise comme une tâche exégétique, dans un souci didactique-: faire rire de la cérémonie turque visait à plaire et à instruire, en mêlant amusement et victoire politique. Cette fonction est inhérente à la commande de la pièce, que la comédie-ballet ait réellement plu ou non 20 . Sardanapale, Soliman Aga et Mamamouchi 65 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0011 15 Pour la discussion scientifique, cf. Benjamin Steiner, « Leibniz, Colbert und Afrika ». 16 Ayda Adile, « Molière et l’envoyé à la Sublime Porte », dans : Cahiers de l’Association internationale des études françaises 9 (1957), p. 103-116. Cf. également De Lamar Jensen, « The Ottoman Turks in Sixteenth Century French Diplomacy », dans : The Sixteenth Century Journal 16/ 4 (1985), p. 451-470 ; Françoise Karro, « La Cérémonie turque du Bourgeois gentilhomme : mouvance temporelle et spirituelle de la foi », dans : Papers on French Seventeenth Century Literature 67 (1991), p. 35-94. Complétée par une annexe, cette étude se penche en détail sur l’historiographie de l’évènement diplomatique et sa documentation. centrique et islamophobe de Leibniz a fait l’objet de nombreuses études. 15 Elle permet ici avant tout d’illustrer le schéma mental sous-tendant également par métonymie le Dom Juan de Molière dans sa caractérisation de l’athée. Islam et athéisme sont assimilés l’un à l’autre dans le souci de les démarquer de l’Occident chrétien. Avec en toile de fond cette image négative et polémique des Turcs, je voudrais maintenant me pencher plus précisément sur l’inter‐ prétation de la deuxième pièce de Molière, écrite cinq ans plus tard, qui semble --en apparence seulement-- afficher une position opposée. 2. Affaiblissement paradoxal de l’homogénéité du schéma interprétatif-: l’exemple du Bourgeois gentilhomme Pour comprendre l’originalité de cette comédie-ballet, avec sa cérémonie turque, on exposera brièvement le contexte de la genèse de la pièce, qui explique également pourquoi le terme ‘turc’ est systématiquement utilisé dans les pièces de Molière pour décrire des pratiques orientales. Au début du règne de Louis XIV, la suprématie de l’Empire ottoman était telle que l’évocation de l’Orient impliquait inévitablement celle des Turcs. Certes, c’est seulement en 1683 que la dernière campagne militaire porta l’Empire ottoman à sa plus grande extension, mais dans les années 1660 et 1670, la Sublime Porte était bel et bien une institution structurante, notamment sur le plan diplomatique 16 . Aussi des pays européens tels que la France et Venise avaient-ils des am‐ bassades à Constantinople, tandis que l’Empire ottoman n’employait aucun diplomate à l’étranger, à l’exception de la cour impériale, à Vienne. En 1669, les Vénitiens furent contraints de céder la Crète, pour la défense de laquelle des troupes françaises avaient combattu. La France ne se contenta pas de rappeler son ambassadeur, elle annonça que l’ensemble de la représentation diplomatique serait abandonnée. Lorsqu’un émissaire du sultan, Soliman Aga Mustapha Raga, se rendit en France la même année, il fut reçu en grande pompe, car on pensait à tort que cet envoyé ottoman était le premier ambassadeur en France 17 . Le roi Louis XIV s’était manifestement trompé sur la portée de 64 Kirsten Dickhaut 17 Ayda Adile, «-Molière et l’envoyé à la Sublime Porte-». 18 « De leur côté, les Parisiens avaient pris l’habitude de rire des coutumes turques, Soliman Aga et sa suite de trente personnes ayant attendu de longues semaines à Issy avant d’être reçus par le roi, puis encore cinq mois dans une demeure parisienne jusqu’à ce que Louis XIV et ses conseillers choisissent un nouvel ambassadeur de France avec lequel Soliman devait repartir.-», Georges Forestier, Molière , p.-432. 19 Jean Lepautre, L’Audience donnée le 5 décembre 1669 à Saint-Germain-en-Laye par Louis XIV à Soliman Aga Musta Ferraga, gravure, Paris, 1669 (? ). 20 La recherche s’est longtemps fondée sur la première biographie de Molière, œuvre de Grimarest, qui jugeait que cette comédie était un échec majeur pour l’artiste ( La vie de M. son action, et sur la situation dans son ensemble. Si l’on en croit les comptes rendus, il était en effet persuadé que c’était le départ de l’ambassadeur français qui avait conduit le sultan Mehmed IV à envoyer pour la première fois en France un diplomate à titre permanent, en guise d’excuses ou en un geste de réconciliation. Lorsqu’on apprit que Soliman Aga était un simple messager, chargé de remettre en mains propres une missive s’enquérant des raisons du rappel de l’ambassadeur français, les ambitions politiques de la France durent être revues. Soliman Aga étant déjà reparti, il s’agissait pour Louis XIV de sauver la face dans son propre pays, avant tout à la cour. Au-delà de la piètre opinion qu’il se faisait des Turcs, il n’est en effet pas exclu que le roi ait commis une erreur de jugement, ce qui équivaudrait aujourd’hui à un échec international patent et à un camouflet. Outre l’amusement que suscitait à la cour l’ambassade turque 18 , c’est donc la raison, du moins le pense-t-on, pour laquelle Louis XIV commanda la comédie Le Bourgeois gentilhomme , destinée à soumettre sur scène les Turcs aux railleries qui n’avaient sans doute pas épargné l’image du souverain lui-même. En outre, il fit également exécuter une gravure documentant la réception de la lettre 19 . Enfin, Molière et Lully furent invités à collaborer pour représenter une cérémonie turque et des actions s’y rapportant dans le cadre de festivités de la cour organisées au château de Chambord, sur les bords de la Loire. Une telle commande ne pouvait être comprise que comme un geste de pouvoir : exceptionnellement, ce n’était pas la glorification des fêtes de la cour qui devait être documentée dans des comptes rendus envoyés à d’autres cours. Au contraire, cette commande impliquait la confirmation de la victoire diplomatique sur le messager turc reparti depuis belle lurette, puisque ce bref épisode devenait le sujet d’une comédie. La mission confiée n’était donc pas en premier lieu le divertissement, elle doit plutôt être comprise comme une tâche exégétique, dans un souci didactique-: faire rire de la cérémonie turque visait à plaire et à instruire, en mêlant amusement et victoire politique. Cette fonction est inhérente à la commande de la pièce, que la comédie-ballet ait réellement plu ou non 20 . Sardanapale, Soliman Aga et Mamamouchi 65 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0011 Étant donné cette commande royale, il est remarquable, voire insolite que Molière et Lully ne présentent sur scène ni pratiques turques ni personnage turcs dans le cadre des festivités de la cour à Chambord : au lieu de se livrer à une imitation des Turcs, ils font paraître des Français déguisés en Turcs, dont le déguisement est aisément identifié par le spectateur, qui plus est dans une comédie-ballet agrémentée de musique 21 . Ce qu’on pourrait être tenté de prendre pour une curiosité ou une idée pleine d’esprit doit être interprété, dans le contexte des somptueuses réceptions effectivement données en l’honneur de Soliman Aga, comme un persiflage de ces cérémonies turques que Louis XIV