Oeuvres et Critiques
oec
0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
10.24053/OeC-2023-0011
111
2023
482
L’histoire de Joseph chez Péguy : une lectio divina en plein bourgonnement
111
2023
Nicolas Faguer
oec4820065
1 Claire Daudin parle d’un « décalage entre la date inscrite sur le dos du cahier dans lequel paraît Le Mystère des saints Innocents , le 24 mars 1912, et sa sortie effective, dont tout porte à croire qu’elle eut lieu un mois plus tard », dans Charles Péguy, Œuvres Poétiques et dramatiques , Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2014, Notice, p. 1666-1667. Les trois mystères seront abréviés ainsi : Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc = Charité , Le Porche du mystère de la deuxième vertu = Porche , Le Mystère des saints Innocents = Innocents . 2 Innocents , p.-781. 3 Innocents , p.-782. 4 Innocents , p.-925. L’histoire de Joseph chez Péguy : une lectio divina en plein bourgeonnement Nicolas Faguer Dans les derniers jours du mois d’avril 1912, Péguy publie Le Mystère des saints Innocents 1 , au cœur même de la saison qu’il évoque en ouverture et en fermeture de son livre : le printemps. « Ma petite espérance », écrit-il dans les premières pages, « n’est rien que cette petite promesse de bourgeon qui s’annonce au fin commencement d’avril 2 ». Il poursuit : « toute vie vient de tendresse. Tout vient de ce tendre, de ce fin bourgeon d’avril ». Cela vaut même pour les plus durs guerriers : tout comme « la rude écorce n’est rien, que du bourgeon durci, que du bourgeon vieilli », ainsi « l’homme de guerre le plus dur a été un tendre enfant nourri de lait 3 ». Dans les dernières pages, Péguy clôt la boucle des images printanières, qu’il applique cette fois aux saints Innocents, dans l’esprit de l’hymne latine chantée le jour de leur fête liturgique, le 28 décembre : « Salvete flores Martyrum , ces enfants de moins de deux ans sont les fleurs de tous les autres martyrs. / C’est-à-dire les fleurs qui donnent les autres martyrs. […] / Ils sont le bourgeon du rameau et le bourgeon de la fleur. / Ils sont l’honneur d’avril et la douce espérance 4 . » Entre les images printanières du début, celles de l’espérance et de l’homme comme tel, et l’image finale des saints Innocents (qui incorporent en eux l’espérance) s’insèrent quatre grands ensembles thématiques : une méditation sur la nuit et sur l’examen de conscience, la grande vision de la flotte des prières conduite par le Fils et Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0011 5 Innocents , p.-822. 6 Que nous écrivons sans majuscules comme le fait le poète. 7 Porche , p.-629. 8 Innocents , p.-779. 9 Innocents , p.-796-797. 10 Innocents , Didascalies, p. 860 : « JEANNETTE, faisant un peu la grosse voix », p. 861 : « JEANNETTE, faisant la grosse voix puis s’adoucissant un peu », plus loin : « c’est surtout ce Vive Pharaon qui les amuse. Elles le font dans une très grosse voix », en bas : «-(même jeu), vive Pharaon -». Didascalies, p.-871-: « JEANNETTE, elle va au-devant de remontant au Père, une contemplation de l’éveil de la liberté et de la gratuité de l’amour humain (« reflet de la gratuité de ma grâce 5 -»), enfin une récitation inattendue de la vie de Joseph, qui se poursuit en considérations sur les rapports de l’ancien et du nouveau testament 6 . Péguy conclut avec humour sur les sept raisons pour lesquelles Dieu le Père a mis les saints Innocents à la plus haute place dans son paradis, et pourquoi ils sont les seuls autorisés à chanter le cantique nouveau. De tous ces thèmes, qui forment comme autant de tableaux dans une immense tapisserie, le moins attendu semble être celui du patriarche Joseph. Plus encore que par son contenu, il surprend par sa forme : Jeannette y prend longuement la parole en alternance avec Madame Gervaise. Or, jusqu’à ce point du Mystère des saints Innocents , le discours avait été presqu’exclusivement tenu par Madame Gervaise, cette religieuse franciscaine qui débat avec Jeannette depuis Le Mystère de la charité (1910). Rappelons que dans cette Charité , la confrontation est constante et le dialogue ininterrompu ( Jeannette y échange aussi avec une troisième figure, sa petite amie de jeux Hauviette), mais que dans le mystère qui suit, Le Porche du mystère de la deuxième vertu (1911), Madame Gervaise est seule à parler, et Jeannette, qui l’avait si fortement attaquée auparavant, écoute du début à la fin et ne dit pas un seul mot. Madame Gervaise, d’ailleurs, n’y parle qu’au nom de Dieu, comme l’annonce le fameux vers inaugural du Porche : « la foi que j’aime le mieux, dit Dieu, c’est l’espérance 7 -». Le Mystère des saints Innocents est en ce sens la directe continuation du précédent mystère. L’entame est semblable : « Je suis, dit Dieu, Maître des Trois Vertus 8 », et Madame Gervaise est pratiquement la seule à parler, sauf en deux endroits où Jeannette et elles psalmodient des passages