Oeuvres et Critiques
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0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
10.24053/OeC-2022-0012
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2022
472
Amphitryon : réécriture courtisane ou manifeste souriant de l’autonomie moliéresque ?
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2022
Liliane Picciola
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Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0012 Figure 2 : Frontispice de l’édition de 1688. https: / / en.wikipedia.org/ wiki/ Le_Bourgeois _gentilhomme#/ media/ File: BourgeoisGentilhomme1688.jpg 76 Kirsten Dickhaut Amphitryon-: réécriture courtisane ou manifeste souriant de l’autonomie moliéresque? Liliane Picciola Université Paris Nanterre EA 1586, CSLF En composant Amphitryon , Molière imitait pour la première fois un dramaturge antique, Plaute, dont, vers 1450, on avait restitué la comédie, qui mettait en scène le maître des dieux usurpant l’identité d’un mortel pour bénéficier des faveurs de son épouse malgré elle et en faire naître un fils-: Hercule. Molière revint bientôt à la comédie romaine en imitant l’ Aulularia avec L’Avare , représenté quelques mois après Amphitryon , puis en quittant Plaute pour Térence avec Les Fourberies de Scapin , jouées en 1671. Cette première comédie diffère beaucoup des deux suivantes par la fidélité même de Molière à son modèle car elle préserve le prestige des dieux ; or, en réécrivant Amphitruo , Molière n’était pas forcément amené, dans sa démarche de modernisation, à les montrer avec révérence-: un cratère de Paestum en forme de cloche et attribué à Astéas (IV e siècle av. J.-C) représentait Zeus sous les traits d’un vieillard amoureux qui, éclairé par la lanterne de Mercure, s’apprêtait à monter dans la chambre d’Alcmène grâce à une échelle-; de surcroît, des attributs d’acteurs de comédie, les fesses et ventres proéminents ainsi que les coiffures, y caricaturaient les dieux de l’Olympe… L’ Amphitryon de Molière ne se situe assurément pas dans cette perspective-: le «-premier farceur de France-» n’attente pas au merveilleux bien que l’impression d’enjouement ne se démente à aucun moment de la pièce, sauf peut-être, comme dans d’autres de ses comédies, au point culminant de la brouille entre le général thébain et son épouse. Le mode d’assomption de la dignité divine de trois personnages se ressent en effet des demandes des Grands en matière de splendeur de la scène et des récentes créations moliéresques pour les satisfaire. Ainsi, à la prière de Foucquet, l’invention dramaturgique déployée par Molière pour Les Fâcheux avait permis non seulement de «-lier promptement-» des épisodes faisant surgir les figures qui donnent leur nom à la pièce, mais de coudre au sujet principal - à vrai dire une thématique plutôt qu’une intrigue - Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0012 1 « […] pour ne point rompre aussi le fil de la pièce par ces manières d’intermèdes, on avisa de les coudre au sujet du mieux que l’on put, et de ne faire qu’une seule chose du ballet, et de la comédie : mais comme le temps était fort précipité, et que tout cela ne fut pas réglé entièrement par une même tête, on trouvera peut-être quelques endroits du ballet, qui n’entrent pas dans la Comédie aussi naturellement que d’autres ». (Préface des Fâcheux , Paris, 1662). 2 Si l’on excepte le « chant » de Sosie, qu’il faut sans doute imaginer comme peu mélodieux, quand il veut se donner du courage dans la scène 2 de l’acte I. 3 Lully avait dansé le rôle de Sosie. Quant au jeune Louis XIV, il avait dansé divers rôles : une Heure, un Jeu, un Ardent, un Curieux, un Furieux, puis, dans la scène finale, le Soleil levant, cette dernière apparition étant appelée à symboliser son règne. des intermèdes dansés 1 , et elle avait montré en l’auteur du Docteur amoureux une capacité remarquable de s’imprégner dans l’élégance d’une atmosphère festive ; sa plasticité créative s’était également manifestée dans l’introduction d’un ca‐ ractère de fâcheux suggéré par le roi en personne. Les services de Molière furent de plus en plus sollicités pour distraire la Cour. Au fil de la saison 1666-1667, Mélicerte , La Pastorale comique et Le Sicilien ou L’Amour peintre avaient confirmé, à l’occasion des fêtes de Saint-Germain-en-Laye, que l’auteur comique savait admirablement s’adapter au goût de la musique et de la danse qui grandissait à la Cour, sous l’influence du jeune roi. En revanche, Amphitryon ne comporte pas d’intermèdes musicaux et n’est pas une comédie mêlée de musique 2 -: après ces diverses collaborations avec Lully, Molière semblait reprendre provisoirement avec cette pièce une sorte d’autonomie d’écriture et de composition. Toutefois, dans la mesure où le merveilleux entre dans le sujet même de la fable et où le public n’aurait donc su adhérer franchement aux événements représentés, la mise à distance artistique du sujet s’imposait presque. Représentée en ville, au Palais-Royal, le 13 janvier 1668, la comédie fut donnée devant la Cour dès le 16 janvier, aux Tuileries, puis, en avril, à Versailles. Les deux publics lui réservèrent un excellent accueil. Louis XIV, bon danseur, pouvait garder lui-même un agréable souvenir de sa participation, lors du Carnaval de 1653, à la Comédie muette d’Amphitryon , qui faisait partie de l’ensemble du Ballet royal de la Nuit et, même s’il n’avait pas dansé dans cette dernière et sixième entrée du Ballet que constituait la Comédie muette , il était naturel qu’il pensât qu’en choisissant ce thème, l’auteur comique rendait un discret hommage à l’ensemble de la chorégraphie 3 dans laquelle il figurait. En dédiant Les Fâcheux au roi, Molière n’avait-il pas écrit, faisant allusion au personnage suggéré par ce dernier : « […] je conçois par là ce que je serais capable d’exécuter par une comédie entière, si j’étais inspiré par de pareils commandements-»-? De surcroît, le sujet se trouvait éminemment lié à la monarchie française puisqu’on représentait volontiers les rois de France comme des « Hercules 78 Liliane Picciola 4 Sur ces représentations et leur évolution, voir l’article de Christian Biet, « Les monstres aux pieds d’Hercule. Ambiguïtés et enjeux des entrées royales ou L’encomiastique peutelle casser les briques ? -», dans Dix-septième siècle , 2001/ 3, n° 212, p.-383- 403. 5 Louvre, département des arts graphiques, https: / / collections.louvre.fr/ ark: / 53355/ cl020 520209. 6 Michel Natalis, « Hercule et le jeune roi Louis XIV », dans Les Triomphes de Louis le Juste , XIII du nom, Roy de France et de Nauarre. Contenans les plus grandes actions où sa Maiesté s’est trouuée en personne, représentées en Figures Ænigmatiques […], Paris, Imprimerie royale, par Antoine Étienne, 1649. Les gravures avaient été collectées par Jean Valdor le Jeune, chalcographe du roi, responsable de l’ouvrage, commencé au moment de la mort de Louis XIII. 7 D’autres associations de Louis XIV et du fils de Jupiter et Alcmène se trouvent encore dans un portrait du jeune roi par Nicolas Berey et par divers dessins de Le Brun dans des illustrations de thèse. Voir Véronique Meyer, Pour la plus grande gloire du roi. Louis XIV en thèses , Presses Universitaires de Rennes, 2017, n° 84, notamment les pages 263-270. 8 Si des vers français de Corneille, sans doute sollicité comme poète théâtral d’histoire, accompagnaient maintes figures de ce folio de 400 pages, cette gravure illustrait une ode de Charles Beys. 9 Selon l’heureuse formule, qu’on peut lire à la page 243 de l’article de Fanny Népote- Desmarres, « Amphitryon […], Chez toi doit naître un fils qui, sous le nom d’Hercule […] », dans Littératures classiques , hors-série, 2002, Mythe et histoire dans le théâtre classique. Hommage à Christian Delmas, p. 243-260. Au reste, il convient de rappeler que certains exemplaires de l’édition de la pièce (Paris, Ribou, 1668) comportent un sonnet « Au roi. Sur la conqueste de la Franche-Comté ». La liaison de Louis XIV avec Mme gaulois 4 ». À date récente en portaient témoignage l’eau-forte d’Abraham Bosse, Louis XIII sous la figure d’Hercule 5 ( circa 1635) - le héros étant habillé à la romaine et portant la perruque en vogue à l’époque - ou l’estampe de Natalis 6 , « Hercule et le jeune roi Louis XIV » : celle-ci faisait voir non seulement le héros et sa massue 7 mais, posé sur le même muret que le bras d’Hercule, et comme en dialogue avec lui, le buste du très jeune Louis XIV, en costume romain et déjà couronné de laurier 8 . Certes, elle célébrait la force d’Hercule, doté d’une énorme massue et assis sur la peau du lion de Némée, mais les instruments emblématiques de la sculpture, la peinture, la littérature, l’architecture et la musique, disposés à ses pieds, manifestaient son intérêt pour l’art. Le Misanthrope avait commencé de tendre des miroirs à certains courtisans, le « Maître » n’étant présent que dans les esprits et par des allusions ; avec Amphitryon , grâce au filtre de l’Antiquité et de la mythologie imposé par la fable, le détenteur du pouvoir et son univers aulique étaient à la fois présents et lointains.- Nous montrerons que les modifications apportées par Molière au traitement du sujet par Plaute et Rotrou traduisaient le souci de sa réception par un Hercule royal moderne et qu’au désir de faire rire l’élite de Cour par la drôlerie du texte s’ajoutait celui de réjouir les sens et de drainer l’admiration vers la figure centrale, grâce à une « capacité de faire résonner son art dans le politique 9 » ; Amphitryon- : réécriture courtisane ou manifeste souriant de l’autonomie moliéresque? 79 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0012 1 « […] pour ne point rompre aussi le fil de la pièce par ces manières d’intermèdes, on avisa de les coudre au sujet du mieux que l’on put, et de ne faire qu’une seule chose du ballet, et de la comédie : mais comme le temps était fort précipité, et que tout cela ne fut pas réglé entièrement par une même tête, on trouvera peut-être quelques endroits du ballet, qui n’entrent pas dans la Comédie aussi naturellement que d’autres ». (Préface des Fâcheux , Paris, 1662). 2 Si l’on excepte le « chant » de Sosie, qu’il faut sans doute imaginer comme peu mélodieux, quand il veut se donner du courage dans la scène 2 de l’acte I. 3 Lully avait dansé le rôle de Sosie. Quant au jeune Louis XIV, il avait dansé divers rôles : une Heure, un Jeu, un Ardent, un Curieux, un Furieux, puis, dans la scène finale, le Soleil levant, cette dernière apparition étant appelée à symboliser son règne. des intermèdes dansés 1 , et elle avait montré en l’auteur du Docteur amoureux une capacité remarquable de s’imprégner dans l’élégance d’une atmosphère festive ; sa plasticité créative s’était également manifestée dans l’introduction d’un ca‐ ractère de fâcheux suggéré par le roi en personne. Les services de Molière furent de plus en plus sollicités pour distraire la Cour. Au fil de la saison 1666-1667, Mélicerte , La Pastorale comique et Le Sicilien ou L’Amour peintre avaient confirmé, à l’occasion des fêtes de Saint-Germain-en-Laye, que l’auteur comique savait admirablement s’adapter au goût de la musique et de la danse qui grandissait à la Cour, sous l’influence du jeune roi. En revanche, Amphitryon ne comporte pas d’intermèdes musicaux et n’est pas une comédie mêlée de musique 2 -: après ces diverses collaborations avec Lully, Molière semblait reprendre provisoirement avec cette pièce une sorte d’autonomie d’écriture et de composition. Toutefois, dans la mesure où le merveilleux entre dans le sujet même de la fable et où le public n’aurait donc su adhérer franchement aux événements représentés, la mise à distance artistique du sujet s’imposait presque. Représentée en ville, au Palais-Royal, le 13 janvier 1668, la comédie fut donnée devant la Cour dès le 16 janvier, aux Tuileries, puis, en avril, à Versailles. Les deux publics lui réservèrent un excellent accueil. Louis XIV, bon danseur, pouvait garder lui-même un agréable souvenir de sa participation, lors du Carnaval de 1653, à la Comédie muette d’Amphitryon , qui faisait partie de l’ensemble du Ballet royal de la Nuit et, même s’il n’avait pas dansé dans cette dernière et sixième entrée du Ballet que constituait la Comédie muette , il était naturel qu’il pensât qu’en choisissant ce thème, l’auteur comique rendait un discret hommage à l’ensemble de la chorégraphie 3 dans laquelle il figurait. En dédiant Les Fâcheux au roi, Molière n’avait-il pas écrit, faisant allusion au personnage suggéré par ce dernier : « […] je conçois par là ce que je serais capable d’exécuter par une comédie entière, si j’étais inspiré par de pareils commandements-»-? De surcroît, le sujet se trouvait éminemment lié à la monarchie française puisqu’on représentait volontiers les rois de France comme des « Hercules 78 Liliane Picciola 4 Sur ces représentations et leur évolution, voir l’article de Christian Biet, « Les monstres aux pieds d’Hercule. Ambiguïtés et enjeux des entrées royales ou L’encomiastique peutelle casser les briques ? -», dans Dix-septième siècle , 2001/ 3, n° 212, p.-383- 403. 5 Louvre, département des arts graphiques, https: / / collections.louvre.fr/ ark: / 53355/ cl020 520209. 6 Michel Natalis, « Hercule et le jeune roi Louis XIV », dans Les Triomphes de Louis le Juste , XIII du nom, Roy de France et de Nauarre. Contenans les plus grandes actions où sa Maiesté s’est trouuée en personne, représentées en Figures Ænigmatiques […], Paris, Imprimerie royale, par Antoine Étienne, 1649. Les gravures avaient été collectées par Jean Valdor le Jeune, chalcographe du roi, responsable de l’ouvrage, commencé au moment de la mort de Louis XIII. 7 D’autres associations de Louis XIV et du fils de Jupiter et Alcmène se trouvent encore dans un portrait du jeune roi par Nicolas Berey et par divers dessins de Le Brun dans des illustrations de thèse. Voir Véronique Meyer, Pour la plus grande gloire du roi. Louis XIV en thèses , Presses Universitaires de Rennes, 2017, n° 84, notamment les pages 263-270. 