Oeuvres et Critiques
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0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
10.24053/OeC-2023-0004
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2023
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Molière critique de son œuvre : La Critique de L’École des femmes et L’Impromptu de Versailles
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Marcella Leopizzi
Dans cet article, nous allons analyser les thèmes méta-théâtraux contenus dans La Critique de L'École des femmes et dans L’Impromptu de Versailles, afin de faire ressortir l’activité métafictionnelle de Molière développée dans ces deux pièces. En examinant ses théories sur l’esthétique théâtrale et sur le débat concernant la tragédie et la comédie ainsi que la fidélité aux règles, nous visons à démontrer le rôle actif que Molière joue au sein des querelles théâtrales par le biais du théâtre dans le théâtre en tant que juge de ses propres œuvres si ce n’est en tant que défenseur de ses pièces et du genre comique. De plus, en soulignant son apport à la critique littéraire, nous nous proposons de mettre en évidence aussi que, de par ces deux pièces, Molière attaque les vices des mœurs de la société mondaine de son temps et tout particulièrement l’affectation, la vanité, la pédanterie, la fausse pruderie, la dévotion hypocrite dans une optique d’édification universelle à caractère intemporel et qui plus est dans des finalités éducatives émancipatrices vis-à-vis de la condition féminine.
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Molière critique de son œuvre : La Critique de L’École des femmes-et-L’Impromptu de Versailles Marcella Leopizzi Université du Salente - Lecce (Italie) E quindi uscimmo a riveder le stelle (Dante, Inferno , XXXIV,139) Avant-propos Dans cet article, nous allons analyser les thèmes méta-théâtraux contenus dans La Critique de L'École des femmes et dans L’Impromptu de Versailles , afin de faire ressortir l’activité métafictionnelle de Molière développée dans ces deux pièces. En examinant ses théories sur l’esthétique théâtrale et sur le débat concernant la tragédie et la comédie ainsi que la fidélité aux règles, nous visons à démontrer le rôle actif que Molière joue au sein des querelles théâtrales par le biais du théâtre dans le théâtre en tant que juge de ses propres œuvres si ce n’est en tant que défenseur de ses pièces et du genre comique. De plus, en soulignant son apport à la critique littéraire, nous nous proposons de mettre en évidence aussi que, de par ces deux pièces, Molière attaque les vices des mœurs de la société mondaine de son temps et tout particulièrement l’affectation, la vanité, la pédanterie, la fausse pruderie, la dévotion hypocrite dans une optique d’édification universelle à caractère intemporel et qui plus est dans des finalités éducatives émancipatrices vis-à-vis de la condition féminine. 1. La Critique de l'École des femmes : conversation salonnière aux instances émancipatrices Dans la préface de L’École des femmes (1662) qui a été écrite après les premières représentations de la pièce, Molière aborde les critiques avancées contre cette Œuvres & Critiques, XLVIII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2023-0004 1 Pour des études sur la manière dont Molière exploite toute occasion pour attirer l’attention du public et pour créer la publicité de son activité théâtrale, voir : Georges Forestier et Claude Bourqui, « Comment Molière inventa la ‘‘querelle de L’École des femmes ’’ - », Littératures classiques , 81 (2013), p.-185-197. 2 Molière, L’École des femmes , [1662], éd. Jean Serroy, Paris, Gallimard, 1985, p.-99. 3 Quelques jours après la représentation de L’École des femmes , Nicolas Despréaux alias Boileau adresse à Molière des stances, où il prend parti pour L’école des femmes , qui témoignent de la querelle autour de cette pièce - : « En vain mille jaloux esprits / Molier, osent avec mépris / Censurer ton plus bel ouvrage ; / Sa charmante naïveté / S’en va, pour jamais, d’âgé en âge / Enjouer la postérité », « Stances sur L’École des femmes -», dans Les Délices de la Poésie galante, des plus célèbres auteurs du temps , Paris, Jean Ribou, 1663, p. 176-177. Par contre, Donneau de Visé est l’un des plus fervents détracteurs de la pièce notamment à cause des idées immorales et contraires à la bienséance que, d’après lui, cette œuvre met en scène ; il attaque notamment la cinquième scène du deuxième acte. Outre cette pièce, Donneau de Visé condamne aussi les autres comédies de Molière et il est l’un des adversaires les plus acharnés de Molière comme en témoignent les ouvrages suivants : Zélinde, comédie, ou la véritable critique de L’école des femmes ou La Critique de la Critique (Paris, Barbin, 1663) et Réponse à L’Impromptu de Versailles ou la vengeance des marquis (Paris, Ribou, 1664). Pour des approfondissements sur ce sujet, voir l’édition critique La Critique de l’École des femmes et L’Impromptu de Versailles comédies suivies de Documents sur la querelle de l’École des femmes d’André Tissier, Paris, Larousse, 1968, p.-11-18. 