eJournals Oeuvres et Critiques 48/2

Oeuvres et Critiques
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0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
10.24053/OeC-2023-0010
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2023
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Henri Franck, aventurier de l’arche perdue

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2023
Antoine Piantoni
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1 Pour une vue panoramique de l’existence d’Henri Franck : Brigitte Claparède-Albernhe, Henri Franck. Une Biographie intellectuelle. Essai , Pérols, Jean-Claude Taïeb Éditeur, «-Essais Hors des Clous-», 2016. 2 Michel Décaudin, La Crise des valeurs symbolistes. Vingt ans de poésie française 1895-1914 [1960], Paris, Champion classiques, coll. «-Essais-», 2013, p.-467-468. Henri Franck, aventurier de l’arche perdue Antoine Piantoni L’image qui est restée d’Henri Franck (1888-1912) dans l’histoire littéraire demeure largement tronquée : s’il eût pu rejoindre le cercle des poètes maudits par sa mort précoce, « poitrinaire » comme il se doit, avec une œuvre inachevée intitulée La Danse devant l’Arche , concerné par des considérations sociales qui auraient pu faire de lui ce que l’on appelle désormais un transfuge de classe, plusieurs éléments biographiques 1 semblent néanmoins entrer en contradiction avec le scénario bien connu du méconnu : normalien, inséré dans le monde littéraire comme l’atteste sa correspondance avec André Spire, Anna de Noailles ou encore André Gide, Franck était au seuil d’une carrière dans les Lettres qui pouvait le conduire dans les cénacles poétiques post-symbolistes du début du siècle tout comme dans le creuset de la philosophie héritière de Bergson. Lorsque Michel Décaudin consacre quelques lignes au poète, c’est bien d’ailleurs la difficulté de le classer et de définir ses contours qui s’impose-: Ce jeune bourgeois qui souhaite le succès de la propagande syndicale sait qu’il ne lui est pas possible de « redevenir peuple » ; ce jeune israélite, animé d’un profond patriotisme, analyse avec une lucidité maladive les fondements de cet « amour de parvenu » ; ce jeune philosophe cherche inlassablement un Dieu « fuyant devant lui » - ce malade est épris de la vie 2 . De fait, l’aspect composite de la figure d’Henri Franck n’est qu’un indice de la situation de crise dans laquelle son œuvre tente de se fonder : un des enjeux capitaux de cette poésie réside dans l’entreprise de constitution, voire de régénération, d’une communauté mise à mal notamment par l’affaire Dreyfus, l’adoption tumultueuse de la loi de séparation des Églises et de l’État et, de Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0010 3 Sur cette dernière question, nous renvoyons à l’ouvrage de Claire Bompaire-Evesque, Un Débat sur l’Université au temps de la Troisième République. La lutte contre la Nouvelle Sorbonne 1910-1914 [1988], Paris, Eurédit, 2019. 4 L’élaboration fut laborieuse du propre aveu de l’auteur, comme il l’explique dans une lettre à Gabriel Marcel datée de mars 1911 : « Si je ne vous ai pas écrit, c’est que l’on me mesure le travail et que je voulais finir la Danse . Cela avance beaucoup, ce n’est pas encore fini. Et puis j’ai des moments de découragement : tantôt ce n’est pas assez concret, tantôt cela me paraît banal et faible de pensée. Enfin je n’en sors pas, mais j’espère, fin mai, être au bout… » (Henri Franck, La Danse devant l’Arche , Paris, La Coopérative, 2019, p. 195 ; cette édition de référence, qui rassemble poème, correspondance, textes critiques et témoignages, sera désormais désignée par l’abréviation DDA ) 5 Il faut signaler qu’un fragment en a été publié dans La Nouvelle Revue française de septembre 1911. 6 Dans la notice qu’il rédige sur le poète, Philippe Landau qualifie le second livre de « voyage initiatique au cours duquel l’auteur découvre l’amitié et la diversité du monde-» («-Henri Franck, poète-», Archives juives , vol. 43, n o 2 (2010), p.