venait justement d’organiser avec tant de faste en l’honneur d’un simple messager. Au lieu de recevoir l’ambassadeur présumé selon les usages français, la cour française s’était efforcée de respecter les rituels turcs pour l’accueillir en France. Ayant supposé, à tort, que Soliman Aga était le futur ambassadeur, il fallait à présent admettre que cette cérémonie officielle n’était rien d’autre qu’une farce, un embarras public difficile à faire oublier. La reproduction d’une telle cérémonie turque par des Français sur la scène de Chambord ne pouvait produire l’effet souhaité par Louis XIV, on le comprend aisément, car la fiction théâtrale ne pouvait annuler l’erreur d’interprétation commise par le roi, pas plus que la gloire de la cérémonie réelle. Toutefois, nous savons seulement que parmi tous les spectacles comiques donnés par Molière à la cour et devant le roi, il n’est pas certain que cette pièce ait été appréciée 22 , mais même cela n’est encore que spéculation. En effet, la comédie fut encore représentée trois fois à Chambord même, à la suite de la première, et à Paris également, elle alternera 66 Kirsten Dickhaut de Molière , Paris, 1705, p. 261). Pour sa part, Georges Forestier signale dans son édition de Molière dans la Pléiade que la pièce connut trois autres représentations à Chambord, avant d’être à nouveau donnée à la cour à Saint-Germain, et enfin au Palais-Royal. Il ajoute qu’à Paris, elle obtint un franc succès, certes moindre que celui de la tragédie de Corneille jouée en alternance. Or, la concurrence était alors vive entre la pièce de Corneille et la Bérénice de Racine, ou plutôt entre les théâtres, et il était donc capital pour le théâtre du Palais-Royal de jouer Corneille. Mais on ne saurait en inférer que le Bourgeois gentilhomme ait été un échec, bien au contraire. Si l’on songe en outre au faste des décors, ceux-ci suscitaient certainement à eux seuls l’intérêt de la cour. On sait que les costumes somptueux avaient coûté une fortune, et ils ont certainement contribué au succès public. Tout cela n’atténue pourtant en rien l’erreur politique de Louis XIV. Cf. « Relation de ce qui s’est passé à la réception de Soliman Aga Mustapharaca envoié par sultan Mahomet Han empereur des Turcs en 1669 », dans : Mémoires de Nicolas de Sainctot, ancien maître des cérémonies, dédiés à Louis XIV , t. II, BnF, MS fr. 14118, 79-r o -96-v o , en ligne : https: / / chateauversailles-recherche.fr/ IMG/ pdf/ memoires_de_sa inctot_t._ii.pdf (consulté le 27 juin 2022). 21 Cf. à ce sujet Anne Verdier, L’habit de théâtre. Histoire et poétique de l’habit de théâtre en France au X V I Ie siècle , Metz, Lampsaque, 2006. 22 Ayda Adile, «-Molière et l’envoyé à la Sublime Porte-». ensuite au Palais-Royal avec Tite et Bérénice de Corneille, que la troupe de Molière jouera jusqu’à l’année suivante 23 . Que la pièce ait ou non rencontré le succès à la cour, on est en tout cas en droit de se demander si un miroir d’apparence aussi grossière pouvait être tenu par une main galante. Comment donc interpréter cette turquerie ? S’agit-il vraiment d’une caricature de la cérémonie turque en l’honneur de Soliman Aga et donc du nouvel échec d’une cérémonie turque, sur scène cette fois-ci ? Si tel était le cas, on peut se demander pourquoi Molière et Lully ont choisi de ne pas faire jouer des Turcs, ou plutôt des acteurs jouant des Turcs, qui auraient assuré une vision ironique des Orientaux. Pourquoi montrent-ils un théâtre dans le théâtre dans lequel l’amant français de la fille du bourgeois gentilhomme se présente comme le fils du prétendu Grand Turc, comme pour acheter leur mariage en singeant une cérémonie turque empreinte de dignité-? Tout d’abord, Molière et Lully ont exaucé en tous points le souhait du roi, qui désirait mettre en scène le point de vue occidental sur l’Orient : la richesse et le cérémonial ont été transposés par le biais des costumes, essentiels au cérémonial comme à la comédie, comme on le voit sur un dessin des costumes d’Henri Gissey qui a été conservé (Fig. 1), mais aussi par la représentation de l’islam, vu comme une religion identifiée à une langue étrangère 24 . Tout est prétexte à de nombreux effets comiques. À mon sens, on n’a pas affaire à un quelconque souci de représenter les Turcs, ni du point de vue des Français, ni du point de vue de l’auteur. Il ne s’agit pas ici d’une distanciation comique, ni d’un transfert culturel, mais d’un procédé caractérisant l’écriture théâtrale elle-même, tel que Louis XIV en personne l’avait ordonné pour l’ambassadeur présumé : l’imitation scrupuleuse d’une cérémonie turque en l’honneur de Soliman Aga, comme le montre grosso modo le frontispice (Fig. 2). Je dirais donc que le spectacle présenté sur scène par Molière ne met pas l’accent sur Sardanapale, Soliman Aga et Mamamouchi 67 23 Gabriel Conesa, Anne Piéjus, « Le Bourgeois gentilhomme , Note sur le texte », dans : Molière, Œuvres complètes II , p.-1450. 24 Cette langue turque fictive, Molière l’emprunte en partie à d’autres comédies-: cf. acte III, sc. 5 de la comédie de Rotrou La Sœur (1647) ; Montfleury, L’École des jaloux (1664), acte II, sc. 5, p. 30, en ligne : https: / / gallica.bnf.fr/ ark: / 12148/ bpt6k5774354f/ f33.imag e (consulté le 1 er juin 2022) ; voir également la pièce Les Trois Feints Turcs , jouée à la Comédie-Italienne dans les années 1660. L’acteur Dominique Biancolelli, devenu célèbre dans le rôle d’Arlequin, écrit à ce sujet-: « Nous arrivons, Trivelin et moi, vêtus en Turcs, nous faisons l’exercice de combattre main contre main, pied contre pied, puis il veut m’apprendre à parler turc […] [I]l parle turc, ce langage m’épouvante, ensuite je m’y accoutume et je ris comme un fou, en le priant de répéter des mots turcs, que je prononce après lui, en riant encore plus fort. », Delia Gambelli (éd.), Arlecchino a Parigi. Lo scenario di Domenico Biancolelli , Rome, Bulzoni, 1993, t.-II, p.-228. Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0011 Étant donné cette commande royale, il est remarquable, voire insolite que Molière et Lully ne présentent sur scène ni pratiques turques ni personnage turcs dans le cadre des festivités de la cour à Chambord : au lieu de se livrer à une imitation des Turcs, ils font paraître des Français déguisés en Turcs, dont le déguisement est aisément identifié par le spectateur, qui plus est dans une comédie-ballet agrémentée de musique 21 . Ce qu’on pourrait être tenté de prendre pour une curiosité ou une idée pleine d’esprit doit être interprété, dans le contexte des somptueuses réceptions effectivement données en l’honneur de Soliman Aga, comme un persiflage de ces cérémonies turques que Louis XIV venait justement d’organiser avec tant de faste en l’honneur d’un simple messager. Au lieu de recevoir l’ambassadeur présumé selon les usages français, la cour française s’était efforcée de respecter les rituels turcs pour l’accueillir en France. Ayant supposé, à tort, que Soliman Aga était le futur ambassadeur, il fallait à présent admettre que cette cérémonie officielle n’était rien d’autre qu’une farce, un embarras public difficile à faire oublier. La reproduction d’une telle cérémonie turque par