4 Tout au long de notre article, nos citations concernant La Critique et L’Impromptu renvoient à cette édition : Molière, La Critique de l’École des femmes et L’Impromptu de pièce 1 et, d’un ton sarcastique, il proclame : « je suis assez redevable à toutes les personnes, qui lui ont donné leur approbation, pour me croire obligé de défendre leur jugement, contre celui des autres 2 ». Aussi, de par sa préface, il répond à la « querelle de L’École des femmes 3 » qui s’est éclatée après les premières représentations de la pièce, et, de la sorte, il annonce la fabula de La Critique de l’École des femmes . Le 1 er juin 1663, il représente le spectacle de La Critique de l’École des femmes où, en ayant recours à la mode de la conversation salonnière, il fait de sa première pièce, L’École des femmes , le sujet d’une seconde comédie . Il joue par conséquent le rôle de critique de son propre ouvrage et, en le défendant, il se moque de ses ennemis, autrement dit, des spectateurs et des hommes de théâtre (acteurs et auteurs) qui n’aimaient pas ses pièces et qui, d’une manière ou d’une autre, étaient ses rivaux-: Dorante. - Vous êtes là sur une matière qui, depuis quatre jours, fait presque l’entretien de toutes les maisons de Paris, et jamais on n’a rien vu de si plaisant que la diversité des jugements qui se font là-dessus. Car enfin j’ai ouï condamner cette comédie à certaines gens, par les mêmes choses que j’ai vu d’autres estimer le plus. (scène 5, lignes 2-7) 4 50 Marcella Leopizzi Œuvres & Critiques, XLVIII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2023-0004 Versailles comédies suivies de Documents sur la querelle de l’École des femmes , éd. André Tissier, op. cit . Le Marquis. - Parbleu ! tous les autres comédiens qui étaient là pour la voir en ont dit tous les maux du monde. Dorante. - Ah ! je ne dis plus mot : tu as raison, Marquis. Puisque les autres comédiens en disent du mal, il faut les en croire assurément. Ce sont tous gens éclairés et qui parlent sans intérêt. Il n’y a plus rien à dire, je me rends. (scène 6, lignes 85-90) D’un côté, il place trois personnages qui assument sa défense (Uranie, Élise et Dorante) et de l’autre côté trois antagonistes (Climène, le Marquis et Lysidas). De ce fait, tout au long de la pièce, les six personnages assemblés dans le salon d’Uranie ne parlent que de la comédie de Molière intitulée L’École des femmes qui vient d’être représentée. Au cours de la conversation, il n’est question que de L’École des femmes et du fait que cette pièce divise le public. Les détracteurs attaquent l’œuvre au nom des règles du théâtre, du bon goût et de la pudeur ; alors que les soutenants avancent que la bonne façon de juger d’une pièce « est de se laisser prendre aux choses, et de n’avoir ni prétention aveugle, ni complaisance affectée, ni délicatesse ridicule-» (scène 5, lignes 54-56). Ainsi, Climène, fausse prude et précieuse extravagante qui affiche une dévotion aisément froissée, est choquée ; le poète Lysidas, auteur jaloux, pédant et vaniteux, attaque la pièce au nom des règles académiques ; et, qui plus est, le marquis ridicule, personnage sot et prétentieux, déteste cette œuvre, bien qu’il ne l’ait pas vue ni lue. En revanche, Uranie, maîtresse de la maison, femme merveilleuse qui se distingue par son élégance et par son intelligence, défend la pièce. Elise, femme d’esprit cousine d’Uranie, feint de soutenir le parti adverse mais, de fait, elle souligne la faiblesse de leurs arguments et ridiculise par l’ironie les raisons de ses adversaires « j’ai changé d’avis ; et Madame sait appuyer le sien par des raisons si convaincantes qu’elle m’a entraînée de son côté » (scène 5, lignes 126-128). De même, porte-parole de Molière, Dorante, qui est un chevalier posé et tranquille, défend l’œuvre et condamne l’affectation. L’annonce du souper de la part du laquais, Galopin, marque le dénouement de la pièce : chacun reste sur ses positions et est persuadé d'avoir emporté la discussion. Par conséquent, il ne s’agit pas d’une véritable conclusion mais d’un arrêt de la discussion. Or, parmi les défenseurs de L’École des femmes , il y a plus de femmes que dans le camp des opposants : aspect qui pourrait être envisagé comme un choix de la part de Molière pour souligner, d’un côté, que les femmes sont les meilleures alliées de cette comédie et, de l’autre côté, que cette pièce entraîne l’émancipation féminine et la liberté des femmes. D’autant plus que Dorante Molière critique de son œuvre 51 Œuvres & Critiques, XLVIII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2023-0004 arrive à la cinquième scène : ce qui implique que le Marquis a discouru longtemps seul avec les trois femmes. En outre, il faut souligner que, si les partisans de la pièce sont tous des gens sensés, au contraire, les adversaires sont tous des personnages ridicules voire incapables d’argumenter leur hostilité. Il s’ensuit que Molière transforme ses ennemis en personnages risibles. Incapables de justifier leurs jugements, et donc objets de dérision, ces derniers sont représentés par un Marquis (anonymat qui marque l’ensemble des marquis voire de tous ceux qui sont affectés et qui falsifient la nature), par Climène (qui incarne le clan des précieuses) et par Lysidas qui