-148). manière plus restreinte, par la polémique sur les réformes de l’Université 3 à l’orée de la Grande Guerre. Par sa situation sociale, en tant que bourgeois, juif et produit de l’enseignement républicain, Franck est concerné par ces trois événements. Sa tentative de refondation se déploie sur trois niveaux fortement chevillés entre eux : la quête mystique, l’engagement politique et la création poétique. Cette triple finalité fut sans doute trop lourde pour l’œuvre débutée, ce qui explique le fait que Franck ne soit pas parvenu à l’achever et qu’elle présente une structure fragile en raison d’un déséquilibre manifeste 4 . Elle a cependant le mérite de fédérer plusieurs tendances du début du siècle, dans les parages de l’unanimisme de Jules Romains comme dans ceux de la production d’Apollinaire. Le revers de ce point de convergence réside, on l’a dit, dans la configuration proprement critique de cette œuvre poétique et c’est par le prisme de la crise, dans son sens étymologique (celui de la séparation), que l’on se propose de parcourir des lignes de fracture qui caractérisent malgré elle la démarche de Franck. Il faut sans doute commencer par commenter la forme de La Danse devant l’Arche , tant du point de vue de l’économie générale du poème que de celui de la métrique. Il y a bien sûr un risque à considérer comme un état définitif la dernière version de cet ouvrage qu’on ne peut qualifier proprement de recueil 5 : composé de trois livres inégaux (le premier et le troisième sont assez brefs tandis que le second contient l’essentiel du texte), l’ensemble peut paraître inachevé mais on perçoit néanmoins une armature profonde qui l’oriente vers sa signification initiatique. Car il s’agit bien, on y reviendra, d’un apprentissage 6 scandé par les passages obligés du genre : le premier livre s’ouvre sur une 52 Antoine Piantoni Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0010 7 Inquiet du rôle que jouera l’Allemagne dans la géopolitique européenne à venir, Franck donne expressément raison à son aîné dans une lettre à Louis Fouassier datée du 7 septembre 1908 : « Le monde va périr si nous n’y prenons garde. Péguy a raison. » ( DDA , p.-127) 8 André Spire, Quelques Juifs et demi-Juifs [1928], repris dans ibid. , p.-297. prière au dieu vétérotestamentaire qui débouche sur une première crise qui a pour nom déréliction ; on y voit le poète tiraillé entre l’illusion du confort familier et la soif des départs ; le second livre est composé de trois moments informels : un premier cycle de l’amitié (III-XIV), un second cycle républicain (XV-XXV), un troisième cycle de la création (XXVI-XXXVI) qui ressassent la hantise d’un échec ; le troisième livre est une profession de foi qui tranche avec le premier livre car s’y déploie une poétique assumée qui en fait le creuset où fusionnent les trois cycles du second livre. La tension installée par les deux premiers livres se dissipe dans le troisième, le plus bref, ce qui indique que les crises sont résorbées mais dans un porte-à-faux dont on ne peut savoir s’il est délibéré ou non. Le second livre doit sa densité au projet de Franck qui est d’élaborer une scénographie qui distribue les rôles d’une tragédie culturelle et sociale : le Poète est en quête d’une communauté générationnelle menacée de désagrégation et d’une France allégorisée en déshérence, elle-même en proie au doute et aux crises. Il s’agit de réactiver l’esprit patriote de la Révolution dans un élan de mystique laïque, ce qui rapproche ici Franck de Péguy : tous deux ont une vive conscience historique et tous deux ne voient d’autre issue qu’une révolution profonde de la société afin de sauver ce qui peut encore l’être 7 . Les composantes religieuses qui informent le premier livre ne doivent pas faire illusion et si la dimension mystique est indéniable, il s’agit surtout de revenir à l’époque contemporaine, ainsi que l’affirme André Spire-: [I]l entreprend d’écrire, sous le voile d’une fiction biblique qui bientôt s’évapore, l’histoire pathétique d’une âme de son temps, ses amitiés, ses doutes et ses arrache‐ ments : la Danse devant l’Arche , le chant d’une génération née sous le signe de l’Affaire Dreyfus et de Tanger 8 . Il est donc malaisé de distinguer le centre de gravité d’un long poème qui n’offre que peu de points de repère hors quelques titres attribués à certaines pièces : « Discours sur les misères du temps présent » (livre II, XXIII), «-Art poétique-» (livre II, XXXV), « Feu de joie sur un carrefour » (II, XXXVII), « Feu de joie dans la solitude » (livre III, IV). Leur rareté contribue à souligner l’état transitoire du texte et sa tectonique en dépit de la conservation de manuscrits qui pourraient l’attester sur un plan génétique. Henri Franck, aventurier de l’arche perdue 53 Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0010 À une échelle relativement microstructurale, Henri