8 Si des vers français de Corneille, sans doute sollicité comme poète théâtral d’histoire, accompagnaient maintes figures de ce folio de 400 pages, cette gravure illustrait une ode de Charles Beys. 9 Selon l’heureuse formule, qu’on peut lire à la page 243 de l’article de Fanny Népote- Desmarres, « Amphitryon […], Chez toi doit naître un fils qui, sous le nom d’Hercule […] », dans Littératures classiques , hors-série, 2002, Mythe et histoire dans le théâtre classique. Hommage à Christian Delmas, p. 243-260. Au reste, il convient de rappeler que certains exemplaires de l’édition de la pièce (Paris, Ribou, 1668) comportent un sonnet « Au roi. Sur la conqueste de la Franche-Comté ». La liaison de Louis XIV avec Mme gaulois 4 ». À date récente en portaient témoignage l’eau-forte d’Abraham Bosse, Louis XIII sous la figure d’Hercule 5 ( circa 1635) - le héros étant habillé à la romaine et portant la perruque en vogue à l’époque - ou l’estampe de Natalis 6 , « Hercule et le jeune roi Louis XIV » : celle-ci faisait voir non seulement le héros et sa massue 7 mais, posé sur le même muret que le bras d’Hercule, et comme en dialogue avec lui, le buste du très jeune Louis XIV, en costume romain et déjà couronné de laurier 8 . Certes, elle célébrait la force d’Hercule, doté d’une énorme massue et assis sur la peau du lion de Némée, mais les instruments emblématiques de la sculpture, la peinture, la littérature, l’architecture et la musique, disposés à ses pieds, manifestaient son intérêt pour l’art. Le Misanthrope avait commencé de tendre des miroirs à certains courtisans, le « Maître » n’étant présent que dans les esprits et par des allusions ; avec Amphitryon , grâce au filtre de l’Antiquité et de la mythologie imposé par la fable, le détenteur du pouvoir et son univers aulique étaient à la fois présents et lointains.- Nous montrerons que les modifications apportées par Molière au traitement du sujet par Plaute et Rotrou traduisaient le souci de sa réception par un Hercule royal moderne et qu’au désir de faire rire l’élite de Cour par la drôlerie du texte s’ajoutait celui de réjouir les sens et de drainer l’admiration vers la figure centrale, grâce à une « capacité de faire résonner son art dans le politique 9 » ; Amphitryon- : réécriture courtisane ou manifeste souriant de l’autonomie moliéresque? 79 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0012 de Montespan n’étant pas encore officielle, et doutant que Molière ait voulu la célébrer, nous avons fait le choix de n’en pas parler. 10 Le terme provient du Discours de la tragédie de Corneille, qui évoque par là un sentiment de plaisir commun, de bien-être ressenti par le public. 11 Les Sosies , comédie de Rotrou, Antoine de Sommaville, 1638. 12 Réplique d’Uranie, dans la scène 6 de La Critique de L’École des femmes . on verra cependant que, tout en flattant le goût aulique et en ouvrant la voie à une version musicale et chorégraphique, qui fut donnée en 1681, mélange des tons, utilisation des machines, style et structure de la comédie, préservaient une sorte de quant-à-soi moliéresque. F ARCE ET RAFFINEMENT ARISTOCRATIQUE -: DU RIRE FRANC À L ’ AGRÉABLE CON J OUISSANCE 10 Si le mythe d’Amphitryon avait été traité au théâtre par Plaute, sous le titre d’ Amphitruo , il l’avait aussi été, récemment, par Rotrou, sous le titre des Sosies 11 . Dans le prologue de la comédie en latin, Mercure s’adressait au public pour assumer avec désinvolture un nouveau genre, la tragi-comédie, juxtaposition d’éléments comiques, portés par le valet-esclave, ainsi qu’à un moindre degré par Amphitryon, et d’éléments empreints d’une extrême dignité, conférée à la pièce par la présence des dieux. Rotrou, lui, avait opté pour le genre de la comédie, ce qui se conçoit aisément vu l’importance de l’ imbroglio , la formulation de la confusion par Sosie, et les jeux de mots malicieux semés dans sa pièce ; toutefois, les vers prononcés non seulement par Jupiter et Mercure mais également par les humains, y compris, fugitivement, par Sosie, relevaient souvent d’un haut style. Sous la plume moliéresque, qui reprend le titre de Plaute, le rattachement au genre comique semble se justifier par un langage plus simple et une drôlerie affectant tous les personnages : le Roi et ses courtisans étaient susceptibles de s’amuser devant le reflet de quelques-uns de leurs traits dans ce « miroir public 12 » mais sans que chacun pût les identifier simplement aux personnages. - La part accrue de la farce dans l’Amphitryon de Molière Chez Rotrou, dont la comédie initiale était destinée à la scène de l’Hôtel de Bourgogne, le comique était essentiellement, comme l’indique le titre choisi par l’auteur, l’affaire de Sosie. Bien que Molière n’ait pas intitulé sa pièce par son nom, le rôle du serviteur, qu’il incarna lui-même dans sa comédie, une foule de didascalies externes et internes lui conservent toute sa vis comica , dans le texte et dans la représentation . Accompagnées d’une gestuelle abondante et de mimiques d’autant plus expres‐ sives que les situations sont plus étonnantes, les paroles qu’il prononce, déjà 80 Liliane Picciola 13 Voir Robert Garapon, «-La permanence de la farce dans les divertissements de cour au XVII e siècle », dans Cahiers de l’Association internationale des études françaises , 1957, n° 9. p.-117-127. accrues chez Plaute et chez Rotrou par rapport à celles de l’esclave conventionnel de la comédie latine ordinaire, auquel le Sosie moliéresque continue pourtant de ressembler, sont encore plus abondantes : prononçant un nombre de vers également peu habituel chez les domestiques des comédies françaises (566 sur 1941), c’est un menteur s’apprêtant au récit d’une bataille qu’il n’a pas vue, un peureux qui redoute non seulement la guerre mais les coups de bâton, voire le moindre bruit ; c’est un gourmand qui dérobe des jambons, qui boit subrepticement du vin, qui ne reconnaît son maître qu’en celui qui régale ; il se montre encore plus hébété que les esclaves traditionnels, compte tenu du caractère extraordinaire de la fable ; enfin il se trouve placé dans des situations qui l’infériorisent encore lorsque Mercure le roue de coups de bâton, et que son maître le gourmande à tort. De surcroît, chez Molière, Sosie se trouve comme embourgeoisé en encourant, à cause de Mercure, les reproches incessants de sa femme, l’acariâtre Cléanthis, et - caractéristique du senex comique glissant sur le serviteur - il a peur d’être cocu : un tel ressort comique ne saurait se trouver chez l’auteur latin ni chez Rotrou puisque ce rôle féminin n’existe pas chez eux. Cléanthis en elle-même vient renforcer le ridicule des petites gens par le mélange de pruderie et de sensualité qu’on rencontre en elle. Surtout, la création du personnage de Cléanthis permet de redoubler les scènes comiques réservées aux rôles de domestiques, puisque, Mercure ayant pris l’apparence de Sosie, c’est non seulement à son mari effectif mais au double divin de ce dernier, qui renchérit sur la rudesse conjugale - trait caractéristique de la farce -, que ce nouveau personnage féminin doit se confronter. La part des vers prononcés par Mercure sous la semblance de Sosie, donc celle d’un domestique, augmente directement de 191 vers la présence de la domesticité insolente et du langage familier dans la comédie. Si les doctes avaient raillé et méprisé en Molière « le premier farceur de France », il n’en allait pas de même pour la Cour, qui aimait au contraire les procédés farcesques 13 . - Le comique sans ridicule des personnages bien nés Néanmoins un autre type de comique prend le relais dans la pièce de Molière. Y cohabitent en effet le rire que suscitent les procédés farcesques et celui que Corneille revendiquait en proposant la peinture de «-la conversation des honnêtes gens 14 » : l’agrément comique, sinon le rire, peut naître des personnages non Amphitryon- : réécriture courtisane ou manifeste souriant de l’autonomie moliéresque? 81 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0012 de Montespan n’étant pas encore officielle, et doutant que Molière ait voulu la célébrer, nous avons fait le choix de n’en pas parler. 10 Le terme provient du Discours de la tragédie de Corneille, qui évoque par là un sentiment de plaisir commun, de bien-être ressenti par le public. 11 Les Sosies , comédie de Rotrou, Antoine de Sommaville, 1638. 12 Réplique d’Uranie, dans la scène 6 de La Critique de L’École des femmes . on verra cependant que, tout en flattant le goût aulique et en ouvrant la voie à une version musicale et chorégraphique, qui fut donnée en 1681, mélange des tons, utilisation des machines, style et structure de la comédie, préservaient une sorte de quant-à-soi moliéresque. F ARCE ET RAFFINEMENT ARISTOCRATIQUE -: DU RIRE FRANC À L ’ AGRÉABLE CON J OUISSANCE 10 Si le mythe d’Amphitryon avait été traité au théâtre par Plaute, sous le titre d’ Amphitruo , il l’avait aussi été, récemment, par Rotrou, sous le titre des Sosies 11 . Dans le prologue de la comédie en latin, Mercure s’adressait au public pour assumer avec désinvolture un nouveau genre, la tragi-comédie, juxtaposition d’éléments comiques, portés par le valet-esclave, ainsi qu’à un moindre degré par Amphitryon, et d’éléments empreints d’une extrême dignité, conférée à la pièce par la présence des dieux. Rotrou, lui, avait opté pour le genre de la comédie, ce qui se conçoit aisément vu l’importance de l’ imbroglio , la formulation de la confusion par Sosie, et les jeux de mots malicieux semés dans sa pièce ; toutefois, les vers prononcés non seulement par Jupiter et Mercure mais également par les humains, y compris, fugitivement, par Sosie, relevaient souvent d’un haut style. Sous la plume moliéresque, qui reprend le titre de Plaute, le rattachement au genre comique semble se justifier par un langage plus simple et une drôlerie affectant tous les personnages : le Roi et ses courtisans étaient susceptibles de s’amuser devant le reflet de quelques-uns de leurs traits dans ce « miroir public 12 » mais sans que chacun pût les identifier simplement aux personnages. - La part accrue de la farce dans l’Amphitryon de Molière Chez Rotrou, dont la comédie initiale était destinée à la scène de l’Hôtel de Bourgogne, le comique était essentiellement, comme l’indique le titre choisi par l’auteur, l’affaire de Sosie. Bien que Molière n’ait pas intitulé sa pièce par son nom, le rôle du serviteur, qu’il incarna lui-même dans sa comédie, une foule de didascalies externes et internes lui conservent toute sa vis comica , dans le texte et dans la représentation . Accompagnées d’une gestuelle abondante et de mimiques d’autant plus expres‐ sives que les situations sont plus étonnantes, les paroles qu’il prononce, déjà 80 Liliane Picciola 13 Voir Robert Garapon, «-La permanence de la farce dans les divertissements de cour au XVII e siècle », dans Cahiers de l’Association internationale des études françaises , 1957, n° 9. p.-117-127. accrues chez Plaute et chez Rotrou par rapport à celles de l’esclave conventionnel de la comédie latine ordinaire, auquel le Sosie moliéresque continue pourtant de ressembler, sont encore plus abondantes : prononçant un nombre de vers également peu habituel chez les domestiques des comédies françaises (566 sur 1941), c’est un menteur s’apprêtant au récit d’une bataille qu’il n’a pas vue, un peureux qui redoute non seulement la guerre mais les coups de bâton, voire le moindre bruit ; c’est un gourmand qui dérobe des jambons, qui boit subrepticement du vin, qui ne reconnaît son maître qu’en celui qui régale ; il se montre encore plus hébété que les esclaves traditionnels, compte tenu du caractère extraordinaire de la fable ; enfin il se trouve placé dans des situations qui l’infériorisent encore lorsque Mercure le roue de coups de bâton, et que son maître le gourmande à tort. De surcroît, chez Molière, Sosie se trouve comme embourgeoisé en encourant, à cause de Mercure, les reproches incessants de sa femme, l’acariâtre Cléanthis, et - caractéristique du senex comique glissant sur le serviteur - il a peur d’être cocu : un tel ressort comique ne saurait se trouver chez l’auteur latin ni chez Rotrou puisque ce rôle féminin n’existe pas chez eux. Cléanthis en elle-même vient renforcer le ridicule des petites gens par le mélange de pruderie et de sensualité qu’on rencontre en elle. Surtout, la création du personnage de Cléanthis permet de redoubler les scènes comiques réservées aux rôles de domestiques, puisque, Mercure ayant pris l’apparence de Sosie, c’est non seulement à son mari effectif mais au double divin de ce dernier, qui renchérit sur la rudesse conjugale - trait caractéristique de la farce -, que ce nouveau personnage féminin doit se confronter. La part des vers prononcés par Mercure sous la semblance de Sosie, donc celle d’un domestique, augmente directement de 191 vers la présence de la domesticité insolente et du langage familier dans la comédie. Si les doctes avaient raillé et méprisé en Molière « le premier farceur de France », il n’en allait pas de même pour la Cour, qui aimait au contraire les procédés farcesques 13 . - Le comique sans ridicule des personnages bien nés Néanmoins un autre type de comique prend le relais dans la pièce de Molière. Y cohabitent en effet le rire que suscitent les procédés farcesques et celui que Corneille revendiquait en proposant la peinture de «-la conversation des honnêtes gens 14 » : l’agrément comique, sinon le rire, peut naître des personnages non Amphitryon- : réécriture courtisane ou manifeste souriant de l’autonomie moliéresque? 81 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0012 14 Voir l’Examen de Mélite . 15 Don Garcie de Navarre ou Le Prince jaloux, par J. B. P. Molière […], dans Les Œuvres posthumes de M. de Molière, tome VII, imprimées pour la première fois en 1682 , Paris, Thierry, Barbin, Trabouillet, 1682, p. 4-85. Cette pièce, qui n’eut aucun succès, fut représentée pour la première fois le 4 février 1661. 16 Bien que ces faits ne soient nullement rappelés dans la comédie, Amphitryon, jadis roi de Tirynthe, est réfugié chez Créon, roi de Thèbes, après avoir tué accidentellement le père d’Alcmène, roi de Mycènes. 