évoque les pédants mondains convaincus d’être les arbitres du goût. Ouvrage en un acte et en prose, La Critique de l’École des femmes dépeint un tableau de la conversation mondaine qui met en scène un plaidoyer pour les pièces de Molière et pour le genre théâtral de la comédie. En outre, cette œuvre représente une mentalité novatrice fondée sur des instances émancipatrices qui promeuvent le mariage basé sur l’amour réciproque et qui mettent en évidence la nécessité d’instruire la femme et de repenser les principes éducatifs pour la femme et pour l’homme. En défendant L’École des femmes , Molière met ainsi en valeur les thèmes développés dans cette pièce portant sur l’urgence de dépasser les préjugés sur la condition féminine et relevant de la certitude que l’honnêteté des femmes n’est pas dans les grimaces et dans les simagrées. La cible de Molière concerne tout d’abord l’affectation dans le langage, dans la gestualité et dans la conduite-: Uranie. - Elle l’est depuis les pieds jusqu’à la tête, et la plus grande façonnière du monde. Il semble que tout son corps soit démonté, et que les mouvements de ses hanches, de ses épaules et de sa tête n’aillent que par ressorts. Elle affecte toujours un ton de voix languissant et niais, fait la moue pour montrer une petite bouche, et roule les yeux pour les faire paraître grands. [scène 2, lignes 30-36 …] L’honnêteté d’une femme n’est pas dans les grimaces. Il sied mal de vouloir être plus sage que celles qui sont sages. […] et je ne vois rien de si ridicule que cette délicatesse d’honneur qui prend tout en mauvaise part, donne un sens criminel aux plus innocents paroles, et s’offense de l’ombre des choses. Croyez-moi, celles qui font tant de façons n’en sont pas estimées plus femmes de bien. Au contraire, leur sévérité mystérieuse et leurs grimaces affectées irritent la censure de tout le monde. (scène 3, lignes 96-105) Observateur attentif des mœurs de son temps, il met en scène les vices de son époque qui touchent à la nature humaine et qui, par conséquent, concernent tous les hommes. D’après lui, d’ailleurs, l’affaire de la comédie est justement de représenter par le rire les maux de la société dans une acception paradigmatique. Au travers d’Uranie, il précise que : « toutes les peintures ridicules qu’on expose 52 Marcella Leopizzi Œuvres & Critiques, XLVIII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2023-0004 sur les théâtres doivent être regardées sans chagrin de tout le monde. Ce sont miroirs publics, où il ne faut jamais témoigner qu’on se voie » (scène 6, lignes 101-104). Il veut représenter les vices de l’Homme, et non pas seulement de ses contemporains, afin de les corriger par la gaieté. Il remarque, par conséquent, qu’il est indispensable d’« entrer comme il faut dans le ridicule des hommes » (scène 6, ligne 183) et de rendre sur le théâtre les défauts de tout le monde-: Dorante. - Lorsque vous peignez des héros, vous faites ce que vous voulez ; ce sont des portraits à plaisir, où l’on ne cherche point de ressemblance ; et vous n’avez qu’à suivre les traits d’une imagination qui se donne l’essor, et qui souvent laisse le vrai pour attraper le merveilleux. Mais lorsque vous peignez les hommes, il faut peindre d’après nature ; on veut que ces portraits ressemblent ; et vous n’avez rien fait, si vous n’y faites reconnaître les gens de votre siècle. En un mot, dans les pièces sérieuses, il suffit, pour n’être point blâmé, de dire des choses qui soient de bon sens et bien écrites ; mais ce n’est pas assez dans les autres, il y faut plaisanter. (scène 6, lignes 186-195) Molière revendique sa finalité de peindre d’après nature et sa manière de faire du comique. Dans ce but, par le biais de ses trois personnages ridicules, il fait la satire non seulement des détracteurs de L’École des femmes mais aussi de ceux qui condamnent son théâtre et, qui plus est, de ceux qui soutiennent la supériorité de la tragédie sur la comédie. Au travers d’Uranie, il affirme que la comédie a ses « charmes » et « n’est pas moins difficile à faire » que la tragédie : Uranie. - La tragédie, sans doute, est quelque chose de beau quand elle est bien touchée ; mais la comédie a ses charmes, et je tiens que l’une n’est pas moins difficile à faire que l’autre. (scène 6, lignes 174-177) À l’éloge de la tragédie fait par Lysidas, Molière répond par l’éloge de la comédie fait par Dorante où celui-ci souligne les difficultés que présente la matière de la comédie. Notre auteur envisage les passions dans une perspective cathartique et il soutient que les personnages qui ne se laissent pas conduire par leur raison mais par des tentations destructrices permettent aux spectateurs de se purger de ces mêmes affections et de saisir le danger qu’elles représentent-: Dorante. - Vous croyez donc, Monsieur Lysidas, que tout l’esprit et toute la beauté sont dans les poèmes sérieux, et que les pièces comiques sont des niaiseries qui ne méritent aucune louange ? [scène 6, lignes 170-173 …] je trouve qu’il est bien plus aisé de se guinder sur de grands sentiments, de braver en vers la Fortune, accuser les Destins, et dire des injures aux Dieux, que d’entrer comme il faut dans le ridicule