bibliques (c’est-à-dire en récitent alternativement les versets) : très brièvement, pour articuler la section sur l’examen de conscience et la vision de la flotte des prières, elles récitent, sur l’initiative de la jeune fille, la parabole du filet jeté dans la mer 9 ; très longuement, sur près de quarante pages, précisément dans cette section sur la vie de Joseph, elles récitent à voix alternées des extraits des chapitres 36,3 à 49,33 de la Genèse , contrefaisant parfois avec humour les voix des personnages 10 , se retenant de trop s’émouvoir aux climax 66 Nicolas Faguer Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0011 la récitation », « JEANNETTE, ne se retenant plus elle-même et saisissant d’autorité la récitation -». 11 Innocents , Didascalie, p. 861 : « une tendresse grandissante, si grande qu’en même temps on s’en défend constamment jusqu’à l’éclatement final ». Ces didascalies montrent à quel point Péguy veut mettre réellement en scène ses personnages, qu’il écrit authentiquement dans une perspective théâtrale où le ton et les émotions sont les signes de l’avancée du processus dramatique. 12 Ibid . 13 Quæstiones in Heptat . I, II, qu. LXXIII. «-Le nouveau testament est caché dans l’ancien, l’ancien rayonne dans le nouveau-». de l’histoire 11 , bref, revivant une sorte d’immersion contemplative dans le récit biblique, en s’y extrayant à l’occasion pour déplier le sens de l’antique histoire dans la direction de Jésus, chose que Jeannette fait avec le plus d’audace. Or, cette « récitation sacrée, venue dans le courant même de leur commune oraison 12 », bien que sans rapport apparent avec l’image du printemps et du bourgeonnement qui encadre le mystère, s’y rattache pourtant secrètement, non pas tant matériellement par le lexique et les images, que « mécaniquement » par un comparable phénomène de croissance aussi bien dans la forme que dans le contenu : cette récitation à deux voix, qui se déploie et s’ouvre peu à peu, apparaît comme le lent bourgeonnement, dans l’âme des deux orantes, d’un sens plus profond, christique, de l’antique fable de la Genèse , et en retour d’une vision nouvelle du Christ, enrichi par les traits du patriarche Joseph. Péguy lit cette vieille histoire avec les catégories de Pascal, en lui appliquant le concept patristique de «-figure-», mais ce faisant, il dépasse ce qu’en a dit le maître ; et voyant fleurir en lui, dans son cœur, et sous l’impulsion de l’Esprit, un nouvel horizon de signification, il déploie devant nos yeux une contemplation nouvelle de la vie de Joseph, et nous fait expérimenter, du même mouvement, ce qu’est une lectio divina menée dans un dialogue vivant avec la Tradition (représentée par Madame Gervaise), mais attentive à la nouveauté imprévisible de l’Esprit présent (verbalisée par Jeannette). Joseph premier fils prodigue Le rapport des testaments a été fixé par saint Augustin dans une formule sibylline que Péguy ne semble pas avoir connue directement mais dont la Tradition catholique et surtout la lecture de Pascal lui ont parfaitement révélé l’esprit : Novum Testamentum in Vetere latet, et Vetus in Novo patet 13 . Le nouveau testament est caché dans l’ancien : c’est là ce qui frappe d’emblée dans la manière dont est racontée l’histoire de Joseph. Péguy n’encapsule pas l’ancienne histoire du peuple hébreux, il n’en fait pas un bloc autoréférentiel, mais il la lit à la L’histoire de Joseph chez Péguy-: une lectio divina en plein bourgeonnement 67 Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0011 14 Innocents , p. 849-850, ici Péguy met des majuscules à Ancien et Nouveau Testament, sans doute pour les désigner avec plus de solennité, mais peut-être aussi pour les désigner comme des sortes de personnages, voire de personnes, de «-sœurs-». 15 Innocents , p.-853. 16 Innocents , p. 854. En note, Claire Daudin explique que le mot chrétiennerie est un « néologisme forgé sur “juiverie” pour atténuer l’opposition entre chrétienté et monde juif, et assumer la connotation péjorative de “juiverie”-» (note 61, p.-1679). lumière de sa relation avec une autre histoire postérieure : celle de Jésus et de l’enfant prodigue. Il commence par présenter l’histoire juive de ce Jacob aux douze enfants ( Un homme avait douze fils ) comme l’avant-coureur de l’histoire évangélique de ce père aux deux fils ( Un homme avait deux fils )-: Comme les quarante-six livres de l’Ancien Testament marchent devant les quatre Évangiles et les Actes et les Épîtres et l’Apocalypse. […] Ainsi devant toute histoire et devant toute similitude du Nouveau Testament Marche une histoire de l’Ancien Testament qui est sa parallèle et qui est sa pareille. Un homme avait deux fils. Un homme avait douze fils . Et ainsi devant toute sœur chrétienne S’avance une sœur juive qui est sa sœur aînée et qui l’annonce et qui va devant 14 . Ce jeu d’annonce commence à se matérialiser quelques pages plus loin. Madame