Oeuvres et Critiques
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0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
10.24053/OeC-2023-0012
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2023
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De l’incitation d’une voix à l’affirmation d’un choix : l’écriture de Bremond d’Ars
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Philippe Richard
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1 Louis-Alphonse Maugendre, La Renaissance catholique au début du XX e siècle [tome IV : «-Eusèbe de Bremond d’Ars (1888-1958)-»], Paris, Beauchesne, 1968, p.-37. 2 Jean Calvet, Le Renouveau catholique dans la littérature contemporaine , Paris, Lanore, 1931, p.-329. 3 Eusèbe de Bremond d’Ars, Les Tilleuls de juin , Paris, Société littéraire de France, 1920. 4 André Thérive, Revue critique des idées et des livres [25 mai 1920], p. 457 : «-je voudrais rendre hommage à cette abondante et suave inspiration catholique, […], à cette austérité somptueuse […] qui décorent ces poèmes amoureux et croyants […] ; la raison en est à coup sûr dans la qualité de la foi-». 5 Luc Fraisse, La Petite Musique du style. Proust et ses sources littéraires , Paris, Classiques Garnier, coll. « Bibliothèque proustienne », 2011, p. 22 : « Étudier les sources [consiste à] suivre l’onde de choc que provoque une influence extérieure sur un organisme créateur aux possibilités latentes-». De l’incitation d’une voix à l’affirmation d’un choix-: l’écriture de Bremond d’Ars Philippe Richard Célébré en son temps comme poète éminent du renouveau catholique succédant au premier conflit mondial - Louis-Alphonse Maugendre l’associe à la noble simplicité de Francis Jammes 1 et Jean Calvet l’inscrit dans la fructueuse postérité de Louis Le Cardonnel 2 -, Eusèbe de Bremond d’Ars publie son premier livre en 1920. Déployant une écriture de la sensation et de la couleur, proche des expériences littéraires contemporaines, mais privilégiant une versification de la sobriété et de la rigueur, loin des hardiesses lyriques modernes, Les Tilleuls de juin se voient immédiatement couronnés par l’Académie Française 3 . Si une ample vision religieuse du monde se manifeste effectivement chez le poète, comme ont pu le souligner avec ferveur les critiques du début du siècle 4 , un exact tissage référentiel de sympathie se manifeste également chez l’écrivain, comme une condition d’invention renouvelée qu’il s’agira ici d’apercevoir 5 . Lorsqu’un poème sait ainsi réinterpréter ou transfigurer quelque image issue d’un roman, il s’élance alors en un dialogue érudit constitué de transpositions obliques ou de reproductions tangentielles, au point de nous aider à mieux comprendre les lignes en arabesques de son inspiration poétique. Un style cérémoniel caractérise en ce sens la parole de Bremond d’Ars dans la troisième section de son recueil, Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0012 6 Albert Boucher, La Voix de Notre-Dame [Chartres], 10 juillet 1920, p. 245 : « l’ Ex-Voto Virgini pariturae offert aujourd’hui à notre Madone par Eusèbe de Bremond d’Ars est une verrière [où] nous pouvons contempler, un à un, les principaux événements de N.-D. de Chartres-». 7 Erich Auerbach, Mimesis. La représentation de la réalité dans la littérature occidentale [1945], Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1968, p. 33 : « [dans le monde biblique] le sublime, le tragique et le problématique se constituent dès le début au sein même de la réalité quotidienne et domestique [parce que] la paix de la vie […] est continuellement minée par la jalousie de l’élection et la promesse de la bénédiction-». 8 André Thérive, « Les écoles littéraires en France », Les Amitiés catholiques françaises , 15 juillet 1922, p. 21 : « [Bremond d’Ars], fort différent des poètes spiritualistes de jadis, nous semble expressément destiné à renouveler la poésie catholique avec toutes les ressources d’un art éprouvé et sourcilleux-». intitulée «- ex-voto virgini pariturae -», non seulement parce que surgissent là de minutieux échos à l’œuvre de Huysmans mais encore parce que surviennent là de conséquentes trouvailles en l’orbe de l’invention. Suscitée par un séjour de six mois à Chartres, en 1915, entre deux blessures de guerre, à l’ombre de Notre-Dame, la composition de cet ensemble de quatorze poèmes témoigne incontestablement d’un attrait pour le symbole - âme de la littérature spirituelle nettement mise en évidence par La Cathédrale en 1898 - et d’un goût pour le sublime - corps de la littérature éloquente évidemment mis en exergue par Les Tilleuls de juin en 1920 - au profit d’une entreprise courageuse insérée dans le concert des voix lyriques de la première moitié du siècle. Grâce à cette alliance entre invention référentielle et élocution singulière, nous ne sommes donc pas face à un texte de pure dévotion, comme l’avait compris l’abbé Albert Boucher (qui confia les clés de la crypte à notre auteur) 6 , mais au cœur d’une intense dramatique de composition, comme l’avait saisi le critique Erich Auerbach (qui intégra