des hommes, et de rendre agréablement sur le théâtre des défauts de tout le monde. (scène 6, lignes 181-185) Molière critique de son œuvre 53 Œuvres & Critiques, XLVIII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2023-0004 En outre, Molière raille la foi aveugle dans les règles voire le respect incondi‐ tionné envers la leçon de la Poétique d’Aristote et de l’ Art poétique d’Horace-: Lysidas. - Ceux qui possèdent Aristote et Horace voient d’abord, Madame, que cette comédie pèche contre toutes les règles de l’art. (scène 6, lignes 252-254) Dorante. - Vous êtes de plaisantes gens avec vos règles, dont vous embarrassez les ignorants et nous étourdissez tous les jours. Il semble, à vous ouïr parler, que ces règles de l’art soient les plus grands mystères du monde ; et cependant ce ne sont que quelques observations aisées, que le bon sens a faites sur ce qui peut ôter le plaisir que l’on prend à ces sortes de poèmes ; et le même bon sens qui a fait autrefois ces observations les fait aisément tous les jours, sans le secours d’Horace et d’Aristote. Je voudrais bien savoir si la grande règle de toutes les règles n’est pas de plaire, et si une pièce de théâtre qui a attrapé son but n’a pas suivi un bon chemin. Veut-on que tout un public s’abuse sur ces sortes de choses, et que chacun n’y soit pas juge du plaisir qu’il y prend ? (scène 6, lignes 257-269) En effet, face à l’accusation de ses adversaires de pécher contre les règles de l’art, il avance que les règles n’abondent qu’en préceptes souvent inutiles et qu’elles se fondent sur des conditions d’application vagues-: Dorante. - C’est justement comme un homme qui aurait trouvé une sauce excellente, et qui voudrait examiner si elle est bonne sur les préceptes du Cuisinier français . [scène 6, lignes 288-290 …] nos propres sens seront esclaves […] nous n’oserons plus trouver rien de bon, sans le congé de Messieurs les experts. (scène 6, lignes 296-298) Par la bouche de Dorante et d’Uranie, Molière expose sa conception du théâtre et déclare que le grand art est de plaire. C’est pourquoi il invite à ne considérer que l’effet que la pièce fait sur nous-mêmes. Il envisage ainsi l’œuvre théâtrale du point de vue du spectateur, autrement dit du goût du public et il la considère comme un instrument précieux pour divertir, susciter le rire, toucher et corriger : Dorante. - Car enfin, si les pièces qui sont selon les règles ne plaisent pas et que celles qui plaisent ne soient pas selon les règles, il faudrait de nécessité que les règles eussent été mal faites. Moquons-nous donc de cette chicane où ils veulent assujettir le goût du public, et ne consultons dans une comédie que l’effet qu’elle fait sur nous. Laissons-nous aller de bonne foi aux choses qui nous prennent par les entrailles, et ne cherchons point de raisonnements pour nous empêcher d’avoir du plaisir. Uranie. -Pour moi, quand je vois une comédie, je regarde seulement si les choses me touchent ; et, lorsque je m’y suis bien divertie, je ne vais point demander si j’ai eu tort, et si les règles d’Aristote me défendaient de rire. (scène 6, lignes 274-287) 54 Marcella Leopizzi Œuvres & Critiques, XLVIII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2023-0004 Afin d’être plus incisif, Molière confie au chevalier Dorante (qui est noble) la tâche de défendre le public et de mettre en valeur l’agrément du parterre. Dorante déclare en effet de se fier « à l’approbation du parterre » et explique la nécessité de n’avoir ni prévention aveugle, ni complaisance affectée, ni délicatesse ridicule-: Dorante. - Tu es donc, Marquis, de ces Messieurs du bel air, qui ne veulent pas que le parterre ait du sens commun, et qui seraient fâchés d’avoir ri avec lui, fût-ce de la meilleure chose du monde ? Je vis l’autre jour sur le théâtre un de nos amis, qui se rendit ridicule par là. Il écouta toute la pièce avec un sérieux le plus sombre du monde ; et tout ce qui égayait les autres ridait son front. À tous les éclats de rire, il haussait les épaules, et regardait le parterre en pitié […] il lui disait tout haut : « Ris donc, parterre, ris donc ! » [scène 5, lignes 34-43 …] Apprends, Marquis, je te prie, et les autres aussi, que le bon sens n’a point de place déterminée à la comédie ; que la différence du demi-louis d’or et de la pièce de quinze sols ne fait rien du tout au bon goût ; que, debout et assis, on peut donner un mauvais jugement ; et qu’enfin […] je me fierais assez à l’approbation du parterre, par la raison qu’entre ceux qui le composent il y en a plusieurs qui sont capables de juger d’une pièce selon les règles, et que les autres en jugent par la bonne façon d’en juger, qui est de se laisser prendre aux choses, et de n’avoir ni prévention aveugle, ni complaisance affectée, ni délicatesse ridicule. (scène 5, lignes 46-56) Ainsi, en pratiquant du théâtre dans le théâtre et en proclamant que la seule règle est de plaire, Molière repousse tout jugement négatif envers sa/ ses pièce(s) : Uranie. - Je tiens cette comédie une des plus plaisantes que l’auteur ait produites. (scène 3, lignes 50-51) Dorante. - Premièrement, il n’est pas vrai de dire que toute la pièce n’est qu’en récits. On y voit