17 Molière ne rappelle pas, contrairement à Rotrou, qui le fait à neuf reprises, que Mercure est le fils de Jupiter (et de la nymphe Maïa)-: le dieu messager parle de son «-père-». Cette mention nuirait à la perception de la filiation Jupiter-Hercule. seulement bien, mais très hautement nés. Tel était, certes, dans la pièce originale, et dans la comédie de Rotrou, le général Amphitryon-: c’était non pas sa personne qui suscitait le rire, mais son étrange situation, à cause de laquelle on le voyait plongé dans des étonnements sans fin, puis hanté par la crainte du cocuage, et enfin objectivement infériorisé par l’interdiction, que lui signifiait Mercure-Sosie, de rentrer dans sa propre demeure alors qu’il savait que son épouse s’y trouvait en une compagnie soupçonnée galante ; mais il faisait rire aussi en manifestant un de ces caractères coléreux, que Molière avait déjà su si bien montrer avec Arnolphe - autre cocu objectif de la comédie moliéresque -, ou même Alceste, dont la réception aujourd’hui montre qu’il peut à la fois faire rire et laisser une impression de belle dignité. De surcroît, dans la scène 6 de l’acte II, Molière rappelle la passion amoureuse d’Amphitryon en faisant prononcer par son double Jupiter, qui veut obtenir d’Alcmène le pardon de la colère du jaloux afin de se raccommoder avec elle, des vers émouvants de Don Garcie de Navarre 15 , le prototype de l’Alceste du Misanthrope , parfois mot pour mot. L’on peut au reste considérer que, dans la scène 2 de l’acte III, le général victorieux n’est pas plus déconsidéré par les paroles de Mercure, déjà très satiriques chez Rotrou, qu’il ne l’est par les œuvres de Jupiter auprès d’Alcmène ; ce n’est pas un inférieur mais un dieu qui le raille et, si l’on opère un transfert de la hiérarchie, un courtisan, grand guerrier, certes, mais qui n’occupe pas le plus haut rang 16 , peut bien faire l’objet de la plaisanterie d’un prince quelque peu garnement, ce qui est la caractéristique du dieu Mercure 17 . Quelque intérêt que présente le général thébain dans la comédie, son ancrage dans des œuvres antérieures de Molière indique au reste que ce n’est pas dans la conception de ce personnage que l’auteur a le plus innové. Bien plus intéressante encore se révèle la transformation dramaturgique d’Alc‐ mène : l’habile Molière est parvenu d’emblée à la faire percevoir sous un jour amusant sans attenter le moins du monde à sa dignité, simplement en la faisant voir par d’autres yeux que ceux du public, puisque c’est d’abord Sosie qui lui prête sa voix en imaginant le dialogue qui va s’engager entre elle et lui-même lorsqu’il 82 Liliane Picciola devra faire respecter l’ordre d’Amphitryon. Ce dialogue qui, plaisamment mais non sans douceur, place Alcmène dans la situation d’une épouse aimante en quête de nouvelles, Sosie imitant assurément la hauteur de la voix et les tournures de phrases de sa maîtresse, n’existe nullement, ni chez Plaute ni chez Rotrou. Dans la scène 2 du second acte des Sosies , en l’absence de Jupiter, et au cours d’un échange avec sa suivante, Céphalie, l’auteur confie à l’amante involontaire du dieu des propos quelque peu mélancoliques sur la condition d’une épouse de général, vouée à voir peu le grand guerrier et à craindre pour lui. La subordonnée vante, quant à elle, les exploits du chef thébain (v.-623-630)-: Ce plaisir, pour le moins, doit soulager vos peines, Qu’il ramène vainqueur, les légions Thébaines, Qu’il a fait une histoire, illustre à nos neveux, Que ses moindres exploits ont surpassé nos vœux ; Que la rébellion laisse nos terres calmes, Et qu’il revient chargé de lauriers, et de palmes. Ces prix de sa valeur, ces rameaux toujours verts, Feront durer son nom, autant que l’Univers […]. Chez Molière, c’est au moment de se séparer de Jupiter qu’Alcmène évoque les angoisses liées à la gloire d’un époux qui guerroie et dont la vie se trouve sans cesse menacée. Propres à trouver un écho auprès des nobles qui faisaient la guerre pour Louis XIV comme auprès de leurs épouses, de telles paroles résonnent comme un délicat aveu d’amour, qui, au reste, touche énormément Jupiter, lequel aimerait que de telles paroles lui fussent adressées véritablement à lui. En fait, le personnage d’Alcmène est mis en valeur par sa relation avec Jupiter-Amphitryon : elle se révèle infiniment délicate, relevant d’une galanterie plus raffinée que celle qu’on peut remarquer dans la comédie de Rotrou, dans laquelle il ne faut que 21 vers à l’usurpateur divin pour se séparer (I, 5) de celle qui semble avant tout représenter pour lui la mère d’Hercule, dont il évoque la naissance prochaine à chaque rencontre, et dont Alcmène se réjouit. C’est seulement après 89 vers chez Molière que Jupiter parvient à quitter son amante. De surcroît, le texte moliéresque lui-même insiste de manière poétique sur le mystère, le caractère intime de cette séparation mais aussi de ce qui l’a précédée : «-Défendez, chère Alcmène, aux flambeaux d’approcher-» (I, 3, v. 530). La subtilité des propos du maître de l’Olympe, qui voudrait, comme amant, être distingué de l’époux d’Alcmène (v. 569-576), se heurte plaisamment à l’incompréhension de cette dernière qui, sans se ridiculiser aucunement, fait rire par ce qui peut apparaître comme la naïveté de sa réaction : « Et je ne comprends Amphitryon- : réécriture courtisane ou manifeste souriant de l’autonomie moliéresque? 83 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0012 14 Voir l’Examen de Mélite . 15 Don Garcie de Navarre ou Le Prince jaloux, par J. B. P. Molière […], dans Les Œuvres posthumes de M. de Molière, tome VII, imprimées pour la première fois en 1682 , Paris, Thierry, Barbin, Trabouillet, 1682, p. 4-85. Cette pièce, qui n’eut aucun succès, fut représentée pour la première fois le 4 février 1661. 16 Bien que ces faits ne soient nullement rappelés dans la comédie, Amphitryon, jadis roi de Tirynthe, est réfugié chez Créon, roi de Thèbes, après avoir tué accidentellement le père d’Alcmène, roi de Mycènes. 17 Molière ne rappelle pas, contrairement à Rotrou, qui le fait à neuf reprises, que Mercure est le fils de Jupiter (et de la nymphe Maïa)-: le dieu messager parle de son «-père-». Cette mention nuirait à la perception de la filiation Jupiter-Hercule. seulement bien, mais très hautement nés. Tel était, certes, dans la pièce originale, et dans la comédie de Rotrou, le général Amphitryon-: c’était non pas sa personne qui suscitait le rire, mais son étrange situation, à cause de laquelle on le voyait plongé dans des étonnements sans fin, puis hanté par la crainte du cocuage, et enfin objectivement infériorisé par l’interdiction, que lui signifiait Mercure-Sosie, de rentrer dans sa propre demeure alors qu’il savait que son épouse s’y trouvait en une compagnie soupçonnée galante ; mais il faisait rire aussi en manifestant un de ces caractères coléreux, que Molière avait déjà su si bien montrer avec Arnolphe - autre cocu objectif de la comédie moliéresque -, ou même Alceste, dont la réception aujourd’hui montre qu’il peut à la fois faire rire et laisser une impression de belle dignité. De surcroît, dans la scène 6 de l’acte II, Molière rappelle la passion amoureuse d’Amphitryon en faisant prononcer par son double Jupiter, qui veut obtenir d’Alcmène le pardon de la colère du jaloux afin de se raccommoder avec elle, des vers émouvants de Don Garcie de Navarre 15 , le prototype de l’Alceste du Misanthrope , parfois mot pour mot. L’on peut au reste considérer que, dans la scène 2 de l’acte III, le général victorieux n’est pas plus déconsidéré par les paroles de Mercure, déjà très satiriques chez Rotrou, qu’il ne l’est par les œuvres de Jupiter auprès d’Alcmène ; ce n’est pas un inférieur mais un dieu qui le raille et, si l’on opère un transfert de la hiérarchie, un courtisan, grand guerrier, certes, mais qui n’occupe pas le plus haut rang 16 , peut bien faire l’objet de la plaisanterie d’un prince quelque peu garnement, ce qui est la caractéristique du dieu Mercure 17 . Quelque intérêt que présente le général thébain dans la comédie, son ancrage dans des œuvres antérieures de Molière indique au reste que ce n’est pas dans la conception de ce personnage que l’auteur a le plus innové. Bien plus intéressante encore se révèle la transformation dramaturgique d’Alc‐ mène : l’habile Molière est parvenu d’emblée à la faire percevoir sous un jour amusant sans attenter le moins du monde à sa dignité, simplement en la faisant voir par d’autres yeux que ceux du public, puisque c’est d’abord Sosie qui lui prête sa voix en imaginant le dialogue qui va s’engager entre elle et lui-même lorsqu’il 82 Liliane Picciola devra faire respecter l’ordre d’Amphitryon. Ce dialogue qui, plaisamment mais non sans douceur, place Alcmène dans la situation d’une épouse aimante en quête de nouvelles, Sosie imitant assurément la hauteur de la voix et les tournures de phrases de sa maîtresse, n’existe nullement, ni chez Plaute ni chez Rotrou. Dans la scène 2 du second acte des Sosies , en l’absence de Jupiter, et au cours d’un échange avec sa suivante, Céphalie, l’auteur confie à l’amante involontaire du dieu des propos quelque peu mélancoliques sur la condition d’une épouse de général, vouée à voir peu le grand guerrier et à craindre pour lui. La subordonnée vante, quant à elle, les exploits du chef thébain (v.-623-630)-: Ce plaisir, pour le moins, doit soulager vos peines, Qu’il ramène vainqueur, les légions Thébaines, Qu’il a fait une histoire, illustre à nos neveux, Que ses moindres exploits ont surpassé nos vœux ; Que la rébellion laisse nos terres calmes, Et qu’il revient chargé de lauriers, et de palmes. Ces prix de sa valeur, ces rameaux toujours verts, Feront durer son nom, autant que l’Univers […]. Chez Molière, c’est au moment de se séparer de Jupiter qu’Alcmène évoque les angoisses liées à la gloire d’un époux qui guerroie et dont la vie se trouve sans cesse menacée. Propres à trouver un écho auprès des nobles qui faisaient la guerre pour Louis XIV comme auprès de leurs épouses, de telles paroles résonnent comme un délicat aveu d’amour, qui, au reste, touche énormément Jupiter, lequel aimerait que de telles paroles lui fussent adressées véritablement à lui. En fait, le personnage d’Alcmène est mis en valeur par sa relation avec Jupiter-Amphitryon : elle se révèle infiniment délicate, relevant d’une galanterie plus raffinée que celle qu’on peut remarquer dans la comédie de Rotrou, dans laquelle il ne faut que 21 vers à l’usurpateur divin pour se séparer (I, 5) de celle qui semble avant tout représenter pour lui la mère d’Hercule, dont il évoque la naissance prochaine à chaque rencontre, et dont Alcmène se réjouit. C’est seulement après 89 vers chez Molière que Jupiter parvient à quitter son amante. De surcroît, le texte moliéresque lui-même insiste de manière poétique sur le mystère, le caractère intime de cette séparation mais aussi de ce qui l’a précédée : «-Défendez, chère Alcmène, aux flambeaux d’approcher-» (I, 3, v. 530). La subtilité des propos du maître de l’Olympe, qui voudrait, comme amant, être distingué de l’époux d’Alcmène (v. 569-576), se heurte plaisamment à l’incompréhension de cette dernière qui, sans se ridiculiser aucunement, fait rire par ce qui peut apparaître comme la naïveté de sa réaction : « Et je ne comprends Amphitryon- : réécriture courtisane ou manifeste souriant de l’autonomie moliéresque? 83 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0012 18 Plaute, Amphitruo , dans Comédies , tome I, texte établi et traduit par Alfred Ernout, Les Belles Lettres, Paris 1976, p.-11-17. rien à ce nouveau scrupule / Dont s’embarrasse votre amour » (v. 579-580). Il ne faut guère de temps à l’Alcmène des Sosies pour se réconcilier avec Jupiter- Amphitryon quand il essaie de réparer les effets produits sur elle par la fureur de son véritable époux ; il en faut bien davantage à celle de Molière, dans la scène 6 de l’acte II, pour se laisser attendrir par le désespoir de son interlocuteur. Telle une précieuse, la figure moliéresque a besoin de beaucoup d’égards, de beaucoup de supplications pour accorder son pardon, et elle correspond en cela à la sensibilité nouvelle des personnages féminins de Mlle de Scudéry. Outre qu’on peut d’abord imaginer un jeu de scène plaisant quand le faux Amphitryon essaie d’aborder une Alcmène qui le fuit, le comédien incarnant Jupiter semble appelé à manifester une amusante impatience devant le raisonnement pointilleux que prête Molière à l’héroïne pour justifier la rupture ; alors Alcmène fait rire, mais aux dépens de l’autre. Le comble est atteint à cet égard par une audace qu’elle ignore quand elle s’adresse au roi des dieux en lui lançant (v.-1235-1238)-: Oui, je vous vois, comme un monstre effroyable-; - Un monstre cruel, furieux, Et dont l’approche est redoutable-; Comme un monstre à fuir en tous lieux. Faire rire d’autrui relève d’un comique valorisant. La situation du grand Jupiter, repoussé avec horreur, mais au nom d’un autre, suscite également le rire sans que son image sans trouve dégradée. - Des dieux plaisants en société La Junon qui ouvre les Sosies de Rotrou - innovation car chez Plaute, le prologue est dit par Mercure 18 - pouvait difficilement tirer avantage de sa situation d’épouse trompée : elle ne s’attirait guère la sympathie, annonçant de surcroît les effets de sa haine contre le fils qui allait naître de Jupiter et d’Alcmène. Au reste, on note dans son propos de grandes similitudes avec la première scène de l’ Hercule furieux de Sénèque et, si ce monologue n’était présenté comme un prologue, on pourrait contester l’appartenance de la pièce au genre comique. Chez Molière en aucune façon, on ne pouvait penser avoir affaire à une tragicomédie dans le sens où Plaute entendait le genre, avec une confrontation de l’éminente dignité des dieux et de la bassesse graduée de la condition des autres. Il a d’abord restitué le Prologue à Mercure, qui semble bienvenu dans une comédie dans la mesure où il s’agit d’un dieu que l’on considère comme facétieux : 84 Liliane Picciola 19 Homère, « Hymne à Hermès » dans, H y m nes, texte établi et traduit par Jean Humbert, Paris, Les Belles Lettres, 1959, p.-103-139. 20 Quelques vers prononcés par le Mercure de Rotrou, dont un monologue, constituant la scène 5 de l’acte III, évoque sa rencontre avec Junon, qui lui aurait fait « un triste accueil » (v.-1086) ont pu donner à Molière l’idée de ce dialogue. 21 Comme le prouve ce qu’il sait de la gourmandise et de la lâcheté de Sosie. Dans le prologue de Plaute, le rapport entre le couple Mercure-Jupiter et l’acteur-auteur est évident, l’auteur s’adressant fort souvent au public avant que la pièce ne commence. 22 Voir notre introduction. 23 Voire en pièces sonnantes et trébuchantes, comme dans les tableaux du Titien ou d’Orazio Gentileschi représentant la «-descente-» de Jupiter auprès de Danaé.… voir l’hymne homérique à Hermès 19 . Son humanisation fait d’abord rire quand il prétend se sentir un peu las, contredisant l’admiration que peut inspirer le spectacle du ciel. N’intervenant pas seul, ne s’adressant pas solennellement au public, mais dans un dialogue naturel avec la Nuit 20 , Mercure fait pénétrer dans l’atmosphère de gaieté et de légèreté qui préside à toute la pièce. L’heure d’une Cour moderne et détendue a sonné au détriment des figures revêches, comme celle de la Nuit, au demeurant fort hypocrite, ce qu’elle reconnaît d’ailleurs par son silence quand Mercure l’en accuse. Beaucoup plus tard au cours de la comédie, Mercure affirmera par deux fois son goût de la distraction théâtrale et de son propre travestissement, favorisé par le fait que, en sa qualité de dieu-dramaturge, il sait lire dans les âmes 21 : « Et je vais m’égayer avec lui comme il faut […] (v. 280) ; «-Et je vais égayer mon sérieux loisir-» (v.-1492). Il lui arrive aussi d’exhiber son caprice quand il se divertit aux dépens d’Amphitryon-: «-Cela n’est pas d’un dieu bien plein de charité » (v. 1494) ; en quoi, comme dans le fait que, « ne sachant que faire-» (III, 9, v.