la transcendance divine dans l’immanence nue) 7 . Lecture et innutrition : « Je les éprouverai comme on éprouve l’or » (Za 13, 9) Noble écrin favorisant la voix lyrique et la rigueur métrique, la magnificence de la cathédrale permet surtout l’avènement d’une logique littéraire de correspon‐ dances tournée vers un devancier catholique sachant lui imprimer un vif surcroît de théâtralité. Or l’intimité poétique de Bremond d’Ars, faite de réminiscences et de résonances, s’énonce particulièrement à partir de ces modulations de tons qui forment la réelle précision de son élocution 8 . C’est bien le cas lorsque l’épopée des incendies de l’édifice convoque le goût huysmansien pour le souterrain. Si le préambule du neuvième poème indique que le travail des bâtisseurs est sans cesse à recommencer, il a notamment soin de spécifier que tout labeur doit 82 Philippe Richard Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0012 9 Jean Calvet, Le Renouveau catholique dans la littérature contemporaine , op. cit. , p. 15-16 : « la littérature française de ces derniers temps a pu être appelée une littérature de convertis, ce qui comporte toujours un mélange savoureux et déconcertant d’éléments étrangers apportés du dehors et de découvertes originales faites dans la vieille maison par les nouveaux venus-». naître en un enfouissement à la fois protecteur et orant : « Ainsi, l’histoire nous l’apprend, les cathédrales en construction furent ruinées par le feu à plusieurs reprises. Rentrons alors dans le vieux sanctuaire souterrain, comme firent les gens de Chartres lors de l’un des incendies de Notre-Dame ». Cette retraite au cœur de la terre peut naturellement désigner l’attitude attendue en cas d’effondrement d’une architecture ( mimesis ) mais sait aussi exprimer le recours coïncident à la source fin-de-siècle pour prévoir quelque recréation possible ( semiosis ) - la parole pénètre elle-même dans ‘le vieux sanctuaire souterrain’ pour y trouver l’hypotexte de Huysmans, l’idée de fondation valant ainsi pour le sujet du poème comme pour le projet du poète (tout en illustrant par ailleurs le travail synthétique du renouveau catholique, justement caractérisé comme « littérature de convertis » par une critique qui ne pensait sans doute pas si bien dire 9 , dans la mesure où Bremond d’Ars sait transfigurer son invention par un véritable effort référentiel et desceller ses situations par une vraie parole à double sens)-: Nous l’apprenons, c’est vrai, de désastres célèbres-; Cent fois le sombre feu vomi par les ténèbres A ruiné l’effort naissant des basiliques. Des forêts surgissaient d’un infernal tropique Et la fleur carnivore enlaçait les piliers Et de rouges serpents et de bêtes ignées Ravageaient la verrière et ses tendres rosiers Odeur de sainteté des doux soirs pacifiques. Mais nos aïeux alors rentraient dans le caveau D’où leur œuvre espérante et volante était née, Et ni les pleurs de plomb des toits sur les brasiers, Ni la faim, ni la soif, ni la flamme damnée N’ont pu changer pour eux leur refuge en tombeau. Ils duraient grâce à vous, reine des temps nouveaux. La syllepse de sens du vers 1 semble au demeurant donner le climat de l’ensemble du texte, puisque le verbe « apprendre » appelle sans doute moins quelque De l’incitation d’une voix à l’affirmation d’un choix-: l’écriture de Bremond d’Ars 83 Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0012 connaissance historique que l’œuvre évoquant déjà, au siècle précédent, les incendies chartrains. Huysmans note en effet dans La Cathédrale que l’édifice fut calciné, en 1194, « par la foudre qui ne laissa debout que les deux clochers et la crypte 10 ». Or la ‘foudre’ se voit ici paraphrasée par l’expression « le sombre feu vomi par les ténèbres-» (au vers 2, en un ton apocalyptique conférant un poids dramatique à l’élan lyrique et avec un encadrement de la formule par l’alliance entre ‘sombre’ et ‘ténèbres’ déplorant les attaques du mal sur toute œuvre sainte) quand la ‘crypte’ se voit aussi déclinée par les deux termes « caveau » et « refuge » (aux vers 9 et 13, en une connotation protectrice symbolisant la présence mariale à laquelle est dédié le recueil et avec une modulation systématique de syllabes sourdes et ouvertes pouvant sans doute mimer le chœur orant des pèlerins). Notons que l’adjectif «-célèbre-», à l’autre extrémité du premier vers, opère en outre une reprise de la syllepse déjà présente avec le verbe « apprendre », en raison de l’importance de la figure huysmansienne pour toute la génération du renouveau catholique 11 et en raison de la notoriété de son roman symbolique pour tous les lecteurs du tournant du siècle 12 . Mais on notera surtout que le mot « désastre », présent à l’amorce du poème et rehaussé par une allitération sifflante qui en colore l’atmosphère, est directement repris au texte de La Cathédrale - « c’est en expiation de certains péchés que ces désastres furent permis ». Le voile se déchire donc sous nos yeux : Bremond d’Ars s’inscrit délibérément dans le genre de la paraphrase, au sens liturgique de ce terme, pour composer un «- ex-voto -» qui porte alors fort justement son nom - et le vocable « virgini pariturae », complétant le nom du recueil dont nous parlons, est lui aussi présent chez Huysmans qui ne manque jamais d’évoquer la protection de l’église par Marie (« un autel à la Vierge qui devait enfanter, ‘ virgini pariturae ’ ») 13 . Caractérisons dès lors ce tour rhétorique de la paraphrase pour mieux saisir la nature de l’innutrition chez notre poète. On trouve d’une part quelques paraphrases par transposition. Le poème vivifie en ce cas l’image romanesque pour ne pas la désincarner tout en l’isolant 84 Philippe Richard 10 Joris-Karl Huysmans, La Cathédrale [1898], Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2017, p. 112 (chap. 3). 