des Français sur la scène de Chambord ne pouvait produire l’effet souhaité par Louis XIV, on le comprend aisément, car la fiction théâtrale ne pouvait annuler l’erreur d’interprétation commise par le roi, pas plus que la gloire de la cérémonie réelle. Toutefois, nous savons seulement que parmi tous les spectacles comiques donnés par Molière à la cour et devant le roi, il n’est pas certain que cette pièce ait été appréciée 22 , mais même cela n’est encore que spéculation. En effet, la comédie fut encore représentée trois fois à Chambord même, à la suite de la première, et à Paris également, elle alternera 66 Kirsten Dickhaut de Molière , Paris, 1705, p. 261). Pour sa part, Georges Forestier signale dans son édition de Molière dans la Pléiade que la pièce connut trois autres représentations à Chambord, avant d’être à nouveau donnée à la cour à Saint-Germain, et enfin au Palais-Royal. Il ajoute qu’à Paris, elle obtint un franc succès, certes moindre que celui de la tragédie de Corneille jouée en alternance. Or, la concurrence était alors vive entre la pièce de Corneille et la Bérénice de Racine, ou plutôt entre les théâtres, et il était donc capital pour le théâtre du Palais-Royal de jouer Corneille. Mais on ne saurait en inférer que le Bourgeois gentilhomme ait été un échec, bien au contraire. Si l’on songe en outre au faste des décors, ceux-ci suscitaient certainement à eux seuls l’intérêt de la cour. On sait que les costumes somptueux avaient coûté une fortune, et ils ont certainement contribué au succès public. Tout cela n’atténue pourtant en rien l’erreur politique de Louis XIV. Cf. « Relation de ce qui s’est passé à la réception de Soliman Aga Mustapharaca envoié par sultan Mahomet Han empereur des Turcs en 1669 », dans : Mémoires de Nicolas de Sainctot, ancien maître des cérémonies, dédiés à Louis XIV , t. II, BnF, MS fr. 14118, 79-r o -96-v o , en ligne : https: / / chateauversailles-recherche.fr/ IMG/ pdf/ memoires_de_sa inctot_t._ii.pdf (consulté le 27 juin 2022). 21 Cf. à ce sujet Anne Verdier, L’habit de théâtre. Histoire et poétique de l’habit de théâtre en France au X V I Ie siècle , Metz, Lampsaque, 2006. 22 Ayda Adile, «-Molière et l’envoyé à la Sublime Porte-». ensuite au Palais-Royal avec Tite et Bérénice de Corneille, que la troupe de Molière jouera jusqu’à l’année suivante 23 . Que la pièce ait ou non rencontré le succès à la cour, on est en tout cas en droit de se demander si un miroir d’apparence aussi grossière pouvait être tenu par une main galante. Comment donc interpréter cette turquerie ? S’agit-il vraiment d’une caricature de la cérémonie turque en l’honneur de Soliman Aga et donc du nouvel échec d’une cérémonie turque, sur scène cette fois-ci ? Si tel était le cas, on peut se demander pourquoi Molière et Lully ont choisi de ne pas faire jouer des Turcs, ou plutôt des acteurs jouant des Turcs, qui auraient assuré une vision ironique des Orientaux. Pourquoi montrent-ils un théâtre dans le théâtre dans lequel l’amant français de la fille du bourgeois gentilhomme se présente comme le fils du prétendu Grand Turc, comme pour acheter leur mariage en singeant une cérémonie turque empreinte de dignité-? Tout d’abord, Molière et Lully ont exaucé en tous points le souhait du roi, qui désirait mettre en scène le point de vue occidental sur l’Orient : la richesse et le cérémonial ont été transposés par le biais des costumes, essentiels au cérémonial comme à la comédie, comme on le voit sur un dessin des costumes d’Henri Gissey qui a été conservé (Fig. 1), mais aussi par la représentation de l’islam, vu comme une religion identifiée à une langue étrangère 24 . Tout est prétexte à de nombreux effets comiques. À mon sens, on n’a pas affaire à un quelconque souci de représenter les Turcs, ni du point de vue des Français, ni du point de vue de l’auteur. Il ne s’agit pas ici d’une distanciation comique, ni d’un transfert culturel, mais d’un procédé caractérisant l’écriture théâtrale elle-même, tel que Louis XIV en personne l’avait ordonné pour l’ambassadeur présumé : l’imitation scrupuleuse d’une cérémonie turque en l’honneur de Soliman Aga, comme le montre grosso modo le frontispice (Fig. 2). Je dirais donc que le spectacle présenté sur scène par Molière ne met pas l’accent sur Sardanapale, Soliman Aga et Mamamouchi 67 23 Gabriel Conesa, Anne Piéjus, « Le Bourgeois gentilhomme , Note sur le texte », dans : Molière, Œuvres complètes II , p.-1450. 24 Cette langue turque fictive, Molière l’emprunte en partie à d’autres comédies-: cf. acte III, sc. 5 de la comédie de Rotrou La Sœur (1647) ; Montfleury, L’École des jaloux (1664), acte II, sc. 5, p. 30, en ligne : https: / / gallica.bnf.fr/ ark: / 12148/ bpt6k5774354f/ f33.imag e (consulté le 1 er juin 2022) ; voir également la pièce Les Trois Feints Turcs , jouée à la Comédie-Italienne dans les années 1660. L’acteur Dominique Biancolelli, devenu célèbre dans le rôle d’Arlequin, écrit à ce sujet-: « Nous arrivons, Trivelin et moi, vêtus en Turcs, nous faisons l’exercice de combattre main contre main, pied contre pied, puis il veut m’apprendre à parler turc […] [I]l parle turc, ce langage m’épouvante, ensuite je m’y accoutume et je ris comme un fou, en le priant de répéter des mots turcs, que je prononce après lui, en riant encore plus fort. », Delia Gambelli (éd.), Arlecchino a Parigi. Lo scenario di Domenico Biancolelli , Rome, Bulzoni, 1993, t.-II, p.-228. Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0011 la cérémonie, mais sur le procédé lui-même, le principe d’imitation. C’est une démarche aussi novatrice qu’aventureuse, la comédie risquant ainsi de mettre également en lumière la scène politique et ses procédés, ce qui, de fait, ne pouvait pas plaire, comme semblent le montrer les informations dont nous disposons sur le succès rencontré. Il faut ici opérer une distinction, comme le fait d’ailleurs la pièce. Il est essentiel de souligner que dans les deux cas, c’est Monsieur Jourdain, le protagoniste, le bourgeois gentilhomme lui-même, qui est représenté tantôt comme élève, tantôt comme dupe, tantôt imitateur, tantôt berné par l’imitation, mais que dans les deux cas, seuls des Français sont impliqués, car l’enjeu est la réception par le public français, et donc la représentation de la perspective occidentale. De ce fait, la cérémonie turque donne à voir un modèle d’imitation se voulant exemplaire et surtout, dominé par les Français, selon le point de vue de l’époque. En ce sens, la comédie-ballet imaginée par Molière et Lully ne cherche aucunement à dénigrer, comme pourrait le faire croire à première vue la référence historique, il s’agit au contraire d’un sommet de la pratique de l’imitation. Le modèle à dédaigner, en revanche, est celui suivi par Monsieur Jourdain lui-même, qui explique à lui seul pourquoi les actes I et II s’attardent aussi longuement sur les disciplines que désire apprendre le protagoniste. Il s’agit d’une imitation guidée, conduisant à chaque fois à l’émission d’un IOIO qui rappelle le braiement d’un âne, plutôt qu’à une appropriation et à une mise en œuvre autonome. C’est ce que je voudrais montrer pour terminer, à l’aide de citations choisies mettant en