Oeuvres et Critiques
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0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
10.24053/OeC-2023-0008
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2023
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André Suarès, poète en 1900 : variations sur l’esthétique du lied
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2023
Antoine de Rosny
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1 Airs , Paris, Mercure de France, 1900 ; Images de la grandeur , Paris, Jouaust, 1901. Parallèlement est publiée en revue la « Sonate d’Alceste » ( L’Ermitage , 1901, vol. II, p.-128-135), vestige d’un recueil inachevé de Sonates . André Suarès, poète en 1900-: variations sur l’esthétique du lied Antoine de Rosny Parler d’« André Suarès, poète en 1900 » semble une gageure : non seulement son œuvre poétique, restée confidentielle malgré son abondance et sa variété, demeure la part la plus obscure de son immense production littéraire, mais en 1900, Suarès, âgé de 32 ans, est encore un écrivain presque invisible ; les rares livres publiés, peu diffusés, n’ont pas permis au jeune Marseillais, installé depuis 1897 en région parisienne, de se faire connaître. Si ses proches ont lu son drame Les Pèlerins d’Emmaüs , ses Lettres d’un solitaire , voire ses portraits de Wagner et de Tolstoï, pour le monde littéraire de l’époque Suarès n’est rien, ou si peu, et en tout cas certainement pas un poète, puisqu’il n’a fait alors paraître aucun recueil. Dès lors, pourquoi s’intéresser à cet aspect-là de son œuvre, au seuil du nouveau siècle-? Il faut tout d’abord rappeler qu’en 1900, Suarès œuvre dans le secret depuis une dizaine d’années, et qu’au fil des ans, il a accumulé (sans rien réussir à achever vraiment) un nombre considérable de projets littéraires-: des ébauches de roman, des livres de réflexions, et puis, surtout, des textes dramatiques et poétiques, par centaines - en sorte que les rares titres publiés en 1900 ne sont qu’un reflet très imparfait de l’activité créatrice déployée par le jeune homme depuis sa sortie de l’École Normale Supérieure en 1889. Il faut ensuite préciser que l’année 1900-1901 se présente comme un tournant important dans la production poétique de Suarès, parce qu’après des années de labeur infructueux paraissent coup sur coup deux recueils imposants qui donnent soudain à son auteur une visibilité dans le monde des lettres comme poète : Airs et Images de la grandeur 1 . Que se passe-t-il donc au tournant du siècle dans la production poétique pour que celui-ci, enfin, cesse d’écrire dans l’ombre-? Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0008 2 Antoine de Rosny, La Culture classique d’André Suarès , Paris, Classiques Garnier, 2019, p.-139-155. La question se justifie d’autant plus qu’à cette époque, Suarès nourrit encore l’espoir de gagner un jour les lauriers poétiques auxquels il aspire : il est encore loin d’imaginer que c’est par des portraits littéraires et des récits de voyage qu’il deviendra célèbre. Imprégné de culture classique, pétri de symbolisme et habité, comme beaucoup de poètes de sa génération, par l’exigence de musicalité, il rêve d’apporter sa pierre à l’édifice de la création poétique alors en plein renouvellement. Les influences les plus diverses s’agitent dans son esprit ; Baudelaire, Verlaine et Mallarmé y ont une place de choix, ce qui n’est guère original ; mais Suarès, grand lecteur de revues, est aussi attentif à la constellation des poètes plus ou moins connus de sa génération. La question est de savoir s’il peut se faire une place dans ce foisonnement créatif riche en évolutions : son souci est de ce point de vue moins d’être moderne qu’original. De fait, depuis dix ans, Suarès a déjà tenté plusieurs expériences poétiques. Des Récitatifs aux sonates de Psyché martyre , des Peines d’amour à Attiques , ses premiers recueils sont caractérisés par une étonnante variété : variété des pratiques d’écriture (vers réguliers ou vers libres, poèmes indépendants ou liés), des inspirations (mythologie grecque, christianisme, monde moderne), des modèles littéraires (odes de Pindare, liturgie des heures, opéras wagnériens, poésie symboliste) - au point que l’aspect frénétique de ces expérimentations semble la cause même de l’incapacité de l’auteur à trouver sa voie propre et donc à produire une œuvre digne d’être publiée. Que dire, et comment l’exprimer de façon nouvelle sans tourner complètement le dos à la tradition-? Au moment où, en 1900, Suarès trouve enfin une solution éditoriale à ses années de recherche, il semble acquis que ses exigences esthétiques se résument aux points suivants : la quête de musicalité, la recherche de formules strophiques et métriques privilégiant les ressources rythmiques plutôt que la régularité formelle, une inspiration marquée par un lyrisme exigeant où s’affirme la quête d’une grandeur morale et philosophique. Or après l’aventure des sonates 2 , c’est dans celle du lied que Suarès semble trouver la meilleure façon de conjuguer ces exigences : du recueil Airs (écrit vers 1895-1897) aux Lais et Sônes (en grande partie écrits entre 1898 et 1905) en passant par des projets contenus dans des carnets inédits rédigés juste avant 1900, le lecteur découvre cette manière qu’a Suarès de s’approprier une esthétique poético-musicale héritée du romantisme et revisitée par le symbolisme. En quoi consiste cette aventure du lied suarésien ? Et à quels résultats Suarès parvient-il-? 12 Antoine de Rosny Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0008 3 Division des recueils en livres, patronage grec, indications liminaires et finales. 4 Images de la grandeur est, par sa genèse, antérieur à Airs : il a été rédigé vers 1895-1896. Il est composé de poèmes en versets, qui tendent parfois au poème en prose. Pour des raisons à la fois chronologiques et esthétiques il ne sera donc pas question ici de ce recueil. 5 Yves-Alain Favre a présenté et édité cette petite correspondance entre le poète et l’éditeur ; cf . « Les relations de Suarès avec le Mercure de France », Étoile-Absinthe , n°-7-8, 1980, p.-16-32. 