Franck joue d’une va‐ riété métrique qui entre en résonance avec les expérimentations symbolistes puis modernistes : certains poèmes sont écrits selon les canons traditionnels (prosodie régulière, rimes suivies ou alternées) tandis que d’autres adoptent résolument une forme libre affranchie de la régularité métrique ou rimique. Au sein des pièces qui observent une récurrence métrique, on assiste parfois à des glissements assonantiques qui font rimer « flamme » et « courage » (livre II, XXII) ou bien « tête » et « prophètes » (livre I, II), « tête » et « fidèles » (livre II, XXIV). Ces altérations, qu’André Spire a rapprochées de la première manière de Francis Jammes, sont parfois assez subtiles, mais on observe une tendance au protéisme de la versification qu’Henri Guilbeaux résumait dans un panorama qui offre « d’abord des vers assonancés, puis des duodécasyllabes [ sic ] blancs, enfin le verset ample, musclé et assez solennel […] 9 .-» Nous ne citerons comme exemple que la pièce XXV du second livre qui offre un aperçu de ces oscillations : Mais je sais ta constance et ta grâce éternelle, Et j’ai la foi que tu pourras ressusciter. Ta voix dominera le trouble et les querelles, Et tes fils s’uniront dans ta claire unité. La triste République au pâlissant visage, Ta fille et ton amour Qui de la force encor ne sait pas faire usage Sera très belle un jour. […] Le temps des beaux pamphlets et des belles fanfares, Le temps du libre esprit, de l’ordre et des victoires, Le temps du rire et du clairon, Lorsque ta liberté s’alliait à l’audace, Quand la raison, portant l’épée et la cuirasse, S’appuyait sur des bataillons. […] Je verrai les lampions allumés dans les arbres Et de grands bals publics à tous les carrefours-; On ira déjeuner dans le Bois de Boulogne Et la rumeur du peuple emplira tout le jour. 54 Antoine Piantoni 9 Henri Guilbeaux, « La Poésie dynamique (fin) », La Revue , 15 mai 1914, n o 10, p. 216. Une coquille probable substitue duodécasyllabes à dodécasyllabes . Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0010 10 DDA , p.-67-68. 11 Ibid. , p. 50. Dans un pastiche de Barrès intitulé M. Barrès en Auvergne , Franck utilise à nouveau ce motif non sans ironie lorsqu’il fait dire à l’auteur du Culte du moi : Je verrai le reflet des chandelles romaines Sur la Seine et sur le visage des enfants… Des fusées partiront dans les Champs-Elysées, Et les républicains suivront les régiments 10 . Les deux premiers quatrains s’inscrivent dans les modèles classiques, le premier isométrique et le second hétérométrique préservant une concordance entre mètres et rimes (alexandrins et hexasyllabes alternés et rimant deux à deux), le sizain adopte une formule tripartite couée (un distique d’alexandrins à rimes suivies, un quatrain formé d’octosyllabes et d’alexandrins embrassés avec concordance entre mètres et rimes) mais les deux quatrains finaux d’alexandrins sont semi-rimés (sans compter la rime approximative entre «-fanfares-» et «-victoires-»)-: au sein d’une même pièce, Franck fait donc cohabiter des pratiques de versification antipodiques combinant tradition et licence. Ces glissements s’augmentent de pièces qui mêlent vers rimés et mesurés et vers libres dans la continuité des symbolistes de la génération précédente, de sorte que La Danse devant l’Arche ne reflète que très partiellement la modernité des années 1910 ; elle s’apparenterait plutôt à la photographie d’un moment de transition. Si, à proprement parler, La Danse devant l’Arche n’est pas un poème à thèse, dont la visée serait purement politique, le texte ne prend pourtant sens que par la manière dont il pose la question de la possibilité du groupe. Les trois livres rejouent un même drame, celui de l’ajustement entre individu et collectivité. Cette collectivité apparaît comme le foyer primitif du chant qui se diffracte dans les sphères religieuse, politique et poétique. Le poète insiste bien sur cette imbrication chaque fois qu’il sollicite l’isotopie de la chorale-: J’ai cru, du moins, que votre groupe qui semblait Cimenté pour toujours dans une amitié chaude, Que votre groupe étroit, véhément et durable Peut-être absorberait ma ferveur solitaire, Que ma voix se perdrait dans les voix réunies De votre jeune chœur unanime et content. Le chœur se tait dans le déclin de ce printemps, Le beau chœur qui chantait au matin près des sources. Sous le ciel embrumé les voix sont abolies Et les pas divergents des chanteurs qui s’éloignent Se sont éteints aux quatre coins de l’horizon 11 . Henri Franck, aventurier de l’arche perdue 55 Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0010 « Je me connais comme un instant de l’Auvergne éternelle. Je suis une note du chœur auvergnat.