11 Jean Calvet, Le Renouveau catholique dans la littérature contemporaine , op. cit. , p. 54 : « si je le range parmi les initiateurs de notre ‘renouveau’, c’est qu’il a ébranlé plus que personne et à des profondeurs insoupçonnées la masse des écrivains […], et c’est qu’il a exalté l’art catholique plus que n’importe quel artiste avant lui-». 12 Joris-Karl Huysmans, La Cathédrale [1898], op. cit. , p. 14-15 (préface de Dominique Millet-Gérard)-: « contrairement aux craintes de Huysmans, La Cathédrale connaît un succès immédiat » (si En route s’était déjà très bien vendu en 1895, le présent livre réalise en un mois le résultat obtenu par son prédécesseur en trois ans). 13 Joris-Karl Huysmans, La Cathédrale [1898], op. cit. , p.-113 (chap. 3). Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0012 de son contexte narratif pour la mettre plus clairement en valeur. Le vers 2 (« Cent fois le sombre feu vomi par les ténèbres ») transcrit une certitude de l’abbé Gévresin qui attribue au diable les attaques répétées contre l’édifice religieux (« l’acharnement que met à le renverser le feu du ciel » et « le démon, qui peut mésuser de la foudre, en certains cas, a voulu supprimer à tout prix ce sanctuaire ») - on note, poétiquement, la reprise littérale du substantif symbolique ‘feu’, la déclinaison du nom abstrait ‘démon’ en la sensation écœurante d’une action ‘vomie’ et l’accommodation de ‘l’acharnement’ en un complément circonstanciel de temps hyperbolique et proverbial 14 . Les vers 4 et 5 (« Des forêts surgissaient d’un infernal tropique / Et la fleur carnivore enlaçait les piliers ») semblent se souvenir, en forme de parenthèse référentielle, de la figuration du cauchemar dans À rebours , introduite par la claire association entre l’angoisse suscitée par le mal et l’exubérance portée par les plantes («-les goules végétales, les plantes carnivores-» et «-des couleurs flamboyantes passaient dans ses prunelles ; ses lèvres se teignaient du rouge furieux des Anthuriums ») - on note, poétiquement, la transformation du substantif ‘goule’ en l’adjectif ‘infernal’ et de l’adjectif ‘végétal’ en le substantif ‘forêt’, la variation nominale de ‘Anthuriums’ à ‘tropique’ et la métamorphose verbale de ‘passer’ à ‘enlacer’, et la reprise littérale de l’adjectif ‘carnivore’ rendant sensible les assauts démoniaques contre la cathédrale joint à cette couleur rouge qui donne à chaque fois une connotation sinistre à nos extraits (le mouvement vertical de l’incendiaire dévoration semblant presque être mimé par l’aspect maniériste de ces vers qui font se correspondre ‘forêt’ et ‘fleur’ ou ‘surgissaient’ et ‘enlaçait’) 15 . Le vers 6 (« Et de rouges serpents et de bêtes ignées ») poursuit même son excursus en se tournant cette fois vers la source biblique, puisque le feu dévastateur possède alors les traits conjoints du Léviathan de Job et du dragon de l’Apocalypse (des torches et des étincelles de feu jaillissant de la gueule du monstre en Jb 41, 11 et la couleur rouge feu étant celle du démon en Ap 12, 3) - on note, poétiquement, la correspondance en pléonasme des deux adjectifs, de part et d’autre du vers, pour colorer des substantifs qui s’équivalent encore eux-mêmes de chaque côté de la césure et qui vivifient l’image traditionnelle du dragon. Le vers 9 (« Mais nos aïeux alors rentraient dans le caveau ») associe l’antique lieu souterrain à son identité protectrice, comme le faisait justement déjà La Cathédrale (« le premier oratoire […] se relie aux temps messianiques […] dans la grotte qui est devenue notre crypte » et « une tiédeur extraordinaire soufflait dans ce caveau ») - on note, poétiquement, la coagulation des deux De l’incitation d’une voix à l’affirmation d’un choix-: l’écriture de Bremond d’Ars 85 14 Joris-Karl Huysmans, La Cathédrale [1898], op. cit. , p.-112-113 (chap. 3). 15 Joris-Karl Huysmans, À rebours [1884], Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1983, p. 174-180 (chap. 8). Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0012 segments de prémices ‘premier oratoire’ et ‘temps messianiques’ en un seul substantif bref et noble, ‘aïeux’, qui permet alors la reprise textuelle du même mot de ‘caveau’ en un trait qui module les syllabes fermées et les syllabes ouvertes pour une harmonie imitative cernant les bienfaits du souterrain 16 . Les vers 11 et 12 (« Et ni les pleurs de plomb des toits sur les brasiers, / Ni la faim, ni la soif, ni la flamme damnée ») peuvent encore retravailler le texte huysmansien (« le tonnerre tombe sur la flèche du Nord dont la carcasse en bois revêtu de plomb » et « la voûte énorme et cambrée plombait ») 17 en le mettant en vives figures pour conférer un pathétique mouvement à la situation évoquée - la mention d’une pure matière dans le roman devient une tragique métaphore dans le poème (l’allitération des ‘pleurs de plomb’ nimbe en outre l’identique brièveté des deux mots) et l’indication d’un événement naturel se mue en l’évocation d’un terrible symbole (l’allitération de la ‘flamme damnée’ souligne au demeurant le caractère visuel de l’image commune) -, si l’on songe surtout que les pleurs de plomb sont le signe de la damnation 18 et que la flamme damnée représente l’angoisse de la perdition 19 , deux traits qui sont pourtant niés par une réduplication de la négation pour crier l’abandon confiant du peuple de Chartres. Le vers 13 en dira même la victoire finale (« N’ont pu changer pour eux leur refuge en tombeau »), avec une nouvelle négation à l’amorce du vers pour dénier toute efficacité à l’action satanique et une opposition nette entre ‘refuge’ et ‘tombeau’ à la chute du vers pour ériger la crypte en un lieu marial bienfaisant - on note alors la nouvelle reprise de la source huysmansienne qui évoque déjà le lieu comme un « divin cellier » et une place « si tépide et si douce 20 -». En tout cela se donne bien à lire un exercice de transposition. On trouve d’autre part quelques paraphrases par accommodation. Le poème métamorphose en ce cas l’image romanesque pour en renouveler la lettre tout en restituant son esprit pour l’inscrire dans une histoire. Le vers 3 (« A ruiné l’effort naissant des basiliques ») s’accorde au goût médiéval du héros de La Cathédrale qui narre le labeur de la construction, en référence à l’atmosphère 86 Philippe Richard 16 Joris-Karl Huysmans, La Cathédrale [1898], op. cit. , p.-113 (chap. 3) et p.-126 (chap.-4). 17 Joris-Karl Huysmans, La Cathédrale [1898], op. cit. , p.-112 (chap. 3) et p.-127 (chap.-4). 18 Jules Barbey d’Aurevilly, L’Ensorcelée [1854], Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1977, p. 268 (chap. 16)-: «-Les dernières fois qu’il se retourna, il avait des larmes, de grosses larmes qui ressemblaient à du plomb fondu, le long de son visage. Il pleurait […] comme s’il avait été vivant-! ‘C’est Dieu qui le punit’, me dis-je-». 19 Jules Barbey d’Aurevilly, L’Ensorcelée [1854], op. cit. , p. 268 (chap. 16) : « Les yeux seuls y étaient vivants […] et ils brûlaient comme deux chandelles […] mais j’étais endiablé de voir jusqu’au bout-». 20 Joris-Karl Huysmans, La Cathédrale [1898], op. cit. , p. 129 et 137 (chap. 4) - «-tépide-» signifie ‘tiède’. Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0012 du temps, avec un lexique ostensiblement technique (« [le clocher] n’a ni un ornement ni une guipure ; il est simplement papelonné ») - on note, poétiquement, le passage d’un discours architectural spécialisé à l’imitation d’une terminologie théologique caractérisée, l’alliance d’« effort naissant », par hendiadyn, nous projetant ici au sein même de la langue scolastique (on connaît notamment l’expression de la volonté voulante, ou disposition que l’on découvre en soi-même à la source de son vouloir, qui se distingue de la volonté voulue, ou effectivité de son vouloir explicite et conscient, et qui trouvera son strict écho au vers 10 avec l’advenue de la formule archaïque «-leur œuvre espérante et volante », par ailleurs directement calquée sur une locution latine) 21 . Les vers 7 et 8 (« Ravageaient la verrière et ses tendres rosiers / Odeur de sainteté des doux soirs pacifiques ») forgent l’image d’une fleur sainte qui donne sa forme et sa couleur aux vitraux, tout en luttant contre les plantes infernales qui figuraient le feu il y a encore un instant, par un approfondissement de la vision ébahie du héros huysmansien contemplant les rosaces de Chartres (« des braises roses et des flammes de punchs s’allumèrent dans les fossettes du bouclier », « sous l’immémorial nom de Notre-Dame de la belle Verrière » et « la forêt était devenue une immense basilique, fleurie de roses en feu, trouée de verrières en ignition ») - on note, poétiquement, la conversion de l’adjectif ‘rose’ désignant la lumière et du substantif ‘rose’ désignant la vitre en ce vocable riche et symbolique de ‘rosier’ évoquant les vitraux d’un édifice précisément consacré à la Vierge ( rosa mystica ), implicitement accompagnée de ses attributs que sont en outre la tendresse, la douceur et la paix (avec ‘ses tendres rosiers’ et ‘ses doux soirs pacifiques’), mais aussi la transmutation du symbole iconique de la cathédrale donné par le roman dans sa complète nomination, ‘Notre-Dame de la belle Verrière’, en la synecdoque d’un nom choisi pour désigner toute la surface translucide du bâtiment, ‘la verrière’, et enfin la métamorphose de l’odorante connotation de la rose en une sensation olfactive allégorique de la sainteté par