eJournals Oeuvres et Critiques 48/2

Oeuvres et Critiques
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0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
10.24053/OeC-2023-0007
111
2023
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Introduction

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Odile Hamot
Philippe Richard
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1 Camille Mauclair, « Trois prosateurs lyriques français », La Semaine littéraire [4 février 1911-; n° 892 / 19 e année], p.-49-53. Introduction Odile Hamot et Philippe Richard En février 1911, dans une causerie littéraire assez dense qui occupe alors neuf grandes colonnes de journal, Camille Mauclair affirme sans détour que « si l’on veut réellement savoir ce qu’est la vie intellectuelle militante d’un pays, il est bon de rechercher, en dehors des hommes choyés par la réputation, les [auteurs] isolés qui méritent la gloire » 1 . Joignant l’assertion à la démonstration, le critique entreprend alors de promouvoir trois auteurs lyriques français (Suarès, Claudel et Saint-Pol-Roux) afin de les sauver d’un aveuglement analytique célébrant parfois de bons auteurs pour mieux laisser dans l’ombre de beaux poètes. Si l’on ne travaillait effectivement que les écrivains réputés dont la valeur se trouve déjà bien établie, on manquerait nécessairement les textes qui n’ont certes pas vocation à la gloire mais qui « ont reçu en partage l’originalité foncière, l’indépendance obstinée, le refus natif de toute concession et de toute poncivité, la passion de l’art et l’intégrité de conscience ». Afin de nous accorder avec Mauclair pour reconnaître à sa suite qu’« il y a donc beaucoup de gens instruits, intelligents et délicats qui lisent ces trois auteurs, gardent précieusement leurs livres dans leur bibliothèque au coin privilégié, s’alimentent de leur pensée et les considèrent comme infiniment plus sérieux, plus beaux et plus passionnants que M. Marcel Prévost », nous nous proposons donc d’étudier en ce bref volume quelques poètes de la première moitié du XX e siècle que la critique universitaire a souvent négligés au point qu’ils se trouvent aujourd’hui presque oubliés. Mais ne convient-il pas alors de commencer par se demander ce que l’on attend au juste en littérature (puisque c’est naturellement cet horizon d’attente qui canonise ou non les œuvres) afin de ne pas en venir à considérer étourdiment tout auteur oublié comme un génie délaissé (puisque la valeur se discerne évidemment par l’advenue d’un projet esthétique toujours capable de toucher les êtres)-? Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0007 2 François Ouellet, « Méconnus faute de mieux », Études littéraires [printemps 2005 ; n° 3 / 36 e volume : « D’un écrivain l’autre : quelques méconnus du XX e siècle et leurs références-»], p.-7-12. 3 Roland Barthes, « Qu’est-ce que l’écriture ? », Le Degré zéro de l’écriture , Paris, Seuil, coll. «-Pierres vives-», 1953, p.-17-29. 4 Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception [1972], Paris, Gallimard, coll. «-Tel-» (trad. Claude Maillard), 1978, p.-143-144. 5 Charles Baudelaire, « Marceline Desbordes-Valmore », Réflexions sur quelques-uns de mes contemporains [1861], Œuvres complètes , Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade-» [II], p.-146-147. S’il est possible de réhabiliter un écrivain en appréciant la pratique intertex‐ tuelle qui est la sienne parce qu’elle lui permet de dialoguer avec la littérature commune 2 ou en estimant le choix stylistique qui est le sien parce qu’il lui permet d’incarner une mythologie propre 3 , on s’accordera surtout sur le fait que l’œuvre artistique demeure capable d’épouser les trois voies cruciales que sont la poiesis , qui « dépouille le monde extérieur de ce qu’il a d’étranger [et] en fait son œuvre propre », l’ aisthesis , qui « rend à la connaissance intuitive ses droits contre le privilège accordé traditionnellement à la connaissance conceptuelle », et la catharsis , qui dégage l’être « des liens qui l’enchaînent aux intérêts de la vie pratique » 4 . Or, même lorsque le texte emprunte ces voies sur un mode assez mineur ou par une musique plutôt grise, il communie toujours à l’éclat poétique