-1875), il ait rossé Sosie, bien des sujets, et pas seulement des serviteurs, pouvaient reconnaître l’attitude d’un Grand, voire du monarque… Il annonce au reste l’appréciation portée par Jupiter sur sa propre action (III, 10, v. 1898-1899 : « Un partage avec Jupiter / N’a rien du tout qui déshonore ») lorsqu’il ajoute, à titre consolatoire-pour Sosie, les vers 1877-1879-: Mais de s’en consoler il a maintenant lieu, Et les coups de bâton d’un Dieu, Font honneur à qui les endure. Le roi des dieux, lui, est étroitement lié au roi de France dans la mesure où il est père d’Hercule 22 . Par ailleurs, dès le Prologue, Molière prend soin de faire rappeler qu’il se présentera aux spectateurs comme un dieu moins oublieux du « decorum de la divinité-», mentionné au vers 14, que dans certains aspects de son mythe évoqués par la Nuit, et qu’il sera donc dénué de la brutalité que recèle une métamorphose en taureau, en cygne, voire en une pluie d’or 23 . S’«-il sort tout à fait de lui-même-», Amphitryon- : réécriture courtisane ou manifeste souriant de l’autonomie moliéresque? 85 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0012 18 Plaute, Amphitruo , dans Comédies , tome I, texte établi et traduit par Alfred Ernout, Les Belles Lettres, Paris 1976, p.-11-17. rien à ce nouveau scrupule / Dont s’embarrasse votre amour » (v. 579-580). Il ne faut guère de temps à l’Alcmène des Sosies pour se réconcilier avec Jupiter- Amphitryon quand il essaie de réparer les effets produits sur elle par la fureur de son véritable époux ; il en faut bien davantage à celle de Molière, dans la scène 6 de l’acte II, pour se laisser attendrir par le désespoir de son interlocuteur. Telle une précieuse, la figure moliéresque a besoin de beaucoup d’égards, de beaucoup de supplications pour accorder son pardon, et elle correspond en cela à la sensibilité nouvelle des personnages féminins de Mlle de Scudéry. Outre qu’on peut d’abord imaginer un jeu de scène plaisant quand le faux Amphitryon essaie d’aborder une Alcmène qui le fuit, le comédien incarnant Jupiter semble appelé à manifester une amusante impatience devant le raisonnement pointilleux que prête Molière à l’héroïne pour justifier la rupture ; alors Alcmène fait rire, mais aux dépens de l’autre. Le comble est atteint à cet égard par une audace qu’elle ignore quand elle s’adresse au roi des dieux en lui lançant (v.-1235-1238)-: Oui, je vous vois, comme un monstre effroyable-; - Un monstre cruel, furieux, Et dont l’approche est redoutable-; Comme un monstre à fuir en tous lieux. Faire rire d’autrui relève d’un comique valorisant. La situation du grand Jupiter, repoussé avec horreur, mais au nom d’un autre, suscite également le rire sans que son image sans trouve dégradée. - Des dieux plaisants en société La Junon qui ouvre les Sosies de Rotrou - innovation car chez Plaute, le prologue est dit par Mercure 18 - pouvait difficilement tirer avantage de sa situation d’épouse trompée : elle ne s’attirait guère la sympathie, annonçant de surcroît les effets de sa haine contre le fils qui allait naître de Jupiter et d’Alcmène. Au reste, on note dans son propos de grandes similitudes avec la première scène de l’ Hercule furieux de Sénèque et, si ce monologue n’était présenté comme un prologue, on pourrait contester l’appartenance de la pièce au genre comique. Chez Molière en aucune façon, on ne pouvait penser avoir affaire à une tragicomédie dans le sens où Plaute entendait le genre, avec une confrontation de l’éminente dignité des dieux et de la bassesse graduée de la condition des autres. Il a d’abord restitué le Prologue à Mercure, qui semble bienvenu dans une comédie dans la mesure où il s’agit d’un dieu que l’on considère comme facétieux : 84 Liliane Picciola 19 Homère, « Hymne à Hermès » dans, H y m nes, texte établi et traduit par Jean Humbert, Paris, Les Belles Lettres, 1959, p.-103-139. 20 Quelques vers prononcés par le Mercure de Rotrou, dont un monologue, constituant la scène 5 de l’acte III, évoque sa rencontre avec Junon, qui lui aurait fait « un triste accueil » (v.-1086) ont pu donner à Molière l’idée de ce dialogue. 21 Comme le prouve ce qu’il sait de la gourmandise et de la lâcheté de Sosie. Dans le prologue de Plaute, le rapport entre le couple Mercure-Jupiter et l’acteur-auteur est évident, l’auteur s’adressant fort souvent au public avant que la pièce ne commence. 22 Voir notre introduction. 23 Voire en pièces sonnantes et trébuchantes, comme dans les tableaux du Titien ou d’Orazio Gentileschi représentant la «-descente-» de Jupiter auprès de Danaé.… voir l’hymne homérique à Hermès 19 . Son humanisation fait d’abord rire quand il prétend se sentir un peu las, contredisant l’admiration que peut inspirer le spectacle du ciel. N’intervenant pas seul, ne s’adressant pas solennellement au public, mais dans un dialogue naturel avec la Nuit 20 , Mercure fait pénétrer dans l’atmosphère de gaieté et de légèreté qui préside à toute la pièce. L’heure d’une Cour moderne et détendue a sonné au détriment des figures revêches, comme celle de la Nuit, au demeurant fort hypocrite, ce qu’elle reconnaît d’ailleurs par son silence quand Mercure l’en accuse. Beaucoup plus tard au cours de la comédie, Mercure affirmera par deux fois son goût de la distraction théâtrale et de son propre travestissement, favorisé par le fait que, en sa qualité de dieu-dramaturge, il sait lire dans les âmes 21 : « Et je vais m’égayer avec lui comme il faut […] (v. 280) ; «-Et je vais égayer mon sérieux loisir-» (v.-1492). Il lui arrive aussi d’exhiber son caprice quand il se divertit aux dépens d’Amphitryon-: «-Cela n’est pas d’un dieu bien plein de charité » (v. 1494) ; en quoi, comme dans le fait que, « ne sachant que faire-» (III, 9, v.-1875), il ait rossé Sosie, bien des sujets, et pas seulement des serviteurs, pouvaient reconnaître l’attitude d’un Grand, voire du monarque… Il annonce au reste l’appréciation portée par Jupiter sur sa propre action (III, 10, v. 1898-1899 : « Un partage avec Jupiter / N’a rien du tout qui déshonore ») lorsqu’il ajoute, à titre consolatoire-pour Sosie, les vers 1877-1879-: Mais de s’en consoler il a maintenant lieu, Et les coups de bâton d’un Dieu, Font honneur à qui les endure. Le roi des dieux, lui, est étroitement lié au roi de France dans la mesure où il est père d’Hercule 22 . Par ailleurs, dès le Prologue, Molière prend soin de faire rappeler qu’il se présentera aux spectateurs comme un dieu moins oublieux du « decorum de la divinité-», mentionné au vers 14, que dans certains aspects de son mythe évoqués par la Nuit, et qu’il sera donc dénué de la brutalité que recèle une métamorphose en taureau, en cygne, voire en une pluie d’or 23 . S’«-il sort tout à fait de lui-même-», Amphitryon- : réécriture courtisane ou manifeste souriant de l’autonomie moliéresque? 85 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0012 24 Chez Rotrou, Jupiter prend un certain plaisir à prononcer son propre nom, comme référence de la puissance, et il arrive que les personnages, troublés, aient le réflexe de prendre le maître des dieux pour témoin de leurs aventures (« Ô Jupiter ») : le jeu sur le langage est beaucoup moins élaboré. comme l’indique Mercure au vers 89 , c’est cette fois, pour « s’humaniser » au sens fort du terme, c’est-à-dire imiter le comportement des hommes, allant jusqu’à «-prendre tous les transports que leur cœur peut tenir / Et se faire à leur badinage-» (v. 95-96). On a ainsi affaire à un dieu extrêmement aimable, qui sait inspirer d’autres sentiments que la crainte, comme le souligne Mercure-(v.-81-87)-: Je le tiendrais fort misérable, S’il ne quittait jamais sa mine redoutable, Et qu’au faîte des Cieux il fût toujours guindé. Il n’est point à mon gré de plus sotte méthode, Que d’être emprisonné toujours dans sa grandeur ; Et surtout, aux transports de l’amoureuse ardeur, La grande qualité devient fort incommode. Qu’à deux reprises, comme on l’a vu, le spectateur se trouve amené à rire de Jupiter comme on rit de Dorante, le héros du Menteur de Corneille, correspond à cette logique : Alcmène, si elle partage sa couche comme il le souhaitait, parvient en effet à le tenir en échec verbalement, autorisée qu’elle est par son renoncement provisoire à l’éminente dignité divine. En même temps qu’il fait sourire, comme nous l’avons vu, par son excès de subtilité, le caractère galant du discours de Jupiter quand il parle avec Alcmène se trouve mis en valeur par le prosaïsme des dialogues de Sosie avec Cléanthis et de Cléanthis avec Mercure : Molière use là d’un procédé courant dans la tragi-comédie et la comédie romanesque, qui consiste en ce que devant la délicatesse des sentiments des maîtres, les couples de valets restent admiratifs ou abasourdis. Quoi qu’il en soit, la présence renforcée des serviteurs chez Molière distingue Jupiter et Alcmène comme celle du gracieux Moron distinguait la conduite sentimentale d’Euryale dans La Princesse d’Élide . De surcroît, on peut apprécier, s’accordant à la subtilité des sentiments prêtés à Jupiter, son absolue maîtrise du langage, dont - avec le public - il jouit véritablement, quand Molière lui prête des formules à double sens 24 , à mi-chemin entre la galanterie et le prosaïsme (I, 3, v.-534-539)-: Mon amour, que gênaient tous ces soins éclatants Où me tenait lié la gloire de nos armes, Au devoir de ma charge, a volé les instants, 86 Liliane Picciola 25 L’Honneste homme ou l’art de plaire à la Court , Paris, Toussainct du Bray,1630. 26 Article cité, p.-257. Qu’il vient de donner à vos charmes. Ce vol, qu’à vos beautés mon cœur a consacré, Pourrait être blâmé dans la bouche publique, […]. Si l’on rapporte à Jupiter les « soins éclatants » et le « devoir de sa charge », et que le vol désigne le larcin, indigne des actions d’un dieu, de la couche d’Alcmène, ces vers prennent un sens légèrement grivois. Les vers 590-592 et 618-619 font songer à une sorte d’adultère banal-: Vous voyez un mari, vous voyez un amant ; Mais l’amant seul me touche, à parler franchement, Et je sens, près de vous, que le mari le gêne ; […] Mais, belle Alcmène, au moins, quand vous verrez l’époux, Songez à l’amant je vous prie. Fort descriptifs de la situation réelle, voire dénonciateurs de celle-ci, en même temps que porteurs d’une aspiration à l’exclusivité de la tendresse d’Alcmène, se révèlent aussi d’autres vers que seuls Jupiter lui-même et les spectateurs peuvent goûter, au moment de la tentative de réconciliation avec Alcmène (v. 1304-1319) : L’époux, Alcmène, a commis tout le mal. C’est l’époux, qu’il vous faut regarder en coupable, L’amant n’a point de part à ce transport brutal ; […] À son dur procédé l’époux s’est fait connaître, Et par le droit d’hymen, il s’est cru tout permis ; Oui, c’est lui, qui sans doute, est criminel vers vous ; Lui seul a maltraité votre aimable personne. Haïssez, détestez l’époux, […]. Orfèvre du langage - et par là digne d’inspirer les poètes ? - Jupiter, qui reconquiert toute sa majesté dans la dernière scène, sait aussi, rappelant L’Honnête homme de Faret 25 , se laisser influencer par l’approche féminine des choses, comme le souligne Fanny Népote 26 , et, par cette attitude, se faire, dans les vers 1905-1908, «-un dieu restaurateur de paix et de douceur-»-: Amphitryon- : réécriture courtisane ou manifeste souriant de l’autonomie moliéresque? 87 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0012 24 Chez Rotrou, Jupiter prend un certain plaisir à prononcer son propre nom, comme référence de la puissance, et il arrive que les personnages, troublés, aient le réflexe de prendre le maître des dieux pour témoin de leurs aventures (« Ô Jupiter ») : le jeu sur le langage est beaucoup moins élaboré. comme l’indique Mercure au vers 89 , c’est cette fois, pour « s’humaniser » au sens fort du terme, c’est-à-dire imiter le comportement des hommes, allant jusqu’à «-prendre tous les transports que leur cœur peut tenir / Et se faire à leur badinage-» (v. 95-96). On a ainsi affaire à un dieu extrêmement aimable, qui sait inspirer d’autres sentiments que la crainte, comme le souligne Mercure-(v.-81-87)-: Je le tiendrais fort misérable, S’il ne quittait jamais sa mine redoutable, Et qu’au faîte des Cieux il fût toujours guindé. Il n’est point à mon gré de plus sotte méthode, Que d’être emprisonné toujours dans sa grandeur ; Et surtout, aux transports de l’amoureuse ardeur, La grande qualité devient fort incommode. Qu’à deux reprises, comme on l’a vu, le spectateur se trouve amené à rire de Jupiter comme on rit de Dorante, le héros du Menteur de Corneille, correspond à cette logique : Alcmène, si elle partage sa couche comme il le souhaitait, parvient en effet à le tenir en échec verbalement, autorisée qu’elle est par son renoncement provisoire à l’éminente dignité divine. En même temps qu’il fait sourire, comme nous l’avons vu, par son excès de subtilité, le caractère galant du discours de Jupiter quand il parle avec Alcmène se trouve mis en valeur par le prosaïsme des dialogues de Sosie avec Cléanthis et de Cléanthis avec Mercure : Molière use là d’un procédé courant dans la tragi-comédie et la comédie romanesque, qui consiste en ce que devant la délicatesse des sentiments des maîtres, les couples de valets restent admiratifs ou abasourdis. Quoi qu’il en soit, la présence renforcée des serviteurs chez Molière distingue Jupiter et Alcmène comme celle du gracieux Moron distinguait la conduite sentimentale d’Euryale dans La Princesse d’Élide . De surcroît, on peut apprécier, s’accordant à la subtilité des sentiments prêtés à Jupiter, son absolue maîtrise du langage, dont - avec le public - il jouit véritablement, quand Molière lui prête des formules à double sens 24 , à mi-chemin entre la galanterie et le prosaïsme (I, 3, v.-534-539)-: Mon amour, que gênaient tous ces soins éclatants Où me tenait lié la gloire de nos armes, Au devoir de ma charge, a volé les instants, 86 Liliane Picciola 25 L’Honneste homme ou l’art de plaire à la Court , Paris, Toussainct du Bray,1630. 26 Article cité, p.-257. Qu’il vient de donner à vos charmes. Ce vol, qu’à vos beautés mon cœur a consacré, Pourrait être blâmé dans la bouche publique, […]. Si l’on rapporte à Jupiter les « soins éclatants » et le « devoir de sa charge », et que le vol désigne le larcin, indigne des actions d’un dieu, de la couche d’Alcmène, ces vers prennent un sens légèrement grivois. Les vers 590-592 et 618-619 font songer à une sorte d’adultère banal-: Vous voyez un mari, vous voyez un amant ; Mais l’amant seul me touche, à parler franchement, Et je sens, près de vous, que le mari le gêne ; […] Mais, belle Alcmène, au moins, quand vous verrez l’époux, Songez à l’amant je vous prie. Fort descriptifs de la situation réelle, voire dénonciateurs de celle-ci, en même temps que porteurs d’une aspiration à l’exclusivité de la tendresse d’Alcmène, se révèlent aussi d’autres vers que seuls Jupiter lui-même et les spectateurs peuvent goûter, au moment de la tentative de réconciliation avec Alcmène (v. 1304-1319) : L’époux, Alcmène, a commis tout le mal. C’est l’époux, qu’il vous faut regarder en coupable, L’amant n’a point de part à ce transport brutal ; […] À son dur procédé l’époux s’est fait connaître, Et par le droit d’hymen, il s’est cru tout permis ; Oui, c’est lui, qui sans doute, est criminel vers vous ; Lui seul a maltraité votre aimable personne. Haïssez, détestez l’époux, […]. Orfèvre du langage - et par là digne d’inspirer les poètes ? - Jupiter, qui reconquiert toute sa majesté dans la dernière scène, sait aussi, rappelant L’Honnête homme de Faret 25 , se laisser influencer par l’approche féminine des choses, comme le souligne Fanny Népote 26 , et, par cette attitude, se faire, dans les vers 1905-1908, «-un dieu restaurateur de paix et de douceur-»-: Amphitryon- : réécriture courtisane ou manifeste souriant de l’autonomie moliéresque? 