Gervaise raconte le jour où Joseph fut vendu par ses frères, Jeannette reprend sa phrase et en étend le sens-: Ils le vendirent vingt pièces d’argent. Un autre, Un autre fut vendu 15 . L’italique désignant la parole biblique est rompu par le caractère droit qui marque la sortie de l’immersion narrative : Jeannette, saisie par l’inspiration, voit cet «-autre-» qui lui aussi «-fut vendu-», Jésus. Madame Gervaise poursuit alors le parallèle : « un autre fut envoyé vers ses frères, pour savoir comment les brebis se portaient. Un autre fut dépouillé de sa robe », Jeannette renchérit : « Un autre fut emmené en Égypte, dans la même, dans une autre Égypte. Un autre fut vendu-». Alors Madame Gervaise dévoile à la jeune fille le lien sous-jacent aux testaments et lui délivre l’enseignement traditionnel (patristique et pascalien) sur leur rapport figuratif-: C’est une figure, mon enfant. C’est une histoire unique et elle fut jouée deux fois. Une fois en juiverie, une fois en chrétiennerie. Et pour celui qui regarde les deux fois se voient en transparence l’une sur l’autre 16 . 68 Nicolas Faguer Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0011 17 Innocents , p.-854. 18 Innocents , p.-860-861. Jeannette et Gervaise développent à tour de rôle la transparence : « un autre fut lié », « un autre fut vendu esclave », « un autre aussi fut retrouvé » (la formule évoque l’enfant prodigue). Puis Jeannette va plus loin, et elle applique la transparence non plus seulement à Jésus, mais à toute l’humanité, dans laquelle elle s’inclut : « Et nous autres nous sommes ces gerbes et ces onze étoiles. […] Et nous autres nous sommes ces frères ingrats 17 .-» Or, la transparence à la parabole de l’enfant prodigue (« un autre aussi fut retrouvé ») va devenir peu à peu, dans la suite de la récitation, la clé d’interprétation de toute l’histoire de Joseph. Le pondus de l’antique histoire va coïncider de plus en plus avec le pondus du récit évangélique : le moment des retrouvailles. C’est à partir du moment où la tension monte entre Joseph, intendant de Pharaon, et ses frères, venus acheter de quoi survivre, que les didascalies immersives apparaissent : Jeannette fait « un peu la petite voix » pour imiter les frères apeurés, puis elle fait « la grosse voix » pour contrefaire l’autorité de Joseph. À ce point, Péguy ajoute une note entre crochet pour indiquer que « toute cette récitation sacrée » se fait « comme d’une histoire d’une tendresse grandissante, si grande qu’en même temps on s’en défend constamment jusqu’à l’éclatement final 18 ». L’alternance des voix dans la récitation aide grandement à faire croître la tension et à émouvoir toujours davantage le lecteur - lequel est pris dans un rythme en crescendo à deux temps qui doit conduire inexorablement à la révélation finale. Et au point culminant, on voit Jeannette qui « va au-devant de la récitation » et anticipe la phrase que Madame Gervaise est sur le point de dire : « Joseph ne pouvait plus se retenir », celle-ci reprend cette phrase, et aussitôt Jeannette « ne se retenant plus elle-même et saisissant d’autorité la récitation » reprend la parole et arrive au moment de l’explosion des larmes de Joseph, voulant y parvenir au plus vite comme si elle-même, et Gervaise avec elle, ne pouvaient plus retenir leurs propres larmes. On pourrait objecter à cette lecture que Joseph n’a pas vécu le moment du « péché » comme le fils prodigue, qui dilapide son bien avec des prostituées. Mais pour Péguy le départ et le retour du fils cadet de la parabole ne doivent pas s’interpréter premièrement au sens moral : ils représentent en premier lieu l’itinéraire du Fils de Dieu, qui laisse la maison de son Père, s’incarne, meurt, ressuscite et remonte auprès du Père. Dans Le Mystère de la charité , la crucifixion et le grand cri du Fils coïncident pour Madame Gervaise avec le moment où le fils prodigue rentre chez son père-: L’histoire de Joseph chez Péguy-: une lectio divina en plein bourgeonnement 69 Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0011 19 Charité , p.-465. 20 Lc 15, 13-30 (trad. BJ). Ô fils le plus aimé qui montait vers son père-; Fils de dilection qui remontait aux cieux-; Fils entre tous les fils qui rentrait chez son père-; Enfant prodigue, fils prodigue de son sang-; Ô fils le plus aimé qui montait vers son père 19 .