-» ( ibid. , p.-222) 12 Ibid. , p.-21. 13 Ibid. , p.-35. 14 Au cours d’un déjeuner chez Max Fischer en mars 1935 auquel assistent également Pierre Laval et sa fille, François Mauriac, Luc Durtain et Paul Morand, Maurice Martin du Gard rapporte des propos échangés avec Jules Romains : ce dernier estime que Franck a connu « trois périodes : il imita Madame de Noailles, puis André Spire, et La Danse devant l’Arche … - Doit beaucoup à votre Vie unanime . - Oui, je crois… » («-Les Mémorables. Pierre Laval à Mesnil-le-Roi », Revue des Deux Mondes , 15 novembre 1966, p.-195) 15 Franck prend toutefois soin de se distinguer de Romains dans une lettre à Louis Fouassier datée de septembre 1908 : « Je ne m’intéresse pas à la “vie unanime”, moi ; mais je sais qu’un homme, un seul homme peut créer un idéal auquel beaucoup d’hommes se sacrifient.-» ( DDA , p.-130) 16 Jules Romain, « Préface de 1925 », La Vie unanime , Paris, Gallimard, coll. « Poésie », 1983, p.-34. Dès le premier livre, dans ce qui se rapproche le plus de la « fiction biblique » évoquée par André Spire, Franck met en scène le débat intérieur du poète qui s’interroge sur la nécessité d’un départ au sens d’une séparation d’avec le groupe qui n’est plus perçu que comme une « assemblée sans élan 12 ». Le départ apparente le jeune chantre du premier livre à un moine gyrovague dont la quête conduit à une communauté retrempée-: Dieu ne peut habiter que là où sont les hommes-; C’est vers eux que je vais pour aller jusqu’à lui, Et je m’en suis d’emblée fort approché peut-être, Puisque sur mon chemin j’ai trouvé des amis 13 . L’horizon de cette quête réside dans le « chœur unanime et content ». L’épithète unanime pourrait fonctionner comme un marqueur significatif : Franck a côtoyé Jules Romains à l’École Normale Supérieure 14 et la poétique de ce dernier telle qu’elle se déploie dans La Vie unanime dès 1908 s’approche, par certains traits, de celle de La Danse devant l’Arche   15 : Romains et Franck partagent bien ce tourment métaphysique qui les conduit à s’interroger sur la place de l’être individuel et tous deux développent un lyrisme polymorphe, un «-lyrisme objectif d’essence spirituelle 16 », qui permet l’assomption, voire l’apothéose, si l’on en croit le Manuel de déification de Romains, de la subjectivité du poète. Mais, chez Franck, la particularité de ce questionnement à nouveaux frais des pouvoirs poétiques, qui s’ente sur le prophétisme hugolien comme sur la voyance rimbaldienne, est d’ériger l’amitié en vertu cardinale. Elle est un autre nom de la communion et de l’ amicitia chrétienne et la ressaisit par analogie dans le chant poétique-: 56 Antoine Piantoni Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0010 17 DDA , p.-29. 18 Ibid. , p.-89. Je sais bien ce que c’est qu’un dieu présent, je sais Que le divin n’est pas abstrait, qu’il vient à nous Comme un ami qu’on attendait avec angoisse En tournant dans la chambre, en appuyant le front Pour rafraîchir l’attente, aux vitres des fenêtres. Et dont au moment même où l’on se désespère Quand on se lasse enfin de guetter sa venue, On entend dans le corridor sonner le pas, Et la main s’appuyer au bouton de la porte 17 . La comparaison, filée sur plusieurs vers, resémantise ce qui pourrait passer pour une lecture homilétique et donne à la rencontre amicale une dimension sacrée qui se justifie poétiquement. Elle l’est d’autant plus qu’elle figure la confrontation à l’altérité sans fusion totale et restitue une place au divin non comme interlocuteur d’exception mais comme chaînon entre les individus-: Je peux vous dire où est le domaine de Dieu-: Dieu est logé dans l’intervalle entre les hommes, Ainsi que le soleil se loge entre les feuilles, Il hante l’air sensible, intelligent, vivant Où résonne la voix humaine, Il habite la chambre où les amis assis Parlent du métier qu’ils feront, des intérêts De leur ville et des lettres qu’ils ont reçues. Dieu est ce qui révèle chacun à tous les autres 18 . C’est dans ce cadre que s’inscrit ce que nous avons nommé le cycle républicain dans le second livre. Franck élargit la portée de son questionnement à la civilisation française. Les pièces concernées remotivent alors la dramaturgie de la crise et de la menace de dissolution dans un monologue qui met en parallèle les affres du poète et ceux de la France allégorisée. Les pièces XV à XXV du second livre deviennent le lieu d’une casuistique qui dédouble encore le tourment métaphysique du premier livre : la France est déchirée entre l’abandon de la foi chrétienne, dans le sillage de la loi de 1905, et la difficulté de maintenir l’héritage de la Révolution qui aurait pu, et peut-être dû, se substituer à la croyance catholique-: Henri Franck, aventurier de l’arche perdue 57 Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0010 19 Ibid. , p.