dont la littérature est le nom (sans forcément bouleverser notre vision du monde mais en nous offrant réellement quelques traits de grâce et d’apaisement au cœur d’un univers bouleversé). Ne serait-il pas injuste de n’attendre de la littérature que des tableaux de maîtres lorsqu’elle peut également nous offrir de belles esquisses - si intéressantes à suivre et à toucher du doigt ? Baudelaire le savait déjà, qui évoquait en ces termes la poésie de Marceline Desbordes-Valmore : Il est vrai que si vous prenez le temps de remarquer tout ce qui lui manque de ce qui peut s’acquérir par le travail, sa grandeur se trouvera singulièrement diminuée ; mais au moment même où vous vous sentirez le plus impatienté et désolé par sa négligence, par le cahot, par le trouble, que vous prenez, vous, homme réfléchi et toujours responsable, pour un parti pris de paresse, une beauté soudaine, inattendue, non égalable, se dresse, et vous voilà enlevé irrésistiblement au fond du ciel poétique. […] On a dit que Mme Valmore, dont les premières poésies datent déjà de fort loin (1818), avait été de notre temps rapidement oubliée. Oubliée par qui, je vous prie ? Par ceux-là qui, ne sentant rien, ne peuvent se souvenir de rien 5 . Sans lui imposer telle ou telle norme a priori , il est en effet permis d’apprécier une œuvre pour l’éclat de ses saillies, loin de tout dogmatisme ou de tout esthétisme, en louant ainsi les minores quand ils élargissent à l’aventure notre sensibilité et 6 Odile Hamot et Philippe Richard Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0007 6 Bruno Curatolo, Paul Renard et François Ouellet, Romans exhumés (1910-1960) - Contribution à l’histoire littéraire du XX e siècle , Dijon, EUD, coll. « Écritures », 2014 (les auteurs proposés là sont Paul-Jean Toulet, Claude Anet, Emmanuel Debousquet, Maurice Magre, Jean Schlumberger, Luc Durtrain, Antonine Coullet-Tessier, Simone Téry, Renée Dunan, Jeanne Galzy, Fernand Fleuret, Jacques Spitz, Léon Bopp, Jean Vaudal, Jean Proal, René Laporte, Boris Schreiber, et Léon Aréga). notre bonté. Il est donc très clair que les poètes de l’ombre, comme le soutenait Mauclair au début du siècle dernier, peuvent authentiquement gagner à être écoutés lorsque leur travail est probe et que leur invention est vive. Le présent volume se propose dès lors, en une approche résolument dé‐ pourvue de toute ambition d’exhaustivité, de faire (re)découvrir certains poètes oubliés ou méconnus qui ont œuvré durant le premier tiers du XX e siècle, non pour les magnifier par un contrepied systématique des décrets de la postérité, mais pour offrir au lecteur bénévole l’occasion d’un déplacement de ses regards vers des contrées inattendues. Il fait sien le désir qu’un éclair aventureux puisse rejoindre notre temps, susciter quelques désirs, ouvrir des perspectives. On signalera par ailleurs que la série « minores » de la Revue des lettres modernes pourra donner de plus amples informations à ceux qui voudraient approfondir les choix de la critique et que l’ouvrage Romans exhumés (1910-1960) - Contribution à l’histoire littéraire du XX e siècle saura associer le genre romanesque à l’entreprise ici présentée 6 . Neuf écrivains seront ici présentés. Leur notoriété respective n’est certes pas identique : certains sont demeurés dans l’ombre d’une gloire qui se refuse opiniâtrement, aujourd’hui encore-; d’autres, jouissant de la reconnaissance de quelques happy few , circulent malaisément dans les limbes où se retrouvent les « auteurs méconnus » ; d’autres en revanche sont des personnalités de premier plan de la littérature française, mais ont laissé dans le secret une part de leur œuvre, qu’il importe à présent de mettre au jour. L’ambition du volume, qui ne cache guère son aspiration au plaisir du texte, exigeait qu’une grande liberté d’approche soit laissée aux commentateurs. Toutes les démarches ont donc été accueillies - philologique, thématique, stylistique… - car elles contribuent à la constitution d’un kaléidoscope critique susceptible de rendre efficacement compte de la diversité et de la richesse de ces œuvres de l’ombre. Antoine de Rosny expose le travail d’André Suarès en relation avec l’esthé‐ tique musicale du lied allemand. Par une