- De cette lecture christologique découle un sens anthropologique de la parabole : le départ et le retour du fils prodigue symbolisent la condition de l’homme, qui naissant au monde quitte son Père et y retourne à l’heure de sa mort ; de là découle un sens spirituel et moral : elle est l’image des retours qui ont lieu dans l’âme qui revient à Dieu. Mais l’humanité est dans sa globalité tellement perçue par Péguy dans un mouvement de retour vers le Père que la gravité du péché individuel disparaît en quelque sorte à ses yeux - cette gravité à laquelle on porte d’habitude tellement attention, comme le fait d’ailleurs le fils aîné qui souligne explicitement avec qui son frère a dilapidé les biens paternels-: «-avec des prostituées ! », quand le narrateur avait auparavant parlé plus sobrement d’une vie «-dans l’inconduite 20 -». Péguy n’a donc pas besoin de retrouver dans la vie de Joseph loin de son père un moment de péché d’inconduite : le simple fait que Joseph soit en exil reflète l’essentiel du destin du fils prodigue. Or, cette lecture de la vie de Joseph, tout infléchie sur le retour auprès du père et culminant dans l’explosion des larmes, a eu pour prix de nombreuses coupures dans le récit biblique. Le poète a retiré l’épisode avec la séductrice et la prison, le songe de Pharaon et son interprétation, la politique agraire de Joseph, la bénédiction de Jacob, les funérailles de Jacob et la postérité d’Israël en Égypte. Il a retenu : Joseph envoyé par son père auprès de ses frères et vendu par eux, son élévation comme intendant de Pharaon, la famine, les deux visites que ses frères lui rendent, la révélation de son identité, la venue de Jacob et les retrouvailles, les bienfaits de Pharaon à la famille de Joseph, la mort de Jacob. Ainsi Péguy est-il surtout frappé dans l’ancien testament par ce qui fait écho au nouveau, dont le cœur et le centre est comme ramassé à ses yeux dans la parabole du fils prodigue. Depuis La charité de Jeanne d’arc , cette parabole irrigue d’ailleurs l’ensemble des mystères, en particulier le Porche . Après y avoir rapporté en entier les paraboles de la brebis et de la drachme perdue, Péguy parvient à celle de l’enfant qui était parti. Mais il se limite aux premiers mots de cette troisième parabole « de l’espérance » et médite sur sa résonance incomparable dans le cœur des hommes-: 70 Nicolas Faguer Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0011 21 Innocents , p.-723-724. 22 Innocents , p.-798. Voici la troisième parabole qui s’avance. […] Un homme avait deux fils . Elle est belle dans Luc. Elle est belle partout. Elle n’est que dans Luc, elle est partout. Elle est belle sur la terre et dans le ciel. Elle est belle partout. Rien que d’y penser, un sanglot vous en monte à la gorge. C’est la parole de Jésus qui a eu le plus grand retentissement Dans le monde. Qui a trouvé la résonance la plus profonde Dans le monde et dans l’homme. Au cœur de l’homme. 21 Cette parabole, qui n’est que dans Luc, est «-partout-» pour Péguy, c’est-à-dire que « sur la terre et dans le ciel », et donc dans toutes les Écritures, elle est partout, et qu’au fond il n’est question que d’elle. La flotte des prières, dans les Saints Innocents , est elle aussi tout entière informée par cette même parabole. Le Père se plaint du mauvais coup que lui a fait son fils en révélant aux hommes qu’il juge comme un père-: Un homme avait deux fils . On sait assez comment juge un père. Il y en a un exemple connu. On sait assez comment le père a jugé le fils qui était parti et qui est revenu. C’est encore le père qui pleurait le plus 22 . Le poète ne développe pas davantage la parabole. Paradoxalement, il ne recopie pas ce texte qui condense pour lui le cœur de révélation, il ne le paraphrase pas, il ne retient que les premiers mots, Un homme avait deux fils , mais offre en revanche, sur presque quarante pages, la version vétérotestamentaire qu’est l’histoire de Joseph ! On peut se demander pourquoi Péguy n’a pas psalmodié la véritable parabole et a préféré faire tout ce détour par la « sœur aînée » juive. Peut-être que, s’il est vrai que ce moment de retrouvailles est le cœur de l’alliance du ciel et de la terre, et que ce moment ne peut se goûter qu’après un long exil en terre étrangère, il lui fallait littérairement, pour faire sentir la lente montée depuis la terre de douleur et pour mieux faire exploser les larmes de retrouvailles, une histoire plus longue, qui couvre plus de pages, qui prenne le lecteur intensément, longtemps, et donc l’histoire de Joseph, recoupée sur les étapes de la parabole du fils prodigue, était plus à même de faire revivre, analogiquement, l’expérience intime des sanglots et de la joie que ressent le fils prodigue au moment où son père l’embrasse. Mais il est possible aussi que Péguy L’histoire de Joseph chez Péguy-: une lectio divina en plein bourgeonnement 71 Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0011 23 Innocents , p.-854. 24 «-Déjà de l’or, déjà l’encens, déjà la myrrhe-» ( Innocents , p.-853). 25 Innocents , p.