-56. 20 Ibid. , p.-67. 21 Charles Péguy, Notre jeunesse [1910], repris partiellement dans La Mystique républicaine , Paris, L’Herne,-«-Carnets-», 2015, p.-15. 22 Ibid. Le soulignement respecte la typographie originale. 23 Paul Souday, « Les Livres », Le Temps , 3 juillet 1912, repris dans Les Livres du Temps , 1 ère série, Paris, Émile-Paul frères, 1913, p.-348. Sauras-tu, beau pays, sauras-tu réussir À te renouveler toujours sans té détruire Et à rester vivant en demeurant loyal-? Tu ne crois plus au Dieu pour qui tu t’es croisé, Et ton intelligence est sortie de l’Église, Mais es-tu assez fort pour survivre à ce Dieu, Pour toujours prolonger ta recherche inquiète, Et pour ne pas périr d’avoir voulu tenter D’agir et de penser selon ta libre loi 19 -? On sait que Franck lisait Péguy et il est ici manifeste que les textes polémiques du directeur des Cahiers de la Quinzaine irriguent la poésie du jeune Normalien. La « triste République au pâlissant visage 20 » rappelle la « stérilité [qui] dessèche la cité et la chrétienté 21 -». Péguy traçait le même parallèle entre désaffection de la foi et irrévérence à l’égard de la République-: Le mouvement de dérépublicanisation de la France est profondément le même mou‐ vement que le mouvement de sa déchristianisation . C’est ensemble un même, un seul mouvement profond de démystication . C’est du même mouvement profond, d’un seul mouvement, que ce peuple ne croit plus à la République et qu’il ne croit plus à Dieu, qu’il ne veut plus mener la vie républicaine, et qu’il ne veut plus mener la vie chrétienne, (qu’il en a assez), on pourrait presque dire qu’il ne veut plus croire aux idoles et qu’il ne veut plus croire au vrai Dieu 22 . Franck et Péguy partagent cette hantise d’une coupure entre une civilisation pluriséculaire et une modernité cynique, oublieuse du sens au profit de l’effi‐ cacité. Mais alors que Péguy s’engage politiquement, Franck ne prétend pas apporter de solution dogmatique à cette crise patente et l’erreur qu’ont pu commettre certains critiques comme Paul Souday est d’avoir lu La Danse devant l’Arche comme un texte doctrinal-: «-En somme, Henri Franck pose la question à peu près comme les théoriciens contre-révolutionnaires, et il admet avec eux que l’œuvre de la Révolution a dangereusement affaibli la France 23 .-» Franck ne suggère aucune réponse théorique et ses sympathies socialistes démentent les 58 Antoine Piantoni Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0010 24 DDA , p.-163. 25 Ibid. , p.-165. 26 Lettre à Gabriel Marcel datée de novembre 1910, ibid. , p.-177. conclusions du critique : cette France allégorisée apparaît finalement comme une figuration de la tension intérieure du poète, une variation qui pourrait emprunter à la « mère affligée » des Tragiques d’Agrippa d’Aubigné comme aux dissensions intestines qui opposent les membres d’une même famille en une lutte fratricide dans le Discours sur les misères de ce temps de Ronsard, titre que Franck module d’ailleurs en « Discours sur les misères du temps présent ». Ce souci politique renvoie autant à une actualité sociale qu’à une quête utopique d’unité de la polis qui pose finalement la question très platonicienne de la place du Poète (en ce sens, l’ ethos de censeur qui affleure dans le « Discours sur les misères du temps présent » appartient sans doute à une série d’essais commencé dès le premier livre, du lévite naïf au poète aux yeux dessillés du « Feu de joie dans la solitude-»). Si tout le drame de La Danse devant l’Arche peut se résumer à l’articulation mystérieuse entre le Poète et la société, Franck semble alors s’en remettre à une communauté élective que fonde l’écriture : dans une lettre à André Spire datée d’août 1910 il indique « la nécessité pour les “poètes” de se grouper et de s’aimer » 24 . Au