6 Lettre inédite à Jean Suarès de février 1900 citée par Christian Liger dans Les Débuts d’André Suarès (thèse dactylographiée), Montpellier, 1969, vol. I I , p.-237. Les premiers lieder-: Airs (1895-1897-; public. 1900) Premier recueil publié de Suarès, Airs porte sur la couverture la date de 1900, mais l’achevé d’imprimer est de 1901, ce qui en fait le jumeau des Images de la grandeur , autre recueil à voir le jour. Gémellité en réalité trompeuse, puisque, malgré des similitudes apparentes 3 , tout oppose l’esthétique légère et musicale de l’un et l’esthétique plus rhétorique et picturale de l’autre - preuve que Suarès menait de front des écritures poétiques différentes 4 . Après des années de tâtonnements, et grâce à l’aide amicale de Maurice Pottecher, actionnaire au Mercure de France, autant qu’à l’appui financier de son frère Jean, Suarès trouve donc une solution éditoriale. En marge des tractations techniques avec Alfred Vallette, directeur du Mercure de France 5 , il livre à son frère Jean l’état d’esprit qui l’anime-: Le nombre et la variété des rythmes est très considérable. […] C’est une poésie nouvelle en France, - toute du cœur, et où les hautes idées elles-mêmes s’offrent sous la forme naïve du sentiment. […] Le volume sera gros-: il y a 97 pièces de vers ou lieder 6 . Le titre Airs , l’appellation concurrente de lieder et l’insistance mise sur l’idée de rythme confirment l’obsession esthétique d’une musicalité choisie comme moyen privilégié d’expression lyrique. Le poème « Soupir », encore intitulé « De la musique sur toute chose », revendique sans ambiguïté l’« Art poétique » verlainien, malgré ses vers pairs : on se demande d’ailleurs pourquoi ce poème programmatique, fidèle vitrine des intentions de l’auteur, n’a pas été placé en tête de recueil mais au seuil du livre III . Airs est-il conforme aux intentions annoncées ? Un premier examen nous met en présence d’un recueil répondant à une certaine sophistication structurelle et typographique, preuve que la quête d’une écriture musicale n’est pas le seul souci de l’auteur. Quatre-vingt-dix-sept poèmes, répartis en cinq livres titrés, suivent deux numérotations concurrentes (en chiffres arabes et en chiffres romains) qui s’expliquent par la présence de poèmes formant séries. Une lettre à André Suarès, poète en 1900-: variations sur l’esthétique du lied 13 Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0008 7 À titre d’exemple : les poèmes liminaires des livres I I I et I V sont présentés dans la table à la fin des poèmes du livre V . De même, on se demande pourquoi le « Chant du veilleur dans le phare » (livre IV) ne figure pas dans la série des « Chants du veilleur » du livre I I . Cf . aussi infra , note 10. 8 Edmond Duméril, Le lied allemand et ses traductions poétiques en France , Paris, Honoré Champion, 1934. Vallette trahit la difficulté des composeurs à suivre les indications du poète sur les épreuves, ce qui semble justifier les quelques bizarreries structurelles que révèle la confrontation du recueil et de sa table 7 . Indépendamment des difficultés posées par cette préciosité formelle, la question se pose de l’héritage thématique du lied allemand 8 . Le parcours proposé paraît à vrai dire peu lié à l’expression traditionnelle du rapport du poète au monde surnaturel à travers l’observation subjective de la nature. Les cinq livres font se succéder d’abord des décors très contrastés (antiques dans le livre I , bretons dans le livre II ) pour aborder ensuite des thèmes plus intimes : le livre III évoque, notamment à travers le motif floral, différentes situations sentimentales ; dans le livre IV apparaissent des motifs déjà conclusifs : le soir, l’adieu, la nuit, le silence, exprimés à travers une diversité de chants (air, comptine, berceuse) ; le livre final reprend et mêle plusieurs des thèmes précédents-: la mythologie, les fleurs, le soir, la mer. Il n’est pas aisé de rendre compte de l’unité d’un recueil qui donne souvent l’impression de juxtaposer plusieurs viviers d’inspirations différentes. La pein‐ ture du moi domine cependant et donne à l’ensemble sa cohésion cachée : à travers le masque du sphinx ou de César, à travers la contemplation d’un paysage ou les plaintes d’un amant, le poète exprime les grandes pensées et les sentiments qui l’habitent - solitude orgueilleuse face au reste du monde, aspiration à l’éternité, tentation passagère de l’amour, fuite dans le rêve face à l’inéluctable mort, fragilité de la grandeur stoïque. On reconnaît bien des aspects que l’auteur décline parallèlement - mais avec plus de lourdeur rhétorique - dans Images de la grandeur et plus tard dans Voici l’homme . En réalité, ce n’est pas tant sur le fond que sur la forme que mise Suarès, et le choix du titre Airs doit sans cesse rappeler que la matière n’est qu’un prétexte à décliner la manière. De même qu’il annonçait fièrement à son frère Jean l’invention de rythmes variés lors de l’achèvement du recueil, de même c’est sur ce critère qu’il juge déjà négativement son œuvre, un an et demi après, dans une lettre à Romain Rolland-: J’ai, peut-être, 300 autres lieder dans les papiers : Hé bien, je suis bien loin d’avoir choisi les meilleurs ; je ne dis pas que j’ai fait choix des pires, non ; mais des plus anciens 14 Antoine de Rosny Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0008 9 Lettre inédite à Romain Rolland du 9 juin 1901, citée par Yves-Alain Favre dans La-Recherche de la grandeur dans l’œuvre de Suarès , Paris, Klincksieck, 1978, p.