regard ces deux modèles d’imitation, le persiflage et la poïésis. On verra ensuite que la prétendue antithèse entre les deux pièces de théâtre n’en est pas une, car seul Dom Juan contient des propos sur l’Orient, et uniquement dans l’évocation du mythe de Sardanapale, alors que la turquerie du Bourgeois gentilhomme n’est qu’un moyen de thématiser l’imitation en tant que principe. Or, ce but est atteint en rappelant involontairement à la cour l’affaire Soliman Aga, et l’évidence de la cérémonie turque prive la pièce du succès escompté. Autrement dit, le stéréotype sur les Turcs n’est pas réinterprété ici : la cérémonie réussie est celle qui fait intervenir des Français imitant les Turcs, et elle seule trompe le protagoniste. Le schéma mental est ainsi préservé, mais la victoire cérémonielle est proclamée. À l’acte I, Monsieur Jourdain a donc engagé un maître à danser, un maître de musique, un maître d’armes et un maître de philosophie, afin d’acquérir les compétences nécessaires à sa reconnaissance comme gentilhomme. Passons sur le caractère burlesque bien connu des scènes consacrées aux leçons ou aux disputes entre les maîtres. En revanche, ce qui est crucial, c’est la manière dont Monsieur Jourdain apprend, par imitation, en se contentant simplement 68 Kirsten Dickhaut 25 Molière, Le Bourgeois gentilhomme , dans : Molière, Œuvres complètes II , acte II, sc. 4, p.-281-283. de répéter comme un perroquet ou d’imiter de façon servile. L’exemple suivant n’est pas dénué de subtilité, car le maître de philosophie enseigne les voyelles à Monsieur Jourdain. Le comique naît ici de la répétition. LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. […] Il y a cinq voyelles, ou voix-: A, E, I, O, U. MONSIEUR JOURDAIN. J’entends tout cela. LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. La voix A se forme en ouvrant fort la bouche-: A MONSIEUR JOURDAIN. A, A. Oui. LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. La voix E se forme en rapprochant la mâchoire d’en bas de celle d’en haut-: A, E. MONSIEUR JOURDAIN. A, E-; A, E. Ma foi, oui. Ah-! que cela est beau-! LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. Et la voix I, en rapprochant encore davantage les mâchoires l’une de l’autre, et écartant les deux coins de la bouche vers les oreilles-: A, E, I. MONSIEUR JOURDAIN. A, E, I, I, I, I. Cela est vrai. Vive la science-! LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. La voix O se forme en rouvrant les mâchoires, et rapprochant les lèvres par les deux coins, le haut et le bas-: O. MONSIEUR JOURDAIN. O, O. Il n’y a rien de plus juste-: A, E, I, O, I, O. Cela est admirable-! I, O-; I, O. LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. L’ouverture de la bouche fait justement comme un petit rond qui représente un O. MONSIEUR JOURDAIN. O, O, O. Vous avez raison. O. Ah-! la belle chose que de savoir quelque chose-! 25 Il en va de même lorsque le maître à danser fredonne « La, la, la » en dansant, ce à quoi Monsieur Jourdain répond : « Euh ? » Manifestement, il n’est même pas capable de répéter de simples syllabes. La tâche d’imitation la plus simple le ridiculise, fait rire les spectateurs et montre en outre que la simple imitatio est en elle-même ridicule : elle est vouée à l’échec, produisant de pures sottises, voire littéralement des âneries , comme ci-dessus. Aussi le maître tente-t-il de Sardanapale, Soliman Aga et Mamamouchi 69 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0011 la cérémonie, mais sur le procédé lui-même, le principe d’imitation. C’est une démarche aussi novatrice qu’aventureuse, la comédie risquant ainsi de mettre également en lumière la scène politique et ses procédés, ce qui, de fait, ne pouvait pas plaire, comme semblent le montrer les informations dont nous disposons sur le succès rencontré. Il faut ici opérer une distinction, comme le fait d’ailleurs la pièce. Il est essentiel de souligner que dans les deux cas, c’est Monsieur Jourdain, le protagoniste, le bourgeois gentilhomme lui-même, qui est représenté tantôt comme élève, tantôt comme dupe, tantôt imitateur, tantôt berné par l’imitation, mais que dans les deux cas, seuls des Français sont impliqués, car l’enjeu est la réception par le public français, et donc la représentation de la perspective occidentale. De ce fait, la cérémonie turque donne à voir un modèle d’imitation se voulant exemplaire et surtout, dominé par les Français, selon le point de vue de l’époque. En ce sens, la comédie-ballet imaginée par Molière et Lully ne cherche aucunement à dénigrer, comme pourrait le faire croire à première vue la référence historique, il s’agit au contraire d’un sommet de la pratique de l’imitation. Le modèle à dédaigner, en revanche, est celui suivi par Monsieur Jourdain lui-même, qui explique à lui seul pourquoi les actes I et II s’attardent aussi longuement sur les disciplines que désire apprendre le protagoniste. Il s’agit d’une imitation guidée, conduisant à chaque fois à l’émission d’un IOIO qui rappelle le braiement d’un âne, plutôt qu’à une appropriation et à une mise en œuvre autonome. C’est ce que je voudrais montrer pour terminer, à l’aide de citations choisies mettant en regard ces deux modèles d’imitation, le persiflage et la poïésis. On verra ensuite que la prétendue antithèse entre les deux pièces de théâtre n’en est pas une, car seul Dom Juan contient des propos sur l’Orient, et uniquement dans l’évocation du mythe de Sardanapale, alors que la turquerie du Bourgeois gentilhomme n’est qu’un moyen de thématiser l’imitation en tant que principe. Or, ce but est atteint en rappelant involontairement à la cour l’affaire Soliman Aga, et l’évidence de la cérémonie turque prive la pièce du succès escompté. Autrement dit, le stéréotype sur les Turcs n’est pas réinterprété ici : la cérémonie réussie est celle qui fait intervenir des Français imitant les Turcs, et elle seule trompe le protagoniste. Le schéma mental est ainsi préservé, mais la victoire cérémonielle est proclamée. À l’acte I, Monsieur Jourdain a donc engagé un maître à danser, un maître de musique, un maître d’armes et un maître de philosophie, afin d’acquérir les compétences nécessaires à sa reconnaissance comme gentilhomme. Passons sur le caractère burlesque bien connu des scènes consacrées aux leçons ou aux disputes entre les maîtres. En revanche, ce qui est crucial, c’est la manière dont Monsieur Jourdain apprend, par imitation, en se contentant simplement 68 Kirsten Dickhaut 25 Molière, Le Bourgeois gentilhomme , dans : Molière, Œuvres complètes II , acte II, sc. 4, p.