eJournals Oeuvres et Critiques 48/1

Oeuvres et Critiques
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0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
10.24053/OeC-2023-0005
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2023
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Gabriel Neudé : plume prolifique nourrie par la critique et la quête encyclopédique

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2023
Ioana Manea
La carrière littéraire abondante de Gabriel Naudé s’est étendue sur à peu près trois décennies, de 1620 jusqu’aux alentours de 1650. Un thème récurrent de ses ouvrages est représenté par le « rationalisme critique1 » qui, dans plusieurs de ses écrits, l’incite à s’opposer aux idées qui participent soit de l’occultisme, soit de la contestation politique. Toujours est-il que, malgré son opposition aux idées qui animent la multitude, il plaide pour une « bibliothèque universelle2 », qui n’exclut pas les ouvrages comme ceux mentionnés auparavant. L’objectif de notre article consistera à comprendre si l’argumentation de Naudé en faveur d’une bibliothèque encyclopédique peut être réconciliée avec sa réflexion critique, qui met en question la valeur des ouvrages qui ne manquent pas d’adeptes.
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1 Robert Damien, « Naudé, Gabriel », dans Luc Foisneau, dir., Dictionnaire des philosophes français du XVII e siècle , vol. I-II. Acteurs et réseaux de savoir, Paris, Classiques Garnier, 2021-: 1251-1256, p.-1253. 2 Lorenzo Bianchi, « L’Avis pour dresser une bibliothèque de Gabriel Naudé : prolégomènes pour une bibliothèque libertine ? », Littératures classiques , LXVI, 2 (2008) : 133-142, p.-139. 3 Voir, par exemple, Robert Damien, «-Naudé, Gabriel-», p.-1251-1252. Gabriel Naudé-: plume prolifique nourrie par la critique et la quête encyclopédique Ioana Manea Universitatea Ovidius din Constanta La carrière littéraire abondante de Gabriel Naudé s’est étendue sur à peu près trois décennies, de 1620 jusqu’aux alentours de 1650. Un thème récurrent de ses ouvrages est représenté par le « rationalisme critique 1 » qui, dans plusieurs de ses écrits, l’incite à s’opposer aux idées qui participent soit de l’occultisme, soit de la contestation politique. Toujours est-il que, malgré son opposition aux idées qui animent la multitude, il plaide pour une « bibliothèque universelle 2 -», qui n’exclut pas les ouvrages comme ceux mentionnés auparavant. L’objectif de notre article consistera à comprendre si l’argumentation de Naudé en faveur d’une bibliothèque encyclopédique peut être réconciliée avec sa réflexion critique, qui met en question la valeur des ouvrages qui ne manquent pas d’adeptes. Qui a été Gabriel Naudé-? Gabriel Naudé (1600-1653) a fait des études de médecine à Paris et à Padoue (1626), où il a pris connaissance de l’interprétation antichrétienne de l’aristoté‐ lisme qui remontait à Averroès 3 . De retour à Paris, il s’est rapproché des cercles érudits dont notamment le cabinet des frères Dupuy où, à côté de Gassendi, de La Mothe Le Vayer et de Diodati, il a formé la « Tétrade ». Il a rempli la fonction de bibliothécaire pour plusieurs personnages influents de son époque, Œuvres & Critiques, XLVIII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2023-0005 4 Voir Oskar Paul Kristeller, « Between the Italian Renaissance and the French Enligh‐ tenment : Gabriel Naudé as an Editor », Renaissance Quarterly , 32, 1 (spring 1979), p.-41-72. 5 Voir Isabelle Moreau, « Guérir du sot ». Les stratégies d’écriture des libertins à l’âge classique , Paris, Champion, 2008, p. 1102-1104. Dans ses analyses, Moreau fait référence à l’article de Kristeller que nous venons de citer ainsi qu’à un article de Frédéric Gabriel (« Naudé éditeur, Naudé édité : questions périgraphiques et prosopographiques », Les Nouvelles de la République de Lettres , Naples) que nous n’avons malheureusement pas réussi à trouver. dont le président de Mesmes, président du Parlement, les cardinaux Bagni et Barberini, le cardinal Mazarin. Après la vente à l’encan pendant la Fronde de la bibliothèque qu’il avait ramassée pour Mazarin, il part en Suède (1652) pour se charger de la bibliothèque de la reine Christine. Il meurt sur le chemin de retour en France, où il avait été appelé par Mazarin, de retour au pouvoir, pour recomposer sa bibliothèque. En ce qui concerne son œuvre d’auteur, elle s’est organisée selon deux grands axes : d’une part des ouvrages qui traitent des écrits susceptibles d’être nuisibles en matière de politique ou de philosophie naturelle, d’autre part des ouvrages qui portent sur la constitution des bibliothèques ou d’une éducation essentiellement humaniste. La première catégorie est représentée par des écrits comme les Instructions à la France sur la vérité de l’histoire des frères de la Roze-Croix (1623), l’ Apologie pour tous les grands personnages qui ont été faussement soupçonnés de magie (1625), l’ Addition à l’histoire de Louis XI , le Discours sur les diverses éruptions du Mont Vésuve (1632), les Considérations sur les coups d’État (1639), le Mascurat (1649). La deuxième catégorie inclut des œuvres comme l’ Avis pour dresser une bibliothèque (1627), la Bibliographia politica (1633), parue en traduction française sous le titre de La Bibliographie politique (1642), la Syntagma de studio liberali (1632) et la Syntagma de studio militari (1637). En outre, Naudé a également fait œuvre d’éditeur. À ce titre, malgré son érudition de type humaniste, il choisit de publier des auteurs italiens de son époque ou proches de son époque comme par exemple, Cardan ou Campanella 4 . Aussi agit-il comme un « passeur de savoir » qui est susceptible d’avoir influencé les Lumières françaises 5 . 