87 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0012 Alcmène est toute à toi, quelque soin qu’on emploie ; Et ce doit à tes feux être un objet bien doux, De voir que pour lui plaire il n’est point d’autre voie, Que de paraître son époux […] Il «-rend le calme-» à Amphitryon (v.-1915). Dans le dénouement choisi par Rotrou, le tonnerre résonnait longuement (acte IV, scène 4), provoquant la frayeur, la chute et l’évanouissement de tous les présents ; Céphalie consacrait dix vers au récit - au demeurant longuement attendu - du miracle qui présidait à la naissance d’Hercule, dont Alcmène accouchait sans attendre les mois ordinairement nécessaires, sans douleur, et en même temps que d’Iphiclès ; puis c’était l’évocation, par la même, de la force extraordinaire d’un des nouveaux-nés qui étouffait deux serpents de ses bras de bébé ; enfin la suivante d’Alcmène revivait pour Amphitryon l’annonce solennelle faite à Alcmène, par une voix off anonyme, de l’engendrement réalisé par Jupiter et du nom de son fils. La description d’un cataclysme généralisé suivait ce discours rapporté et le tonnerre retentissait de nouveau avant que le ciel ne s’ouvrît pour faire apparaître Jupiter dont la parole divine s’exprimait par des stances de quatre vers. C’était à un dieu redoutable que l’on avait affaire. Pas de tonnerre pour le Jupiter moliéresque de 1668, qui apparaît dans une nue pour disparaître simplement, après avoir fait sa révélation à Amphitryon dans des vers qui ne se différencient guère de ceux dans lesquels il s’exprimait sous ses traits humains : pas de naissance prodigieuse de l’enfant, qu’on pourra attendre sereinement ; le dieu s’emploie surtout à apaiser les tourments sentimentaux du général thébain. C’est assurément par la volonté de Molière que toutes les ressources techni‐ ques du théâtre du Palais-Royal ne furent pas sollicitées. Il en utilisa cependant. D ES MACHINES SEMI - RAILLÉES À LA COMÉDIE - BALLET POTENTIELLE - Une concession plaisante au goût aulique du grand spectacle La vogue du spectacle et des machines Avec la salle du Palais-Cardinal, dans une recherche de prestige, on avait commencé d’impressionner véritablement les yeux des spectateurs de la Mirame de Desmarets de Saint-Sorlin, en 1641. Ainsi le spectacle était-il décrit dans l’Extraordinaire de la Gazette -de Renaudot du 19 janvier-: 88 Liliane Picciola 27 « Dramaturgies de la nuit dans le théâtre français (1610-1670) », dans Arrêt sur scène-/ Scène Focus 4 (2015) (IRCL-UMR5186 du CNRS), https: / / ircl.cnrs.fr/ productions%20electroniques/ arret_sce ne/ 4_2015/ ASF4_2015_louvat_molozay 28 La comédie fut aussi représentée au Palais-Royal, l’année suivante semble-t-il. 29 Dessein du poème de la grande pièce des machines de la naissance d’Hercule, dernier ouvrage de M. de Rotrou , représentée sur le théâtre du Marais par les Comédiens du Roy, Paris, René Baudry, 1649. 30 Les nobles s’y mêlaient toutefois, comme Molière l’exprime clairement dans La Critique de L’École des femmes . 31 Hélène Visentin, « L’éblouissement dans les pièces à machines de la première moitié du XVII e siècle », dans Le siècle de la lumière , 1600-1715 , textes réunis par C. Biet et V. Julien, ENS Fontenay-Saint Cloud, 1997, p.-269-288. La beauté de la grande salle où se passoit l’action s’accordoit merveilleusement bien avec les majestueux ornemens de ce superbe théâtre : La nuit sembla arriver en suitte par l’obscurcissement imperceptible tant du jardin que de la mer et du ciel qui se trouva éclairé de la lune. À cette nuit succéda le jour, qui vint aussi insensiblement avec l’Aurore et le Soleil qui fit son tour d’une si agreable tromperie qu’elle duroit trop peu aux yeux et au jugement de tous. Comme le rappelle Bénédicte Louvat 27 , « la réalisation de cet effet avait été confiée par Richelieu au Bernin, qui l’avait utilisé deux ans auparavant pour l’inauguration du Théâtre Barberini-». Le spectacle pouvait, sans le prestige de l’écriture, servir au pouvoir politique pour sa propre célébration. Les Sosies de Rotrou, quand ils furent représentés pendant la saison 1636-1637 à l’Hôtel de Bourgogne, faisaient voir Junon « en terre » dans le Prologue ; néanmoins l’action s’y dénouait dans un bruit effroyable de tonnerre puis le ciel s’ouvrait, laissant apparaître Jupiter. En 1649, lorsque la comédie fut intégrée dans un ensemble musical et chorégraphique au Théâtre du Marais 28 , qu’on avait bien équipé suite à l’incendie de 1644, la représentation de la nuit dans laquelle se déroule l’acte I fut particulièrement splendide car elle mettait en valeur des points lumineux. Le ciel était « paré de toutes ses planètes très judicieusement placées et brillant d’une infinité d’étoiles 29 », ce qui expliquait qu’on pût remarquer la beauté des palais. Molière était donc en quelque sorte obligé de ne pas renoncer à cette magnificence des effets de lumière que, pour le public ordinaire 30 , la salle du Palais-Royal, qui avait accueilli Mirame , pouvait aisément lui permettre. De fait, Prologue et acte I sont plongés dans la nuit et le texte même insiste sur les effets de clair-obscur. Hélène Visentin 31 souligne justement que, selon l’ Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, le mot «-machine-» est un Amphitryon- : réécriture courtisane ou manifeste souriant de l’autonomie moliéresque? 89 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0012 Alcmène est toute à toi, quelque soin qu’on emploie ; Et ce doit à tes feux être un objet bien doux, De voir que pour lui plaire il n’est point d’autre voie, Que de paraître son époux […] Il «-rend le calme-» à Amphitryon (v.-1915). Dans le dénouement choisi par Rotrou, le tonnerre résonnait longuement (acte IV, scène 4), provoquant la frayeur, la chute et l’évanouissement de tous les présents ; Céphalie consacrait dix vers au récit - au demeurant longuement attendu - du miracle qui présidait à la naissance d’Hercule, dont Alcmène accouchait sans attendre les mois ordinairement nécessaires, sans douleur, et en même temps que d’Iphiclès ; puis c’était l’évocation, par la même, de la force extraordinaire d’un des nouveaux-nés qui étouffait deux serpents de ses bras de bébé ; enfin la suivante d’Alcmène revivait pour Amphitryon l’annonce solennelle faite à Alcmène, par une voix off anonyme, de l’engendrement réalisé par Jupiter et du nom de son fils. La description d’un cataclysme généralisé suivait ce discours rapporté et le tonnerre retentissait de nouveau avant que le ciel ne s’ouvrît pour faire apparaître Jupiter dont la parole divine s’exprimait par des stances de quatre vers. C’était à un dieu redoutable que l’on avait affaire. Pas de tonnerre pour le Jupiter moliéresque de 1668, qui apparaît dans une nue pour disparaître simplement, après avoir fait sa révélation à Amphitryon dans des vers qui ne se différencient guère de ceux dans lesquels il s’exprimait sous ses traits humains : pas de naissance prodigieuse de l’enfant, qu’on pourra attendre sereinement ; le dieu s’emploie surtout à apaiser les tourments sentimentaux du général thébain. C’est assurément par la volonté de Molière que toutes les ressources techni‐ ques du théâtre du Palais-Royal ne furent pas sollicitées. Il en utilisa cependant. D ES MACHINES SEMI - RAILLÉES À LA COMÉDIE - BALLET POTENTIELLE - Une concession plaisante au goût aulique du grand spectacle La vogue du spectacle et des machines Avec la salle du Palais-Cardinal, dans une recherche de prestige, on avait commencé d’impressionner véritablement les yeux des spectateurs de la Mirame de Desmarets de Saint-Sorlin, en 1641. Ainsi le spectacle était-il décrit dans l’Extraordinaire de la Gazette -de Renaudot du 19 janvier-: 88 Liliane Picciola 27 « Dramaturgies de la nuit dans le théâtre français (1610-1670) », dans Arrêt sur scène-/ Scène Focus 4 (2015) (IRCL-UMR5186 du CNRS), https: / / ircl.cnrs.fr/ productions%20electroniques/ arret_sce ne/ 4_2015/ ASF4_2015_louvat_molozay 28 La comédie fut aussi représentée au Palais-Royal, l’année suivante semble-t-il. 29 Dessein du poème de la grande pièce des machines de la naissance d’Hercule, dernier ouvrage de M. de Rotrou , représentée sur le théâtre du Marais par les Comédiens du Roy, Paris, René Baudry, 1649. 30 Les nobles s’y mêlaient toutefois, comme Molière l’exprime clairement dans La Critique de L’École des femmes . 31 Hélène Visentin, « L’éblouissement dans les pièces à machines de la première moitié du XVII e siècle », dans Le siècle de la lumière , 1600-1715 , textes réunis par C. Biet et V. Julien, ENS Fontenay-Saint Cloud, 1997, p.-269-288. La beauté de la grande salle où se passoit l’action s’accordoit merveilleusement bien avec les majestueux ornemens de ce superbe théâtre : La nuit sembla arriver en suitte par l’obscurcissement imperceptible tant du jardin que de la mer et du ciel qui se trouva éclairé de la lune. À cette nuit succéda le jour, qui vint aussi insensiblement avec l’Aurore et le Soleil qui fit son tour d’une si agreable tromperie qu’elle duroit trop peu aux yeux et au jugement de tous. Comme le rappelle Bénédicte Louvat 27 , « la réalisation de cet effet avait été confiée par Richelieu au Bernin, qui l’avait utilisé deux ans auparavant pour l’inauguration du Théâtre Barberini-». Le spectacle pouvait, sans le prestige de l’écriture, servir au pouvoir politique pour sa propre célébration. Les Sosies de Rotrou, quand ils furent représentés pendant la saison 1636-1637 à l’Hôtel de Bourgogne, faisaient voir Junon « en terre » dans le Prologue ; néanmoins l’action s’y dénouait dans un bruit effroyable de tonnerre puis le ciel s’ouvrait, laissant apparaître Jupiter. En 1649, lorsque la comédie fut intégrée dans un ensemble musical et chorégraphique au Théâtre du Marais 28 , qu’on avait bien équipé suite à l’incendie de 1644, la représentation de la nuit dans laquelle se déroule l’acte I fut particulièrement splendide car elle mettait en valeur des points lumineux. Le ciel était « paré de toutes ses planètes très judicieusement placées et brillant d’une infinité d’étoiles 29 », ce qui expliquait qu’on pût remarquer la beauté des palais. Molière était donc en quelque sorte obligé de ne pas renoncer à cette magnificence des effets de lumière que, pour le public ordinaire 30 , la salle du Palais-Royal, qui avait accueilli Mirame , pouvait aisément lui permettre. De fait, Prologue et acte I sont plongés dans la nuit et le texte même insiste sur les effets de clair-obscur. Hélène Visentin 31 souligne justement que, selon l’ Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, le mot «-machine-» est un Amphitryon- : réécriture courtisane ou manifeste souriant de l’autonomie moliéresque? 89 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0012 32 Extraordinaire de la Gazette de Renaudot, n o 27, année 1650. La troupe de Molière, qui a annoté un exemplaire publié en 1651, semble s’être emparée de la pièce pour des représentations plus tardives, mais difficiles à dater : Andromède était jouée par « Mlle » Béjart, Persée par Molière, Neptune par de Brie, le Soleil par M. Béjart. 33 H. Visentin, ouvrage cité, p.-277. terme dont on se sert en Peinture, pour indiquer qu’il y a une belle intelligence de lumiere dans un tableau. On dit voilà une belle machine ; ce peintre entend bien la machine . Et lorsqu’on dit une grande machine , il signifie non-seulement belle intelligence de lumieres, mais encore grande ordonnance, grande composition [article M A C H I N E ( peinture )]. - Elle souligne la concurrence que se firent, à partir de 1639 environ, les tragédies historiques et les tragédies mythologiques dans lesquelles étaient mises en scène des machines-lumière dont la conception faisait partie de l’ inventio , le sujet devant être choisi à bon escient, comme celui de l’ Andromède de Corneille, afin que le recours aux machines apparût non pas comme une facilité mais comme une nécessité. Ainsi dans la représentation d’ Andromède , la Gazette appréciait l’artifice […] premier en dignité, en grandeur et en magnificence, dardant tant de lumières et si agréables, que leur éclat ne permet pas aux spectateurs de faire chois de ce qu’il doivent le plus admirer, ou de la beauté de la lumière, ou de la merveilleuse structure de cette grande Machine, ou de ses divers mouvements 32 […] Et la critique de commenter-: De simple ornatus , la machine tend à devenir, au sein de la mise en scène à grand spectacle, un « engin » complexe dans son fonctionnement, qui trompe l’imagination en même temps qu’elle éblouit la vue des spectateurs par l’éclat de sa propre représentation 33 . Les machines avaient fait leur apparition bien plus tôt, le théâtre du Marais étant muni d’une machinerie qui, en 1635, permettait à la magicienne Médée de s’élever dans les airs sur un char tiré par deux dragons et, en 1638, le théâtre de Bourgogne permettait au moins des bruitages et l’ouverture du ciel, comme on l’a vu. Puis Mazarin et son goût pour l’opéra italien furent à l’origine d’un véritable engouement pour ces « engins », auxquels le jeune Louis XIV fut ainsi habitué. La machinerie devint essentielle dans l’équipement de la salle du Petit-Bourbon, depuis longtemps dévolue aux fêtes royales et aux ballets de Cour, pour réaliser des ornements plus complexes mais désormais perçus comme indispensables au divertissement de la Cour : témoin le beau succès d’ Andromède , probablement montée pour amortir le coût des machines utilisées 90 Liliane Picciola 34 En cela il ressemble au Mercure d’ Andromèd e dont la Gazette , citée, indique qu’il était muni de «-talonnières ailées-». 35 Édifié, sur conseil de Mazarin en 1660 à l’occasion des grands travaux du Louvre et pouvant accueillir 4000 personnes. 36 Pour la Filis de Scire de Pichou, à l’Hôtel de Bourgogne, on avait également besoin du char de la Nuit, que le Mémoire de Mahelot décrit simplement comme « dessus un pivot tiré par deux chevaux-». 