-853. ait voulu nous faire entrer dans sa propre lecture de l’ancien testament et nous faire connaître l’émerveillement que lui-même a dû ressentir en découvrant, sous le voile de l’antique récit, la structure intime de la parabole de Jésus qui l’a touché au cœur. Cela montre qu’il est des aspects de l’ancien testament que le nouveau testament permet, en s’y projetant, de faire éclore, comme des fleurs qui poussent dans un désert après qu’une pluie est passée. En effet, qui donnerait tant d’importance à l’instant des retrouvailles de Joseph et de ses frères s’il n’avait entendu auparavant la parabole de l’enfant prodigue-? Jésus nouveau Joseph Or, pour Péguy, cet enfant prodigue est aussi, comme nous l’avons vu, Jésus lui-même. Par conséquent, le Joseph qui est perdu et qui est retrouvé fait aussitôt, en retour, éclore et se déployer la figure de Jésus. La parole de révélation : «- Je suis Joseph, votre frère -», soulignée par Madame Gervaise au seuil de son récit, est très vite interprétée par Jeannette comme l’annonce du « Je suis Jésus, / Je suis Jésus votre frère 23 ». Ce mouvement de Joseph en direction de Jésus, qui va en sens contraire du mouvement étudié jusqu’à présent depuis le nouveau testament vers l’ancien, correspond à la deuxième partie de l’adage augustinien : Vetus Testamentun in Novo patet , l’ancien testament rayonne dans le nouveau. Cet axiome peut se comprendre de manière statique, comme semble le faire Madame Gervaise : le nouveau ne serait que l’ancien, mais plus tard. Or, ce n’est pas exactement ainsi que Jeannette va procéder. Son intuition la portera à appliquer des aspects de la vie de Joseph à la vie de Jésus et à faire fleurir ainsi des dimensions de la personne et de l’action de Jésus qu’elle n’aurait pas connues sans la figuration vétérostamentaire. Quand Madame Gervaise évoque les biens portés par les Ismaëlites sur leurs chameaux (parfums, résine et myrrhe), Jeannette pense aussitôt aux présents des rois mages 24 ; et quand Gervaise mentionne la destination de leur voyage, l’Égypte, Jeannette répond immédiatement : « Et ce fut la première fuite en Égypte 25 -». Ce ne sont là que des parallèles purement matériels. Mais lorsqu’il sera question des années de vaches grasses et de vaches maigres, de sacs de blé, Jeannette se lancera dans des parallèles christiques de plus en plus audacieux, Madame Gervaise pourra difficilement poursuivre son récit, tant la jeune fille, sous l’effet d’une inspiration subite, sera emportée par une théologie de l’histoire naissant de ses lèvres-: 72 Nicolas Faguer Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0011 MADAME GERVAISE Les sept années de fertilité vinrent donc-; et le blé ayant été mis en gerbe, fut serré ensuite dans les greniers de l’Égypte. JEANNETTE Trente et trois années de fertilité vinrent donc-; et le blé ayant été mis en gerbe, fut enserré ensuite dans les greniers d’une Égypte éternelle. Un parallèle est établi entre les sept années de fertilité agraire et les trente-trois années de fertilité de la grâce représentées par la vie de Jésus sur terre. MADAME GERVAISE On mit ensuite en réserve dans toutes les villes cette grande abondance de grains. JEANNETTE On mit aussi en réserve dans tout le ciel cette grande abondance de grâce. Qui est cet «-on-» qui met les grâces au ciel ? Jeannette ne le spécifie pas. Sans doute Dieu le Père. MADAME GERVAISE Car il y eut si grande quantité de froment, qu’elle égalait le sable de la mer, et qu’elle ne pouvait pas même se mesurer. JEANNETTE Car il y eut si grande quantité de grâces, qu’elle égalait le sable de la mer, et qu’elle ne pouvait pas même se mesurer. MADAME GERVAISE Ces sept années… JEANNETTE Il avait lié les sacs de blé pour les greniers à blé. Un autre Un autre lia les sacs de grâces pour les greniers à grâces. Un autre lia les sacs de grâces pour les greniers du ciel. Un autre lia les sacs de grâces pour les greniers Éternels. L’histoire de Joseph chez Péguy-: une lectio divina en plein bourgeonnement 73 Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0011 26 Charité , p.-553-554. L’exaltation de Jeannette, qui découvre l’ampleur de l’action du Christ, apparaît dans ce « un autre » en fin de vers qui est repris au début du vers suivant, et puis encore deux fois, dans un style litanique crescendo. MADAME GERVAISE Ces sept années… JEANNETTE Dans les sept années grasses il avait lié les sacs de blé pour les greniers à blé du pays d’Égypte. Un autre dans les trente-trois années grasses un autre lia les sacs de vertus, les sacs de mérites, les sacs de grâces pour les greniers à blé du pays éternel. L’exaltation devient euphorie, traduite par l’étrangeté de la disposition des vers, maintenant sans majuscule, avec ces « un autre » en fin de vers, comme mis en relief, coupés de leur verbe qui est rejeté au début du dernier vers. La liste de vertus, mérites et grâces fait référence à l’enseignement que Gervaise avait dispensé à Jeannette, dans Le Mystère de la charité , sur les trésors du ciel, « trésor des grâces », « trésor des souffrances », « trésor des prières », « trésor des mérites 26 -». Jeannette fait sienne la tradition, mais elle perçoit maintenant, dans l’image des sacs, à quel point l’action de Jésus a été concrète pour les âmes qui viendraient : il a rempli le ciel de biens spirituels pour toutes