1. Naudé - adversaire des ouvrages d’occultisme Au cours des années 1620, l’un des motifs qui revient à deux reprises sous la plume de Naudé qui est au début de sa carrière féconde, est représenté par le combat contre l’ésotérisme et les accusations de magie. En réaction contre l’émoi provoqué par la parution des manifestes des Rose-Croix, dans 66 Ioana Manea Œuvres & Critiques, XLVIII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2023-0005 6 Naudé, Instructions à la France sur la vérité de l’histoire des frères de la Roze-Croix, Paris, François Julliot, 1623, p. 36. Dans toutes les références aux ouvrages de Naudé, nous gardons la ponctuation d’origine, mais nous en modernisons l’orthographe. 7 Ibid ., p. 20-21. Voir, à propos de l’image du labyrinthe, Isabelle Moreau, « Collections et bibliothèques selon Gabriel Naudé », dans Claudine Nédelec, dir., Les Bibliothèques, entre imaginaires et réalités , Arras, Artois Presses Université, 2009, p. 159-176 (OpenEdition Books, consulté le 12 février 2023). 8 Naudé, Instructions à la France sur la vérité de l’histoire des frères de la Roze-Croix, p.-88. Voir aussi Furetière, Dictionnaire universel (1690), t. III, La Haye et Rotterdam, Arnoud et Reinier Leers, 1701, deuxième entrée « roman » : « aujourd’hui signifie les livres fabuleux, qui contiennent des histoires, ou des aventures d’amour, et de chevalerie, inventées pour divertir, et amuser agréablement les lecteurs-». 9 Naudé, Instructions à la France sur la vérité de l’histoire des frères de la Roze-Croix, p.-65. 10 Idem . Voir aussi Furetière, Dictionnaire universel , t. I, op. cit ., deuxième entrée «-cruche-» : «-un homme bête et stupide, qui ne sait pas raisonner-». les Instructions à la France sur la vérité de l’histoire des frères de la Roze-Croix , il s’attaque aux promesses des Rose-Croix, dont la fascination suscitée parmi les masses contrebalance l’inconsistance des idées. Par exemple, pour s’attirer la bienveillance des autorités, ils n’ont pas scrupule à formuler les promesses les plus démesurées. Aussi prétendent-ils de posséder des trésors inépuisables, capables de procurer au souverain du Saint Empire Romain Germanique « plus d’or et d’argent » que le roi d’Espagne « n’en tire de revenu des Indes tant Orientales qu’Occidentales 6 ». Toujours est-il que les Rose-Croix ne peuvent valoir à leurs adeptes rien d’autre que la frustration de s’être laissé tromper. À travers un langage obscur, représenté par des « titres spécieux, triangles, et mystérieux Jéhovah », « logogriphes, paraboles, figures et métamorphoses », ils attirent leurs disciples dans un « labyrinthe » qui ne mène que vers la déception 7 . Au fond, à croire Naudé, les manifestes des Rose-croix sont comparables aux romans tels l’Amadis de Gaule qui séduisent leurs lecteurs à travers des aventures imaginaires 8 . Le public qui se laisse convaincre par les Rose-Croix se divise en deux catégories : les ignorants, qui admirent ce qu’ils ne comprennent pas et les individus qui, au moins en apparence, possèdent un certain savoir, mais en font mauvais usage. En ce qui concerne la dernière catégorie, elle est formée de personnes qui poursuivent des recherches inspirées par les manifestes des Rose-croix à l’instar des lecteurs des romans qui n’ont pas appris la leçon de Don Quichotte et sont en quête « des hasards et rencontres plus périlleuses 9 -». Cette quête d’aventure intellectuelle, vouée dès le début à l’échec, appartient à des « cruches studieuses et pédants mélancoliques 10 », à savoir des personnes qui disposent d’une certaine science, mais s’en servent à mauvais escient. Même s’ils semblent plus vraisemblables que d’autres par le passé, les pro‐ diges promis par les Rose-Croix font, en réalité, partie d’une longue suite de mys‐ Gabriel Naudé-: plume prolifique nourrie par la critique et la quête encyclopédique 67 Œuvres & Critiques, XLVIII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2023-0005 11 Naudé, Instructions à la France sur la vérité de l’histoire des frères de la Roze-Croix, p.-19. 12 Naudé, Apologie pour tous les grands personnages qui ont été faussement soupçonnés de magie (1625) , Paris, Adrien Vlac, 1653, p.-93-94. 13 Ibid. , p.