37 Hélène Visentin (« Le théâtre à machines : succès majeur pour un genre mineur », dans Littératures classiques , n° 51, été 2004. Le théâtre au XVII e siècle : pratiques du mineur , p. 205-222) distingue les pièces à [ou de] machines, comme Andromède , dans lesquelles ces dernières doivent être mobilisées quasiment dans tous les actes et les pièces « avec en décembre 1645, pour La Finta Pazza de Sacrati, sur un livret de Strozzi, avec musique et ballets, qui avaient bien amusé le petit Louis XIV, âgé de sept ans, puis l’ Orfeo de Rossi, sur un livret de Buti, en mars 1647. Ayant vite saisi, à l’instar des princes italiens dès le XVI e siècle, et ainsi que le prouve la conception même de Versailles, à quel point la splendeur pouvait servir sa politique en captivant les esprits , Louis XIV favorisa la représentation de grands spectacles, notamment en leur accordant toute son attention lors de la reconstruction du Louvre. Rire des machines-? De même que la comédie d’ Amphitryon ne pouvait guère se passer, vu son sujet, d’un beau jeu de lumière et d’ombre, tellement apprécié dans les beaux théâtres depuis presque quarante ans, la présence des dieux amenait Molière à introduire des machines : celles-ci permettaient, dans le Prologue, l’introduction dans l’air du char de la Nuit « traîné par deux chevaux » et du nuage de Mercure, ce dieu voyageur étant muni d’« ailes aux pieds 34 » (v. 44), et, dans la dernière scène, l’apparition de Jupiter dans le ciel. Pour autant, le recours à la machinerie se révèle modeste, et de nature à pouvoir s’accommoder aussi bien de l’équipement de la salle du Palais-Royal que de celui, bien plus sophistiqué, de la Salle des machines, dite aussi Théâtre des Tuileries 35 . Comme il s’agit du Prologue, il n’est pas indiqué que, pour passer du ciel à la ville de Thèbes, et de ce Prologue à l’acte I, on assiste à une volerie du messager des dieux. Dans Les Sosies , Mercure, absent du Prologue, descend du ciel dans la scène 5 de l’acte III. Il semble au reste que le dialogue entre Mercure et la Nuit ne soit pas exempt d’ironie concernant l’usage de ces machines. Le char de la Nuit, même tiré par deux chevaux, n’a rien de grandiose à en croire Mercure, qui le décrit comme une « chaise roulante » : selon Furetière, l’expression désigne un « petit carrosse coupé » ; en quelque sorte, le véhicule pourrait même apparaître comme une version archaïque 36 de char céleste, surtout eu égard à celui du Soleil, que Torelli faisait tirer par quatre chevaux pour l’ Andromède de Corneille 37 ; le Soleil Amphitryon- : réécriture courtisane ou manifeste souriant de l’autonomie moliéresque? 91 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0012 32 Extraordinaire de la Gazette de Renaudot, n o 27, année 1650. La troupe de Molière, qui a annoté un exemplaire publié en 1651, semble s’être emparée de la pièce pour des représentations plus tardives, mais difficiles à dater : Andromède était jouée par « Mlle » Béjart, Persée par Molière, Neptune par de Brie, le Soleil par M. Béjart. 33 H. Visentin, ouvrage cité, p.-277. terme dont on se sert en Peinture, pour indiquer qu’il y a une belle intelligence de lumiere dans un tableau. On dit voilà une belle machine ; ce peintre entend bien la machine . Et lorsqu’on dit une grande machine , il signifie non-seulement belle intelligence de lumieres, mais encore grande ordonnance, grande composition [article M A C H I N E ( peinture )]. - Elle souligne la concurrence que se firent, à partir de 1639 environ, les tragédies historiques et les tragédies mythologiques dans lesquelles étaient mises en scène des machines-lumière dont la conception faisait partie de l’ inventio , le sujet devant être choisi à bon escient, comme celui de l’ Andromède de Corneille, afin que le recours aux machines apparût non pas comme une facilité mais comme une nécessité. Ainsi dans la représentation d’ Andromède , la Gazette appréciait l’artifice […] premier en dignité, en grandeur et en magnificence, dardant tant de lumières et si agréables, que leur éclat ne permet pas aux spectateurs de faire chois de ce qu’il doivent le plus admirer, ou de la beauté de la lumière, ou de la merveilleuse structure de cette grande Machine, ou de ses divers mouvements 32 […] Et la critique de commenter-: De simple ornatus , la machine tend à devenir, au sein de la mise en scène à grand spectacle, un « engin » complexe dans son fonctionnement, qui trompe l’imagination en même temps qu’elle éblouit la vue des spectateurs par l’éclat de sa propre représentation 33 . Les machines avaient fait leur apparition bien plus tôt, le théâtre du Marais étant muni d’une machinerie qui, en 1635, permettait à la magicienne Médée de s’élever dans les airs sur un char tiré par deux dragons et, en 1638, le théâtre de Bourgogne permettait au moins des bruitages et l’ouverture du ciel, comme on l’a vu. Puis Mazarin et son goût pour l’opéra italien furent à l’origine d’un véritable engouement pour ces « engins », auxquels le jeune Louis XIV fut ainsi habitué. La machinerie devint essentielle dans l’équipement de la salle du Petit-Bourbon, depuis longtemps dévolue aux fêtes royales et aux ballets de Cour, pour réaliser des ornements plus complexes mais désormais perçus comme indispensables au divertissement de la Cour : témoin le beau succès d’ Andromède , probablement montée pour amortir le coût des machines utilisées 90 Liliane Picciola 34 En cela il ressemble au Mercure d’ Andromèd e dont la Gazette , citée, indique qu’il était muni de «-talonnières ailées-». 35 Édifié, sur conseil de Mazarin en 1660 à l’occasion des grands travaux du Louvre et pouvant accueillir 4000 personnes. 36 Pour la Filis de Scire de Pichou, à l’Hôtel de Bourgogne, on avait également besoin du char de la Nuit, que le Mémoire de Mahelot décrit simplement comme « dessus un pivot tiré par deux chevaux-». 37 Hélène Visentin (« Le théâtre à machines : succès majeur pour un genre mineur », dans Littératures classiques , n° 51, été 2004. Le théâtre au XVII e siècle : pratiques du mineur , p. 205-222) distingue les pièces à [ou de] machines, comme Andromède , dans lesquelles ces dernières doivent être mobilisées quasiment dans tous les actes et les pièces « avec en décembre 1645, pour La Finta Pazza de Sacrati, sur un livret de Strozzi, avec musique et ballets, qui avaient bien amusé le petit Louis XIV, âgé de sept ans, puis l’ Orfeo de Rossi, sur un livret de Buti, en mars 1647. Ayant vite saisi, à l’instar des princes italiens dès le XVI e siècle, et ainsi que le prouve la conception même de Versailles, à quel point la splendeur pouvait servir sa politique en captivant les esprits , Louis XIV favorisa la représentation de grands spectacles, notamment en leur accordant toute son attention lors de la reconstruction du Louvre. Rire des machines-? De même que la comédie d’ Amphitryon ne pouvait guère se passer, vu son sujet, d’un beau jeu de lumière et d’ombre, tellement apprécié dans les beaux théâtres depuis presque quarante ans, la présence des dieux amenait Molière à introduire des machines : celles-ci permettaient, dans le Prologue, l’introduction dans l’air du char de la Nuit « traîné par deux chevaux » et du nuage de Mercure, ce dieu voyageur étant muni d’« ailes aux pieds 34 » (v. 44), et, dans la dernière scène, l’apparition de Jupiter dans le ciel. Pour autant, le recours à la machinerie se révèle modeste, et de nature à pouvoir s’accommoder aussi bien de l’équipement de la salle du Palais-Royal que de celui, bien plus sophistiqué, de la Salle des machines, dite aussi Théâtre des Tuileries 35 . Comme il s’agit du Prologue, il n’est pas indiqué que, pour passer du ciel à la ville de Thèbes, et de ce Prologue à l’acte I, on assiste à une volerie du messager des dieux. Dans Les Sosies , Mercure, absent du Prologue, descend du ciel dans la scène 5 de l’acte III. Il semble au reste que le dialogue entre Mercure et la Nuit ne soit pas exempt d’ironie concernant l’usage de ces machines. Le char de la Nuit, même tiré par deux chevaux, n’a rien de grandiose à en croire Mercure, qui le décrit comme une « chaise roulante » : selon Furetière, l’expression désigne un « petit carrosse coupé » ; en quelque sorte, le véhicule pourrait même apparaître comme une version archaïque 36 de char céleste, surtout eu égard à celui du Soleil, que Torelli faisait tirer par quatre chevaux pour l’ Andromède de Corneille 37 ; le Soleil Amphitryon- : réécriture courtisane ou manifeste souriant de l’autonomie moliéresque? 91 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0012 machines » lorsqu’on n’a recours à elles qu’au début et à la fin de la pièce (p. 206, et particulièrement la note 4). 38 Notre hypothèse ne peut tenir que si l’on considère que le Mémoire de Michel Laurent fait allusion à une représentation tardive de la comédie quand il indique (folio 84) : « Au 3 e acte Mercure s’en retourne et Jupiter sur son char [celui de la Nuit] ». Aucune didascalie, pas même dans l’édition de 1682, ne mentionne l’usage de ce char au dénouement. Le Mémoire ferait-il allusion à la représentation avec intermèdes en musiques dont parle le fils de Busst-Rabutin et que nous évoquons à la fin de la présente étude-? 39 « Dialogue de Mercure et du Soleil », dans Lucien, de la traduction de N. Perrot, Sr. d’Alancourt, Divisé en deux parties, Paris, Courbé, 1654, Dialogue des dieux, p.-85-86. invitait au reste Melpomène à y monter. Mais Melpomène n’est pas Thalie 38 … Par ailleurs, si Mercure, qui a renoncé à sa prestance de dieu puisque Molière fait souligner par la Nuit sa posture fort humaine (il est assis sur un nuage), bénéficie de ses «-ailes aux pieds-», il conteste, tel le Mercure-acteur de Plaute, le profit qu’il peut en tirer comme personnage : « Oui mais, pour aller plus vite, / Est-ce qu’on s’en lasse moins ? » (v. 44-45). Et de rappeler, dans les vers 24-44, que les poètes sont maîtres de façonner les dieux à leur guise, de même que leur équipement, ce qui corrobore pour les pièces avec machines l’approche du rôle de l’auteur dans les comédies-ballets telle que l’apprécie Charles Mazouer, comme on le verra infra ; or, pour la scène d’ Amphitryon , c’est bien le poète dramatique, sans intervention d’un ingénieur du spectacle, qui est maître de leur silhouette et de leur apparence. Ce dialogue constitue, certes, l’image inversée de celui auquel on assiste dans le Dialogue des dieux , entre le Soleil de Mercure qui obtient pour Jupiter que la lumière éclaire la terre avec quelque retard, mais en revanche, s’attire des remarques sur les mœurs plus convenables régnant du temps de Saturne ; toutefois aucune plaisanterie ne se trouvait chez Lucien de Samosate concernant les modes divins de transport 39 . Le ton général du Prologue autorise sans doute, vu le propos tenu à la Nuit aux vers 44-45, que Mercure se montre épuisé lors de son atterrissage. Rien de grandiose non plus quand, avant l’apparition de Jupiter, il vole vers le haut du théâtre (« dans le ciel ») au cours de la scène 9 de l’acte III : il semble alors surtout préoccupé de se défaire du masque de Sosie qui lui colle au visage et qui constitue pour lui une autre source de lassitude (v. 1883). Lorsque Robinet évoque la représentation de la pièce dans une Lettre en vers écrite à Madame le 21 janvier 1668, il mentionne les « machines volantes » mais sans s’extasier sur elles, notant que la scène est dépourvue « d’astres éclatantes », ce qui renseigne sur l’apparition finale du maître des dieux. En 1668, le Jupiter de l’ultime scène pouvait apparaître fort simplement en haut du théâtre, dans une nue , exactement comme l’indique la première didascalie, 92 Liliane Picciola 40 Les Œuvres de M. Molière, reveuës, corrigées et augmentées , tome IV, Thierry, Barbin et Trabouillet, 1682. 41 Publiée à paris chez Théodore Girard, en 1666, la pièce fut « représentée pour la première fois à Versailles par ordre du Roi le 15 septembre 1665 ». Dans l’avis « Au lecteur », Molière écrit : « […] le roi a voulu se faire un divertissement […] ; et lorsque je dirai qu’il a été proposé, fait, appris, et représenté en cinq jours, je ne dirai que ce qui est vrai. […] il serait à souhaiter que ces sortes d’ouvrages pussent toujours se montrer à vous avec les ornements qui les accompagnent chez le Roi » (dans Molière , Les Fourberies de Scapin, L’Amour médecin […] , éd. Georges Couton, Paris, Gallimard, Folio classique, p.-43). 42 Charles Mazouer, Molière et ses comédies-ballets , nouvelle édition revue et corrigée, Paris, Honoré Champion, 2006, p. 9-10. Le critique rappelle aussi (p. 11) que Molière avait regretté au sujet des Fâcheux que tout n’ait pu en être « réglé par une même tête ». et quand, suivant la seconde, il « se perd dans les nues » après sa révélation à Amphitryon, il suffisait d’une simple production de fumée ou de l’abaissement d’une toile figurant un plus gros nuage pour donner l’illusion de ce phénomène. Il est possible toutefois que la représentation aux Tuileries ait donné lieu à un spectacle plus fastueux mais le Molière de 1668 ne jugeait pas indispensable d’en fournir les détails dans le livre pour stimuler l’imagination des lecteurs. En revanche, en 1682 40 , la nouvelle édition apporte des précisions dans ses didascalies. Dans la dernière scène, Jupiter se révèle « annoncé par le bruit du tonnerre , sur son aigle, armé de son foudre, au bruit du tonnerre et des éclairs », ces accessoires étant représentés dans le frontispice de Jean Sauvé et Pierre Brissart. Désormais, échappant au défunt Molière, la comédie ne semblait plus pouvoir être dissociée du grand spectacle. - Le ballet et la musique potentiels au sein d’Amphitryon Une organisation de l’action en ballet La structure en trois actes et la présence d’un prologue aurait pu faire attendre une sorte de comédie-ballet : les 1941 vers n’étant pas tous, loin de là, des alexandrins, ils constituaient un texte relativement léger et donc susceptible d’être précédé et interrompu par des intermèdes musicaux chantés et / ou dansés, comme celui de L’Amour médecin . Charles Mazouer remarque dès le chapitre d’ouverture de son Molière et ses comédies-ballets, que, dans l’avis au lecteur de cette comédie 41 , tout en soulignant la nécessité des « ornements » offerts par la musique et la danse, Molière note qu’ils « accompagnent » la comédie ; il suggère ainsi une hiérarchie entre la comédie récitée et les agréments - on emploie ce mot à l’époque à l’égal d’ ornements 42 . Amphitryon- : réécriture courtisane ou manifeste souriant de l’autonomie moliéresque? 93 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0012 machines » lorsqu’on n’a recours à elles qu’au début et à la fin de la pièce (p. 206, et particulièrement la note 4). 38 Notre hypothèse ne peut tenir que si l’on considère que le Mémoire de Michel Laurent fait allusion à une représentation tardive de la comédie quand il indique (folio 84) : « Au 3 e acte Mercure s’en retourne et Jupiter sur son char [celui de la Nuit] ». Aucune didascalie, pas même dans l’édition de 1682, ne mentionne l’usage de ce char au dénouement. Le Mémoire ferait-il allusion à la représentation avec intermèdes en musiques dont parle le fils de Busst-Rabutin et que nous évoquons à la fin de la présente étude-? 