les générations à venir. MADAME GERVAISE Ces sept années de la fertilité d’Égypte étant donc passées, JEANNETTE Ces trente-trois années de la fertilité du cœur étant donc passées, MADAME GERVAISE les sept années de stérilité vinrent ensuite, selon la prédiction de Joseph JEANNETTE les innombrables années de la stérilité du cœur Vinrent ensuite, Selon la prédiction de Jésus-; 74 Nicolas Faguer Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0011 Jeannette reconduit la fécondité et la stérilité à des réalités du cœur. Mais le rapport temporel a désormais changé : les années de vaches grasses correspon‐ dent aux trente-trois années de la vie de Jésus, tandis que les sept années de vaches maigres renvoient à tous les siècles jusqu’à la fin du monde. Cela révèle que la vie de Jésus a « emmagasiné » suffisamment de biens spirituels pour tous les hommes de tous les lieux et de toutes les époques jusqu’à la fin des temps. MADAME GERVAISE une grande famine survint dans tout le monde-; JEANNETTE une grande famine survint dans tout le monde-; MADAME GERVAISE mais il y avait du blé dans toute l’Égypte. JEANNETTE mais il y a du blé dans toute cette Égypte éternelle. Pour la première fois, dans ces parallèles, Jeannette parle au présent. Les sacs de blé sont une réalité totalement réelle et actuelle à ses yeux. MADAME GERVAISE Le peuple étant pressé de la famine, cria à Pharaon, et lui demanda de quoi vivre. JEANNETTE Et aujourd’hui, Et à présent c’est nous ce peuple qui est pressé par la famine. Et nous crions vers Dieu, lui demandant de quoi vivre. « Le peuple » devient « nous » : Jeannette fait corps avec la France humiliée, mais plus largement avec le monde pécheur. Ce présent est pour Péguy son propre présent, c’est un «-aujourd’hui-» qui a une valeur perpétuelle jusqu’à la fin des temps. MADAME GERVAISE Mais il leur dit-: Allez trouver Joseph, Et faites tout ce qu’il vous dira. JEANNETTE Mais il nous dit-: Allez trouver Jésus, L’histoire de Joseph chez Péguy-: une lectio divina en plein bourgeonnement 75 Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0011 27 Innocents , p.-856-858. 28 Innocents , p.-881. 29 Innocents , p.-889. et faites tout ce qu’il vous dira 27 . À partir de là, l’image des sacs de blé va se diffracter dans la suite des Saints Innocents . Lors des parallèles entre ancien et nouveau testament, Péguy enrichit l’image de l’empilement des sacs de blé en faisant des hommes de la nouvelle alliance non plus seulement de potentiels « consommateurs » des récoltes christiques, mais encore de possibles collaborateurs de cette même récolte spirituelle-: Dans l’ancien testament il s’agit d’emplir des sacs de blé, il y a, (toujours), une pensée sur les sacs de blé. Et après ça il s’agit, (dans l’ancien testament), Ces sacs pleins de blé il s’agit de les empiler dans les greniers à blé. Mais dans le nouveau testament il s’agit de bien autres sacs et de bien autres greniers. Car il s’agit, dans le nouveau testament, il s’agit, ce sont Des sacs de misère, des sacs d’épreuves, des sacs de misères. Et des sacs à mettre les vertus et les mérites et les grâces Que l’on a récoltés comme on a pu Pour les années de disette Et ce sont enfin Les greniers éternels 28 . Puis l’image prend soudain un tour négatif. Comparant la plénitude de l’innocence enfantine à la vacuité de l’expérience des adultes, le poète se sert à nouveau du terme de trésor qu’il avait utilisé dans Le Mystère de la charité , mais cette fois de manière ironique, et ce n’est plus pour parler des trésors du ciel-: … de jour en jour ils amassent de l’expérience. Singulier trésor, dit Dieu. Trésor de vide et de disette. Trésor de la disette des sept années, trésor de vide et de flétrissure et de vieillissement. Trésor de rides et d’inquiétudes. Trésor des années maigres. Accroissez-le, ce trésor, dit Dieu. Dans ces greniers vides Vous entasserez des sacs vides D’une Égypte vide. Vous accroissez le trésor de vos peines et de vos misères. Et les sacs de vos soucis et de vos petitesses. […] Ce que vous nommez l’expérience, votre expérience, moi je le nomme La déperdition, la diminution, le décroissement, la perte de l’espérance 29 . 76 Nicolas Faguer Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0011 30 Innocents , p.-790-791. Cet entassement qui se retourne en vide, ce semblant d’enrichissement qui se révèle en fait appauvrissement, fait écho à la longue description des mauvais examens de conscience dans les premières pages des Saints Innocents , où surgit déjà l’image des sacs de blé, mais ici aussi dans une acception négative, comme imitation «-à l’envers-» de l’action divine-: Comme nous dans le ciel nous lions les gerbes éternelles, Et les sacs de prière et les sacs de mérite Et les sacs de vertus et les sacs de grâce dans nos impérissables greniers Pauvres imitateurs, allez-vous à présent vous mêler, ¾ Et imitateurs contraires, imitateurs à l’envers, ¾ Allez-vous vous mettre à lier tous les soirs Les misérables gerbes de vos affreux péchés de chaque jour. Quand ce ne serait que pour les brûler, c’est encore trop. Ils n’en valent même pas la peine. Pas même de cela même 30 .