-94. tifications, parmi lesquelles Naudé compte à la fois des théories philosophiques, des fictions littéraires et des pseudo-sciences relevant de l’occultisme comme : « les préceptes des Stoïques, fictions des poètes, contes des fabulistes, mensonges des Amadis, niaiseries des romans, inepties des narrations lucianiques, ou impostures, jactances, superstitions et ignorances des chimistes, astrologues, magiciens et charlatans 11 -». La question de la charlatanerie réapparaît dans un autre ouvrage publié par Naudé qui s’intitule Apologie pour tous les grands personnages, qui ont été faussement soupçonnés de magie . Écrit à l’encontre du Nouveau jugement de ce qui a été dit et écrit pour et contre le livre de « La doctrine curieuse des beaux esprits de ce temps » (1625) du père Garasse, le livre de Naudé s’applique à innocenter les grands philosophes et inventeurs de l’histoire des accusations d’ésotérisme qui ont été formulées contre eux. Ce faisant, il traite également du sujet de la crédibilité des sciences occultes. Aussi s’attache-t-il à dévoiler les mécanismes qui sous-tendent la perpétuation de la tromperie sur laquelle repose l’hermétisme. Dans la pensée de Naudé, le foisonnement des livres de magie est le résultat du manque de rigueur qui régit leur rédaction. En l’absence des contraintes de contenu ou de structure représentées par les « préceptes », l’« ordre » ou la « méthode » et à la seule condition d’utiliser des termes énigmatiques, le champ de l’ésotérisme est ouvert à toutes les impostures, qui se matérialisent dans une « infinité de ces livres et traités mystérieux 12 ». Les individus qui, à cause de la faiblesse de leur esprit, se laissent duper et tombent dans le piège de ces livres, dont le prix compense la vacuité, sont victimes des «-trompeurs et charlatans 13 -». 2. Naudé - détracteur des libelles qui enflamment l’actualité politique Certes nuisibles, les livres d’occultisme provoquent néanmoins de moindres dégâts que d’autres ouvrages qui échauffent les masses et qui, de temps en temps, s’attaquent aux représentants du pouvoir. Dans le Marfore , le premier ouvrage qu’il publie, l’auteur productif que deviendra Naudé prend pour cible les auteurs des écrits contre le duc de Luynes, le favori du roi Louis XIII. Selon Naudé, ils sont semblables aux « grenouilles bourbeuses lesquelles ne font que coasser, interrompent le doux sommeil de la paix, par leurs importunes 68 Ioana Manea Œuvres & Critiques, XLVIII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2023-0005 clameurs 14 ». Guère aléatoire, la comparaison fait ressortir la qualité médiocre des pamphlets dirigés contre Luynes : aux grenouilles, qui peuvent aussi se référer aux modestes qualités littéraires des poètes et, par extension, auteurs qui écrivent contre le favori du roi, s’ajoute une épithète qui, dérivant de la bourbe, fait allusion à leur trivialité 15 . La principale récrimination de Naudé contre les auteurs des écrits contre Luynes participe du fait qu’ils cherchent à provoquer des troubles civils pour essayer d’en profiter : « leur dessein ne vise à autre but qu’à mutiner une populace, susciter de nouveaux troubles et remuements, brouiller les affaires et (comme les pêcheurs des anguilles) troubler l’État pour se hausser sur ses ruines, revêtir de ses dépouilles et enrichir par sa pauvreté 16 ». Le spectre de la guerre civile hantant les esprits depuis les guerres de religion rend suspecte toute tentative qui, en provoquant la révolte, risquerait de déstabiliser l’État. Le but irrémédiablement vicié des libelles ciblant Luynes s’appuie autant sur leur forme que sur leur argumentation qui, elle aussi, est profondément cor‐ rompue. Ainsi, les pamphlets blâmés par Naudé sont fondés sur des jugements arbitraires qui, loin d’être objectifs, varient selon les caprices du moment : « ils soutiennent le blanc être noir et rendent le blanc noir, haussent et baissent qui bon leur semble, donnent le tort à qui leur plaît, disent ce qui n’a été et jamais ne sera […] 17 ». La mauvaise qualité des écrits âprement critiqués par Naudé est visible dès le premier regard : « sans nom de l’auteur ou de la ville, et beaucoup moins de l’imprimeur 18 ». L’absence de toute information précise permettant de déterminer la paternité de l’ouvrage dispense de toute responsabilité concernant le contenu et ouvre la voie des distorsions les plus outrées de la réalité. Influencés par des ouvrages plus respectables, les libelles contre Luynes se présentent sous les aspects les plus divers, mêlant les genres d’inspiration humaniste qui reposent sur le dialogue ou la citation avec les genres judi‐ ciaire ou délibératif : « centons, colloques, avis, lettres, échos, harangues, remontrances 19 ». Toujours est-il qu’ils ramènent cette filiation on ne peut plus honorable à des formes des plus frustes. En effet, la popularité dont ils bénéficient et à laquelle, paradoxalement, contribuent aussi leur prix élevé et leur circulation en cachette, est loin d’être une preuve de leur valeur. La Gabriel Naudé-: plume prolifique nourrie par la critique et la quête encyclopédique 69 14 Naudé, Le Marfore ou le discours contre les libelles , Paris, Louys Boulenger, 1620, p.-18. 15 Furetière, Dictionnaire universel , t. I, seconde entrée « bourbe » : « se dit figurément de la bassesse, et de toute sorte d’ordure » ; t. II, seconde entrée « grenouille » : « se dit figurément d’un méchant poète, qui a une verve importune-». 16 Gabriel Naudé, Le Marfore ou le discours contre les libelles , p.-8. 17 Idem . 18 Ibid ., p.-5. 19 Ibid ., p.