même, qui déplore un manque de reconnaissance, il insiste sur la différence entre l’âge romantique et l’époque actuelle : «-Hugo pouvait s’adresser au public. Mais aujourd’hui, à moins de flagorner la foule on ne peut plus être que l’homme d’un groupe, et comme Whitman, le “poète des camarades” 25 ». Pour autant, Franck ne conçoit pas la démarche poétique comme une sécession cénobitique ou même une contrebande marginale mais comme une rencontre, ce qui éclaire l’image du carrefour qui revient dans deux pièces centrales. L’écriture de La Danse devant l’arche résulte d’une coïncidence entre la force créatrice et les attentes d’une communauté-: Un homme devient conscient (et alors est-il un artiste ou un philosophe ? ) quand il a trouvé le moyen de dire non pas seulement sa parole, mais « la parole qu’attend de lui le monde ». Et le meilleur moyen de la trouver, c’est de la chercher sans espoir, de choisir avant tout cette recherche 26 . De sorte que la situation de crise que l’on a soulignée jusqu’à présent est indissociable de la poétique de Franck ; elle en constitue même la propédeutique. L’entreprise poétique qui occupe les dernières années de la vie de l’auteur, entre 1909 et 1912, est inachevée, sans doute parce que le temps matériel a malheureusement manqué pour mener à bien le projet, mais peut-être tout autant parce que sa suspension, dans un troisième livre très bref parfois perçu Henri Franck, aventurier de l’arche perdue 59 Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0010 27 Philippe Landau, «-Henri Franck, poète-», art. cité, p.-148. 28 Gabriel Marcel, « Lettres à quelques amis , par Henri Franck », La Nouvelle Revue française , 1 er mai 1926, 13 e année, n o 152, repris dans DDA , p.-301. 29 Lettre à André Spire datée du 2 octobre 1911, ibid. , p.-204. 30 Lettre à P. V. datée de décembre 1910, ibid. , p.-181. « sous le signe du renoncement 27 », a partie liée à sa nature. Gabriel Marcel estime « qu’il était de l’essence même de son poème de n’être pas clos 28 », ce qui, selon nous, s’explique par la portée métalittéraire critique du texte. Franck ne fait pas mystère de ses difficultés à « ressusciter les poèmes intellectuels 29 -» à la facture comparable à celle de Vigny. De fait, l’écriture poétique devient pour lui le lieu d’une mise en tension entre repli mystique et découverte du monde qui se double d’une dichotomie philosophique entre idée et matière. Plus précisément, la poésie est la gésine de l’intelligence dans ce qu’elle a de vital, comme Franck l’explique dans une lettre datée de décembre 1910 dans laquelle il revendique un héritage nietzschéen-: Il a le premier compris que la vie de l’intelligence pure est une vie qui a ses joies et ses chagrins, ses risques et ses aventures, ses voyages et ses stagnations, ses amours et ses haines, comme l’autre ; qu’un conflit intérieur est exactement aussi dramatique qu’une rixe ; qu’une amitié intellectuelle est une étreinte aussi forte que l’étreinte physique ; qu’une haine intellectuelle peut être aussi mortelle, un dégoût intellectuel aussi violent que la haine et le dégoût physique 30 . De sorte que La Danse devant l’Arche apparaît comme la scène d’une lutte entre tentation anachorétique et désir de « possession du monde », pour reprendre une expression de Michel Décaudin. Le second livre fait ainsi alterner phases d’abattement et relances, comme dans le couplage des pièces XXVII et XXVIII ; dans la première, le poète exprime à nouveau un sentiment de déréliction qui dévitalise le monde-: Fruits, votre suc m’écœure et votre chair se pique, La mort habite en vous et le dégoût en moi. Dans le vide univers ma ferveur est unique Et pour brûler n’a pas de bois. Puisque le monde humain est un plus pur désert Que les sables de la Judée, Et qu’il n’y pousse rien qui ne soit creux, précaire, Et dès le germe usé. Rien à ma tendre voix, à mon brûlant appel, Rien pour toujours ne peut répondre, 60 Antoine Piantoni Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0010 31 Ibid. , p.-70. 32 Franck a sans doute eu connaissance de la biographie du poète américain publiée en 1908 par Léon Bazalgette ainsi que de la traduction par ce dernier des Feuilles d’herbes l’année suivante. Pour davantage d’éléments sur la réception de l’œuvre de Whitman en Europe : Sophie Rumeau, Fortunes de Walt Whitman. Enjeux d’une réception transatlantique , Paris, Classiques Garnier, coll. «-Perspectives comparatistes-», 2019. 