beaucoup d’actions qui se passent sur la scène, et les récits eux-mêmes y sont des actions, suivant la constitution du sujet. (scène 6, lignes 381-384) En outre, en prenant en considération le souci de « plaire » au public, il admet que « c’est une étrange entreprise que celle de faire rire les honnêtes gens » (scène 6, lignes 195-196). Et, après avoir parlé des gens du monde, il ajoute des réflexions sur l’importance de satisfaire le jugement de la Cour pour la réussite d’une œuvre-: Sachez […] que la grande épreuve de toutes vos comédies, c’est le jugement de la cour ; que c’est son goût qu’il faut étudier pour trouver l’art de réussir ; […] que, du simple bon sens naturel et du commerce de tout le beau monde, on s’y fait une manière d’esprit, qui sans comparaison juge plus finement des choses que tout le savoir enrouillé des pédants. (scène 6, lignes 212, 216-223) Molière critique de son œuvre 55 Œuvres & Critiques, XLVIII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2023-0004 5 Molière, La Critique de l’École des femmes et L’Impromptu de Versailles comédies suivies de Documents sur la querelle de l’École des femmes , éd. André Tissier, op. cit ., p.-45. 6 Ibid ., p.-40. 7 En outre, à cette époque, l’Église se déclare souvent contre le Théâtre parce qu’elle l’accuse de corrompre les bonnes mœurs surtout quand l’Écriture sainte y est profanée et, dans cette optique, dans les Maximes et réflexions sur la comédie (Paris, Jean Anisson, 1694), Jacques Bénigne Bossuet attaque sans appel toute représentation théâtrale et tout particulièrement quatre comédies de Molière, à savoir : Le Misanthrope , Tartuffe , Dom Juan et L’école des femmes . Dans la Lettre au père Caffaro, théatin , datant du 9 mai 1694, il s’acharne vigoureusement contre Molière parce que dans ses pièces, dit-il, la « vertu et la piété sont toujours ridicules, la corruption toujours défendue et toujours plaisante, et la pudeur toujours offensée » (Charles Urbain et Eugène Levesque, L’église et le théâtre, Maximes et réflexions sur la comédie précédée de documents , Paris, Grasset, 1930, p. 123). En revanche, dans le chapitre VII de la Lettre à l’Académie (1714) intitulé Projet d’un traité sur la comédie , tout en condamnant le choix moliéresque de donner un tour gracieux au vice et une austérité ridicule à la vertu, et tout en critiquant certains aspects stylistiques de l’œuvre moliéresque (« il parle souvent mal. Il se sert des phrases les plus forcées et les moins naturelles […] une multitude de métaphores, qui approchent Dans cette optique, dès la dédicace, Molière fait l’éloge du verdict du roi et de la reine et il précise que dans ses spectacles il n’est question que d’honnêtes divertissements voilà pourquoi, souligne-t-il, le plaisir qui en dérive fait rire les bouches qui sont habituées à prier Dieu-: Je me réjouis, dans cette allégresse générale, de pouvoir encore obtenir l’honneur de divertir Votre Majesté ; Elle, Madame, qui prouve si bien que la véritable dévotion n’est point contraire aux honnêtes divertissements ; qui, de ses hautes pensées et de ses importantes occupations, descend si humainement dans le plaisir de nos spectacles et ne dédaigne pas de rire de cette même bouche dont elle prie si bien Dieu 5 . (Dédicace) De plus, si L’École des femmes est dédiée à Henriette d’Angleterre, La Critique de l’École des Femmes est dédiée à la reine mère Anne d’Autriche. Ces deux dédicaces lui permettaient donc de repousser indirectement les accusations d’obscénité et d’impiété (attribuées au sermon d’Arnolphe et aux maximes sur le mariage) : en effet, comment la jeune et vertueuse belle-sœur du roi et comment la reine mère, connue pour sa stricte dévotion, auraient-elles pu accorder leur placet à des œuvres obscènes et impies 6 -? L’appui de la Cour, comme en témoignent les représentations privées au Louvre et chez Colbert, se révèle indispensable pour la fortune de Molière. Le soutien du roi et, entre autres, la protection du prince de Condé s’accompa‐ gnaient de défenseurs tenaces tels Boileau, La Fontaine, Racine, Du Buisson, Jean Simonin Chevalier lesquels opposaient une dure réplique, si ce n’est une attaque, aux détracteurs de Molière, voire aux comédiens de l’Hôtel de Bourgogne, à Pierre et à Thomas Corneille, à Donneau de Visé, etc 7 . Et ce débat a donné 56 Marcella Leopizzi Œuvres & Critiques, XLVIII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2023-0004 du galimatias »), de fait, Fénelon lui rend hommage. Il l’aime et le préfère à Terence : « Il faut avouer que Molière est un grand poète comique. Je ne crains pas de dire qu’il a enfoncé plus avant que Térence dans certains caractères. Il a embrassé une plus grande variété de sujets. Il a peint par des traits forts presque tout ce que nous avons de déréglé et de ridicule. […] Molière a ouvert un chemin tout nouveau ». Et il souligne qu’il « a voulu par cette liberté plaire au parterre, frapper les spectateurs les moins délicats, et rendre le ridicule plus sensible-». 