-6. Œuvres & Critiques, XLVIII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2023-0005 «-populasse rude ignorante et malpolie 20 » qui assure leur succès leur transmet aussi ses défauts. Par conséquent, ils ne pêchent pas seulement contre les bienséances, en manquant à l’« l’honnêteté publique », mais aussi en étant le résultat des passions incontrôlées et insensibles aux soucis de vérité ou de justice. La disculpation des puissants contre les accusations injustement formulées contre eux, qui risquent de perturber l’État, préoccupera de nouveau Naudé dans le contexte de troubles provoqués par la Fronde lorsque, une trentaine d’années après la publication du Marfore, il a déjà derrière lui une œuvre abondante. Plus précisément, dans un contexte où la guerre ne se porte pas seulement avec les armes mais aussi avec les plumes, il publie un ouvrage le plus souvent connu sous le titre abrégé de Mascurat , qui est aussi le nom de son personnage principal. Mazarinade sur les mazarinades, l’ouvrage de Naudé vise à réhabiliter le cardinal Mazarin contre la campagne de dénigrement dont il est victime. Bête noire qui attire la colère populaire accumulée dans un période historique contraignante, le cardinal n’est pourtant pas la première grande figure historique qui subit des calomnies. Avant lui, par exemple, malgré toutes ses vertus et toute la sympathie dont il avait bénéficié de la part du peuple, à cause des différentes cabales qui ont déchiré le pays à l’époque des guerres de religion, le roi Henri III est devenu un « Judas » et un « Antéchrist », dont le nom a été « renversé en cent mille façons honteuses », « dans un nombre infini de libelles 21 ». Son successeur, Henri IV, le « Père de la patrie » et « la gloire des rois de France », a néanmoins été obligé d’essuyer toutes les injures venant de la part d’une Ligue sur le point de s’éteindre. Aussi a-t-il été forcé de tolérer des insultes comme « Larron », «- Cadet ruiné -» ou «- Pauvre Carabin   22 -». En ce qui les concerne, les attaques qui ont pour cible Mazarin sont provo‐ quées par la cause habituelle des offenses contre les puissants, représentées par les sacrifices demandés de la part des particuliers en vue du bien commun, à laquelle s’ajoute une cause particulière, représentée par la xénophobie 23 . Par conséquent, le cardinal finit par être tenu coupable pour toutes les adversités que la France a subies au cours des quatre dernières décennies-: 70 Ioana Manea 20 Ibid ., p.-6. 21 Naudé, Jugement sur tout ce qui a été imprimé contre le cardinal Mazarin, depuis le sixième janvier , jusqu’à la déclaration du premier avril mil six cent quarante-neuf , s. l., s. n., [1650], p. 626-627, qui sera dès à présent évoqué sous le titre de Mascurat (édition disponible sur Gallica. URL-: https: / / gallica.bnf.fr/ ark: / 12148/ bpt6k57698w.image). 22 Ibid ., p.-628. 23 Ibid ., p.-185-186. Œuvres & Critiques, XLVIII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2023-0005 encore qu’il n’y ait que cinq ou six ans qu’il est dans le ministère, c’est néanmoins lui qui est cause de tous les désordres qui sont en France, voire même de ceux qui l’affligent depuis la mort d’Henri IV quoiqu’avec aussi peu de raison qu’en avait le lion, de reprocher à l’agneau dans la première fable de Phèdre, qu’il lui faisait boire de l’eau trouble 24 . Manifestement censée agrémenter le propos, la comparaison avec la fable de Phèdre contribue à faire ressortir à quel point le ministre est la cible des accusations forgées de toutes pièces, qui ne s’imposent qu’à cause du pouvoir despotique dont disposent ceux qui les formulent. Pour un regard objectif, dont le seul instrument est le « sens commun », il est facile de se rendre compte que les reproches contre le cardinal sont illégitimes. Du point de vue du contenu de ces incriminations, elles sont minées par leur caractère excessif, car « celui qui blâme toutes les actions d’un homme, comme on fait celles de Monsieur le Cardinal , ne mérite non plus d’être cru que s’il les approuvait toutes, parce qu’il n’y a rien de si bon en ce monde qui n’ait quelque exception, et rien de si mauvais qui ne mérite quelque louange 25 -». De plus, loin de se soutenir mutuellement, les accusations élaborées contre le ministre sont, en fait, de nature à se discréditer : puisqu’elles se contredisent les unes les autres, elles s’anéantissent réciproquement 26 . Défectueuses du point de vue du fonds et de la forme, les mazarinades faillissent à remplir les deux critères qui, selon Naudé, sont primordiaux pour un ouvrage, à savoir l’« adresse » ou la subtilité et le « jugement » ou le discernement 27 . Afin de mettre en relief leur inefficacité pour toutes les catégories concernées, à savoir leur public, leurs auteurs et leur cible, notre auteur se sert d’une métaphore culinaire, qui consiste à leur faire grief de n’être « bons ni à rôtir, ni à bouillir ». À l’instar des libelles condamnés dans le Marfore , la qualité déplorable des mazarinades blâmées dans le Mascurat s’explique par le public auquel elles s’adressent. Selon une autre métaphore culinaire, susceptible de faire allusion aux capacités de l’intellect d’assimiler des pensées plus raffinées, « ces raisonnements excèdent la portée de leurs esprits [lecteurs des mazarinades], lesquels aussi bien que leur estomac Gabriel Naudé-: plume prolifique nourrie par la critique et la quête encyclopédique 71 24 Ibid ., p.-358. 25 Ibid ., p.-615. 26 Ibid ., p.-614. 27 Ibid. , p.