- Au vu de cette diffraction dans tout le poème de l’image de sacs de blé, on peut se demander si l’exégèse émerveillée qu’en fait Péguy dans les pages consacrées à la vie de Joseph ne constituerait pas le point d’origine de tout le Mystère des saints Innocents , ou du moins l’une de ses strates les plus anciennes… La tendresse Où Péguy a-t-il puisé sa lecture de la vie de Joseph ? Il existe, il est vrai, une pensée de Pascal intitulée «-Jésus-Christ figuré par Joseph-», et il est tout à fait possible que Péguy l’ait lue et en ait tiré l’idée de tisser un parallèle entre Jésus et Joseph. Mais si l’on se replonge à présent dans le texte pascalien après avoir écouté le cantique à deux voix de Jeannette et de Madame Gervaise, on sera surpris de la différence de ton et de contenu dans les deux textes-: Jésus-Christ figuré par Joseph : innocent, bien-aimé de son père, envoyé du père pour voir ses frères, vendu par ses frères vingt deniers, et par là devenu leur seigneur, leur sauveur, et le sauveur des étrangers, et le sauveur du monde ; ce qui n’eût point été sans le dessein de le perdre, la vente et la réprobation qu’ils en firent. Dans la prison, Joseph innocent entre deux criminels, Jésus-Christ en la croix, entre deux larrons. Il prédit le salut à l’un et la mort à l’autre, sur les mêmes apparences. Jésus-Christ sauve les élus et damne les réprouvés sur les mêmes crimes. Joseph ne fait que prédire ; Jésus-Christ fait. Joseph demande à celui qui sera sauvé qu’il se L’histoire de Joseph chez Péguy-: une lectio divina en plein bourgeonnement 77 Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0011 31 Pensée 610 (édition Chevalier) / 474 (édition Sellier). 32 Pensée 583 (édition Chevalier) / 301 (édition Sellier). souvienne de lui quand il sera venu en sa gloire ; et celui que Jésus-Christ sauve lui demande qu’il se souvienne de lui quand il sera en son royaume 31 . La pensée de Pascal ressemble à un croquis préparatoire, disons à une liste de correspondances en vue d’un discours plus ample. Le ton n’a rien de l’émotion de Jeannette et de Madame Gervaise, il est sobre, pour ainsi dire factuel. Surtout, la matière du parallèle n’est pas exactement la même que chez Péguy. Pascal axe la transparence de Joseph essentiellement sur tout ce qui annonce la Passion du Christ, depuis la « vente » ignoble jusqu’à la crucifixion, en bref sur tout ce qui est de l’ordre du salut, Joseph apparaissant ainsi comme figure du sauveur véritable. Péguy, d’une manière très personnelle, se centre sur la ressemblance du destin de Joseph avec celui de l’enfant prodigue, mettant le point culminant non pas dans la Croix, mais dans les retrouvailles de tendresse avec le Père. Et quand il en vient à l’action salvifique de Joseph, il prend à plein corps la matérialité des sacs de blé qui deviennent pour lui, dans une interprétation spirituelle très parlante, l’image des grâces acquises à la Croix et à la résurrection, là où Pascal ne fait que sous-entendre les réserves de grain quand il définit Joseph, d’une formule générique, « sauveur des étrangers ». Toutefois Péguy semble s’être inspiré de cela : « Joseph ne fait que prédire ; Jésus-Christ fait-», comme si l’action de mettre les sacs de blé dans les greniers d’Égypte ne prenait son sens véritable que comme prédiction de l’action future de Jésus. Mais plus encore qu’inspiré par autrui, Pascal ou d’autres, Péguy, dans ces pages sur l’histoire de Joseph, semble avoir fait lui-même la découverte, comme Jeannette, de l’application à Jésus de la vie de Joseph, et ainsi avoir pu mieux percevoir, grâce à l’image de la famine et des sacs de blé, l’ampleur de l’action salvifique du Christ, dont la vie, mort et résurrection constituent l’aliment nécessaire et suffisant pour la totalité des temps à venir. Dans cette perspective, la stérilité du monde moderne qu’il dénonce si fortement dans sa prose apparaît sous un nouveau jour : oui, cette stérilité est affreuse, d’autant qu’elle est stérilité du cœur, mais elle n’aura pas le dernier mot, parce que les greniers de l’Égypte éternelle ont de quoi nourrir les cœurs affamés de tous les siècles. Ce mot de cœur nous reconduit cependant à Pascal et à sa clé de lecture des Écritures : tout ce qui ne va point à la charité (à l’ordre du cœur) est figure 32 . Chez Péguy, la charité qui était au centre du premier mystère - appelé justement le mystère de la Charité - acquiert une coloration nouvelle dans le Porche et particulièrement dans les Saints Innocents : elle a pour nouveau 78 Nicolas Faguer Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0011 33 Innocents , p.-893. 34 Innocents , p.-861. 35 Innocents , p.-748. 36 Innocents , p.