8 https: / / www.academie-francaise.fr/ les-immortels/ bernard-joseph-saurin 9 (Molière = Marquis ridicule ; La Grange = Marquis ridicule ; La Thorillière = Marquis fâcheux ; Mademoiselle Du Parc = Marquise façonnière ; Mademoiselle Béjart = Prude ; Mademoiselle De Brie = Sage coquette ; Mademoiselle Molière = Satirique spirituelle ; Mademoiselle Du Croisy = Peste doucereuse ; Mademoiselle Hervé = Servante précieuse-; Brécourt = homme de qualité). origine à une captivante querelle théâtrale (entre l’Hôtel de Bourgogne et le Palais-Royal) qui contribuait à accroire l’intérêt du public pour le théâtre et qui, de ce fait, prouve à quel point le théâtre passionnait la société. Grâce à l’appréciation du public et à la sympathie du roi Louis XIV, les pièces de Molière, y compris L’École des femmes et La Critique de l’école des femmes , ont connu la gloire et ont été jouées régulièrement même dans le répertoire de la Comédie-Française. De plus, même s’il ne fut jamais admis parmi les immortels de l’Académie française, Molière a, par la suite, pu jouir d’une compensation posthume d’immortalité au sein de cette Académie comme en témoigne l’inscription apposée en 1774 sous son buste placé à l’Académie française-: « Rien ne manque à sa gloire, il manquait à la nôtre 8 -». Pilier fondamental de l’histoire littéraire française et internationale, au travers de son œuvre et de ses critiques, Molière a contribué à jeter les bases pour construire des lendemains plus libres et plus éclairés. 2. L'Impromptu de Versailles-: représentation et dénonciation entre fiction et réalité- La même année (1663), Molière met en scène une autre pièce métafictionnelle, intitulée L’Impromptu de Versailles , caractérisée elle aussi par des visées éman‐ cipatrices sur la société et sur la condition féminine ainsi que sur la conception du théâtre et de la comédie. Représentée la première fois à Versailles par la troupe de Molière, cette œuvre expérimentale est basée sur la mise en scène d’une feinte improvisation, si ce n’est d’une représentation en préparation et en train de naître. Par le biais de ses personnages 9 , tout au long de cette pièce en prose constituée d’un seul acte, Molière pratique le théâtre dans le théâtre afin de répondre aux critiques de ses rivaux, parmi lesquels Edme Boursault (cf. Le Portrait du peintre, ou la Molière critique de son œuvre 57 Œuvres & Critiques, XLVIII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2023-0004 Contre-Critique de l'Ecole des femmes , 1663), relatives à la fois au contenu et à la forme de ses pièces (« puisqu'on vous a commandé de travailler sur le sujet de la critique qu'on a faite contre vous », scène 1, lignes 122-123) et, de la sorte, il exprime ses principes poétiques dramaturgiques. Ainsi, en jouant sur la dimension autoréférentielle de la pièce, il porte l’attention du spectateur tout d’abord sur l’inépuisable richesse thématique des sujets abordés dans ses comédies-: Brécourt. - Va, va, peut-être qu’il y trouvera plus de sujets de rire que tu ne penses. On m’a montré la pièce ; et comme tout ce qu’il y a d’agréable sont effectivement les idées qui ont été prises de Molière, la joie que cela pourra donner n’aura pas lieu de lui déplaire, sans doute. (scène 5, lignes 102-106) Par la suite, il donne des suggestions sur l’interprétation actoriale des comé‐ diens-; et pour ce faire il recommande-ce qui suit : Tâchez donc de bien prendre tout le caractère de vos rôles, et de vous figurer que vous êtes ce que vous représentez [scène 1, lignes 256-257 …] ayez toujours ce caractère devant les yeux [scène 1, lignes 276-277 …] entrez bien dans ce caractère [scène 1, ligne 284 ] je vous dis tous vos caractères, afin que vous vous les imprimiez fortement dans l'esprit.-(scène 1, lignes 297-298) Aussi raille-t-il la diction ampoulée et pompeuse des acteurs de la troupe de l’Hôtel de Bourgogne : « je ne sais pas pourquoi vous m'avez donné ce rôle de façonnière [scène 1, 242-243 …] il n'y a point de personne au monde qui soit moins façonnière que moi [scène 1, lignes 251-252] ». Il parodie leur vanité d’acteur et, ce faisant, il met en ridicule toute sorte d’affectation soit-elle utilisée au théâtre ou dans les milieux mondains-: Molière. - Comme leurs jours de comédie sont les mêmes que les nôtres, à peine ai-je été les voir que trois ou quatre fois depuis que nous sommes à Paris ; je n’ai attrapé de leur manière de réciter que ce qui m’a d’abord sauté aux yeux, et j’aurais eu besoin de les étudier davantage pour faire des portraits bien ressemblants. (scène 1, lignes 144-148) Contraire à l’emphase dans l’élocution et aux tirades solennelles, Molière promeut une déclamation plus naturelle : « la plupart de ces Messieurs affectent une manière de parler particulière, pour se distinguer du commun [scène 3, lignes 16-18 …] vous faites un rôle où l’on doit parler naturellement [scène 4, lignes 4-5] ». Il attaque les tournures affectées et les termes maniérés du langage des marquis ridicules, autrement dit de tous ceux qui sont habitués à singer 58 Marcella Leopizzi Œuvres & Critiques, XLVIII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2023-0004 les plus élégants, et, par conséquent, il exhorte à la fois les comédiens et les mondains à déclamer naturellement. Molière souligne en outre l’importance de peindre les hommes « d’après nature » (scène 1, ligne 