-134. […] Depuis ce temps-là, je suis arrivé à une forme entièrement libre et nouvelle ; il y en a déjà quelques exemples dans les Airs -: le rythme domine absolument 9 . Comment donc définir le lied suarésien, dont l’esthétique semble évoluer d’année en année ? Suarès s’inscrit-il dans la tradition de ces courtes pièces chantées dont Schumann ou Schubert ont écrit la musique ? ou des poèmes de Goethe mis en musique, qu’il apprécie tant ? A-t-il en tête les lieder des recueils de Catulle Mendès ou de Gustave Kahn ? Ou encore les Douze chansons de Maeterlinck ? Suarès n’a laissé aucune indication à ce sujet ; mais il est certain que le recueil joue volontiers avec des formes poético-musicales (comptines et chansons, berceuses et rondes) et qu’il cherche une musicalité propre par différents procédés. À défaut de trouver une recette unique, et suivant en cela la souplesse offerte par le lied, Suarès rédige des poèmes aux formes assez libres, dans lesquelles l’esclavage des lois métriques cède volontiers la place à des variations rythmiques plus ou moins audacieuses. De ce point de vue, trois catégories se dégagent. D’abord, celle, minoritaire, des poèmes réguliers : c’est le cas des trois sonnets du recueil (ils font presque office d’intrus), mais aussi des pièces consacrées à César dans le livre I (constituées tour à tour de quatrains d’heptasyllabes, d’hexasyllabes et d’octosyllabes). Ensuite - catégorie la plus représentée - celle des poèmes jouant sur d’incessantes variations strophiques et métriques : mélange de tercets, de quatrains et de quintils, alternant mètres pairs et impairs selon des combinaisons parfois déroutantes. « Hors d’haleine » ( V ) suit par exemple le schéma suivant-: Quatrain (9/ 8/ 9/ 9) Je suis comme un champ couvert de givre, - dans la morne attente du jour : - Ô rends-moi, rends amour pour amour, - mon âme, si tu veux que je vive… - - Quintil (9/ 9/ 8/ 12/ 9) Aime-moi. Je suis triste et me hais ; - Je souffre du dégoût de la vie, - - d’une égale et profonde envie - de tomber où je suis, et d’aller où je vais.. - Aime-moi, mon amour, je te prie. - - Quintil (9/ 8/ 9/ 9/ 9) Ou mon terrible cœur bat trop fort, - ou bien il ne bat plus qu’à peine : André Suarès, poète en 1900-: variations sur l’esthétique du lied 15 DOI 10.24053/ OeC-2023-0008 Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 son dégoût va plus loin que la peine : - c’est un sombre appétit de la mort… - Aime-moi, sauve-moi de la haine. - - Quintil (9/ 9/ 12/ 9/ 9) Je ne puis te donner que la mer, - - une âme violente et profonde : - Je ne puis rien t’ouvrir que le séjour amer - d’une prison au centre du monde, - que battent les vents du large et l’onde. - - Sizain (9/ 9/ 9/ 8/ 8/ 9 Ô suis-moi dans la nuit de ma tour.. - je suis seul, si tu ne veux me suivre,.. - je suis comme un roc couvert de givre - dans la morne attente du jour.. - Rends-moi, rends amour pour amour, - mon âme, à fin que je puisse vivre. Vers pairs et impairs se trouvent mêlés, et la proximité des octosyllabes et des ennéasyllabes rend subtils les effets de rythme, d’autant qu’à deux reprises vient s’immiscer un alexandrin. Parfois les effets sont plus tranchés mais non moins surprenants : le poème « Pluie en mer » ( XXXII ), par exemple, s’achève, après trois quatrains d’hexasyllabes, par un tercet de trisyllabes (« Vers les bords / Vers les bords / du tombeau »). Dans plusieurs poèmes, strophes isométriques et hétérométriques se trouvent mêlées. L’ampleur lyrique passe souvent par le choix d’un accroissement volumétrique des strophes. Parfois, c’est l’irruption d’un vers très court qui surprend, comme dans « La Brise » ( XLIII ), d’allure pourtant régulière en apparence : dans le troisième quintil, un vers de deux syllabes s’invite dans les octosyllabes et les tétrasyllabes, et la logique hétérométrique change. Quant à la dernière catégorie, à nouveau peu représentée, elle correspond aux exemples de versification nouvelle auxquels Suarès fait allusion dans la lettre à Rolland, et qui sera l’esthétique privilégiée des Lais et Sônes : citons les poèmes «- Fugit irreparabile tempus -» ( L VIII ), «-Oraison du prince-» ( L XXX ), «-Les Pauvres-» ( LXXXVI ) ou encore « Prière au seul puissant » ( X C I ), pièces à strophes hétérométriques plus longues que les strophes traditionnelles, et dont la liberté rythmique est plus grande encore-: nous y reviendrons. L’importance accordée aux vers courts et à une certaine souplesse rythmique dans une majorité des pièces du recueil rend très étrange la présence du seul 16 Antoine de Rosny Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0008 10 Nouvel exemple de bizarrerie sinon d’erreur : « La Beauté » est référencé XX, 2 dans le livre, mais XXI dans la table des matières (sous le titre « Beauté », sans article). Les indications se contredisent aussi s’agissant du dernier poème de ce livre I («-L’ode sereine-»). sonnet d’alexandrins (« La Beauté » 10 ), d’allure très pesante par contraste. Mais en marge de maladresses structurelles ou de lourdeurs diverses, Airs présente des réussites qui auraient mérité plus d’attention que le silence assourdissant dont la critique littéraire a accompagné la publication du recueil. Certaines originalités typographiques agrémentent avec bonheur les recherches rythmi‐ ques sensibles dans chacun des cinq livres, preuve que l’écriture suarésienne ne se limite pas à la seule quête de musicalité. Citons la présence aléatoire d’une majuscule en tête de vers, forme de désacralisation propre à l’héritage néo-symboliste (en revanche, la rime n’est pas touchée et la question du vers libre n’est jamais vraiment posée). Citons également, dans un poème du livre II (« Le calme de la mer », XXIX ), la création tout à fait originale d’espaces au sein même des vers, sortes de pauses musicales au cœur des portées de mots ; tentative isolée, dont nous ne connaissons pas d’équivalent. En voici la première strophe-: C’est le calme infini de la mer.. sans bornes, sur l’espace, l’espace.. c’est le ciel, et c’est le souffle amer de ce qui passe On aura noté le choix d’une ponctuation inhabituelle (les deux points de suspension) et d’un grand retrait du tétrasyllabe final (l’auteur affectionne dans Airs ces grands alinéas). C’est donc avec un recueil riche en expérimentations diverses que Suarès se fait connaître comme poète. Sans prétendre à quelque modernité d’avant-garde que ce soit, ces expérimentations, tout en s’inscrivant dans le paysage poétique du néo-symbolisme qui essaime alors en France, peuvent être saluées comme autant de tentatives de libérer l’expression lyrique du carcan des règles tradi‐ tionnelles : c’est une musicalité particulière des idées et des sentiments que recherche Suarès, qui se fonde pour cela sur les ressources propres aux rythmes et aux sonorités. Le lied, ou «-air-», est une formule cependant évolutive, et sur la voie d’une poésie susceptible d’exprimer la musique du cœur, le poète n’a pas fini d’avancer. André Suarès, poète en 1900-: variations sur l’esthétique du lied 17 DOI 10.24053/ OeC-2023-0008 Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 11 Nous nous limitons ici à l’évocation de trois carnets, mais il faudrait parler aussi des recueils inédits comme Le Réveil (60 poèmes, Bibliothèque littéraire Jacques Doucet) et Lieds (90 poèmes, Bibliothèque Ceccano). 