39 « Dialogue de Mercure et du Soleil », dans Lucien, de la traduction de N. Perrot, Sr. d’Alancourt, Divisé en deux parties, Paris, Courbé, 1654, Dialogue des dieux, p.-85-86. invitait au reste Melpomène à y monter. Mais Melpomène n’est pas Thalie 38 … Par ailleurs, si Mercure, qui a renoncé à sa prestance de dieu puisque Molière fait souligner par la Nuit sa posture fort humaine (il est assis sur un nuage), bénéficie de ses «-ailes aux pieds-», il conteste, tel le Mercure-acteur de Plaute, le profit qu’il peut en tirer comme personnage : « Oui mais, pour aller plus vite, / Est-ce qu’on s’en lasse moins ? » (v. 44-45). Et de rappeler, dans les vers 24-44, que les poètes sont maîtres de façonner les dieux à leur guise, de même que leur équipement, ce qui corrobore pour les pièces avec machines l’approche du rôle de l’auteur dans les comédies-ballets telle que l’apprécie Charles Mazouer, comme on le verra infra ; or, pour la scène d’ Amphitryon , c’est bien le poète dramatique, sans intervention d’un ingénieur du spectacle, qui est maître de leur silhouette et de leur apparence. Ce dialogue constitue, certes, l’image inversée de celui auquel on assiste dans le Dialogue des dieux , entre le Soleil de Mercure qui obtient pour Jupiter que la lumière éclaire la terre avec quelque retard, mais en revanche, s’attire des remarques sur les mœurs plus convenables régnant du temps de Saturne ; toutefois aucune plaisanterie ne se trouvait chez Lucien de Samosate concernant les modes divins de transport 39 . Le ton général du Prologue autorise sans doute, vu le propos tenu à la Nuit aux vers 44-45, que Mercure se montre épuisé lors de son atterrissage. Rien de grandiose non plus quand, avant l’apparition de Jupiter, il vole vers le haut du théâtre (« dans le ciel ») au cours de la scène 9 de l’acte III : il semble alors surtout préoccupé de se défaire du masque de Sosie qui lui colle au visage et qui constitue pour lui une autre source de lassitude (v. 1883). Lorsque Robinet évoque la représentation de la pièce dans une Lettre en vers écrite à Madame le 21 janvier 1668, il mentionne les « machines volantes » mais sans s’extasier sur elles, notant que la scène est dépourvue « d’astres éclatantes », ce qui renseigne sur l’apparition finale du maître des dieux. En 1668, le Jupiter de l’ultime scène pouvait apparaître fort simplement en haut du théâtre, dans une nue , exactement comme l’indique la première didascalie, 92 Liliane Picciola 40 Les Œuvres de M. Molière, reveuës, corrigées et augmentées , tome IV, Thierry, Barbin et Trabouillet, 1682. 41 Publiée à paris chez Théodore Girard, en 1666, la pièce fut « représentée pour la première fois à Versailles par ordre du Roi le 15 septembre 1665 ». Dans l’avis « Au lecteur », Molière écrit : « […] le roi a voulu se faire un divertissement […] ; et lorsque je dirai qu’il a été proposé, fait, appris, et représenté en cinq jours, je ne dirai que ce qui est vrai. […] il serait à souhaiter que ces sortes d’ouvrages pussent toujours se montrer à vous avec les ornements qui les accompagnent chez le Roi » (dans Molière , Les Fourberies de Scapin, L’Amour médecin […] , éd. Georges Couton, Paris, Gallimard, Folio classique, p.-43). 42 Charles Mazouer, Molière et ses comédies-ballets , nouvelle édition revue et corrigée, Paris, Honoré Champion, 2006, p. 9-10. Le critique rappelle aussi (p. 11) que Molière avait regretté au sujet des Fâcheux que tout n’ait pu en être « réglé par une même tête ». et quand, suivant la seconde, il « se perd dans les nues » après sa révélation à Amphitryon, il suffisait d’une simple production de fumée ou de l’abaissement d’une toile figurant un plus gros nuage pour donner l’illusion de ce phénomène. Il est possible toutefois que la représentation aux Tuileries ait donné lieu à un spectacle plus fastueux mais le Molière de 1668 ne jugeait pas indispensable d’en fournir les détails dans le livre pour stimuler l’imagination des lecteurs. En revanche, en 1682 40 , la nouvelle édition apporte des précisions dans ses didascalies. Dans la dernière scène, Jupiter se révèle « annoncé par le bruit du tonnerre , sur son aigle, armé de son foudre, au bruit du tonnerre et des éclairs », ces accessoires étant représentés dans le frontispice de Jean Sauvé et Pierre Brissart. Désormais, échappant au défunt Molière, la comédie ne semblait plus pouvoir être dissociée du grand spectacle. - Le ballet et la musique potentiels au sein d’Amphitryon Une organisation de l’action en ballet La structure en trois actes et la présence d’un prologue aurait pu faire attendre une sorte de comédie-ballet : les 1941 vers n’étant pas tous, loin de là, des alexandrins, ils constituaient un texte relativement léger et donc susceptible d’être précédé et interrompu par des intermèdes musicaux chantés et / ou dansés, comme celui de L’Amour médecin . Charles Mazouer remarque dès le chapitre d’ouverture de son Molière et ses comédies-ballets, que, dans l’avis au lecteur de cette comédie 41 , tout en soulignant la nécessité des « ornements » offerts par la musique et la danse, Molière note qu’ils « accompagnent » la comédie ; il suggère ainsi une hiérarchie entre la comédie récitée et les agréments - on emploie ce mot à l’époque à l’égal d’ ornements 42 . Amphitryon- : réécriture courtisane ou manifeste souriant de l’autonomie moliéresque? 93 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0012 43 Charles Mazouer, ouvrage cité, p.-278. 44 Ils sont trois chez Rotrou. À juste titre, le critique voit dans ces lignes la revendication d’une maîtrise de l’ensemble du spectacle par l’auteur du texte théâtral. Molière, au reste, célèbre dans le Prologue de L’Amour médecin l’union possible de La Comédie, la Musique et le Ballet… en confiant essentiellement les paroles chantées à la Comédie ! Charles Mazouer souligne aussitôt que « toutes les comédiesballets ne présentent pas le même équilibre ». La fusion parfaite du texte récité et du texte chanté se réalisera dans les cérémonies finales et fantaisistes du Bourgeois gentilhomme et du Malade imaginaire. Ne peut-on considérer dans cette perspective que la comédie d’ Amphitryon à cet égard constitue une comédie-ballet potentielle, présentant en quelque sorte le degré zéro du genre ? Charles Mazouer écrit au reste-: Bien que privées d’ornements, une fantaisie comme Amphitryon ou une pièce aussi dansée que Les Fourberies de Scapin se rapprochent de la comédie-ballet 43 . Le rapprochement sous cet angle d’ Amphitryon et des Fourberies de Scapin ne doit pas surprendre : le genre latin de la comédie latine, avec ses rôles-types et leurs cantica respectifs d’entrée sur scène, incluait de la musique, avec la présence d’un flûtiste, et des danses, comme celles, bien connues, de l’esclave pressé ( currilis ) ou du vieux maître-/ père en colère. Le sujet même d’ Amphitryon inscrivait la comédie dans l’esthétique du ballet. On sait en effet que les symétries, les séries, les répétitions, caractérisent les entrées dansantes ; or la pièce introduit deux dieux, Jupiter et Mercure, qu’il faut peut-être vêtir de costumes légèrement plus brillants que les autres, et deux hommes, Amphitryon et Sosie ; de plus, grâce à l’apparence humaine dérobée respectivement par les dieux à ces deux hommes, le spectateur parvient à se trouver en présence de deux Sosies, de deux couples Amphitryon / Alcmène, de deux paires de « maître et serviteur », et, pour finir, de deux Amphitryons. L’idée de doter Sosie d’une épouse, Cléanthis, qui n’existe ni chez Plaute ni chez Rotrou, a permis de pouvoir opposer entre eux deux couples de valets, et ces deux couples aux deux couples de maîtres, ce qui, non seulement renforce le rire, mais laisse l’impression de figures de danse : que de pas-de-deux ! Les quatre capitaines 44 - nombre pair - ne sauraient être imaginés autrement que dans le même uniforme militaire, Naucratès et Polidas apparaissant d’abord (acte III, scènes 4 et 5), puis Argatiphontidas, et Policlès venant les redoubler : ces personnages, qu’on peut au reste imaginer entourés d’autres officiers qui ne figurent pas dans la liste des acteurs mais dont une didascalie de la scène 94 Liliane Picciola 45 «-A M P H I T R Y O N , à plusieurs autres officiers qui l’accompagnent -». 46 Gabriel Conesa, Le dialogue moliéresque - Étude stylistique et dramaturgique , Paris, P. U. F., 1980. 47 Charles Mazouer, ouvrage cité, p.-53. 7 de l’acte III mentionne la présence 45 , reproduisent l’effet de prolifération de ces danseurs qui ne sont identifiables que comme soutiens d’un protagoniste, selon un procédé fréquent dans les chorégraphies. Le ballet n’est pas seulement de paroles, comme l’a bien montré Gabriel Conesa 46 , mais de déplacements, de présences sur scène et même du ressenti des symétries dans l’imagination de spectateurs auliques habitués aux spectacles de danse. Une pièce à la versification musicale Quant à la musique, Charles Mazouer rappelle qu’elle faisait l’objet de l’attention autonome de Molière : le registre de La Grange concernant la vie de la troupe « est parsemé d’indications de frais pour la musique et la danse. Dépense pour le clavecin, le hautbois, les violons, la ritournelle, la symphonie, les voix, les musiciens et musiciennes 47 -». Les vers libres dont on a vanté les vertus de naturel et de variété dans Am‐ phitryon se trouvaient particulièrement employés dans les intermèdes musicaux, où les vers courts et impairs sont fréquents. La pratique de ces vers au théâtre semble remonter à la comédie italienne, dans laquelle on chantait beaucoup. Le Prologue de L’Amour médecin est en vers libres et présente des décasyllabes, des alexandrins, des heptasyllabes et des hexasyllabes ; la sérénade qui ouvre Monsieur de Pourceaugnac offre une autre palette de vers libres. On a remarqué que, dans son écriture théâtrale, Molière renonce peu à peu aux alexandrins et c’est particulièrement le cas des comédies roturières où se mêle la musique, fort réalistes dans les mœurs qu’elles dépeignent, à défaut de l’être dans leur fable : la fantaisie, voire souvent la moquerie débridée, sont particulièrement sensibles dans les parties musicales. Certes, le dramaturge d’ Amphitryon aurait pu être tenté de recourir systématiquement aux vers de douze syllabes pour donner la parole aux dieux mais il convient de ne pas oublier que, pour les habitués de la tragédie, les alexandrins étaient vite ressentis comme de la prose, et que les moments les plus graves se caractérisaient dans ce dernier genre par un changement de métrique. Ni Jupiter ni Mercure, ni même Amphitryon, vu l’approche qui est faite d’eux, ne sont assimilables à des personnages de tragédie. En revanche, leur faire utiliser, comme aux autres personnages la variété des vers chantés, c’était peut-être d’une part souligner leur irréalité, comme celle de la fable et introduire en profondeur le divertissement dans le texte même, et, d’autre part contenter tous les publics en compensant peut-être Amphitryon- : réécriture courtisane ou manifeste souriant de l’autonomie moliéresque? 95 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0012 43 Charles Mazouer, ouvrage cité, p.-278. 44 Ils sont trois chez Rotrou. À juste titre, le critique voit dans ces lignes la revendication d’une maîtrise de l’ensemble du spectacle par l’auteur du texte théâtral. Molière, au reste, célèbre dans le Prologue de L’Amour médecin l’union possible de La Comédie, la Musique et le Ballet… en confiant essentiellement les paroles chantées à la Comédie ! Charles Mazouer souligne aussitôt que « toutes les comédiesballets ne présentent pas le même équilibre ». La fusion parfaite du texte récité et du texte chanté se réalisera dans les cérémonies finales et fantaisistes du Bourgeois gentilhomme et du Malade imaginaire. Ne peut-on considérer dans cette perspective que la comédie d’ Amphitryon à cet égard constitue une comédie-ballet potentielle, présentant en quelque sorte le degré zéro du genre ? Charles Mazouer écrit au reste-: Bien que privées d’ornements, une fantaisie comme Amphitryon ou une pièce aussi dansée que Les Fourberies de Scapin se rapprochent de la comédie-ballet 43 . Le rapprochement sous cet angle d’ Amphitryon et des Fourberies de Scapin ne doit pas surprendre : le genre latin de la comédie latine, avec ses rôles-types et leurs cantica respectifs d’entrée sur scène, incluait de la musique, avec la présence d’un flûtiste, et des danses, comme celles, bien connues, de l’esclave pressé ( currilis ) ou du vieux maître-/ père en colère. Le sujet même d’ Amphitryon inscrivait la comédie dans l’esthétique du ballet. On sait en effet que les symétries, les séries, les répétitions, caractérisent les entrées dansantes ; or la pièce introduit deux dieux, Jupiter et Mercure, qu’il faut peut-être vêtir de costumes légèrement plus brillants que les autres, et deux hommes, Amphitryon et Sosie ; de plus, grâce à l’apparence humaine dérobée respectivement par les dieux à ces deux hommes, le spectateur parvient à se trouver en présence de deux Sosies, de deux couples Amphitryon / Alcmène, de deux paires de « maître et serviteur », et, pour finir, de deux Amphitryons. L’idée de doter Sosie d’une épouse, Cléanthis, qui n’existe ni chez Plaute ni chez Rotrou, a permis de pouvoir opposer entre eux deux couples de valets, et ces deux couples aux deux couples de maîtres, ce qui, non seulement renforce le rire, mais laisse l’impression de figures de danse : que de pas-de-deux ! Les quatre capitaines 44 - nombre pair - ne sauraient être imaginés autrement que dans le même uniforme militaire, Naucratès et Polidas apparaissant d’abord (acte III, scènes 4 et 5), puis Argatiphontidas, et Policlès venant les redoubler : ces personnages, qu’on peut au reste imaginer entourés d’autres officiers qui ne figurent pas dans la liste des acteurs mais dont une didascalie de la scène 94 Liliane Picciola 45 «-A M P H I T R Y O N , à plusieurs autres officiers qui l’accompagnent -». 46 Gabriel Conesa, Le dialogue moliéresque - Étude stylistique et dramaturgique , Paris, P. U. F., 1980. 47 Charles Mazouer, ouvrage cité, p.-53. 