135) et, qui plus est, de décrire des caractères et non pas des individus, et ce, en raison de l’impersonnalité de l’art. C’est pourquoi, lorsque les deux marquis ridicules (Molière et La Grange) se disputent en prétendant chacun être celui que Molière a visé dans le rôle du Marquis de La Critique de l’École des femmes , Brécourt, qui a été choisi comme arbitre, les met d’accord en affirmant que Molière ne peint que des caractères généraux-: Brécourt. - […] l'autre jour […] Molière […] disait que rien ne lui donnait du déplaisir, comme d'être accusé de regarder quelqu'un dans les portraits qu'il fait ; que son dessein est de peindre les mœurs sans vouloir toucher aux personnes, et que tous les personnages qu'il représente sont des personnages en l'air, et des fantômes proprement, qu'il habille à sa fantaisie, pour réjouir les spectateurs ; qu'il serait bien fâché d'y avoir jamais marqué qui que ce soit ; et que si quelque chose était capable de le dégoûter de faire des comédies, c'était les ressemblances qu'on y voulait toujours trouver, et dont ses ennemis tâchaient malicieusement d'appuyer la pensée, pour lui rendre de mauvais offices auprès de certaines personnes à qui il n'a jamais pensé. Et en effet je trouve qu'il a raison […] Comme l'affaire de la comédie est de représenter en général tous les défauts des hommes, et principalement des hommes de notre siècle, il est impossible à Molière de faire aucun caractère qui ne rencontre quelqu'un dans le monde ; et s'il faut qu'on l'accuse d'avoir songé toutes les personnes ou l'on peut trouver les défauts qu'il peint, il faut sans doute qu'il ne fasse plus de comédies. (scène 4, lignes 17-41) Parmi ses principes dramaturgiques, Molière énonce aussi que le succès est le meilleur et le seul critère et il ajoute que les règles ne peuvent donner tort au succès, comme le voudraient les pédants. Il conclut qu’il convient de plaire à la Cour et au parterre et non pas aux pédants-: Du Croisy. - Tous les auteurs et tous les comédiens regardent Molière comme leur plus grand ennemi, nous nous sommes tous unis pour le desservir. (scène 5, lignes 11-13) Cette pièce donne d’ailleurs la place centrale à la figure du roi, puisque, même si elle n’est pas dédicacée à Louis XIV, elle met en scène une pièce en train de naître organisée à Versailles par le roi : c’est justement le roi en effet qui l’a commandée et c’est précisément grâce au roi que les comédiens peuvent cesser la répétition et remettre à plus tard la représentation. Le roi apparaît ainsi sensible aux exigences de la compagnie, car, averti des difficultés de la pièce, il Molière critique de son œuvre 59 Œuvres & Critiques, XLVIII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2023-0004 consent à renvoyer le spectacle, et, qui plus est, de par sa présence, il participe à la défense de Molière à la fois en tant que spectateur et complice. Tout au long de la cinquième scène, Molière souligne le succès de ses pièces auprès du public et il insiste beaucoup sur l’importance de plaire au parterre-: Mademoiselle Molière. - Pourquoi fait-il de méchantes pièces que tout Paris va voir ? (scène 5, lignes 60-61) Molière. - Le plus grand mal que je leur aie fait, c'est que j'ai eu le bonheur de plaire un peu plus qu'ils n'auraient voulu ; et tout leur procédé, depuis que nous sommes venus à Paris, a trop marqué ce qui les touche. Mais laissons-les faire tant qu'ils voudront ; toutes leurs entreprises ne doivent point m'inquiéter. Ils critiquent mes pièces : tant mieux ; et Dieu me garde d'en faire jamais qui leur plaise ! [scène 5, lignes 151-157] N'ai-je pas obtenu de ma comédie tout ce que j'en voulais obtenir, puisqu'elle a eu le bonheur d'agréer aux augustes personnes à qui particulièrement je m'efforce de plaire ? N'ai-je pas lieu d'être satisfait de sa destinée, et toutes leurs censures ne viennent-elles pas trop tard ? […] lorsqu'on attaque une pièce qui a eu du succès, n'est-ce pas attaquer plutôt le jugement de ceux qui l'ont approuvée, que l'art de celui qui l'a faite ? (scène 5, lignes 161-169) C’est pourquoi il taxe de « sotte guerre » (scène 5, ligne 182) la querelle théâtrale développée contre et par lui et il déclare qu’il ne répondra plus à ses ennemis et qu’il ira mieux employer son temps-: Molière. - Qu’ils disent tous les maux du monde de mes pièces [scène 5, lignes 187-188 …] Je leur abandonne de bon cœur mes ouvrages, ma figure, mes gestes, mes paroles, mon ton de voix et ma façon de réciter, pour en faire et dire tout ce qu'il leur plaira, s'ils en peuvent tirer quelque avantage. Je ne m'oppose point à toutes ces choses, et je serai ravi que cela puisse réjouir le monde. Mais en leur abandonnant tout cela, ils me doivent faire la grâce de me laisser le reste […] et voilà toute la réponse qu'ils auront de moi. (scène-5, lignes 196-206) Or, le jeu-dans-le-jeu qui tout au long de cette pièce mélange fiction et réalité et traite des questions dramaturgiques subsume le théâtre du monde où tout un chacun porte un masque et joue la comédie. Dans cette pièce, la fiction vit dans et de la réalité et, n’étant qu’apparence, la réalité devient fiction. De même, dans la vie de tous les jours, la