étude strophique approfondie, il souligne ainsi cet effort de composition entièrement focalisé par la recherche du rythme, loin de toute autre norme contraignante et lancinante, qui se fait jeu Introduction 7 Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0007 aérien avec le verbe. Il donne également à lire huit poèmes inédits datant de la période 1898-1899 et réunis sous le titre des « Lais de la Primevère ». C’est à Germain Nouveau, voué le plus souvent aux recoins de la biographie rimbaldienne et plus volontiers tenu pour un auteur du XIX e siècle, que s’intéresse Eddie Breuil. Il jette un éclairage précis sur l’histoire tourmentée du dernier poème de l’auteur, l’ Ave Maris Stella , paru en 1912, pour en examiner les implications religieuses et personnelles. La lecture de Saint Bernard permet ainsi de comprendre l’inspiration singulière du poète (dont la biographie se trouve simultanément éclairée lorsque s’impose là une poétique de l’humilité) et d’explorer la genèse inquiète d’un travail de publication. Cette même année 1912, meurt à Paris un jeune poète à peu près inconnu, Henri Franck. Antoine Piantoni choisit de mettre en lumière le travail entrepris dans l’unique œuvre de ce jeune Normalien, La Danse devant l’Arche , restée inachevée, en regard d’une profonde volonté de régénération d’une époque marquée par une crise multiforme. À travers une triple quête, mystique, politique et poétique, l’écrivain fait de son œuvre une chorale amicale cheminant vers une forme particulière d’unanimisme en laquelle le divin sert l’union entre les êtres. Quelques semaines seulement après la disparition d’Henri Franck, en avril 1912, Charles Péguy publie Le Mystère des saints Innocents dont Nicolas Faguer se propose d’étudier un épisode, l’appel à l’histoire de Joseph, pour mettre en lumière la relation entre les échos bibliques enchâssés et les récitations à plusieurs voix qui font de sa poésie une vraie lectio divina . La transparence des personnages donne en effet la clé d’un éthos d’émerveillement qui devient vite un éthos de tendresse. Philippe Richard présente le travail d’un poète totalement oublié, mais dont le premier recueil obtint en 1921 le grand prix de l’Académie française, Eusèbe de Bremond d’Ars. L’étude, qui s’attache à mettre au jour le déploiement d’une riche intertextualité poétique, montre comment l’écrivain compose ses textes grâce à une innutrition réelle qui transpose le roman huysmansien pour en acclimater les mots ou les images à l’espace d’un texte versifié sur la cathédrale chartraine. Mikaël Lugan s’intéresse pour sa part à une œuvre très peu étudiée de Saint-Pol-Roux, Les Litanies de la mer , une symphonie verbale écrite en 1920 en hommage aux pêcheurs de Camaret, en Bretagne. Par ce poème simultané et polyphonique, l’œuvre échappe à la fixité de l’écriture et célèbre le Verbe qui obsède alors la méditation théologique et poétique de son auteur, qui livre ainsi un visage très différent de celui de « maître de l’image » auquel on le réduit souvent. 8 Odile Hamot et Philippe Richard Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0007 Pierre-Éloi Moreau relit le travail de Marcel Proust grâce à la formule du poème en prose : à chaque étape du roman et pour chacun de ses modes d’expression se trouve mise en lumière la stylisation du travail de l’écriture qui renouvelle l’approche de l’esthétique proustienne en sa dimension poétique. C’est à Alain-Fournier et à son recueil si méconnu Miracles que s’intéressent encore Pierre-Éloi Moreau et Philippe Richard. On y découvre un ton singulier, moins ébauche du Grand Meaulnes , comme l’a cru Jacques Rivière, que litanie à la mort, par laquelle s’approfondit l’œuvre entière. La beauté de certaines trouvailles y est proprement ravissante. Dominique Millet-Gérard éclaire enfin le travail de Wladimir Weidlé, poète issu de l’émigration russe à Paris et grand admirateur de Claudel avec lequel il fut en relation, par la présentation de deux de ses textes ; ces derniers constituent des essais de transposition en russe de la fameuse tentative claudélienne de trouver une voie nouvelle entre le vers libre et l’alexandrin. Introduction 9 Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0007