-208. Œuvres & Critiques, XLVIII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2023-0005 ne digèrent pas si facilement les viandes délicates, bien cuites et assaisonnées, que les grossières, et préparées comme l’on dit à la fourche 28 -». En conformité avec un autre thème déjà développé dans le Marfore , la déficience des mazarinades est évidente à première vue. Leur parution parfois anonyme est, à cause du manque de responsabilité pour le contenu, un signe de leur défaut qui peut, par exemple, consister soit à « être trop mal faits », soit à « ne débiter que des mensonges », soit à « être farcis de trop d’injures 29 ». De plus, parfois, lorsque l’imprimeur cherche, lui aussi, à profiter des lecteurs, les mazarinades sont imprimées de manière-à tromper le public non seulement à travers leur contenu, mais aussi à travers leur forme matérielle : imprimés « d’un gros et méchant caractère, tout plein de quadrats, d’espaces, […] sur un méchant papier, en petites formes, avec des pages blanches devant et derrière 30 ». La profusion des mazarinades s’explique par la facilité à les composer et à les publier. L’absence des règles ne simplifie pas seulement leur rédaction, mais aussi leur parution : puisqu’elles sont peu coûteuses à cause de l’absence de soin pour leur production typographique, leur publication et leur achat deviennent accessibles au plus grand nombre. Par conséquent, moins préoccupées par les prétendus torts du cardinal-ministre, les mazarinades deviennent, en réalité, un moyen d’augmenter les revenus, que les différents acteurs impliqués dans leur production n’hésitent pas à exploiter : « et néanmoins que font autre chose tous ces écrivains affamés, tous ces étaleurs de brochures, tous ces colporteurs et gazetiers de la médisance, et de la calomnie, que de s’enrichir aux dépens du plus innocent Ministre qui ait jamais été en France 31 -». Selon Naudé, malgré les grands services qu’il a rendus à l’État, Mazarin est la victime des passions populaires alimentées par des auteurs sans scrupules. Résultat des passions incontrôlées, son portrait esquissé par les pamphlets qui l’attaquent est susceptible de ressembler à une caricature, parce que ses moindres aspects sont noircis à l’extrême : « celle [l’envie] que l’on porte au Cardinal est encore aveuglée par tant d’autres passions, que ce n’est pas de merveille si elle fait d’une mouche un Éléphant, et si elle ne voit jamais les choses comme elles sont 32 ». Par ailleurs, en mettant à profit la crédulité des masses, qui 72 Ioana Manea 28 Ibid ., p. 675. À ce propos, nous nous permettons de renvoyer à notre article, « Le Mascurat de Naudé : pédanterie burlesque pour ‘détromper’ du mauvais burlesque ? », dans Pratiques et formes littéraires 16-18. Cahiers du GADGES , Flavie Kerautret, dir., Rire des affaires du temps. L’actualité au prisme de rire (1560-1653) , 19 (2022) (https-: / / public ations-prairial.fr/ pratiques-et-formes-litteraires/ index.php-? id=427). 29 Naudé, Mascurat , p.-616. 30 Ibid ., p.-203-204. 31 Ibid ., p.-677-678. 32 Ibid ., p.-570-571. Œuvres & Critiques, XLVIII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2023-0005 33 Ibid ., p.-668-669. 34 Voir Jean-Pierre Cavaillé, Dis/ simulations. Jules-César Vanini, François La Mothe Le Vayer, Gabriel Naudé, Louis Machon et Torquato Accetto. Religion, morale et politique au XVII e siècle , Paris, Champion, 2002, p.-219-220. 35 Naudé, Instructions à la France sur la vérité de l’histoire des frères de la Roze-Croix , p. 113. 36 Naudé, Apologie pour tous les grands personnages qui ont été faussement soupçonnés de magie , p.-639-40. 37 Ibid ., p.-17. se laissent facilement embraser et ne discernent pas l’erreur fondamentale des calomnies qu’elles énoncent, les mazarinades ne sont pas néfastes seulement pour le cardinal, mais aussi pour l’État dont il est le représentant-: Mais néanmoins cette inclination qu’ont les hommes à croire facilement les choses physiques et naturelles , est bien moins dangereuse, que lorsqu’elle est appliquée aux morales et politiques ; et c’est aussi de celle-là que la plupart des tragédies les plus sanglantes, des histoires les plus funestes prennent leur argument 33 . Par ailleurs, dès le début de sa carrière littéraire foisonnante, Naudé s’est appliqué à mettre en relief le péril représenté par certaines idées obscures comme celles qui ont eu pour protagonistes les Rose-Croix et qui se sont diffusées avec facilité parmi la foule 34 . Aussi pense-t-il remplir son devoir de citoyen en se servant de sa plume pour les combattre : « j’ai cru que je ne pouvais mieux témoigner l’affection que j’ai toujours eue à la conservation de cette monarchie et tranquillité de notre royaume, que de vous enseigner […] le moyen de connaître et discerner la bonne monnaie d’avec la fausse 35 -». Par ailleurs, puisque l’érudition dont il dispose lui permet d’appréhender les liens entre le présent et le passé, l’écrivain fécond qu’est Naudé ne limite pas l’usage de sa pensée critique aux questions brûlantes de l’actualité, mais l’applique aussi à l’histoire envisagée dans son intégralité. À ce propos, dans l’Apologie pour tous les grands personnages qui ont été faussement soupçonnés de magie , il l’utilise pour innocenter les grands esprits qui, tout au long de l’histoire de l’humanité, en raison de leurs découvertes incompréhensibles pour les individus ordinaires, ont été injustement incriminés de complicités avec des entités diaboliques. Ce faisant, il met en relief le moment particulier de histoire où il se trouve, qui plus que jamais auparavant, est propice à « polir et aiguiser le jugement », à travers des grands bouleversements dont il est contemporain en matière de géographie, religion et science 36 . À croire Naudé, pour éliminer les non-sens qui contaminent l’histoire et nuisent à la réputation des plus brillants novateurs depuis l’Antiquité, la méthode à suivre consiste en premier lieu à remonter jusqu’à la source de l’erreur 37 . En deuxième lieu, après l’avoir identifiée, il faut l’analyser en tenant compte de son contexte Gabriel Naudé-: plume prolifique nourrie par la critique et la quête encyclopédique 73 Œuvres & Critiques, XLVIII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2023-0005 38 Ibid ., p.