ligne de démarcation entre être et paraître, vérité et mensonge est faible voire insaisissable. En pratiquant la méta-théâtralité, dans L’Impromptu de Versailles aussi, tout comme dans La Critique de l’École des femmes , Molière développe le thème de la fausseté et de l’hypocrisie et, dans cette optique, il aborde la question de la condition féminine à l’intérieur du couple et du mariage. Par le biais du dialogue 60 Marcella Leopizzi Œuvres & Critiques, XLVIII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2023-0004 entre le Marquis ridicule et la Satirique spirituelle, il fait allusion au thème de la galanterie et de la civilité en matière de séduction et il condamne les préjugés contre les femmes ; en outre, au travers de la Marquise façonnière et de la Prude, il s’acharne contre les attitudes vaniteuses des précieuses et contre toute forme d’ostentation hypocrite-: Molière. - Taisez-vous, ma femme, vous êtes une bête. Mademoiselle Molière. - Grand merci, Monsieur mon mari. Voilà ce que c'est : le mariage change bien les gens, et vous ne m'auriez pas dit cela il y a dix-huit mois. Molière. - Taisez-vous, je vous prie. Mademoiselle Molière. - C'est une chose étrange, qu'une petite cérémonie soit capable de nous ôter toutes nos belles qualités, et qu'un mari et un galant regardent la même personne avec des yeux si différents. Molière. - Que de discours-! Mademoiselle Molière. - Ma foi, si je faisais une comédie, je la ferais sur ce sujet. Je justifierais les femmes de bien des choses dont on les accuse ; et je ferais craindre aux maris la différence qu'il y a de leurs manières brusques aux civilités des galants. (scène 1, lignes 105-119) Mademoiselle Du Parc. - Cela lui apprendra à vouloir satiriser tout. Comment ! cet impertinent ne veut pas que les femmes aient de l'esprit ? Il condamne toutes nos expressions élevées, et prétend que nous parlions toujours terre à terre ! (scène 5, lignes 23-26) Mademoiselle Béjart. - Passe pour tout cela ; mais il satirise même les femmes de bien, et ce méchant plaisant leur donne le titre d'honnêtes diablesses. (scène 5, lignes 35-37) Pièce reliée par le même fil thématique et formel à La Critique de l’École des femmes , L’Impromptu de Versailles est parmi les ouvrages les moins célèbres de Molière ; pourtant, elle est incontournable pour étudier la poétique de Molière-auteur et de Molière-acteur. Qui plus est, elle inaugure un modèle d’im‐ provisation qui a eu un large écho au sein du théâtre expérimental du XX e siècle, comme en témoignent les pièces suivantes : Ce soir on improvise de Pirandello (1928), L’Impromptu de Paris de Giraudoux (1937), L’Impromptu de l’Alma de Ionesco (1956). Au XVII e siècle, le théâtre dans le théâtre est un procédé utilisé par Pierre Corneille dans l’ Illusion comique (1635), par Jean de Rotrou dans le Véritable saint Genest (1647), par Philippe Quinault dans la Comédie sans comédie (1657) et par Dorimond dans la Comédie de la comédie (1662). En outre, l’idée de faire jouer aux comédiens leur propre personnage caractérise l’intrigue de la Comédie des comédiens écrite en 1633 par Nicolas Gougenot pour l’Hôtel de Bourgogne et en 1635 par Georges de Scudéry pour le Marais. Néanmoins, chez Molière, on assiste Molière critique de son œuvre 61 Œuvres & Critiques, XLVIII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2023-0004 à un aspect novateur qui porte sur la répétition improvisée pour développer un thème d’actualité : c’est justement cette donnée qui rend vivante et convaincante la réponse de Molière à ses adversaires. En inaugurant le pamphlet dramatique, il met en scène des acteurs qui parlent d’eux-mêmes et de leurs rôles et qui deviennent ainsi leurs propres personnages. De ce fait, Molière défend son talent, donne du prestige à ses pièces et exprime en même temps la fierté de son succès et le mépris qu’il voue à ses ennemis. Et Molière de proclamer que le public est maître absolu et que le genre comique, loin d’être pure évasion fin en soi, est un art à part entière auquel revient la fonction morale de corriger les mœurs (cf. la devise invoquée par Jean de Santeul- castigat ridendo mores ) et les vices de l’Homme. En guise de conclusion Écrivain prolifique du Grand siècle, dans La Critique de l’École des femmes et dans L’Impromptu de Versailles , Molière apporte par la méta-théâtralité un élément novateur dans le domaine théâtral. De plus, il aborde d’un ton satirique et dans une perspective émancipatrice des thèmes à la mode à son époque concernant l’éducation, l’instruction, le mariage, la société mondaine qui se révèlent de grande actualité aussi de nos jours. Aussi, pièces de circonstance, ces deux comédies sont essentiellement des conversations voire des dialogues-critiques qui portent un jugement stricto sensu sur la comédie (et en particulier sur la comédie moliéresque) et sur certains maux du XVII e siècle et lato sensu sur la valeur d’une pièce si ce n’est sur les qualités d’une œuvre littéraire et sur quelques vices de la nature humaine. Bibliographie - I. Sources Molière, La Critique de l’École des femmes et L’Impromptu de Versailles , éd. 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