-281-283. de répéter comme un perroquet ou d’imiter de façon servile. L’exemple suivant n’est pas dénué de subtilité, car le maître de philosophie enseigne les voyelles à Monsieur Jourdain. Le comique naît ici de la répétition. LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. […] Il y a cinq voyelles, ou voix-: A, E, I, O, U. MONSIEUR JOURDAIN. J’entends tout cela. LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. La voix A se forme en ouvrant fort la bouche-: A MONSIEUR JOURDAIN. A, A. Oui. LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. La voix E se forme en rapprochant la mâchoire d’en bas de celle d’en haut-: A, E. MONSIEUR JOURDAIN. A, E-; A, E. Ma foi, oui. Ah-! que cela est beau-! LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. Et la voix I, en rapprochant encore davantage les mâchoires l’une de l’autre, et écartant les deux coins de la bouche vers les oreilles-: A, E, I. MONSIEUR JOURDAIN. A, E, I, I, I, I. Cela est vrai. Vive la science-! LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. La voix O se forme en rouvrant les mâchoires, et rapprochant les lèvres par les deux coins, le haut et le bas-: O. MONSIEUR JOURDAIN. O, O. Il n’y a rien de plus juste-: A, E, I, O, I, O. Cela est admirable-! I, O-; I, O. LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. L’ouverture de la bouche fait justement comme un petit rond qui représente un O. MONSIEUR JOURDAIN. O, O, O. Vous avez raison. O. Ah-! la belle chose que de savoir quelque chose-! 25 Il en va de même lorsque le maître à danser fredonne « La, la, la » en dansant, ce à quoi Monsieur Jourdain répond : « Euh ? » Manifestement, il n’est même pas capable de répéter de simples syllabes. La tâche d’imitation la plus simple le ridiculise, fait rire les spectateurs et montre en outre que la simple imitatio est en elle-même ridicule : elle est vouée à l’échec, produisant de pures sottises, voire littéralement des âneries , comme ci-dessus. Aussi le maître tente-t-il de Sardanapale, Soliman Aga et Mamamouchi 69 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0011 26 Molière, Le Bourgeois gentilhomme , acte II, sc.-2, p.-274. proposer un modèle qui donne la mesure à Monsieur Jourdain, afin de guider ses déplacements, par la stricte répétition de la même syllabe, entrecoupée d’indications pour danser le menuet. LE MAÎTRE À DANSER. Un chapeau, monsieur, s’il vous plaît. (Monsieur Jourdain va prendre le chapeau de son laquais, et le met par-dessus son bonnet de nuit. Son maître lui prend les mains, et le fait danser sur un air de menuet qu’il chante). La, la, la, la, la, la ; la, la, la, la, la, la, la ; la, la, la, la, la, la ; la, la, la, la, la, la ; la, la, la, la, la. En cadence, s’il vous plaît. La, la, la, la, la. La jambe droite, la, la, la. Ne remuez point tant les épaules. La, la, la, la, la, la, la, la, la, la. Vos deux bras sont estropiés. La, la, la, la, la. Haussez la tête. Tournez la pointe du pied en dehors. La, la, la. Dressez votre corps. MONSIEUR JOURDAIN. Euh-? 26 La réplique de Monsieur Jourdain montre qu’il est dépassé sur le plan cognitif, mais aussi moteur. On peut imaginer l’acteur sur scène comme un personnage qui se contenterait plutôt d’observer le maître à danser et dont la réponse, un unique son, vient mettre fin à cette séquence apportant la preuve que le mouvement et la mesure, la compréhension et la transposition de la musique sont irréalisables pour l’élève. Ces deux citations, parmi tant d’autres, illustrent la manière dont Monsieur Jourdain échoue à imiter même les choses les plus simples, pour le plus grand plaisir du public. Malgré la réduction radicale du modèle à imiter aux voyelles ou aux répétitions de monosyllabes, ces modèles ne sont pas parfaitement reproductibles pour lui, et la plupart du temps, il y glisse une variation ou une réduplication. La situation ne change qu’à partir du moment où la motivation devient tout autre, avec la perspective d’un changement de statut social. Lorsque s’offre à lui l’occasion de devenir le beau-père du Grand Turc et, plus encore, d’obtenir une distinction honorifique, tel le titre de mamamouchi , il n’est certes pas en mesure de comprendre la supercherie et de reconnaître la suggestion comme un leurre, mais il parvient fort bien à répéter les mots difficiles sans perdre de vue son propre bénéfice. Il est même capable de répéter le pseudoturc dont le gratifie l’intrigant Covielle. Citons deux exemples, figurant dans l’extrait suivant-: 70 Kirsten Dickhaut 27 Molière, Le Bourgeois gentilhomme , acte III, sc.-4, p.-321-322. 28 Molière, Le Bourgeois gentilhomme , acte IV, sc.-3, p.-1462, notes 13-18. COVIELLE. Savez-vous bien ce que veut dire cacaracamouchen -? MONSIEUR JOURDAIN. Cacaracamouchen -? Non. COVIELLE. C’est-à-dire, Ma chère ame. […] MONSIEUR JOURDAIN. Voilà qui est merveilleux ! Cacaracamouchen , Ma chère ame. Diroit-on jamais cela ? Voilà qui me confond. COVIELLE. Enfin, pour achever mon ambassade, il vient vous demander votre fille en mariage ; et, pour avoir un beau-père qui soit digne de lui, il veut vous faire mamamouchi , qui est une certaine grande dignité de son pays. MONSIEUR JOURDAIN. Mamamouchi -? COVIELLE. Oui, mamamouchi ; c’est-à-dire, dans notre langue, paladin. Paladin, ce sont de ces anciens… Paladin, enfin. Il n’y a rien de plus noble que cela dans le monde, et vous irez de pair avec les plus grands seigneurs de la terre. 27 Les deux occurrences utilisent des termes issus d’un turc fictif 28 , que Monsieur Jourdain répète sans problème, malgré leur prononciation complexe. Par con‐ séquent, l’apprentissage nécessite une motivation intrinsèque, comme nous dirions aujourd’hui. Pour ce qui est de l’imitation, cela implique que la simple répétition est impossible, car ennuyeuse, et que ce modèle n’a plus cours. Même pour Monsieur Jourdain, le pseudo-turc et la néologie sont plus intéressants, et c’est pourquoi ils sont institués en modèles. Par là-même, l’imitation devient dans la comédie une caricature d’elle-même et le modèle qui se substitue à elle est cette poïésis qui représente ici l’originalité et donc aussi la galanterie, comme on le verra ci-dessous. Mais pour identifier cela, il est nécessaire d’interpréter la turquerie négociée, elle-même un exemple original de poïésis, comme un programme poétologique, par-delà son implication politique. Comme nous avons pu le voir, dans les deux comédies, la comparaison cul‐ turelle avec l’Orient institue une représentation de l’Occident chrétien, plus précisément une comparaison des Français avec Sardanapale et le Grand Turc, toujours soucieuse de l’éclat des valeurs galantes de la cour française. Tandis Sardanapale, Soliman Aga et Mamamouchi 71 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0011 26 Molière, Le Bourgeois gentilhomme , acte II, sc.-2, p.-274. proposer un modèle qui donne la mesure à Monsieur Jourdain, afin de guider ses déplacements, par la stricte répétition de la même syllabe, entrecoupée d’indications pour danser le menuet. LE MAÎTRE À DANSER. Un chapeau, monsieur, s’il vous plaît. (Monsieur Jourdain va prendre le chapeau de son laquais, et le met par-dessus son bonnet de nuit. Son maître lui prend les mains, et le fait danser sur un air de menuet qu’il chante). La, la, la, la, la, la ; la, la, la, la, la, la, la ; la, la, la, la, la, la ; la, la, la, la, la, la ; la, la, la, la, la. En cadence, s’il vous plaît. La, la, la, la, la. La jambe droite, la, la, la. Ne remuez point tant les épaules. La, la, la, la, la, la, la, la, la, la. Vos deux bras sont estropiés. La, la, la, la, la. Haussez la tête. Tournez la pointe du pied en dehors. La, la, la. Dressez votre corps. MONSIEUR JOURDAIN. Euh-? 