l’ajout d’une innutrition biblique (« Christi bonus odor sumus Deo in iis, qui salvi fiunt [nous sommes, pour Dieu, la bonne odeur du Christ parmi ceux qui se sauvent] » - 2 Co 2, 15) 22 . L’opposition de deux allitérations soigneusement choisies pour l’harmonie imitative - le [r] pour décliner le verbe ‘ravager’ et le [s] pour décliner le nom ‘sainteté’ -, chacune occupant la totalité d’un vers, jointe à l’opposition systématique à la rime de ‘rosiers’ et ‘ignées’ et de ‘tropique’ et ‘pacifiques’, en toute la force de leur antithèse, nous engage surtout à saisir sensiblement la lutte de la cathédrale contre le démon, au point de consacrer De l’incitation d’une voix à l’affirmation d’un choix-: l’écriture de Bremond d’Ars 87 21 Joris-Karl Huysmans, La Cathédrale [1898], op. cit. , p.-114 (chap. 3). 22 Joris-Karl Huysmans, La Cathédrale [1898], op. cit. , p.-69-74 (chap. 1). Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0012 23 Robert Vallery-Radot, « Bremond d’Ars », La Revue des Jeunes , 25 décembre 1919, p. 688 : «-Cette reprise de possession du monde par le Verbe, voici qu’un poète nous la donne. À une puissance d’évocation singulière, l’auteur des Tilleuls de juin allie un don, peu commun aujourd’hui, d’investigation métaphysique ; il a là tout le frémissement de la sensibilité la plus moderne, mais aussi une volonté de construction, une recherche d’équilibre et de synthèse à quoi nous n’étions plus accoutumés-». l’espace du poème en fleur de salut, à rebours de toutes les fleurs du mal que souhaite conjurer l’écriture de notre auteur. La syllepse de sens du vers 14 semble au demeurant résumer les enjeux de notre texte, puisque le verbe « durer » n’est sans doute pas tant une notation de constance croyante qu’un appel crypté à ce dialogue littéraire avec une tradition catholique grâce à laquelle Bremond d’Ars peut réellement donner du corps et du cœur au renouveau fameux qu’évoquèrent Maugendre ou Calvet. La nomination « reine des temps nouveaux » n’est-elle pas une formule finale tout à fait symbolique, à la fois prière pour l’espérance et signe de la paraphrase-? Écriture et inspiration-: «-Qu’est-ce là qui monte du désert » (Ct 3, 6) Noble rempart témoignant de la majesté et de la prévenance de Marie, le voile que conserve la cathédrale et qui sauva les habitants de Chartres réfugiés sous terre lors d’un incendie permet en ce sens la création d’une ample mélodie de l’éloge tournée vers un timbre théologique sachant lui imprimer un vif surcroît de profondeur. Or la méditation poétique de Bremond d’Ars, faite de propositions et de suggestions, s’énonce particulièrement à partir de ces saisies ontologiques dont témoigne le savant esprit de son esthétique 23 . C’est bien le cas lorsque l’épopée d’une sainte relique appelle l’élancée d’une voix théologique. Donné à l’église par Charles le Chauve, le voile de la Vierge avait déjà protégé la ville de l’assaut des Normands en 911 mais on le crut perdu dans l’incendie de 1194 avant qu’il ne soit retrouvé dans le travail de déblaiement qui suivit la catastrophe. C’est sans doute ce dernier épisode que transpose le dixième poème de notre recueil, non sans évoquer son histoire pour mieux symboliser grâce à lui une expérience cruciale de vie intérieure. Le préambule note en effet que la descente dans la crypte - lieu qui a conservé le voile pour le poème et qui a pu le voir retrouvé là pour l’histoire - signifie l’essentiel enracinement spirituel de tout croyant (« reprenons humblement contact avec notre vieille terre intérieure ») et que le désir de conserver le voile intact - à l’image de la ville qui fut miraculeusement préservée des envahisseurs barbares - explicite l’espérance de son propre salut naturellement logé au cœur du peuple chrétien (« surtout, sauvons le voile »). On se situe alors dans une perspective 88 Philippe Richard Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0012 spirituelle mais en un ton théologique, sceau du travail personnel de Bremond d’Ars. Le poète chartrain sait bien épanouir son invention par un véritable élan enthousiasmé, jouant de la métamorphose des images pour recréer un ton de louange-: Car ils avaient sur eux emporté votre voile-; Leur nuit leur fut alors un firmament d’étoiles Qui versait la rosée et fermait leur asile-; Ceux qui les croyaient morts et les pleuraient, dociles À la tentation de l’énorme désert, Les virent, certain jour, émerger des décombres-: Ils montraient de grands yeux plus largement ouverts Aux ressources sans fin de la beauté fertile-; Ils portaient la relique entre leurs bras jaloux Et, miroitant au gré des pas montant de l’ombre, La châsse gravissait la côte du jour vert, Reflétant le ciel libre où des astres sans nombre Croissaient au champ natal des vieux soleils dissous. Ingénieux miroir, nous regardons en vous. Le changement de l’expression attendue (‘emporter avec soi’) en une expression plus rare (‘emporter sur soi’) manifeste au vers 1 le caractère à la fois auxiliateur et intimiste que le poète souhaite donner à son texte. Non seulement le voile de Marie protège les