12 Les Élégies de Verlaine paraissent en 1893, les Épigrammes en 1894. 13 Une quinzaine de titres de sections existent, difficiles à concilier avec les références aux élégies et aux épigrammes. Par exemple, le poème «-Lie-» est à la fois le cinquième de la série «-Mélancholie-» et la dixième élégie du livre I … Le réservoir des carnets 58, 97 et 98-; Poèmes de la brume (1898-1900) Comme on l’a lu dans la lettre à Rolland citée plus haut, les cent poèmes d’ Airs ne sont en réalité qu’une sélection opérée dans un immense réservoir de textes inlassablement alimenté au fil des jours. Si de nombreux poèmes ont été brûlés ou perdus, il en existe des vestiges importants dans les carnets inédits conservés à la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet. On y découvre des projets variés, dont plusieurs ont un lien étroit avec l’esthétique du lied 11 . Ces carnets, rédigés entre 1898 et 1900 (soit dans la foulée de la rédaction d’ Airs , et peu avant celle des premiers Lais et Sônes ), portent les mentions d’EΛ. et d’EΠ. (pour « élégies » et « épigrammes »). Si le terme de « lieder » est absent, il est cependant sous-jacent : quelques poèmes longs à rimes suivies mis à part, la majorité des deux cents poèmes consignés dans les trois carnets cités sont des poèmes strophiques à vers courts dont les schémas rappellent ceux d’ Airs (beaucoup plus que ceux des recueils verlainiens auxquels Suarès emprunte ces termes génériques 12 ). D’ailleurs la mention « air » apparaît à la suite de plusieurs titres de poèmes ; bien des textes de ces carnets eussent pu prendre place dans le recueil publié en 1900. Dans le chaos des projets accumulés 13 , celui des Poèmes de la brume semble avoir été mené plus loin que les autres ; sa parenté thématique avec le livre II d’ Airs (« Les Vagues ») mérite d’être soulignée. Des indications du carnet 97 présentent l’œuvre envisagée. Suarès a prévu une structure en cinq livres, titrés-: I . En Goëlo-; II . La Mélancholie-; III . Mer du soir-; IV . En Léon[ois]-; V . Le Kreisker. Preuve qu’il est sensible à l’harmonie structurelle d’ensemble, l’auteur envisage plusieurs possibilités s’agissant du nombre de poèmes par partie et du nombre de vers par poème. La dernière page du carnet 97 donne quant à elle des informations précieuses sur la façon dont le lecteur est invité à lire le recueil-: Chacun de ces poèmes doit être lu et senti comme on fait une sonate ou un quatuor pour la chambre. Les diverses pièces sont les temps d’une même musique, - ou si l’on aime mieux les mouvements divers d’une même passion ou d’un même sentiment. On ne saurait pénétrer en rien ces poèmes, si l’on n’en peut entendre l’unité, - et si 18 Antoine de Rosny Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0008 14 Carnet 97 (ms 1260), p.-73. 15 Cf . supra , note 1. 16 Le Livre de l’émeraude , Paris, Calmann-Lévy, 1902. 17 Suarès joue avec la ronde écrite en 1753, à laquelle s’est intéressé Claude Debussy, si aimé de lui. l’on n’est pas sensible à l’ordre musical. […] Car toutes les pièces du même poème se tiennent par son dessein - ce qui fait le tort de l’une fait celui de toutes […] 14 . Voilà donc un projet qui s’inscrit dans la logique d’ Airs , même si le terme de « lied » n’est pas utilisé. La quête est encore et toujours celle d’une poésie aussi musicale que possible-; on reconnaît par ailleurs le lien étroit voulu entre musique et lyrisme. Quant à la comparaison avec la sonate, elle montre que l’auteur reste attaché à l’esthétique du poème suivi dont la parution de la «-Sonate d’Alceste-» en 1901 rappelle l’importance 15 . De fait, contrairement aux cinq livres d’ Airs au contenu un peu hétéroclite, Poèmes de la brume présente une unité thématique que suggère le titre. Les noms propres « Goëlo », « Léon[ois] » et « Kreisker » disent clairement le projet d’un recueil consacré à la peinture des rivages bretons, en lien étroit avec toute une série d’états d’âme. La partie « La Mélancholie » ou le motif premier de la brume révèlent l’harmonie profonde entre les paysages marins et les sentiments du poète. Loin du Midi solaire et classique, Suarès a depuis peu jeté son dévolu sur la Bretagne mystérieuse et celtique pour se créer - au moment même où il rédige ces poèmes - une identité nouvelle, afin de répondre aux aspirations complexes de son être. Avant même le voyage fondateur de quatre mois dans la région de Bénodet et le livre de proses poétiques qu’il fera paraître dans la foulée 16 , le poète entretient sa passion nouvelle pour le pays breton en rédigeant des poèmes évoquant ces horizons ardemment désirés. Cette veine bretonne constitue un fil conducteur dans les projets poétiques des années 1900 qui nous occupent en lien avec l’esthétique du lied. Tout se passe ainsi comme si Suarès cherchait à s’approprier la tradition allemande du chant en lui donnant cette patine armoricaine (les futurs «-sônes-» ne sont pas loin). Précédant la table du recueil Airs , c’est un soi-disant « Dicton du Trégor » qui célèbre la toute-puissance de l’art poétique revendiqué dans le recueil : « Musique ! Poésie ! Il n’est rien de si fort / Au ciel ni sur la terre, où le Chant ne l’emporte / Ni le feu, ni le mal, ni la mer, ni la mort.. / La Poésie est la plus forte ». Par ailleurs, il n’est pas impossible de lire « Les Vagues », deuxième livre d’ Airs , comme la réunion d’une sélection de poèmes initialement destinés aux Poèmes de la brume . De fait, des liens existent entre les carnets inédits et le recueil : le poème « Les Lauriers sont coupés 17 -» (« En Léonois », carnet 97) André Suarès, poète en 1900-: variations sur l’esthétique du lied 19 DOI 10.24053/ OeC-2023-0008 Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 18 On y trouve même, sous le titre Brumaire et Anti-Brumaire , des sonnets politiques liés à l’Affaire Dreyfus. 