26 La réplique de Monsieur Jourdain montre qu’il est dépassé sur le plan cognitif, mais aussi moteur. On peut imaginer l’acteur sur scène comme un personnage qui se contenterait plutôt d’observer le maître à danser et dont la réponse, un unique son, vient mettre fin à cette séquence apportant la preuve que le mouvement et la mesure, la compréhension et la transposition de la musique sont irréalisables pour l’élève. Ces deux citations, parmi tant d’autres, illustrent la manière dont Monsieur Jourdain échoue à imiter même les choses les plus simples, pour le plus grand plaisir du public. Malgré la réduction radicale du modèle à imiter aux voyelles ou aux répétitions de monosyllabes, ces modèles ne sont pas parfaitement reproductibles pour lui, et la plupart du temps, il y glisse une variation ou une réduplication. La situation ne change qu’à partir du moment où la motivation devient tout autre, avec la perspective d’un changement de statut social. Lorsque s’offre à lui l’occasion de devenir le beau-père du Grand Turc et, plus encore, d’obtenir une distinction honorifique, tel le titre de mamamouchi , il n’est certes pas en mesure de comprendre la supercherie et de reconnaître la suggestion comme un leurre, mais il parvient fort bien à répéter les mots difficiles sans perdre de vue son propre bénéfice. Il est même capable de répéter le pseudoturc dont le gratifie l’intrigant Covielle. Citons deux exemples, figurant dans l’extrait suivant-: 70 Kirsten Dickhaut 27 Molière, Le Bourgeois gentilhomme , acte III, sc.-4, p.-321-322. 28 Molière, Le Bourgeois gentilhomme , acte IV, sc.-3, p.-1462, notes 13-18. COVIELLE. Savez-vous bien ce que veut dire cacaracamouchen -? MONSIEUR JOURDAIN. Cacaracamouchen -? Non. COVIELLE. C’est-à-dire, Ma chère ame. […] MONSIEUR JOURDAIN. Voilà qui est merveilleux ! Cacaracamouchen , Ma chère ame. Diroit-on jamais cela ? Voilà qui me confond. COVIELLE. Enfin, pour achever mon ambassade, il vient vous demander votre fille en mariage ; et, pour avoir un beau-père qui soit digne de lui, il veut vous faire mamamouchi , qui est une certaine grande dignité de son pays. MONSIEUR JOURDAIN. Mamamouchi -? COVIELLE. Oui, mamamouchi ; c’est-à-dire, dans notre langue, paladin. Paladin, ce sont de ces anciens… Paladin, enfin. Il n’y a rien de plus noble que cela dans le monde, et vous irez de pair avec les plus grands seigneurs de la terre. 27 Les deux occurrences utilisent des termes issus d’un turc fictif 28 , que Monsieur Jourdain répète sans problème, malgré leur prononciation complexe. Par con‐ séquent, l’apprentissage nécessite une motivation intrinsèque, comme nous dirions aujourd’hui. Pour ce qui est de l’imitation, cela implique que la simple répétition est impossible, car ennuyeuse, et que ce modèle n’a plus cours. Même pour Monsieur Jourdain, le pseudo-turc et la néologie sont plus intéressants, et c’est pourquoi ils sont institués en modèles. Par là-même, l’imitation devient dans la comédie une caricature d’elle-même et le modèle qui se substitue à elle est cette poïésis qui représente ici l’originalité et donc aussi la galanterie, comme on le verra ci-dessous. Mais pour identifier cela, il est nécessaire d’interpréter la turquerie négociée, elle-même un exemple original de poïésis, comme un programme poétologique, par-delà son implication politique. Comme nous avons pu le voir, dans les deux comédies, la comparaison cul‐ turelle avec l’Orient institue une représentation de l’Occident chrétien, plus précisément une comparaison des Français avec Sardanapale et le Grand Turc, toujours soucieuse de l’éclat des valeurs galantes de la cour française. Tandis Sardanapale, Soliman Aga et Mamamouchi 71 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0011 que Sardanapale incarne par métonymie le tyran barbare, opulent et sensuel, la comédie-ballet s’attache à assurer la supériorité de sa propre culture en excluant les Turcs de la scène. En effet, aussi bien le fils du Grand Turc que Monsieur Jourdain devenu mamamouchi sont indéniablement français. La différence majeure entre les deux extraits du Bourgeois gentilhomme cités, dont procède l’originalité de la pièce, est que les premiers exemples, composés uniquement de lettres et de leurs combinaisons, sont des imitations phonétiques et infantiles, sans message intrinsèque. Le second ensemble, en revanche, contient des néologismes donnant à Monsieur Jourdain l’impression que ces phénomènes existent, ils instituent donc une forme d’acte de parole, auquel ils confèrent une existence scénique. ‘Mamamouchi’ fonctionne si bien en tant que néologisme que la victime de cette manipulation avant la lettre tombe effectivement dans le piège, pour le plus grand plaisir du public. Cela signifie aussi que la turquerie produit quelque chose par le langage et l’action : elle ne se contente pas de reproduire, mais crée, voire façonne quelque chose, avec davantage d’effet qu’une quelconque cérémonie turque en France sur la scène politique. Cette différence - créer au lieu d’imiter, manière française et non turque - est à la fois un geste de supériorité et une garantie de réussite ou d’échec. En effet, le modèle apparent de la poétologie a déjà échoué politiquement, sous la forme d’une véritable cérémonie turque organisée en France. Il semble évident que si la comédie n’obtient qu’un succès mitigé, une telle modalité du ‘plaire’ aura ensuite des répercussions sur les festivités de la cour, mais cela est comme escamoté dans le spectacle de la cérémonie. Il en résulte que la cérémonie turque réussit dans la pièce, alors que celle qui se voulait réelle a échoué. Que Molière raille en même temps les ambitions des milieux bourgeois désireux d’imiter la culture galante, la recherche l’a amplement montré depuis qu’Alain Viala a mis en évidence le paradigme de la galanterie. Or, la subtilité galante recèle ici - et c’est là, me semble-t-il, sa spécificité - un acte de poïésis qui conçoit l’imitation comme une création, anticipant ainsi la position des Modernes face aux Anciens dans la future Querelle. Cela dit, il convient de souligner que la turquerie n’est pour Molière qu’un moyen de parvenir à ses fins, afin de rendre visible la gloire du pouvoir français, mise en scène de manière créative en démythifiant ce qui relève des Ottomans, tout en révélant dans toute sa gloire la turcité des Français euxmêmes. Ce qui transparaît alors, c’est que l’image de Sardanapale n’est pas si éloignée de celle du Grand Turc, et que le stéréotype de l’Orient et de l’Occident figure donc à l’identique dans les deux comédies. Mais son traitement est différent, car dans le Bourgeois gentilhomme, l’action procède non seulement du christianisme, mais aussi de l’économie, ce qui la rend plus moderne à nos yeux. 72 Kirsten Dickhaut 29 Sur la gamme des concepts d’imitation, cf. Andreas Kablitz, « Mimesis vs. Repräsenta‐ tion: Die Aristotelische Poetik in ihrer neuzeitlichen Rezeption », dans : Otfried Höffe (éd.), Aristoteles, «-Poetik-» , Berlin, Akademie Verlag, 2009, p.-215-232. 