-18. 39 Ibid ., p.-636-8. 40 Ibid ., p.-637. 41 Ibid ., p.-606-607. 42 Ibid ., p.-607. 43 Ibid ., p.-16-17. constitué, par exemple, par le statut, les sympathies de l’auteur qui l’a commise et le moment où il a écrit. Ce faisant, il est nécessaire de garder à l’esprit que, mus par différents intérêts, les historiens n’écrivent presque jamais une histoire objective : « tous les historiens, réservés ceux qui sont parfaitement héroïques, ne nous représentent jamais les choses pures, mais les inclinent et masquent selon le visage qu’ils leur veulent faire prendre […] 38 -». L’identification de l’origine de l’erreur devrait se conjuguer avec la compré‐ hension des mécanismes qui ont rendu possible la dissémination des égarements dont certains discréditent les esprits les plus révolutionnaires de l’histoire. À ce titre, Naudé indique trois causes principales qui ont contribué à la propagation des fautes à propos de la croyance souvent aberrante en l’existence de la magie et des accusations qu’elle sous-tend. En premier lieu, les auteurs qui traitent de la magie et des magiciens se laissent mener par l’esprit grégaire et acceptent le consentement universel comme argument 39 . Aussi négligent-ils, selon un autre thème récurrent de l’œuvre abondante de Naudé, que « la plupart [des opinions communes et populaires] est d’ordinaire la pire » et que « le grand chemin battu trompe facilement 40 ». En deuxième lieu, par indolence intellectuelle et souci de confort, ils évitent les recherches laborieuses et, suivant l’opinion courante selon laquelle la renommée d’un auteur participe plutôt de la quantité que de la qualité ses écrits, ils compilent ce qui avait été dit avant eux, en se contentant de « transcrire religieusement et mot pour mot tout ce qui a été dit cent et cent fois par les autres 41 ». En troisième lieu, la tendance à rédiger des ouvrages à partir des éléments ramassés dans d’autres ouvrages est consolidée par une pratique intellectuelle qui privilégie la « polymathie » et consiste à « ramasser et recueillir tout ce que l’on peut dire, et ce qui s’est jamais dit sur le sujet que l’on entreprend de traiter 42 ». Sans doute, Naudé comprend l’ampleur des dégâts provoqués par les «-esprits moutoniques-du philosophe Huarto, qui comme les brebis de Cingar abandonnent volontairement la barque de la vérité, pour se précipiter les uns après les autres dans la mer du mensonge 43 ». Néanmoins, la faiblesse de l’histoire qui est obligée de se baser sur les ouvrages entachés d’erreurs de tels historiens n’est pas irréversible et peut être combattue par le 74 Ioana Manea Œuvres & Critiques, XLVIII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2023-0005 44 Voir Simone Mazauriac, « De la fable à la mystification politique : Naudé et l’autre regard sur l’histoire », dans Robert Damien et Yves-Charles Zarka, dir., Corpus , 35 (1999), Gabriel Naudé-: La politique et les mythes de l’histoire de France- : 73-88, p.-81-83. 45 Voir, par exemple, Bernard Teyssandier, « Histoire des lettres et tradition de l’erreur. De L’Avis pour dresser une bibliothèque de Naudé au Dictionnaire historique et critique de Bayle-», Littératures classiques , 86, 1 (2015)-: 115-131, p.-69. 46 Naudé, Avis pour dresser une bibliothèque , Paris, F. Targa, 1627, p.-36. 47 Voir Paul Nelles, « The Library as an Instrument of Discovery : Gabriel Naudé and the Uses of History », dans Donald R. Kelley, dir., History and the Disciplines. The Reclassification of Knowledge in Early Modern Europe , Rochester, University of Rochester Press, 1997: 41-60, p.-42. 48 Naudé, Avis pour dresser une bibliothèque , p.-64-65. 49 Ibid ., p.-68-70. « rationalisme critique » dont l’ Apologie représente la « mise en application immédiate 44 -». 3. Naudé - adepte d’une bibliothèque universelle- Toujours est-il que, malgré la critique qu’il formule à l’égard des opinions pernicieuses en matière de philosophie naturelle ou de politique, Naudé ne craint pas d’inclure les livres où elles sont développées dans son projet de bibliothèque. En effet, dans son Avis pour dresser une bibliothèque , qui représente un point de référence pour l’avènement de la bibliothéconomie 45 , il plaide pour une « bibliothèque universelle 46 ». La bibliothèque qu’il envisage est fondée sur une division de savoirs qui, en éliminant les hiérarchies, ouvre la voie vers une encyclopédie des sciences 47 . Ainsi, premièrement, dans la pensée de Naudé, la bibliothèque est censée contenir des livres dont la présence, à l’époque, était habituelle. Il s’agit là, par exemple, de diverses synthèses comme les « diction‐ naires, mélanges, diverses leçons, recueils de sentences, telles autres sortes de répertoires 48 » ou d’auteurs anciens, qui jouissaient d’un prestige incontestable depuis leur redécouverte par les humanistes. Deuxièmement, à l’écart de tout soupçon de pédantisme, la bibliothèque conçue par Naudé est ouverte vers le présent et ses principaux repères éditoriaux. Tout en se montrant favorable à l’inclusion dans la bibliothèque des ouvrages qui participent de la mode du moment 49 , il insiste sur la nécessité d’intégrer dans la bibliothèque des ouvrages témoignant des grandes découvertes scientifiques effectuées à l’époque. C’est pourquoi, à le croire, il serait aberrant de ne pas étoffer la bibliothèque en y incorporant, à côté des auteurs anciens consacrés, des novateurs de date récente. Il serait, par exemple, question, d’y ranger des philosophes naturalistes comme Pomponazzi ou Cremonini à côté des « vieux interprètes d’Aristote », des juristes comme Cujas ou Alciat à côté du Digeste, des mathématiciens comme Viette à Gabriel Naudé-: plume prolifique nourrie par la critique et la quête encyclopédique 75 Œuvres & Critiques, XLVIII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2023-0005 côté d’Euclide et d’Archimède, des philosophes comme Montaigne, Charron et Francis Bacon à côté de Sénèque et Plutarque, de médecins comme Cardan à côté de Galien et d’Avicenne, de savants comme Érasme et Casaubon à côté de Varron, d’historiens comme Guicciardini et Commynes à côté de Tite-Live et Tacite, de poètes comme le Tasse et l’Arioste à côté de Homère et de Virgile 50 . De plus, aux auteurs qui viennent d’être mentionnés et qui n’ont pas été toujours bien accueillis par les autorités ecclésiastiques, Naudé ne craint pas d’ajouter des ouvrages dont le danger, comme il l’a lui-même démontré ailleurs, ne fait aucun doute. Il s’agit là, par exemple, des livres qui traitent des sujets hermétiques comme l’art de Lulle, la pierre philosophale, les livres des hérésiarques, voire le Coran et le Talmud, « qui vomissent mille blasphèmes contre Jésus-Christ et notre religion 51 ». En englobant ces ouvrages comparables aux « serpents et vipères entre les autres animaux 52 », la bibliothèque de Naudé se transforme d’un réservoir passif du savoir dans un acteur qui prend activement part à la production du savoir 53 . Ainsi, grâce aux informations qu’elle renferme, elle rend possible une enquête historique qui aboutit à la refondation des disciplines sur des bases purgées d’erreur. Par ailleurs, Naudé aura l’occasion de mettre en application cette vision inclusive des ouvrages nocifs dans la bibliothèque qu’il créera pour Mazarin. À travers un dédoublement susceptible de consolider l’identité de son porte-parole fictionnel, dans le Mascurat , il évoque la bibliothèque qu’il a lui-même constituée pour le cardinal et qui contient également des mazarinades : « Naudé , qui n’est pas sorti de Paris pendant les troubles, afin, comme je crois, de conserver ladite bibliothèque, a été fort soigneux de les recueillir [les mazarinades] 54 ». Dans le cas des mazarinades, comme dans le cas des ouvrages d’occultisme, il faut les connaître pour pouvoir les réfuter 55 . De plus, la bibliothèque à laquelle il songe dans l’Avis pour dresser une bibliothèque peut également contribuer à l’enrichissement des disciplines auxquelles appartiennent certains des ouvrages qui sont, d’habitude, proscrits. Par exemple, après la mise à l’écart des passages problématiques, en raison de l’érudition de leurs auteurs, les livres des hérétiques peuvent s’avérer utiles pour la critique textuelle de l’Écriture Sainte 56 . 76 Ioana Manea 50 Ibid ., p.-74-76. 51 Ibid ., p. 55-60. Voir Nelles, « The Library as an Instrument of Discovery : Gabriel Naudé and the Uses of History-», p.-49. 52 Naudé, Avis pour dresser une bibliothèque , p.-56. 53 Voir Nelles, « The Library as an Instrument of Discovery : Gabriel Naudé and the Uses of History-», p.-41. 54 Naudé, Mascurat , p.-105. 55 Voir, par exemple, Naudé, Avis pour dresser une bibliothèque , p.-56. 56 Ibid ., p.-57-60. Œuvres & Critiques, XLVIII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2023-0005 Sans doute, la bibliothèque dont Naudé nourrit le projet dans l’ Avis est sortie de son amour pour les livres et de sa foi en les bénéfices qu’ils peuvent procurer dont témoigne, entre autres, sa Syntagma de studio liberali , dont la traduction, intitulée Traité sur l’éducation humaniste , est parue seulement en 2009 57 . En outre, l’un des arguments dont il se sert dans l’ Addition à l’histoire de Louis XI, pour réhabiliter le roi qui donne son nom à l’ouvrage, participe du soin qu’il aurait eu pour l’agrandissement et le perfectionnement de la bibliothèque royale à travers le « plus grand nombre de volumes […] possible 58 ». Comme nous venons de voir, la bibliothèque que Naudé ébauche dans l’ Avis a une visée encyclopédique, qui défend l’utilité des ouvrages les plus variés. Aussi plaide-t-il pour l’inclusion dans la bibliothèque des ouvrages appartenant à des auteurs comme les disciples d’Avicenne qui, pour des raisons souvent frivoles, ont été injustement oubliés 59 . De plus, il argumente également en faveur des auteurs plus récents qui n’ont pas publié leurs ouvrages et qui, même s’ils ne bénéficient pas du prestige des auteurs de