19 Carnet 98 (ms 1261), p.-75. 20 Carnet 98 (ms 1261), p.-59-60. 21 Carnet 97 (ms 1260), p.-23. 22 On en trouve davantage dans le recueil inédit Lieds issu de la collection Maurice Noël, aujourd’hui conservé à la Bibliothèque Ceccano à Avignon. Suarès y insiste sur la différence existant entre la mesure objective d’un vers et la façon subjective dont l’oreille la perçoit. est ainsi le poème L XIV d’ Airs , preuve que les carnets 58, 97 et 98 sont bien des réservoirs de lieder, dans lesquels des projets divers ont été brassés 18 . Plusieurs des Poèmes de la brume offrent la meilleure part des nombreuses pages contenues dans les carnets cités. Suarès en effet parvient à plusieurs reprises à faire dialoguer, dans le cadre modeste d’un poème aux vers courts et aux strophes peu nombreuses, l’indéfinissable mélancolie qui l’habite et l’indécision des horizons marins. À défaut d’offrir toujours la variété rythmique élaborée du recueil Airs , les poèmes des carnets inédits n’en présentent pas moins des recherches musicales intéressantes. Suarès en a laissé des traces dans les notes accompagnant certains poèmes. Ainsi, pour « Frissons dans la brume » : « Cette pièce doit être dite très lentement, en soupirs, du pp au mf . On doit suspendre la voix à chaque pointillé 19 .-» Une «-strophe coda-» additionnelle est même prévue. Ou, pour le poème « Mélancholie d’automne »-: « Ce rythme est remarquable comme larghetto ou petit adagio . Il faut avoir grand soin que les 5 vers donnent un multiple de 8 ou de 14 ; non de 10. Toute la finesse, même, est là : qu’avec une mesure à 4, on ait une strophe de 5 [vers] 20 . » Ailleurs, d’heureux effets sont obtenus par le contraste rythmique entre vers brefs et vers plus longs. Dans « Langueur des vagues », les quatrains d’hexasyllabes s’achèvent par un alexandrin : le rythme revient à celui d’un quintil, mais la rime contraint à bien entendre un quatrain-: Dans l’air d’or la fumée S’élève en flocons bleus, Et le bois sourcilleux Verse au bord de la mer une ombre parfumée 21 . Dans « L’espace effrayant », le quatrain utilisé joue au contraire sur la succession de trois mètres courts très voisins (5/ 5/ 6/ 4), rappelant l’analyse citée ci-dessus au sujet du poème « Hors d’haleine » où les mêmes subtilités de rythme concernaient toutefois des vers plus longs. Si les observations théoriques laissées par Suarès sont rares 22 , on sent bien que chaque poème a fait l’objet d’un travail minutieux sur le nombre et la nature des 20 Antoine de Rosny Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0008 strophes, sur les comptes de syllabes à l’échelle des strophes hétérométriques, sans parler des jeux sur les sonorités. L’un des intérêts des Poèmes de la brume réside ainsi moins dans une approche renouvelée de la musicalité du poème que dans le choix d’une unité thématique plus resserrée favorisant le mariage inattendu de l’esthétique du lied et de celle de la sonate. D’autres sections des carnets inédits témoignent en revanche d’une évolution intéressante de la pratique de la strophe et du vers : une élasticité plus grande de l’une comme de l’autre s’observe dans la série du carnet 97 intitulée « primevère » 23 , qui annonce cette fois l’esthétique du prochain recueil de Suarès, Lais et sônes . Un titre comme « Lai de la primevère » est, de ce point de vue, sans équivoque. Du lied au lai, en quoi consiste l’évolution-? Les nouveaux lieder-: Lais et Sônes (1900-1907, public. 1909) Si la publication de Lais et Sônes date bien de 1909, sa genèse est en réalité plus ancienne. Les poèmes du recueil, dont on trouve la version manuscrite dans le carnet 52, sont accompagnés de dates le plus souvent antérieures à 1905. Dès 1906, le poète a même publié cinq « lais » dans la revue Occident , accompagnés de dates allant de 1898 à 1902 24 . Ce nouveau recueil s’inscrit donc dans la continuité immédiate des recueils précédemment évoqués. Le titre retenu, bien que composé cette fois de deux termes, insiste à nouveau sur des formes poétiques, non sur un thème. Le premier est connu : le « lai » est une forme médiévale ayant donné lieu à des variations nombreuses, du lai narratif de Marie de France au lai lyrique pratiqué par Guillaume de Machaut ou Christine de Pisan. Le mot «-sône-» est plus rare : il renvoie à une tradition lyrique bretonne ancienne et désigne un chant sentimental 25 - ce qui correspond à l’esprit du lied tel que le pratique Suarès. Si, pour en éviter le terme, l’auteur en multiplie les équivalents (airs, lais, sônes), c’est toujours de lieder qu’il s’agit ; et de fait, c’est ce mot que Suarès utilise dans sa correspondance avec Romain Rolland pour désigner les poèmes qu’il ne cesse d’écrire à cette époque. Cette constance dans la pratique de cette forme musicale très libre rappelle celle avec laquelle Gustave Kahn a, peu avant, ponctué ses recueils de sections de « lieder », depuis Les Palais nomades (en 1887) à La Pluie et le beau temps (1896) en passant par Chansons d’amants (1891) - recueils dans lesquels frappent (au-delà même André Suarès, poète en 1900-: variations sur l’esthétique du lied 21 23 Nous donnons plus loin à lire cette série inédite. 24 « Lais de l’adieu », Occident , janvier 1906, p. 15-23. Le recueil Lais et sônes paraît quant à lui à la Bibliothèque de l’Occident . 