Oeuvres et Critiques
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0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
10.24053/OeC-2023-0013
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Les Litanies de la mer : la Repoétique en question
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Mikaël Lugan
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1 André Breton, Clair de terre , Paris, coll. « Littérature », 1923. Quelques mois après avoir rendu visite au poète de Camaret, le futur fondateur du surréalisme, avait tenu à dédier son nouveau recueil : « Au grand poète / SAINT-POL-ROUX / À ceux qui comme lui-/ s’offrent-/ LE MAGNIFIQUE-/ Plaisir de se faire oublier.-» 2 Signalons toutefois, précédant de peu l’entreprise éditoriale de René Rougerie, l’antho‐ logie réalisée par Alain Jouffroy ( Saint-Pol-Roux , Paris, Mercure de France, coll. «-Les plus belles pages », 1966), qui attira de nouveau l’attention des critiques sur l’œuvre idéoréaliste. 3 Titre d’un article de Jean Rousselot publié dans Les Nouvelles littéraires , n° 2065, 30 mars 1967, p.-11. 4 Nous excluons les œuvres de jeunesse, signées de son nom de baptême, Paul Roux, pour la plupart monologues ou courtes pièces publiés chez Ollendorff et Auguste Ghio entre 1883 et 1886. Ainsi, l’œuvre anthume de Saint-Pol-Roux se résume-t-elle à douze titres : L’Âme noire du prieur blanc , Épilogue des saisons humaines , Les Reposoirs de la procession tome I, tous trois édités à compte d’auteur au Mercure de France en 1893 ; Les Personnages de l’individu sous le pseudonyme de Daniel Harcoland (Paris, Sauvaitre, 1894) ; La Dame à la faulx (Paris, Mercure de France, 1899) ; Les Reposoirs de la procession (n lle série)-: La Rose et les épines du chemin (1901), De la colombe au corbeau par le paon (1904), Les Féeries intérieures (1907) tous trois au Mercure de France ; Anciennetés (Paris, Mercure de France, 1903) ; puis La Mort du berger (Brest, André Broulet, 1938), La Les Litanies de la mer-: la Répoétique en question Mikaël Lugan Saint-Pol-Roux, pour reprendre le jugement d’André Breton, s’est offert « le magnifique plaisir de se faire oublier 1 ». De son vivant, et jusqu’à plusieurs décennies après sa mort survenue le 18 octobre 1940. Longtemps, son œuvre, introuvable en librairie, ne fut connue et appréciée que de happy few . Il aura fallu attendre la fin des années 1960 et l’intérêt conjoint de Gérard Macé, alors jeune étudiant en Lettres modernes, et de l’éditeur René Rougerie pour que le nom de Saint-Pol-Roux réapparaisse - encore que discrètement - dans l’actualité littéraire 2 . Cependant, ce « retour du Magnifique 3 » ne manqua pas de surprendre, voire de dérouter, ceux-là même qui ne pouvaient connaître de l’œuvre que les recueils et pièces de théâtre publiés entre 1893 et 1907, au cours de la période « symboliste », et, éventuellement, ces trois plaquettes tardives : La Mort du berger , La Supplique du Christ et Bretagne est univers 4 . Un hiatus de trente Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0013 Supplique du Christ (Paris, Debresse, 1939), Bretagne est univers (Brest, André Broulet, 1941), ce dernier volume, préparé par le poète, paru à titre posthume. 5 L’ensemble des collaborations de Saint-Pol-Roux à La Dépêche de Brest ont été recueillies dans le Bulletin des Amis de Saint-Pol-Roux n° 9-10, octobre 2019. 6 Le troisième tome des Reposoirs de la procession , dont l’édition avait été faite à demi-compte d’auteur, avait été imprimé à 500 exemplaires. Le tirage s’épuisa donc très lentement, en une quinzaine d’années. 7 Lettre d’Alfred Vallette à Saint-Pol-Roux du 6 septembre 1923 conservée à la Biblio‐ thèque littéraire Jacques Doucet (en cours de catalogage). 8 Titre de la participation d’André Breton au surréaliste « Hommage à Saint-Pol-Roux » publié dans Les Nouvelles littéraires , n° 134, 9 mai 1925, p.