habitants en se situant « sur » eux, au sens factuel et architectural du terme (la crypte où le peuple est réfugié se trouve en-dessous de la nef qui brûle et la présence maternelle qui habite le caveau concourt à la protection de tous en renforçant la structure de pierre entre les deux niveaux de la cathédrale), mais la relique mariale sauve encore les villageois en se situant « sur » eux, au sens personnel et dévot du terme (le tissu aux saintes vertus s’apparente à un scapulaire qui pare la poitrine des croyants pour les protéger du mal et la présence virginale qui demeure dans le caveau repousse les assauts du feu). Le vers redynamise ainsi une image traditionnelle à la fortune iconographique immense (les chrétiens placés dans le manteau de Marie y trouvent asile et salut, dès maintenant comme à l’heure de la mort) tout en suscitant l’attention du lecteur grâce à ce léger écart linguistique (l’orienta‐ tion du poème se transporte immédiatement d’une situation existentielle de De l’incitation d’une voix à l’affirmation d’un choix-: l’écriture de Bremond d’Ars 89 Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0012 24 Léo Spitzer, « Sur l’interprétation langagière des œuvres d’art littéraires » [1930], Textes théoriques et méthodologiques , Genève, Droz, coll. « Titre courant » n° 68, 2019, p. 53-54 : « on doit trouver, à tout mouvement de l’âme s’écartant de l’habitus normal de notre vie spirituelle, un écart de l’usage normal du langage qu’il faut lire comme son expression - ou pour le dire de manière inversée : on peut déduire d’un écart langagier par rapport à la normalité une activité spécifique du centre d’affection spirituelle-». vetus historia à une intimité spirituelle de devotio moderna ) 24 . Alors apparaît la dimension théologique qu’inscrit Bremond d’Ars au creux de sa création poétique : le voile est semblable à la foi, l’un et l’autre n’étant pas avec le croyant mais « sur » lui, comme l’indique nettement Ga 3, 27 (« Christum induistis [vous avez revêtu le Christ] »). En un beau développement symbolique, les vers 2 et 3 pourront d’ailleurs décliner ce motif par son association à quelques réminiscences bibliques - le ‘firmament d’étoiles’ qui nimbe les âmes pour mieux les rassurer évoque la femme couronnée d’étoiles qui protège son enfant contre le mal en Ap 12, 1 et la ‘rosée’ qui se verse sur elles pour mieux rendre leur asile imperméable à l’incendie évoque la grâce protectrice qui sauve aussi le peuple en se versant sur lui en Os 14, 6 - comme par son association à quelques échos liturgiques - la relative ‘qui versait la rosée’ transcrit l’amorce de l’introït de la messe du dimanche qui précède immédiatement Noël (« rorate caeli desuper et nubes pluant justum ») et l’évocation du ‘firmament’ reflète la chute du même introït qui tourne justement ses regards vers l’annonce du salut (« caeli enarrant gloriam Dei, et opera manuum ejus annuntiat firmamentum tuum -»). Semblable tissage, qui n’aurait naturellement pas déplu à Huysmans, constitue donc la manière d’écrire de notre poète en 1920. Caractérisons dès lors cet art rhétorique de la reprise pour mieux saisir la nature de l’innovation chez notre poète. On trouve d’une part quelques reprises par assimilation. Les vers 4 et 5 (« Ceux qui les croyaient morts et les pleuraient, dociles / À la tentation de l’énorme désert ») sont unis par un enjambement qui confère toute son ampleur à la référence traditionnelle au désert comme espace de tentation (le terme est explicite et souligné par la diérèse ; il est incarné par la manifestation des pleurs et rendu sensible par la double allitération en / r/ et en / s/ qui parcourt les deux alexandrins) mais ils transforment aussi le classicisme d’un simple écho culturel en la modernité d’une vive notation psychologique pour stigmatiser le désert comme espace de mimétisme (l’idée de docilité, constituant le pivot de l’enjambement, revêt une valeur péjorative par son association à l’erreur et à la désespérance au point que les observateurs de l’incendie ressemblent à ces moutons qui distraient Panurge et aux païens qui craignent les catastrophes naturelles sans songer à la protection de la Vierge). Au lieu du sens théologal attendu, le poème nous offre en somme un tableau de l’angoisse comme 90 Philippe Richard Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0012 25 Ap 7, 14 : « hi sunt, qui venerunt de tribulatione magna, et laverunt stolas suas, et dealbaverunt eas in sanguine Agni [ceux-là sont venus de la grande tribulation et ont lavé leurs robes et les ont blanchies dans le sang de l’Agneau] ». 26 Charles Baudelaire, « Bénédiction », Les Fleurs du mal , Paris, Poulet-Malassis, 1857, p. 14 : « Soyez béni, mon Dieu, qui donnez la souffrance / Comme un divin remède à nos impuretés / Et comme la meilleure et la plus pure essence / Qui prépare les plus forts aux saintes voluptés-». 