7 de l’acte III mentionne la présence 45 , reproduisent l’effet de prolifération de ces danseurs qui ne sont identifiables que comme soutiens d’un protagoniste, selon un procédé fréquent dans les chorégraphies. Le ballet n’est pas seulement de paroles, comme l’a bien montré Gabriel Conesa 46 , mais de déplacements, de présences sur scène et même du ressenti des symétries dans l’imagination de spectateurs auliques habitués aux spectacles de danse. Une pièce à la versification musicale Quant à la musique, Charles Mazouer rappelle qu’elle faisait l’objet de l’attention autonome de Molière : le registre de La Grange concernant la vie de la troupe « est parsemé d’indications de frais pour la musique et la danse. Dépense pour le clavecin, le hautbois, les violons, la ritournelle, la symphonie, les voix, les musiciens et musiciennes 47 -». Les vers libres dont on a vanté les vertus de naturel et de variété dans Am‐ phitryon se trouvaient particulièrement employés dans les intermèdes musicaux, où les vers courts et impairs sont fréquents. La pratique de ces vers au théâtre semble remonter à la comédie italienne, dans laquelle on chantait beaucoup. Le Prologue de L’Amour médecin est en vers libres et présente des décasyllabes, des alexandrins, des heptasyllabes et des hexasyllabes ; la sérénade qui ouvre Monsieur de Pourceaugnac offre une autre palette de vers libres. On a remarqué que, dans son écriture théâtrale, Molière renonce peu à peu aux alexandrins et c’est particulièrement le cas des comédies roturières où se mêle la musique, fort réalistes dans les mœurs qu’elles dépeignent, à défaut de l’être dans leur fable : la fantaisie, voire souvent la moquerie débridée, sont particulièrement sensibles dans les parties musicales. Certes, le dramaturge d’ Amphitryon aurait pu être tenté de recourir systématiquement aux vers de douze syllabes pour donner la parole aux dieux mais il convient de ne pas oublier que, pour les habitués de la tragédie, les alexandrins étaient vite ressentis comme de la prose, et que les moments les plus graves se caractérisaient dans ce dernier genre par un changement de métrique. Ni Jupiter ni Mercure, ni même Amphitryon, vu l’approche qui est faite d’eux, ne sont assimilables à des personnages de tragédie. En revanche, leur faire utiliser, comme aux autres personnages la variété des vers chantés, c’était peut-être d’une part souligner leur irréalité, comme celle de la fable et introduire en profondeur le divertissement dans le texte même, et, d’autre part contenter tous les publics en compensant peut-être Amphitryon- : réécriture courtisane ou manifeste souriant de l’autonomie moliéresque? 95 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0012 48 Correspondance de Roger de Rabutin, comte de Bussy, avec sa famille et ses amis(1666-1693), nouvelle édition par Ludovic Lalanne, tome V, Paris, Charpentier, 1859, p.-245. 49 Sans nom de lieu ni d’éditeur, la date seule figurant sur la page de titre. par là la modestie des machines. Dans l’ouverture de Monsieur de Pourceaugnac , il est indiqué que les paroles sont « chantées par trois voix en manière de dialogue », ce qui semble indiquer qu’on entendait une sorte de parlé-chanté, qui n’excluait pas que les instruments seuls pussent résonner entre les répliques ou les accompagner discrètement comme une basse continue. Avec des vers libres, on s’approche du parlé-chanté, la plaisanterie se glissant volontiers dans la musique : ainsi le surgissement d’un heptasyllabe, dans l’intermède italien comme dans l’intermède français, s’emploie volontiers pour la badinerie ou l’ironie. Dans le Prologue moliéresque, on notera que Molière permet des heptasyllabes à Mercure mais en prive évidemment la Nuit… Ainsi il semble que la grâce, le rythme et la mélodie sont totalement intégrés dans la composition de la comédie et dans son écriture. On peut percevoir là une sorte de manifeste moliéresque, un beau et malicieux témoignage d’indépendance au sein même de l’allégeance. U NE REPRÉSENTATION HYPERTROPHIÉE D ’A MPHITRYON EN 1681 Le devenir de la comédie semble indiquer que les qualités d’ Amphitryon ne suffirent bientôt plus à l’appétit aulique de splendeur. En effet, dans une lettre du 6 mars 1681, le marquis Amé-Nicolas de Bussy-Rabutin écrit-à son père : Je suivis, mardi 25, Monseigneur et madame la Dauphine à Paris. Ils dînèrent au Palais- Royal. Ils allèrent ensuite à la foire où ils virent, entre autres nouveautés, le cercle du Grand-Seigneur, chez Benoît. De là, ils allèrent chez MM. Malo, près des Jésuites de la rue Saint-Antoine, voir un petit opéra de la comédie d’Amphitryon avec des entractes en musique. Après cela, ils retournèrent souper au Palais-Royal et coucher ici 48 . Cet environnement franchement chorégraphique et musical nous est connu puisque fut bientôt publié, en 1681, un livret intitulé « Prologue et intermèdes en musique ornez d’entrées de balet pour la représentation de l’ Amphitryon 49 ». Le Prologue est constitué d’un dialogue - probablement en parlé-chanté - entre une allégorie de la Seine et un chœur de nymphes. Elles annoncent l’arrivée du « dieu qui règne sur les Ondes » : Neptune. Ce dieu, accompagné de Tritons, explique ensuite à la Seine qu’il est venu rendre hommage au roi, imitateur des dieux : Louis XIV. Tous ensemble louent le Roi ; Seine s’exalte : « […] d’un si grand héros l’éclat et la présence, / Du Soleil à mes yeux valent bien les rayons ». 96 Liliane Picciola En faisant régner la paix sur ses rives, le roi emporte ainsi à la mer des eaux exemptes de sang, alors que partout en Europe Mars est en fureur. Le lien entre le Roi-Soleil et le Jupiter de la comédie qui va suivre devient ainsi plus explicite. En temps de paix, la place est libre pour « mille doux concerts », « d’amoureux soupirs », et des « plaisirs » : l’orientation hédoniste de la comédie primitive se voit ainsi renforcée. Ce Prologue fait également voir une danse des Nymphes, qui exprime la joie qu’inspire la venue de Neptune ; elle est suivie d’un duo chanté de deux Nymphes, qui manifestent de la méfiance à l’égard de l’amour. On peut supposer que le mouvement, noté, de la Seine et de ses Nymphes vers Neptune et ses Tritons, est déjà plein de grâce, car, après les louanges de Louis, une didascalie précise que « Les Tritons et les Nymphes forment une entrée ». C’est la Seine qui, chantant en solo, répond au premier chant des deux Nymphes en vantant la douceur de l’amour. Après ce Prologue et son caractère grandiose, devait commencer, dans un premier enchâssement, le bien plus modeste Prologue moliéresque, entre Mercure et la Nuit, qui amenait une obscurité contrastant avec la lumière du premier Prologue et un langage plus familier. Une fois joué l’acte I, avec l’évocation dialoguée du bonheur du dieu déguisé, Amour se vante, dans le premier intermède d’avoir arraché le tonnerre des mains de Jupiter ; Vénus, et quelques Grâces sont présents, dialoguant avec Amour et la déesse, ainsi que les Plaisirs et les Jeux, qui par ailleurs « témoignent par leur danse la part qu’ils prennent dans la victoire de l’Amour ». Le second intermède est davantage lié à l’action puisque Mercure le dirige : il « amène des Musiciens et des Danseurs vêtus en Bergers et en Faunes pour la fête que Jupiter fait préparer aux Officiers » ; une didascalie nous apprend que les faunes, symboles de sensualité et de festins bien arrosés, « font une entrée ». Le troisième intermède, plus pleinement chanté que les autres, fait voir le peuple thébain, donc une grande quantité de chanteurs et danseurs : ils se réjouissent de l’honneur fait à leur ville par la visite de Jupiter. Une entrée est dansée par «-le peuple de Thèbes-». On voit de quel faste, pour ne pas dire de quelles lourdeurs, fut environnée alors la comédie de Molière, qui séduisait par sa poétique légèreté. Le Prologue et les intermèdes avaient retrouvé une autonomie de plume que le dramaturge leur contestait. Au reste, en marge, dans le dernier intermède, il est précisé, quand une Dame chante : « Paroles de Mr. *** ». La comédie avait en quelque sorte échappé à son auteur et sa représentation se trouvait désormais entre les mains des adeptes, plus ou moins spontanés, de la société de Cour. La Grange, dans l’édition qu’il donna en 1682 des Œuvres de son extraordinaire directeur de troupe, n’écrit rien dans sa préface qui réfère à Amphitryon, hormis Amphitryon- : réécriture courtisane ou manifeste souriant de l’autonomie moliéresque? 97 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0012 48 Correspondance de Roger de Rabutin, comte de Bussy, avec sa famille et ses amis(1666-1693), nouvelle édition par Ludovic Lalanne, tome V, Paris, Charpentier, 1859, p.-245. 49 Sans nom de lieu ni d’éditeur, la date seule figurant sur la page de titre. par là la modestie des machines. Dans l’ouverture de Monsieur de Pourceaugnac , il est indiqué que les paroles sont « chantées par trois voix en manière de dialogue », ce qui semble indiquer qu’on entendait une sorte de parlé-chanté, qui n’excluait pas que les instruments seuls pussent résonner entre les répliques ou les accompagner discrètement comme une basse continue. Avec des vers libres, on s’approche du parlé-chanté, la plaisanterie se glissant volontiers dans la musique : ainsi le surgissement d’un heptasyllabe, dans l’intermède italien comme dans l’intermède français, s’emploie volontiers pour la badinerie ou l’ironie. Dans le Prologue moliéresque, on notera que Molière permet des heptasyllabes à Mercure mais en prive évidemment la Nuit… Ainsi il semble que la grâce, le rythme et la mélodie sont totalement intégrés dans la composition de la comédie et dans son écriture. On peut percevoir là une sorte de manifeste moliéresque, un beau et malicieux témoignage d’indépendance au sein même de l’allégeance. U NE REPRÉSENTATION HYPERTROPHIÉE D ’A MPHITRYON EN 1681 Le devenir de la comédie semble indiquer que les qualités d’ Amphitryon ne suffirent bientôt plus à l’appétit aulique de splendeur. En effet, dans une lettre du 6 mars 1681, le marquis Amé-Nicolas de Bussy-Rabutin écrit-à son père : Je suivis, mardi 25, Monseigneur et madame la Dauphine à Paris. Ils dînèrent au Palais- Royal. Ils allèrent ensuite à la foire où ils virent, entre autres nouveautés, le cercle du Grand-Seigneur, chez Benoît. De là, ils allèrent chez MM. Malo, près des Jésuites de la rue Saint-Antoine, voir un petit opéra de la comédie d’Amphitryon avec des entractes en musique. Après cela, ils retournèrent souper au Palais-Royal et coucher ici 48 . Cet environnement franchement chorégraphique et musical nous est connu puisque fut bientôt publié, en 1681, un livret intitulé « Prologue et intermèdes en musique ornez d’entrées de balet pour la représentation de l’ Amphitryon 49 ». Le Prologue est constitué d’un dialogue - probablement en parlé-chanté - entre une allégorie de la Seine et un chœur de nymphes. Elles annoncent l’arrivée du « dieu qui règne sur les Ondes » : Neptune. Ce dieu, accompagné de Tritons, explique ensuite à la Seine qu’il est venu rendre hommage au roi, imitateur des dieux : Louis XIV. Tous ensemble louent le Roi ; Seine s’exalte : « […] d’un si grand héros l’éclat et la présence, / Du Soleil à mes yeux valent bien les rayons ». 96 Liliane Picciola En faisant régner la paix sur ses rives, le roi emporte ainsi à la mer des eaux exemptes de sang, alors que partout en Europe Mars est en fureur. Le lien entre le Roi-Soleil et le Jupiter de la comédie qui va suivre devient ainsi plus explicite. En temps de paix, la place est libre pour « mille doux concerts », « d’amoureux soupirs », et des « plaisirs » : l’orientation hédoniste de la comédie primitive se voit ainsi renforcée. Ce Prologue fait également voir une danse des Nymphes, qui exprime la joie qu’inspire la venue de Neptune ; elle est suivie d’un duo chanté de deux Nymphes, qui manifestent de la méfiance à l’égard de l’amour. On peut supposer que le mouvement, noté, de la Seine et de ses Nymphes vers Neptune et ses Tritons, est déjà plein de grâce, car, après les louanges de Louis, une didascalie précise que « Les Tritons et les Nymphes forment une entrée ». C’est la Seine qui, chantant en solo, répond au premier chant des deux Nymphes en vantant la douceur de l’amour. Après ce Prologue et son caractère grandiose, devait commencer, dans un premier enchâssement, le bien plus modeste Prologue moliéresque, entre Mercure et la Nuit, qui amenait une obscurité contrastant avec la lumière du premier Prologue et un langage plus familier. Une fois joué l’acte I, avec l’évocation dialoguée du bonheur du dieu déguisé, Amour se vante, dans le premier intermède d’avoir arraché le tonnerre des mains de Jupiter ; Vénus, et quelques Grâces sont présents, dialoguant avec Amour et la déesse, ainsi que les Plaisirs et les Jeux, qui par ailleurs « témoignent par leur danse la part qu’ils prennent dans la victoire de l’Amour ». Le second intermède est davantage lié à l’action puisque Mercure le dirige : il « amène des Musiciens et des Danseurs vêtus en Bergers et en Faunes pour la fête que Jupiter fait préparer aux Officiers » ; une didascalie nous apprend que les faunes, symboles de sensualité et de festins bien arrosés, « font une entrée ». Le troisième intermède, plus pleinement chanté que les autres, fait voir le peuple thébain, donc une grande quantité de chanteurs et danseurs : ils se réjouissent de l’honneur fait à leur ville par la visite de Jupiter. Une entrée est dansée par «-le peuple de Thèbes-». On voit de quel faste, pour ne pas dire de quelles lourdeurs, fut environnée alors la comédie de Molière, qui séduisait par sa poétique légèreté. Le Prologue et les intermèdes avaient retrouvé une autonomie de plume que le dramaturge leur contestait. Au reste, en marge, dans le dernier intermède, il est précisé, quand une Dame chante : « Paroles de Mr. *** ». La comédie avait en quelque sorte échappé à son auteur et sa représentation se trouvait désormais entre les mains des adeptes, plus ou moins spontanés, de la société de Cour. La Grange, dans l’édition qu’il donna en 1682 des Œuvres de son extraordinaire directeur de troupe, n’écrit rien dans sa préface qui réfère à Amphitryon, hormis Amphitryon- : réécriture courtisane ou manifeste souriant de l’autonomie moliéresque? 97 Œuvres & Critiques, XLVII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2022-0012 cette demi-phrase, fort élogieuse - : « Ceux qui conçoivent toutes les beautés de son Avare , et de son Amphitryon , soutiennent qu’il a surpassé Plaute dans l’un et dans l’autre ». Assurément, la seconde ne faisait pas partie de ces ouvrages, qui, selon l’éditeur-comédien « semblent négligés en comparaison des autres », parce que l’auteur « était obligé d’assujettir son génie » à des thèmes imposés et à la précipitation qui caractérise la vie de Cour et ses caprices. Par un extraordinaire travail de versification et d’organisation de l’action qui font de la comédie elle-même un vaste ballet, par la finesse manifestée dans le maniement permanent de ce qu’on peut bien appeler l’humour, la majesté du goût aulique du spectacle n’étant pas épargnée, par l’hommage incontestable mais toujours détendu que rendent indirectement au roi et à son entourage les figures divines et pétillantes de sa comédie, Molière, en même temps qu’il a su prendre en compte les aspirations de la société de Cour, ne s’est aucune façon «-assujetti-» à des ordres qu’il aurait intériorisés. 98 Liliane Picciola