33 DDA , p.-71-72. 34 La pièce XXXIV du deuxième livre (p. 81-82) met en exergue cette image à travers la comparaison du « vieux marin » qui façonne une « image réduite et cependant fidèle » de son voilier et auquel répond le geste du « vieux poète » qui trace « Une petite, pieuse et très fidèle image-» de l’univers. 35 DDA , p.-81. Rien n’est stable ni vrai-: il n’est rien de réel Qui puisse rencontrer ma sonde 31 . Dans la seconde, les paysages de l’Amérique, de l’Inde, du Pacifique et de la Chine défilent afin de proposer un contrepoint qui n’est pas sans rappeler la poésie de Whitman 32 -: L’humanité y est pareille à la nature, Comme elle, sans repos, sans haine et sans pensée, Riche du grand plaisir aveugle d’exister Et de proliférer dans un espace large-; Foule mouvante, dense, et diverse, innombrable, Comme une forêt vierge animée par le vent-; Tu y aurais perdu ton âme inquiète et vaine, Car dans l’activité de ce travail sans rêves, Le même bonheur gît qu’au fond du grand repos 33 . Il faut alors revenir à une discursivité polyphonique qui s’avère cruciale pour la perspective critique de l’œuvre : la série de failles que l’on a inspectée auparavant ménage un interstice métapoétique d’autant plus remarquable qu’il structure le développement du poème. Franck miniaturise l’épopée de sa vocation poétique 34 , notamment à travers un chant amébée qui restitue la lutte intérieure. Il y est bien question d’une quête spirituelle qui met aux prises le Poète avec une angoisse presque baudelairienne que n’exorcisent pas le voyage (livre II, XXVIII) ni la création artistique (livre II, XXXI), deux pistes qui demeurent apparemment étrangères à l’assoiffé du divin (livre II, XXXIII). L’inventeur, explorateur ou démiurge, cède le pas au mystique : « Qui veut créer un chant ou veut créer un monde/ Ne doit pas posséder un cœur inquiet de Dieu-» 35 . L’« Art poétique » qui apparaît vers la fin du second livre postule une infirmité paradoxale : la polyphonie du texte matérialise une psychomachie per‐ Henri Franck, aventurier de l’arche perdue 61 Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0010 36 Ibid. , p.-83. 37 Il est très probable que l’image ait été suggérée à Franck par Louis Fouassier comme le suggère une lettre adressée à ce dernier et datée de septembre 1908-: «-Oh-! je ne veux bien être, je ne suis peut-être qu’“un feu de joie sur un carrefour”. Sur un carrefour, soit. Mais je veux choisir le carrefour. Mais surtout, je veux choisir le carrefour le plus passant ! Que des gens y passent et se battent ! Que toutes les rues y aboutissent ! Mais surtout, je veux que de ce carrefour parte la route “qui va vers l’avenir”. “Un feu de joie sur un carrefour.” Je te remercie de cette définition. Tu vois comment je l’interprète. » ( ibid. , p.-135) 38 Ibid. , p.-88. sonnelle qui confronte autarcie de l’artiste et pénétration divine, deux régimes vocationnels qui paraissent incompatibles mais fusionnent dans l’écriture de Franck. Toujours est-il que cet art poétique est par définition transitoire car il rend compte d’une tentative toujours recommencée : « Mon discours inquiet ne peut pas être un hymne,/ Mais toujours il y tend, et retombe toujours… » 36 . La poésie telle que la conçoit Franck demeure dans une tension vers un achèvement qui ne peut, ne doit, advenir - et l’on comprend alors combien Gabriel Marcel mesure avec justesse un art poétique ouvert. L’« Art poétique » peut alors apparaître bien déceptif, peut-être même captieux par l’importance qu’il prétend accorder à la rencontre mystique. Il prépare au contraire une étape finale qui se déploie sur les deux derniers livres au moyen d’un diptyque majestueux, les deux feux de joie, véritable poétique en marche. L’image du feu y est centrale, sans doute inspirée autant par la doctrine héraclitéenne que par les Écritures 37 , et anime une dynamique en deux temps. Le « Feu de joie sur un carrefour » insiste sur la situation nodale du poète qui ne cherche plus la divinité mais l’accueille à travers une communication généralisée avec le monde qui l’entoure-: Gens qui passez au carrefour de cette ville, Je vous donne ma flamme et vous,-vous me donnez Votre présence, et Dieu consacre cet échange, Car tous vos mouvements annoncent qu’il est là 38 . L’unanimisme de Franck est véritablement spirituel et mystique ; et le motif de la flamme annonce une communion vitale. Le « Feu de joie dans la solitude » radicalise la poétique qui s’extrait de l’élan du carrefour. Le dernier livre, qui ne contient que quatre pièces et se clôt sur le second feu de joie, file l’image du feu mais sa consomption devient solitaire et aboutit à une assomption cosmique. L’arche de Dieu s’estompe au profit de la danse seule, dans un spectacle qui donne la préséance à la poétique sur la mystique ou bien propose un syncrétisme esthétique-: 62 Antoine Piantoni Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0010 39 Ibid. , p.