27 Ph 3, 20-21 : «- nostra autem conversatio in caelis est : unde etiam Salvatorem expectamus Dominum nostrum Iesum Christum, qui reformabit corpus humilitatis nostrae, configu‐ ratum corpori claritatis suae, secundum operationem, qua etiam possit subiicere sibi omnia [or notre conversation est dans les cieux, desquels nous attendons aussi notre Seigneur Jésus-Christ, le Sauveur, qui transformera le corps de notre misère, après l’avoir configuré au corps de sa clarté, grâce à sa vertu par laquelle il peut également s’assujettir toute chose]-». 28 Rimbaud, «-Lettre à Paul Demeny-»-[15 mai 1871], Œuvres complètes , Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2009, p. 146-148 : « Donc le poète est vraiment voleur de feu. Il est chargé de l’humanité, des animaux même ; il devra faire sentir, palper, écouter ses inventions ; si ce qu’il rapporte de là-bas a forme, il donne forme ; si c’est informe, il donne de l’informe-». assèchement brutal, grâce à la conversion d’un thème connu en une expérience singulière, qui donne naissance à une théologie de la finitude saisie par une observation du monde pris sur le vif. L’écriture procède bien par assimilation puisqu’elle reprend un motif pour le faire sien en le pliant aux règles de sa propre logique. Les vers 7 et 8 («-Ils montraient de grands yeux plus largement ouverts / Aux ressources sans fin de la beauté fertile ») indiquent à leur tour, non la simple profondeur d’âme que donne le passage par l’épreuve - opération qui relèverait de l’innutrition biblique traditionnelle 25 -, mais l’authentique vision d’une surréalité que permet l’approche de la beauté - inspiration qui renouvelle le prisme spirituel baudelairien 26 ---: la juxtaposition de l’expression usuelle de ‘grands yeux’ au motif surréaliste de ‘beauté fertile’, soulignée par une allitération en / r/ , associe la contemplation et l’inspiration en une vérité à la fois théologique et esthétique, comme si la cathédrale de Chartres constituait le porche axial d’un pèlerinage non seulement spirituel 27 mais encore scriptural 28 . Ceux qui mettent leur foi en Marie acquièrent finalement des ‘ressources’ qui surpassent les capacités habituelles de l’humaine condition, parce qu’ils abandonnent manifestement leur être à une révélation transcendante qui les sanctifie (ainsi le note l’expression hyperbolique de ‘ressources sans fin’ qui occupe tout un hémistiche) et deviennent poètes en leur être même pour percevoir le réel dans sa pleine vérité, permettant à notre auteur de pénétrer dès lors la logique de son propre texte (en parfaite cohérence avec l’objet de la section « ex-voto » que nous travaillons). Or c’est en un même trait que se trouvera encore dessiné le vers 10 : la châsse contenant la relique se trouve De l’incitation d’une voix à l’affirmation d’un choix-: l’écriture de Bremond d’Ars 91 Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0012 29 Ex 20, 5 : «- Ego sum Dominus Deus tuus fortis, zelotes [moi, je suis le Seigneur ton Dieu, fort et jaloux] » ; Dt 4, 24 : «- Dominus Deus tuus ignis consumens est, Deus aemulator [le Seigneur ton Dieu est un feu dévorant, un Dieu jaloux] » ; Jos 24, 19 : « Deus enim sanctus, et fortis aemulator est [car Dieu est saint, fort et jaloux] » ; 2 Co 11, 2 : « Aemulator enim vos Dei aemulatione [car je suis jaloux de vous - de la jalousie même de Dieu]-». « miroitant au gré des pas montant de l’ombre » non seulement parce qu’elle reflète la situation matérielle des gens cachés sous terre et jaillissant à la surface après l’incendie (le sous-sol est alors désigné par la métaphore) mais encore parce qu’elle réverbère l’état spirituel des âmes descendues dans l’abandon et vivant en toute confiance après l’épreuve (la mort est ainsi signifiée par la syllepse), son aspect manifestant par ailleurs un authentique tremblé pictural qui donne véritablement à voir la marche chaloupée des êtres qui retrouvent la lumière et se trouvent nimbés par l’aura de gloire du trésor chartrain (l’avancée, à la fois matérielle et spirituelle, est en ce sens manifestée par la correspondance entre les deux participes présents qu’incarne par ailleurs leur homophonie finale). On voit bien que les reprises poétiques ici mentionnées assimilent systématiquement au sens donné par la tradition un sens propre au travail de l’auteur énonçant sa création. Il y a tuilage. On trouve d’autre part quelques reprises par restructuration. Le vers 6 modifie la formule ‘sortir des décombres’ en la formule plus inattendue ‘émerger des décombres’ afin de souligner l’appui de la Vierge Marie dans la protection de ses enfants (car la nomination liturgique «- stella maris -» vient ici à l’esprit pour justifier cette référence implicite à la mer) ; la conversion d’une référence de vetus historia en une implication de devotio moderna apparaît ainsi en pleine lumière, la forme étrangement archaïque du complément de temps ‘certain jour’ projetant par ailleurs le vers dans l’intemporalité. Le vers 9 transforme l’expression ‘porter dans leurs bras’ en l’expression plus singulière ‘porter entre leurs bras’ afin d’éviter toute mainmise de l’homme sur le divin (car un jeu et un espacement sont ainsi pensés pour que nul ne songe à s’approprier le voile) ; la déclinaison de la pureté de l’objet en la sainteté des