l’Antiquité, méritent d’avoir leurs manuscrits préservés dans des bibliothèques 60 . Ce faisant, il réserve néanmoins pour les manuscrits « de grande conséquence, ou prohibés et défendus » une place à part, « aux tablettes plus hautes » de la bibliothèque où, « sans aucun titre extérieur » pour éviter d’attirer l’attention, ils demeurent « éloignés tant de la main que de la vue » et ne peuvent être consultés qu’avec la collaboration du bibliothécaire 61 . En outre, il est lui-même susceptible de contribuer à augmenter la quantité de livres possiblement néfastes. C’est là le résultat de son ouvrage le plus sulfureux, les Considérations politiques sur les coups d’État , où il défend l’idée des actions politiques effectuées dans des situations extrêmes, qui restent cachées jusqu’au moment d’être accomplies et dont la légitimation suit la mise en application 62 . Tout en étant conscient du danger intrinsèque du dévoilement du nombre des infractions à la justice commune perpétrées par les hommes politiques au cours de l’histoire, il compare l’utilité de leur connaissance par les Grands à la connaissance des hérésies par les théologiens ou des venins par les médecins 63 . Gabriel Naudé-: plume prolifique nourrie par la critique et la quête encyclopédique 77 57 Naudé, Œuvres complètes publiées sous la direction de Frédéric Gabriel, V. Traité sur l’éducation humaniste (1632-1633) , édition de Pascal Hummel, Paris, Classiques Garnier, 2009. 58 Naudé, Addition à l’histoire de Louis XI (1627), Paris, F. Targa, 1630, p.-79-80. 59 Ibid. , p.-88-89. 60 Ibid ., p.-91-95. 61 Ibid ., p.-142. 62 Voir, par exemple, Naudé, Considérations politiques sur les coups d’État (1639), s. l., s. n., 1657, p.-103-105, p.-191-193. Voir aussi Cavaillé, Dis/ simulations, p . 262-263. 63 Naudé, Considérations politiques sur les coups d’État , p.-13. Œuvres & Critiques, XLVIII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2023-0005 * Sans doute, le plaidoyer de Naudé pour une bibliothèque universelle participe de ses propres intérêts encyclopédiques. Grand connaisseur de la culture de l’Antiquité gréco-romaine, il n’est pourtant pas indifférent aux novateurs récents, dont certains ont même suscité les soupçons des autorités ecclésiasti‐ ques. Ce faisant, il manifeste un intérêt particulier pour les ouvrages rares ou potentiellement nocifs. Résultat d’une plume féconde, son œuvre témoigne de sa culture encyclopédique à travers les exemples et les citations qui l’étoffent. En outre, sa production littéraire foisonnante argumente en faveur d’une histoire de disciplines qui n’est pas linéaire, car elle comprend aussi les erreurs et les chemins de travers représentés par les auteurs méconnus. La passion pour la polymathie qui informe son écriture abondante débouche sur une réflexion critique qui, elle aussi, contribue à l’augmentation du savoir. Bibliographie - I. Sources Furetière, Dictionnaire universel (1690), La Haye et Rotterdam, Arnoud et Reinier Leers, 1701. Naudé, Gabriel, Jugement sur tout ce qui a été imprimé contre le cardinal Mazarin, depuis le sixième janvier , jusqu’à la déclaration du premier avril mil six cent quarante-neuf , s. l., s. n., [1650], (édition disponible sur Gallica. URL-: https-: / / gallica.bnf.fr/ ark-: / 12148 / bpt6k57698w.image). — Considérations politiques sur les coups d’État (1639), s. l., s. n., 1657. — Addition à l’histoire de Louis XI (1627), Paris, F. Targa, 1630. — Avis pour dresser une bibliothèque , Paris, F. Targa, 1627. — Apologie pour tous les grands personnages qui ont été faussement soupçonnés de magie (1625) , Paris, Adrien Vlac, 1653. — Instructions à la France sur la vérité de l’histoire des frères de la Roze-Croix, Paris, François Julliot, 1623. — Le Marfore ou le discours contre les libelles , Paris, Louys Boulenger, 1620. - II. Études Bianchi, Lorenzo, « L’Avis pour dresser une bibliothèque de Gabriel Naudé : prolégomènes pour une bibliothèque libertine-? -», Littératures classiques , LXVI, 2 (2008), p.-133-142. Cavaillé, Jean-Pierre, Dis/ simulations. Jules-César Vanini, François La Mothe Le Vayer, Gabriel Naudé, Louis Machon et Torquato Accetto. Religion, morale et politique au XVII e siècle , Paris, Champion, 2002. Damien, Robert, «-Naudé, Gabriel-», dans Dictionnaire des philosophes français du XVII e 78 Ioana Manea Œuvres & Critiques, XLVIII, 1 DOI 10.24053/ OeC-2023-0005 siècle , vol. I-II. Acteurs et réseaux de savoir, Paris, Classiques Garnier, 2021, p. 1251-1256. Kristeller, Oskar Paul, « Between the Italian Renaissance and the French Enlightenment : Gabriel Naudé as an Editor-», Renaissance Quarterly , 32, 1 (spring 1979), p.-1-72. Manea, Ioana, «-Le Mascurat de Naudé-: pédanterie burlesque pour ‘détromper’ du mauvais burlesque ? », dans Pratiques et formes littéraires 16-18. Cahiers du GADGES , Flavie Kerautret, dir., Rire des affaires du temps. L’actualité au prisme de rire (1560-1563) , 19 (2022) (https: / / publications-prairial.fr/ pratiques-et-formes-litteraires/ index.php? id =427). Mazauriac, Simone, « De la fable à la mystification politique : Naudé et l’autre regard sur l’histoire », dans Robert Damien et Yves-Charles Zarka, Corpus , 35 (1999), Gabriel Naudé : La politique et les mythes de l’histoire de France , p.-73-88. 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