25 « On appelle sône la ballade de fantaisie, la poésie intime, le chant d’amour » explique Pitre-Chevalier dans La Bretagne ancienne et moderne (Paris, W. Coquebert, 1844, p. 649). DOI 10.24053/ OeC-2023-0008 Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 de ces sections) bien des similitudes dans le traitement du vers et de la strophe 26 . Peut-être faut-il d’ailleurs voir dans le soin que met Suarès à ne pas introduire le mot «-lied-» dans ses titres une volonté de ne pas trahir une mode qui le séduit pourtant beaucoup. Le terme « lai » apparaît ainsi comme l’heureuse solution lexicale trouvée par Suarès pour écrire des lieder sans en avoir l’air, ou plutôt pour désigner la forme nouvelle de lied à laquelle il est parvenu après l’expérience d’ Airs 27 . On en trouve d’ailleurs aisément la preuve dans le recueil inédit Le Réveil , où l’on trouve plusieurs lieder (« lied de la feuille morte », « lied de la cime », « lied de la pauvre princesse errante », etc.) ; et, parmi eux, un « lied du silence » que Suarès décide d’intégrer dans Lais et Sônes sous le titre « lai du silence » ( XXXII ). Par ailleurs, l’un des cinq « lais » publiés dans la revue Occident dès 1906, sobrement intitulé « lied », se retrouve dans le recueil de 1909 sous le titre « La nuit est close » ( XXII ), son incipit. Les correspondances entre les projets sont manifestes. Pourquoi, dès lors, le choix du deuxième terme de « sônes » aux côtés de celui de « lais » ? Sept poèmes du nouveau recueil revendiquent par leur titre leur appartenance à la forme du « lai » ; aucun, en revanche, à celui du « sône », si bien que le lecteur s’interroge sur ce qui fonde la différence entre les deux appellations. Aucun élément précis ne permet d’apporter de réponse à cette question : seule domine la libre variation des agencements de strophes inégales et de vers courts. Le « sône », simple équivalent breton du lied, pourrait bien n’avoir été retenu que pour satisfaire la sensibilité celtique de l’auteur des Poèmes de la brume et créer un titre moins sec que le monosyllabique «-lais-». Le recueil, constitué de 33 poèmes, présente une structure bien plus simple et légère que celle d’ Airs 28 . Le poème introductif « Accord » exprime une exigence de musique déjà exprimée dans « Soupir » ( Airs ), mais avec plus de sobriété. La tradition des formes évoquées par le titre du recueil s’allie à un désir de renouveau et se met au service d’un lyrisme épuré. Suarès annonce ainsi « de nouveaux airs » pour célébrer le cœur de l’homme. Cette nouveauté affichée passe à l’évidence par l’abandon du raffinement structurel d’ Airs , mais aussi par l’effacement presque total des références culturelles. Surtout, l’écriture traduit 22 Antoine de Rosny 26 Il faudrait mener une étude comparative spécifique, tant les points de comparaison sont nombreux. Voir par exemple J.-C. Ireson, L’œuvre poétique de Gustave Kahn , Paris, Nizet, 1962, p.-79-96. 27 Dans sa préface au Livre des Ballades (Paris, Alphonse Lemerre, 1876), Charles Asseli‐ neau notait les analogies du lied et du lai médiéval : « ces ballades allemandes s’appellent proprement des Lieds (Lieder), mot qui se traduirait exactement en français par celui de Lai-» (p. X I I I ). 28 Précisons toutefois que l’auteur souhaitait publier encore deux autres recueils de Lais et sônes , ce qui aurait constitué un triptyque de cent poèmes au total. Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0008 une volonté plus sensible de légèreté, de brièveté et de simplicité. Les poèmes sont brefs (une dizaine de vers en moyenne), les vers presque toujours courts (de 2 à 12 syllabes, avec une prédominance marquée pour l’hexasyllabe), réunis en strophes volontiers hétérométriques à longueur souvent variable. Les schémas de rimes sont eux aussi assouplis-; le jeu sur les grands alinéas cesse 29 . Si l’on prend l’exemple du poème « à la mer » ( V ), quels changements constate-t-on par rapport au traitement strophique et rythmique d’un lied issu du recueil précédent-? Le schéma en est le suivant-: Sizain (6/ 6/ 6/ 6/ 4/ 2) Ô mer, c’est le murmure - De ta mélancolie - Qui fait que je murmure, - Et ma mélancolie - Est ton murmure, - Ô mer. - - Quintil (6/ 6/ 6/ 6/ 2) En ta grâce infinie - D’amoureuse qui erre, - Tu n’es pas si amère - Que tu n’as de folie, - Ô mer. - - Neuvain (6/ 6/ 2/ 6/ 6/ 4/ 6/ 6/ 3) Tu te couches, tu ris, - Tu frémis et tu dors, - Ô mer, - Et la profonde mort - Qui partage ta couche - Est un désir - Que l’on a de cueillir - Un suprême sourire - Sur ta bouche. Le poème est représentatif de la variété plus ample des strophes et du jeu plus aérien avec les vers - en l’occurrence, l’insertion irrégulière de mètres pairs plus courts dans la draperie essentiellement tissée d’hexasyllabes (14 vers sur André Suarès, poète en 1900-: variations sur l’esthétique du lied 23 29 Devant l’introduction de tant de souplesse d’écriture, on ne peut qu’être étonné de la présence d’un sonnet d’alexandrins, dissonance déjà observée dans le recueil précédent. - Sur la musicalité de la poésie de Lais et sônes , on lira l’article d’Yves-Alain Favre, « Musique du mot chez Suarès, Lais et sônes », Paris, La Revue des Lettres modernes , Minard, 1973, p. 183-200, repris dans André Suarès en pleine lumière , Paris, Classiques Garnier, 2022, p.-375-389, et surtout p.-380-389. DOI 10.24053/ OeC-2023-0008 Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 20), jusqu’à la surprise du trisyllabe final. Le positionnement du vers refrain « Ô mer », en position finale des deux premières strophes, surprend par son arrivée rapide dans la troisième, cependant que l’avènement d’une rime privée des sons / r/ ou / i/ toujours utilisés jusque-là conclut de façon inattendue un poème au matériau sonore limité (dans le sizain inaugural, le mot « murmure » revient trois fois à la rime, et «-mélancolie-» deux fois). Parfois, c’est sur la seule modulation de la longueur des strophes que joue Suarès : le « Lai de l’ardent ennui » ( X ) n’est ainsi constitué que d’hexasyllabes, mais les strophes contiennent tour à tour 3, 4, 5, 8 et 3 vers, dans un crescendo qui soudain se brise. Il arrive que le travail poétique ne touche ni la taille des strophes, ni celle des vers, mais les rimes : dans « Aux sources » ( XVI ), l’alternance des rimes masculines et féminines s’échelonne en roulement d’un tercet à l’autre (aba / bcb / cdc) jusqu’aux deux derniers tercets où ce roulement cesse au profit d’un autre schéma (eff / geg), avec, à la clé, une approximation phonétique (« drap » rime avec « roi »). Dans certaines strophes du recueil, la rime tend même à s’effacer, sans jamais disparaître vraiment : on sent bien que l’auteur a été tenté d’y renoncer sans s’y résoudre. Qu’on en juge par le poème final