-749. nom «-la tendresse-». Cette tendresse est annoncée déjà dans la dédicace de ce troisième mystère, écrit à l’intention des personnes que le poète a le plus à cœur ( Dilectissimis in intimo corde ), mais elle éclate surtout dans le cœur du Père que rien ne touche autant que les paroles « Notre Père », qu’elles soient dites par son propre fils, par ses frères les hommes, et surtout par ce petit enfant qui s’endort en faisant sa prière Sous l’aile de son ange gardien Et qui rit en commençant de s’endormir. Et qui déjà mêle tout ça ensemble et qui n’y comprend plus rien Et qui fourre les paroles du Notre Père à tort et à travers pêle-mêle dans les paroles du Je vous salue Marie 33 . On pourrait dire que pour Péguy, tout ce qui ne conduit pas à la tendresse, dans les Écritures, est figure. C’est pourquoi Madame Gervaise et Jeannette, découvrant la dimension de tendresse de l’histoire de Joseph, s’en émeuvent tellement. « D’ailleurs toute cette récitation sacrée, venue dans le courant même de leur commune oraison, se fait : avant tout comme une belle histoire ; ensemble comme d’une histoire amusante ; en dessous comme d’une histoire de tendresse ; d’une tendresse grandissante, si grande qu’en même temps on s’en défend constamment jusqu’à l’éclatement final 34 -» On comprend alors que l’organe qui permet de lire la Bible, et de voir l’ancien dans le nouveau, ce n’est pas, pour Péguy, la raison discursive, qui établit des parallèles du dehors, mais le cœur, qui sent les liens du dedans. Au début de son récit de la vie de Joseph, Madame Gervaise s’exclame-: Quel juif, quel chrétien N’a pleuré à cette retrouvaille 35 . Aussitôt Jeannette reconduit ces pleurs à leur source intérieure, aux tressaille‐ ments du cœur-: Quel cœur juif, quel cœur chrétien n’a tressailli au fil de cette histoire. Quel cœur juif, quel cœur chrétien n’a tressailli à cette retrouvaille 36 . Lui seul, le cœur, grâce à son accointance avec le mystère même de la charité-ten‐ dresse, est à même de la percevoir dans « cette retrouvaille » racontée dans le texte sacré, et grâce à son rythme à deux temps, est capable de s’insérer dans le L’histoire de Joseph chez Péguy-: une lectio divina en plein bourgeonnement 79 Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0011 37 Innocents , p.-886. 38 Charles Péguy, Véronique. Dialogue de l’histoire et de l’âme charnelle - Œuvres en prose complètes (III) , Paris, Gallimard, coll. «-Bibliothèque de la Pléiade-», 1992, p.-720. 39 Hans Urs von Balthasar, Gloire. Une esthétique théologique. II. Éventail de styles. 2. Styles laïques , Éditions Johannes Verlag, Freiburg, 2022, p. 481 : « Aucune sorte de “ressentiment” ne rend le solitaire amer à ce sujet » [c’est-à-dire au sujet de son impossibilité de participer aux sacrements à cause de sa situation familiale]. grand mouvement lymphatique qui va de l’ancien testament au nouveau et du nouveau à l’ancien. Lire la Bible a quelque chose de la rénovation printanière : l’ancien reflète une végétation qu’il n’avait pas, le nouveau puise à lui et pousse plus haut vers le ciel. L’ancien testament est le lac profond qui reflète la haute forêt. Et la forêt est toute dans le lac mais elle n’y est pas. Et le lac sombre et le lac profond est enfoncé dans la terre. Et dans le lac le ciel est au fond. Mais vers le haut la haute forêt. Partant du bord du lac. La haute forêt réelle. Hausse une tête réelle. Fait monter une sève réelle. Vers le seul profond ciel réel 37 . Péguy, qui a vécu et prié en laissant les Écritures se déployer en lui, a lui aussi été comme cet arbre solide qui grandit vers le ciel en plongeant ses racines dans le lac sombre et profond. Baptisé enfant, mais ayant épousé une femme incroyante qui a refusé de célébrer religieusement les noces et de faire baptiser leurs enfants, il a été tenu à l’écart des sacrements de la vie chrétienne, « le sacrement de nourriture (mystique et charnelle), et le sacrement de purgation 38 -», eucharistie et confession. Des quatre sacrements auxquels puise un paroissien ordinaire, il n’avait donc que celui du baptême, bien qu’il ait vécu, spirituellement, d’une participation intérieure aux trois autres. Que la grâce baptismale ait été active en lui, voilà ce que ces quelques pages des Saints Innocents manifestent avec éclat. Il a lu les Écritures avec les yeux de la foi, mû par l’Esprit, et ceci l’a conduit à rencontrer le Christ présent dans l’ancien et dans le nouveau testament, à le voir se manifester en eux dans des dimensions toujours plus grandes. Loin de reconduire toute la pratique de la foi à la pratique sacramentelle, Péguy, sans aucune forme de ressentiment contre l’Église 39 , montre combien une âme, fidèle à son baptême et aux inspirations intérieures, peut fleurir quand elle s’immerge dans la parole de Dieu, ancienne et toujours nouvelle. 80 Nicolas Faguer Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0011