30 Cf. à ce sujet Giorgio Agamben, Homo Sacer. II, 2, Le Règne et la gloire. Pour une généaologie théologique de l’économie et du gouvernement , trad. Joël Gayraud et Martin Rueff, Paris, Seuil, (2008) 2016, p. 461-530 ; Uwe Hebekus, « ‘Enthusiasmus und Recht’. Figurationen der Akklamation bei Ernst H. Kantorowicz, Erik Peterson und Carl Schmitt », dans : Jürgen Brokhoff, Jürgen Fohrmann (éd.), Politische Theologie. Formen und Funktionen im 20. Jahrhundert , Paderborn, Schöningh, 2003, p.-97-114. Qui plus est, la turquerie mise en scène au théâtre appelle par convention les applaudissements des spectateurs, tandis que la cérémonie politique qui s’est déroulée devant les mêmes personnages de la cour de France, à l’occasion de la visite de Soliman Aga, devait susciter l’acclamation. Pourtant, dans le second cas, l’effet escompté n’a pas été obtenu, de sorte que sa reprise sur scène pouvait être perçue par le roi comme une nouvelle humiliation. Voilà qui risquait effectivement de déplaire à Louis XIV. Seule une nouvelle représentation à Chambord, plusieurs fois répétée par la suite, a pu garantir que la comédie ‘se surimprime’ pour ainsi dire sur la cérémonie politique et acquière sa propre valeur de modèle, tout à fait dans l’esprit de la poïésis. Les nombreuses représentations de la pièce ne permettent donc pas nécessairement de conclure qu’elle ait plu au roi. Il pouvait aussi s’en tenir à la pratique théâtrale afin d’utiliser stratégiquement l’effet poétique. Mais en fait, ce lien étroit entre la cérémonie turque et la poïésis était fatal pour la pièce : 29 splendeur esthétique, mais échec politique. Or en France, et c’est peut-être là un trait spécifique, l’une n’allait pas sans l’autre, car l’acclamation impliquait davantage que les applaudissements du public, elle était le préalable à tout spectacle présenté à la cour, notamment lors des festivités 30 . Retenons donc qu’en tant que projet d’imitation poïétique, le Bourgeois gentilhomme a été manifestement méconnu, ou encore reconnu et réutilisé, mais qu’il a en tout cas échoué en tant que représentation d’une parodie de l’émissaire turc. En revanche, l’intronisation d’un Français sous les traits d’un Turc fictif a été un succès. Étant donné que Molière jouait lui-même le protagoniste balourd, il est évident que son jeu a certainement plu durant le spectacle, et même s’il n’a pas réussi à obtenir l’acclamation du roi, il a certainement reçu celle de la cour. Pour le plaisir royal, il n’allait manifestement pas assez loin dans le ridicule, l’imitation en tant que principe n’étant pas annulée, mais dépassée. Le miroir déformant de l’évènement politique restait une représentation de l’échec du roi, sans pour autant affecter le niveau poétologique. En effet, les applaudissements de la cour impliquent que le spectacle de la cérémonie turque présentée sur scène, écho de celle donnée en l’honneur de Soliman Aga, était également Sardanapale, Soliman Aga et Mamamouchi 73 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0011 que Sardanapale incarne par métonymie le tyran barbare, opulent et sensuel, la comédie-ballet s’attache à assurer la supériorité de sa propre culture en excluant les Turcs de la scène. En effet, aussi bien le fils du Grand Turc que Monsieur Jourdain devenu mamamouchi sont indéniablement français. La différence majeure entre les deux extraits du Bourgeois gentilhomme cités, dont procède l’originalité de la pièce, est que les premiers exemples, composés uniquement de lettres et de leurs combinaisons, sont des imitations phonétiques et infantiles, sans message intrinsèque. Le second ensemble, en revanche, contient des néologismes donnant à Monsieur Jourdain l’impression que ces phénomènes existent, ils instituent donc une forme d’acte de parole, auquel ils confèrent une existence scénique. ‘Mamamouchi’ fonctionne si bien en tant que néologisme que la victime de cette manipulation avant la lettre tombe effectivement dans le piège, pour le plus grand plaisir du public. Cela signifie aussi que la turquerie produit quelque chose par le langage et l’action : elle ne se contente pas de reproduire, mais crée, voire façonne quelque chose, avec davantage d’effet qu’une quelconque cérémonie turque en France sur la scène politique. Cette différence - créer au lieu d’imiter, manière française et non turque - est à la fois un geste de supériorité et une garantie de réussite ou d’échec. En effet, le modèle apparent de la poétologie a déjà échoué politiquement, sous la forme d’une véritable cérémonie turque organisée en France. Il semble évident que si la comédie n’obtient qu’un succès mitigé, une telle modalité du ‘plaire’ aura ensuite des répercussions sur les festivités de la cour, mais cela est comme escamoté dans le spectacle de la cérémonie. Il en résulte que la cérémonie turque réussit dans la pièce, alors que celle qui se voulait réelle a échoué. Que Molière raille en même temps les ambitions des milieux bourgeois désireux d’imiter la culture galante, la recherche l’a amplement montré depuis qu’Alain Viala a mis en évidence le paradigme de la galanterie. Or, la subtilité galante recèle ici - et c’est là, me semble-t-il, sa spécificité - un acte de poïésis qui conçoit l’imitation comme une création, anticipant ainsi la position des Modernes face aux Anciens dans la future Querelle. Cela dit, il convient de souligner que la turquerie n’est pour Molière qu’un moyen de parvenir à ses fins, afin de rendre visible la gloire du pouvoir français, mise en scène de manière créative en démythifiant ce qui relève des Ottomans, tout en révélant dans toute sa gloire la turcité des Français euxmêmes. Ce qui transparaît alors, c’est que l’image de Sardanapale n’est pas si éloignée de celle du Grand Turc, et que le stéréotype de l’Orient et de l’Occident figure donc à l’identique dans les deux comédies. Mais son traitement est différent, car dans le Bourgeois gentilhomme, l’action procède non seulement du christianisme, mais aussi de l’économie, ce qui la rend plus moderne à nos yeux. 72 Kirsten Dickhaut 29 Sur la gamme des concepts d’imitation, cf. Andreas Kablitz, « Mimesis vs. Repräsenta‐ tion: Die Aristotelische Poetik in ihrer neuzeitlichen Rezeption », dans : Otfried Höffe (éd.), Aristoteles, «-Poetik-» , Berlin, Akademie Verlag, 2009, p.-215-232. 30 Cf. à ce sujet Giorgio Agamben, Homo Sacer. II, 2, Le Règne et la gloire. Pour une généaologie théologique de l’économie et du gouvernement , trad. Joël Gayraud et Martin Rueff, Paris, Seuil, (2008) 2016, p. 461-530 ; Uwe Hebekus, « ‘Enthusiasmus und Recht’. Figurationen der Akklamation bei Ernst H. Kantorowicz, Erik Peterson und Carl Schmitt », dans : Jürgen Brokhoff, Jürgen Fohrmann (éd.), Politische Theologie. Formen und Funktionen im 20. Jahrhundert , Paderborn, Schöningh, 2003, p.