du recueil ( XXXIII )-: L’adorable hirondelle Est passée comme un chant Sur la bouche du ciel Suave-! Ha, qu’aurai-je d’elle Après qu’à travers champs J’aurai fini d’aimer, J’aurai perdu mes larmes-? Et que je resterai, Seul, seul, Au terme du voyage-? On pourrait ainsi pour chaque poème déterminer son originalité musicale (rythmique et/ ou phonétique), aussi efficace que discrète. Le travail plus ou moins simultané sur les strophes, les vers et les rimes fonde ainsi le charme indéfinissable de ces poèmes si musicaux, d’autant qu’il n’existe aucune formule préétablie. En somme, sans pratiquer vraiment le vers libre, Suarès se rend maître du poème imprévisible : une irrégularité parfois visible, parfois insensible touche de façon variée tantôt le rythme, tantôt les sonorités, alors même que la légèreté musicale donne à chaque poème le sentiment d’une évidence : en ce sens, le parcours accompli depuis les Airs , aux effets 24 Antoine de Rosny Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0008 30 Citons par exemple René Lenormand (1846-1932), qui met en musique les poèmes I et X I I I du recueil de Suarès ( Deux Mélodies , op. 94, Paris, 1913). 31 Lettre à Betty Suarès citée par Marcel Dietschy, Le Cas André Suarès , Neuchâtel, La Baconnière, 1967, p.-279. 32 Cf . Correspondance Paul Claudel - André Suarès , Paris, Gallimard, 1955, p.-60 et 151. plus marqués, est considérable. D’autant que sur le fond, le poète a troqué ses tourments de solitaire nihiliste contre des sentiments plus sobres (amour et mélancolie, tristesse et regret) exprimés à travers l’évocation d’éléments naturels (oiseaux et saisons, paysages), plus légers que les références culturelles de nombre de pages d’ Airs . On comprend que la poésie de Lais et sônes , plus musicale, plus suggestive, plus libre, ait séduit des compositeurs 30 . Suarès lui-même n’était pas peu fier du résultat obtenu, fruit d’années de recherches-: Je n’ai rien fait d’un art plus pur, ni d’une musique plus tendre… Il n’y a rien de rien qui ressemble à cette poésie-là, ni en français, ni dans les pays latins. C’est une poésie impalpable, une impondérable matière, pas un atome d’éloquence 31 . Cette réussite n’avait pas échappé à Claudel, qui salua, à cinq ans d’intervalles, en des termes assez voisins, la parution des cinq lais dans la revue L’Occident (appelés « lieds ») et celle de Lais et Sônes . Ce sont à ses yeux des « gouttes qui tombent, de lait, ou montent, de flamme », des mots qui « tintent plus qu’ils ne chantent », une poésie économe de moyens pour « converser avec ces grands états de sentiment et de solitude auxquels elle est apprivoisée 32 ». Suarès pouvait-il rêver plus bel éloge de son recueil venant de l’auteur des Cinq grandes odes- ? Après l’esthétique du récitatif et de la sonate, Suarès aura donc, une dizaine d’années durant, expérimenté la forme du lied, à travers des centaines de poèmes accumulés, dont deux recueils publiés ont fini par rendre compte. Héritier d’une tradition qui traverse le XIX e siècle français, le lied suarésien, parfaitement adapté à l’exigence de musicalité de l’auteur, est donc ce poème bref, strophique, qui recourt à des mètres pairs ou impairs mais le plus souvent inférieurs au décasyllabe, et qui joue de façon souveraine sur la variation des strophes et des mètres en vue de créer des effets de rythme variés. L’essentiel est à ses yeux de favoriser l’émotion par le chant, indépendamment de toute attention scrupuleuse à la régularité métrique. Les variations rythmiques et phonétiques suffisent à porter l’émotion du poète, dont l’art ne consiste plus dans le compte des syllabes ou le respect des schémas de rimes, mais dans la composition musicale d’une partition de mots. De ce point de vue, l’évolution observée d’ Airs à Lais et Sônes traduit la libération toujours plus grande des contraintes traditionnelles de l’écriture André Suarès, poète en 1900-: variations sur l’esthétique du lied 25 DOI 10.24053/ OeC-2023-0008 Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 33 Michel Decaudin, La crise des valeurs symbolistes, vingt ans de poésie française 1895-1914 [1960], Paris, Honoré Champion, 2013, p.-307-308. poétique : encore un peu chargés d’effets sophistiqués, de rhétorique nihiliste et d’arrière-plans culturels, les poèmes du premier recueil cèdent la place, dans le second, à une poésie d’une infinie légèreté et d’une simplicité d’autant plus remarquable qu’elle ne paraît pas recherchée. Il se pourrait bien ainsi que Lais et Sônes constitue un des sommets de la vaste production poétique de Suarès ; leur existence mérite mieux que les mentions expéditives que l’on trouve dans les meilleurs panoramas de la poésie postsymboliste 33 . D’autant que, du point de vue contextuel, le lied suarésien est loin d’être anecdotique ; il pourrait bien constituer en effet une réponse à l’esthétique romane de Moréas et à son retour proclamé au vers régulier, sous les applaudissements de l’Action française ; or l’on sait quel regard critique portait Suarès autant sur Moréas que sur Maurras, pour des raisons à la fois littéraires et idéologiques. Les recueils poétiques à venir offriront des tentatives renouvelées de faire co‐ ïncider musique et poésie, lyrisme et suggestion : Suarès en poussera la logique à son paroxysme sous l’influence japonaise du haïku. Cela ne l’empêchera pas de poursuivre en parallèle la voie d’une poésie plus marquée par la rhétorique et par l’image, par les mythes et par l’inquiétude métaphysique : en témoigne cette autre lignée de recueils qui, des Images de la grandeur à Rêves de l’ombre , constitue une étonnante contrepartie à son amour par ailleurs si grand d’une poésie dépouillée et aérienne. Il n’y a guère de doute sur ce qui représente la part la plus heureuse de la poésie suarésienne : à l’image de la quête du lied autour de 1900, c’est celle où le langage de l’émotion se fait chant, avec cette liberté légère qui fait oublier l’artifice et atteindre la vérité du cœur. 26 Antoine de Rosny Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0008 André Suarès, Lais de la primevère (Carnet 97, p.