-96. 40 Didier Alexandre, « “J’ai fabriqué un dieu, un faux dieu, un vrai joli faux dieu” : l’écriture du sacré dans Alcools », Guillaume Apollinaire. Alcools , Paris, Klincksieck, coll. «-Littératures contemporaines-», n o 2, 1996, p.-114. 41 DDA , p.-95. Si l’arche est vide où tu pensais trouver la loi, Rien n’est réel que ta danse-: Puisqu’elle n’a pas d’objet elle est impérissable. Danse pour le désert et danse pour l’espace Comme un prophète dans le sable, Danse dans l’éternel silence Avec la gravité d’un roi 39 . Le feu figure donc l’énergie lyrique, combustible plus puissant que le furor poeticus car il évince la théophanie au profit du pouvoir poétique du danseur sans son arche. La solitude supplante le carrefour mais les deux étapes sont nécessaires pour maintenir la tension dans l’écriture. Le feu consacre une disparition et une renaissance et cet usage de la métaphore n’est pas sans rappeler un texte contemporain de la gestation de La Danse de l’Arche que Franck a peut-être lu - : « Le Brasier » d’Apollinaire, paru une première fois en mai 1908 sous le titre « Le Pyrée » dans le Gil Blas . Dans ce poème, le traitement du motif inspiré de la tragédie de Sénèque le Rhéteur, Hercule sur l’Œta , constitue le feu et la flamme en « facteur d’unité dans la création poétique » et en « facteur de renouvellement » 40 . En ce sens, la fin du « Feu de joie dans la solitude » nous apparaît moins comme un renoncement que comme une consécration qui permet la poésie-: Je n’ai plus rien de moi et n’ai plus rien d’autrui, Je suis le beau séjour où la ferveur a lui, Je suis seul avec elle-; Elle est à moi et me dépasse infiniment, Je suis le sang brûlant de son cœur véhément Et le battement de ses ailes-! Je suis le chant aigu d’un divin violon, Je suis la voix par où s’élève la musique, Je suis l’archet élu-; je suis un beau cantique, Une élévation 41 -! Henri Franck, aventurier de l’arche perdue 63 Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0010 42 André Du Fresnois, « Henri Franck », Gil Blas , 22 juillet 1912, repris dans Une Année de critique , Paris, Dorbon ainé, 1914, p.-34. 43 Lettre à André Spire datée du 2 octobre 1911, DDA , p.-204. C’est ainsi que Franck tente de résoudre le problème de la place du Poète-: non dans une posture de prophète ni dans celle d’oracle mais par l’expérience qui conduit au monde par la dépossession de soi (posséder en ne possédant pas). La Danse devant l’Arche ne peut certes prétendre au rang des œuvres sémi‐ nales de ces quinze premières années du siècle à l’instar de La Vie unanime de Romains ou d’ Alcools d’Apollinaire ; elle offre néanmoins un aperçu prismatique d’un moment de crise : crise formelle qui se ressent dans certains comptes rendus comme celui d’André du Fresnois qui attribue à de « mauvaises influences » (probablement des « mauvais maîtres » comme Francis Vielé-Griffin ou Emile Verhaeren) le choix « d’adopter trop souvent un vers dérimé » 42 . Crise politique à un moment charnière où la Troisième République, après l’affaire Dreyfus, n’offre plus la même assurance d’une équité entre ses citoyens et où la solution socialiste travaille les intellectuels après que la tutelle catholique a été levée sur le pouvoir temporel. Crise religieuse dont le modernisme dans l’Église catholique offre un symptôme patent. Dans ce creuset, la mince œuvre poétique d’Henri Franck cristallise des tensions que le jeune auteur a intériorisées au point d’en faire le noyau de son projet littéraire. On serait tenté enfin de lui reconnaître un caractère d’urgence que le poète admettait volontiers : La Danse devant l’Arche est une œuvre de transition entre deux âges, du passage depuis l’enfance vers la vie adulte. Franck l’affirme à André Spire : selon lui, « les grands projets, les “Weltanchauungen”, les “Trilogies”, les poèmes en trois chants, c’est pour quand on a vingt ans-» 43 . 64 Antoine Piantoni Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0010