-97-114. Qui plus est, la turquerie mise en scène au théâtre appelle par convention les applaudissements des spectateurs, tandis que la cérémonie politique qui s’est déroulée devant les mêmes personnages de la cour de France, à l’occasion de la visite de Soliman Aga, devait susciter l’acclamation. Pourtant, dans le second cas, l’effet escompté n’a pas été obtenu, de sorte que sa reprise sur scène pouvait être perçue par le roi comme une nouvelle humiliation. Voilà qui risquait effectivement de déplaire à Louis XIV. Seule une nouvelle représentation à Chambord, plusieurs fois répétée par la suite, a pu garantir que la comédie ‘se surimprime’ pour ainsi dire sur la cérémonie politique et acquière sa propre valeur de modèle, tout à fait dans l’esprit de la poïésis. Les nombreuses représentations de la pièce ne permettent donc pas nécessairement de conclure qu’elle ait plu au roi. Il pouvait aussi s’en tenir à la pratique théâtrale afin d’utiliser stratégiquement l’effet poétique. Mais en fait, ce lien étroit entre la cérémonie turque et la poïésis était fatal pour la pièce : 29 splendeur esthétique, mais échec politique. Or en France, et c’est peut-être là un trait spécifique, l’une n’allait pas sans l’autre, car l’acclamation impliquait davantage que les applaudissements du public, elle était le préalable à tout spectacle présenté à la cour, notamment lors des festivités 30 . Retenons donc qu’en tant que projet d’imitation poïétique, le Bourgeois gentilhomme a été manifestement méconnu, ou encore reconnu et réutilisé, mais qu’il a en tout cas échoué en tant que représentation d’une parodie de l’émissaire turc. En revanche, l’intronisation d’un Français sous les traits d’un Turc fictif a été un succès. Étant donné que Molière jouait lui-même le protagoniste balourd, il est évident que son jeu a certainement plu durant le spectacle, et même s’il n’a pas réussi à obtenir l’acclamation du roi, il a certainement reçu celle de la cour. Pour le plaisir royal, il n’allait manifestement pas assez loin dans le ridicule, l’imitation en tant que principe n’étant pas annulée, mais dépassée. Le miroir déformant de l’évènement politique restait une représentation de l’échec du roi, sans pour autant affecter le niveau poétologique. En effet, les applaudissements de la cour impliquent que le spectacle de la cérémonie turque présentée sur scène, écho de celle donnée en l’honneur de Soliman Aga, était également Sardanapale, Soliman Aga et Mamamouchi 73 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0011 31 Pour la traduction fidèle je tiens à remercier Emmanuel Faure. reconnu. Plus la pièce était représentée, plus la vision poïétique se consolidait, reléguant dans l’oubli la vision politique. Or, tel était au fond l’objectif essentiel du roi. Applaudir la pièce jouée à la cour - caractéristique essentielle d’une première dans le cadre d’une fête de la cour - n’était pas une simple marque de recon‐ naissance envers la performance des acteurs, mais aussi vis-à-vis du contenu. Lorsque le roi et la cour applaudissaient une pièce, il s’agissait fondamentale‐ ment d’une reconnaissance et d’une confirmation des idées présentées sur scène. C’est là une différence majeure avec le public moderne, et c’est aussi la raison pour laquelle pour le théâtre, le mécénat de cour doit être pensé comme une triade : auteur, roi et public doivent former une unité affirmative. Pour la cour, à l’instar de l’Église, l’acclamation contribue à la constitution de la communauté et à la confirmation du pouvoir du souverain. L’étude de cette facette de la société de cour, qui mérite d’être approfondie dans le domaine du théâtre, semble prometteuse, notamment en ce qui concerne l’acclamation 31 . 74 Kirsten Dickhaut Annexe-: Illustrations Figure 1 : Henry Gissey, costume pour Le Bourgeois gentilhomme , (Stockholm, Musée national, Tessin, K. 8,f. 27). Sardanapale, Soliman Aga et Mamamouchi 75 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0011 31 Pour la traduction fidèle je tiens à remercier Emmanuel Faure. reconnu. Plus la pièce était représentée, plus la vision poïétique se consolidait, reléguant dans l’oubli la vision politique. Or, tel était au fond l’objectif essentiel du roi. Applaudir la pièce jouée à la cour - caractéristique essentielle d’une première dans le cadre d’une fête de la cour - n’était pas une simple marque de recon‐ naissance envers la performance des acteurs, mais aussi vis-à-vis du contenu. Lorsque le roi et la cour applaudissaient une pièce, il s’agissait fondamentale‐ ment d’une reconnaissance et d’une confirmation des idées présentées sur scène. C’est là une différence majeure avec le public moderne, et c’est aussi la raison pour laquelle pour le théâtre, le mécénat de cour doit être pensé comme une triade : auteur, roi et public doivent former une unité affirmative. Pour la cour, à l’instar de l’Église, l’acclamation contribue à la constitution de la communauté et à la confirmation du pouvoir du souverain. L’étude de cette facette de la société de cour, qui mérite d’être approfondie dans le domaine du théâtre, semble prometteuse, notamment en ce qui concerne l’acclamation 31 . 74 Kirsten Dickhaut Annexe-: Illustrations Figure 1 : Henry Gissey, costume pour Le Bourgeois gentilhomme , (Stockholm, Musée national, Tessin, K. 8,f. 27). Sardanapale, Soliman Aga et Mamamouchi 75 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0011 Figure 2 : Frontispice de l’édition de 1688. https: / / en.wikipedia.org/ wiki/ Le_Bourgeois _gentilhomme#/ media/ File: BourgeoisGentilhomme1688.jpg 76 Kirsten Dickhaut Amphitryon-: réécriture courtisane ou manifeste souriant de l’autonomie moliéresque? Liliane Picciola Université Paris Nanterre EA 1586, CSLF En composant Amphitryon , Molière imitait pour la première fois un dramaturge antique, Plaute, dont, vers 1450, on avait restitué la comédie, qui mettait en scène le maître des dieux usurpant l’identité d’un mortel pour bénéficier des faveurs de son épouse malgré elle et en faire naître un fils-: Hercule. Molière revint bientôt à la comédie romaine en imitant l’ Aulularia avec L’Avare , représenté quelques mois après Amphitryon , puis en quittant Plaute pour Térence avec Les Fourberies de Scapin , jouées en 1671. Cette première comédie diffère beaucoup des deux suivantes par la fidélité même de Molière à son modèle car elle préserve le prestige des dieux ; or, en réécrivant Amphitruo , Molière n’était pas forcément amené, dans sa démarche de modernisation, à les montrer avec révérence-: un cratère de Paestum en forme de cloche et attribué à Astéas (IV e siècle av. J.-C) représentait Zeus sous les traits d’un vieillard amoureux qui, éclairé par la lanterne de Mercure, s’apprêtait à monter dans la chambre d’Alcmène grâce à une échelle-; de surcroît, des attributs d’acteurs de comédie, les fesses et ventres proéminents ainsi que les coiffures, y caricaturaient les dieux de l’Olympe… L’ Amphitryon de Molière ne se situe assurément pas dans cette perspective-: le «-premier farceur de France-» n’attente pas au merveilleux bien que l’impression d’enjouement ne se démente à aucun moment de la pièce, sauf peut-être, comme dans d’autres de ses comédies, au point culminant de la brouille entre le général thébain et son épouse. Le mode d’assomption de la dignité divine de trois personnages se ressent en effet des demandes des Grands en matière de splendeur de la scène et des récentes créations moliéresques pour les satisfaire. Ainsi, à la prière de Foucquet, l’invention dramaturgique déployée par Molière pour Les Fâcheux avait permis non seulement de «-lier promptement-» des épisodes faisant surgir les figures qui donnent leur nom à la pièce, mais de coudre au sujet principal - à vrai dire une thématique plutôt qu’une intrigue -