hommes, ces derniers ayant des ‘bras jaloux’ pour ressembler à la divinité même 29 , lie donc encore création poétique et développement théologique. Le vers 11 (« La châsse gravissait la côte du jour vert ») transfigure le réel non seulement par hypallage pour donner à l’événement le teint de l’espérance, en une coloration presque surréelle qui se révèle bien adaptée à la situation miraculeuse que cerne le poème, mais encore par correspondance pour faire du monde une véritable relique, dès lors qu’il est possible de le voir par les yeux de la foi - le climat résurrectionnel de l’alexandrin valant action de grâce et, à proprement parler, « ex-voto virgini pariturae ». Les vers 12 et 13 (« Reflétant le ciel libre où des astres 92 Philippe Richard Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0012 sans nombre / Croissaient au champ natal des vieux soleils dissous ») usent enfin d’images inédites pour plonger l’ensemble de la scène dans un onirisme saisissant, opération qui recrée et approfondit le réel tout en lui donnant son vrai climat : à la fois surréalistes - elles sont inattendues, ou assimilatrices de formes connues pour devenir hardiment créatrices de nouvelles formes, comme le dira André Breton dans le Manifeste du surréalisme de 1924 (le ‘ciel libre’ évoque certes un espace dégagé de tout nuage mais surtout un air pur délié de toute contingence mondaine ; les ‘soleils dissous’ évoquent certes des instants de fin du jour mais surtout une atmosphère ouatée où la lumière se dédore en se faisant tout hospitalière) - et mystiques - elles illustrent la coïncidence des opposés, ou le refus de l’absoluité du principe de non-contradiction pour ne pas enfermer le réel dans une dialectique trop humaine, comme le revendiqua Nicolas de Cues dans la Docte Ignorance de 1440 (le ciel est ‘libre’ mais contient simultanément ‘des astres sans nombre’, comme si les saints y veillaient avec discrétion-; le cadre montre un ‘champ natal’ et simultanément de ‘vieux soleil dissous’, comme si l’aube et le crépuscule n’étaient qu’un même moment dans le temps de Dieu), ces images oscillent entre rêve et réalité afin de montrer que la protection virginale inaugure une authentique conversion des sens et une nouvelle manière d’appréhender le monde. N’est-ce pas la châsse de la relique qui reflète un ciel merveilleux, comme l’écrin de la cathédrale suscite une foi profonde-? Il y a conversion. L’éminent symbolisme du vers 14 semble au demeurant résumer les enjeux de notre texte, puisque l’« ingénieux miroir » dans lequel l’être est appelé à saisir toute la réalité rappelle non seulement l’adage paulinien chéri par la poésie de la fin du siècle précédent («- per speculum in aenigmate -») mais encore la nomination litanique de la Vierge chérie par les amoureux des vitraux des cathédrales (« speculum justitiae »). Par syllepse, le regard en cet ‘ingénieux miroir’ qu’est le voile de Marie offre surtout à Bremond d’Ars lui-même un miroir de sa propre création poétique, car c’est en contemplant les miracles chartrains que notre poète puise son inspiration ( ingenium ) et la matière de son écriture. La composition par reprises révèle en tout cas une appropriation créatrice tout à fait féconde, conférant à la versification un souffle à la fois intemporel et concret. On comprend donc que les Tilleuls de juin , sans doute injustement oubliés aujourd’hui, peuvent offrir à leur lecteur un doux lyrisme tissé de puissants échos et d’enivrantes variations qui en font à proprement parler une poésie royale, favorisant le silence intérieur qui manque tellement à notre monde, comme l’avait par ailleurs bien vu le romancier Bernanos : « On a honte d’inscrire au sommaire d’une actualité presque toujours abjecte, parmi tant de De l’incitation d’une voix à l’affirmation d’un choix-: l’écriture de Bremond d’Ars 93 Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0012 30 Georges Bernanos [ Le Jour - 6 avril 1934], Le Crépuscule des vieux , Paris, Gallimard, 1956, p.-113. noms obscurs, celui du poète Eusèbe de Bremond d’Ars… Mais qu’importe. Nous ne retrouverons pas de sitôt l’état de grâce. Courons donc le risque de jeter au public, comme jadis la Convention à l’Europe, une tête de roi. Car la poésie de M. de Bremond d’Ars est royale, en effet… Comme tant d’autres, comme vous peut-être, je n’avais jamais entendu cette noble voix. Elle a retenti un soir à mes oreilles, tout à coup, sans que rien l’eût annoncée, ainsi que monte au ciel un signe augural. Et elle a rejoint aussitôt ce petit nombre de voix secrètes, pour la plupart héréditaires, dont la trame sonore fait notre silence intérieur et qui donne sans doute, l’heure venue, à chaque agonie humaine, son rythme secret, sa mélodie 30 ». Or la pensée de Bernanos est naturellement d’une justesse remarquable si on l’élance vers la section «- ex-voto virgini pariturae -» de notre recueil, puisque Marie est bien surtout la figure qui veille, à l’heure venue, de toute la douceur de sa voix, sur chaque agonie humaine. 94 Philippe Richard Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0012