-55-68) Les huit poèmes réunis ici sous le titre « Lais de la Primevère » sont inédits. Ils sont tirés du carnet 97 [ms 1260] conservé à la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet. Ce carnet date des années 1898-1899, et correspond à la période de transition entre la genèse d’ Airs et le début de celle de Lais et Sônes . Dernière suite du carnet (après d’autres qui s’intitulent « Mélancolie », « En Léo‐ nois-», « La Maison vide »), elle présente une esthétique caractéristique du passage au «-lai-» qui, dans l’évolution poétique du moment, caractérise l’infléchissement que Suarès fait subir au lied , ce « petit air qui met en musique un sentiment pris au vol, une pensée parfaite » : tout en conservant l’idée de sonate (c’est-à-dire de suite poétique), l’auteur écrit des poèmes assez courts, dont la longueur des strophes et des vers est soumise à des variations imprévisibles. L’expression du sentiment amoureux se décline ici à travers autant d’émotions particulières liées à la venue du printemps, que chantent presque littéralement les mots rythmiquement et mélodiquement disposés. Huit poèmes sur dix ont été rédigés : des deux derniers, Suarès n’a écrit que le titre («-Fors l’amour-» et «-L’œuf de Pâques-»). 1 L E T Y R AN C’est l’Amour qui me tourmente.. Je me sens vague à mourir-; je ne puis saisir le délice qui me tente. Sais-je, ou ne sais quoi me hante-? Un rêve doux et cruel, le tendre duel des étreintes lentes.. Je voudrais être la plante dont les yeux se sont ouverts-; et dans le ciel vert la fleur des étoiles palpitantes. Je suis l’amant sans amante, que l’Empereur Désir requiert d’aimer au temps de la primevère ou de souffrir.. c’est Amour qui me tourmente. André Suarès, poète en 1900-: variations sur l’esthétique du lied 27 DOI 10.24053/ OeC-2023-0008 Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 2 À L ’ A U B E Le ciel bleu est une fleur de lin sur le champ rouge des tuiles-; le long du vieux mur le vent malin fait danser une ombre puérile.. ô le frais matin. Sur l’orme, calme vieillard au large dos, le merle frais s’égosille, - un air si rond, si gai, si tranquille.. et la source jase comme une petite fille au pied des roseaux. Au-dessus du bel arbre tout blanc de fleurs si blanches que le pavillon du ciel azur a de charme riant-! Dans l’écrin d’avril, à l’autel qui se fiance sous le pommier candide et priant-? Mais voici passer aiguë, frôlant le candélabre neigeux aux mille branches, l’hélice noire de l’hirondelle revenue, qui file sur la mer couleur du temps.. C’est le printemps, mon cœur, c’est le printemps.. 3 L’ O M B R E D E L ’ AM O U R Douce, douce est la primevère, douce comme la fleur après l’hiver, - mais acide aussi et amère comme un fruit vert. Plus vite que la sève sous l’écorce, la moelle trop chaude dans les os coule, et trop vite la force 28 Antoine de Rosny Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0008 bat sous le sein du rêve.. Sur de tièdes eaux qui la chavirent d’une haleine, l’âme vogue incertaine comme un navire.. Les longs ciseaux du désir froissent les ailes du cœur qui palpite aux mains de l’oiseleur - pour des oiselles luttent à mort des oiseaux.. et pour l’amour la jeune vie aiguise des armes mortelles, et qui tuent, contre elle-même. D’amour si l’on ne peut pas vivre, comprends-tu pas que l’on meure, ma chère-? Il est doux, mon cœur, de mourir d’amour. 4 I N S O MNI E Je ne puis pas dormir-: que n’ai-je pas-? ou qu’ai-je-? .. Comme la neige qui fond, j’entends frémir mon âme prise au piège. Mon cœur fuit le sommeil-; Il en repousse le repos, la mort douce, et bondit vers la vie.. André Suarès, poète en 1900-: variations sur l’esthétique du lied 29 DOI 10.24053/ OeC-2023-0008 Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 De la fleur dans sa gousse qui cherche le soleil, il sent le fauve éveil et la folie.. Je ne puis pas dormir.. Sinon au lit de plumes Des seins et des bras blancs, Que berce le soupir, Et de baisers tremblants Que la lèvre, ah - Que la lèvre parfume.. 5 R E N D E Z - V O U S Puisqu’Avril est venu, l’irrésistible, à nos cœurs, l’enfant nu, Amour, tire à la cible. On se sent une joie pleine de peine, et la peine qu’on a de joie est pleine. La tristesse a le goût vert de la menthe, et la lèvre partout cherche l’amante. Chaque soir est l’amant d’une belle qu’il prie-: ô, vienne enfin, ô vienne au bois dormant ou bien sur la prairie, cette amante chérie vers son amant-! 30 Antoine de Rosny Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0008 6 A T T E N T E C’est la lune dans la nuit blonde-: le «-ciel-» est un bleu chemin où l’on cherche, comme à la main, la joie, une perle dans l’onde. Lune dans la nuit blonde.. sous la hêtraie le merle essaie sa flûte ronde.. J’entends hennir mon sang qui crie-: ô jeune fille, ne vas-tu pas venir-? Dans la nuit brune la lune blonde-; et comme l’onde mon cœur qui gronde au clair de lune.. 7 D E P L U S P R È S De ton approche ma chair tressaille comme les mailles des vagues sur la roche. La nuit s’enchante d’amour sous le ciel clair-; sous le ciel clair les feuilles chantent comme la mer. Ô viens.. ma bouche a soif de toi-: qu’elle seule te voie, qu’elle seule te touche. André Suarès, poète en 1900-: variations sur l’esthétique du lied 31 DOI 10.24053/ OeC-2023-0008 Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 8 E N C O R E P L U S La lune ne dit rien, ni n’a rien vu sans doute.. mais toi, viens plus près, viens, et n’entends, et n’écoute que moi. Laisse à leur faim manger mes lèvres-; laisse les folles chèvres mordre la rose de tes seins, et l’œillet et l’essaim de la gorge qui sent la verveine et le thym. À ta vie en corolle je ferai des anneaux de soupirs sans paroles, et des cerceaux de mouvantes caresses depuis tes tresses jusques à tes pieds blancs, et de tes flancs à tes épaules. Ah, que pour nous l’ombre soit chaste-! Je veux faire tenir au nid de tes œillets de vanille et de poivre, tout le royaume et tout le vaste empire des baisers. À l’ombre d’être chaste-! Ô viens.. ma bouche a soif de toi-: qu’elle seule te voie, qu’elle seule te touche.. 32 Antoine de Rosny Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0008