-5. ans séparant le dernier ouvrage des temps symbolistes ( Les Féeries intérieures ) de La Mort du berger (1938). Certes, Saint-Pol-Roux continuait ponctuellement de collaborer à des revues parisiennes tout en offrant des textes de circonstance à des périodiques bretons, notamment à La Dépêche de Brest 5 , et envisageait de donner une suite à ses Reposoirs de la procession , mais aucun volume de lui ne parut entre 1907 et 1938. Et, lorsqu’André Breton lui rendit visite le 7 septembre 1923, plus aucun de ses volumes n’était disponible en librairie, comme nous l’apprend une lettre d’Alfred Vallette écrite la veille de cette rencontre-: Mon cher ami, Vous me donnez des nouvelles pas gaies. En voici d’autres qui ne le sont pas non plus. Les Féeries sont épuisées, mais dans la situation économique faite aux choses de l’édition par les circonstances il n’est pas possible de réimprimer. Les prix sont tellement élevés que pour baser commercialement l’affaire il faudrait faire un tirage minimum de 3000 6 . Mais de tels tirages impliquent une vente assez rapide. Or, malheureusement vos livres sortent très lentement 7 . Isolé dans son manoir, crevé par la pluie, sur la « montagne » de Camaret où il résidait depuis 1905, ruiné par la guerre, Saint-Pol-Roux était bien, en 1923, cet « oublié » farouche auquel André Breton, qui cherchait alors à impulser, sur les cendres de Dada, un nouvel élan à l’aventure poétique, rendra hommage. Mais l’auteur de Clair de Terre célébrait surtout un Saint-Pol-Roux ancien, celui des œuvres lisibles, c’est-à-dire publiées au temps du symbolisme, le devançant tout en ne constituant qu’une étape dans la réflexion idéoréa‐ liste, et non le Saint-Pol-Roux de 1923. Car, depuis l’immédiat après-guerre, le Magnifique, sans renier ses publications précédentes, s’était lancé dans des expérimentations nouvelles et, noircissant maints brouillons, notait les plus récents développements théoriques de son idéoréalisme. Au « maître de l’image 8 » que, de Gourmont à Breton, la critique avait salué durant trente 96 Mikaël Lugan Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0013 9 Respectivement publiés par l’éditeur René Rougerie, à Mortemart, en 1970, 1971, 1972, 1973, 1974 et 1976 pour les deux derniers. 10 À l’exception de La Transfiguration de la guerre qui forme un ensemble cohérent et du Trésor de l’homme réunissant le texte de deux conférences données par Saint-Pol-Roux en juin 1925. années, se superposait désormais, dans la solitude et le secret, un poète du Verbe annonciateur de la Répoétique, échappant sans qu’on s’en doute aux faciles étiquettes («-symboliste-», « précurseur du surréalisme ») que l’histoire littéraire apposera en face de son nom. À côté de l’œuvre publiée, une œuvre nouvelle naissait et grandissait qui ne serait révélée que trois décennies après la mort du poète. C’est, en effet, ce Saint-Pol-Roux inconnu que Gérard Macé et René Rougerie choisirent audacieusement de mettre en lumière, remettant à plus tard la réédition des titres publiés entre 1893 et 1907 qui avaient fixé durablement la place du Magnifique dans l’histoire littéraire : entre deux siècles, entre symbolisme et surréalisme. Le Trésor de l’homme , La Répoétique , Cinéma vivant , Vitesse , Les Traditions de l’avenir , La Transfiguration de la guerre , Genèses 9 , parmi les premiers titres édités par René Rougerie sont essentiellement composés d’inédits, à partir de brouillons - parfois de manuscrits mis au propre - rédigés au cours des années 1920-1930, sauvés du pillage du manoir et conservés par Divine, la fille du poète. Œuvres fragmentaires faites de notes et d’aphorismes, nécessairement inachevées 10 , elles révèlent une pensée en mouvement, en prise avec son époque, incluant avancées scientifiques et technologiques à son matériau poétique, obsédée par la question de l’énergie verbale et de ses réalisations. Toutes, d’une manière ou d’une autre, participent du projet répoéticain . Pour Saint-Pol-Roux, la Répoétique ( Res poetica ) est l’avènement du poème, et son action, dans le monde. Adoptant un ton volontiers prophétique, il annonce un nouvel âge du Verbe, libéré du livre-: Le Verbe est encore dans sa préhistoire, ère des empreintes et des signes. L’homme est encore enfoui dans la caverne des bibliothèques. Le Verbe est captif, ses mots piqués sur la page tels des papillons sur un carton de collectionneur. Le Verbe est un organisme - solidité, figures, corps - Ayant subi la décadence du livre après son aventure à l’état libre dans le monde vierge, le Verbe veut, redevenant libre encore mais porté à son état suprême, entrer dans le monde civilisé de l’Art. Sa liberté n’était que physique, le Verbe veut s’émanciper du livre pour atteindre une forme idéale et acquérir la souveraineté. Notez qu’il Les Litanies de la mer -: la Répoétique en question 97 Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0013 11 «-Les Orgues du Verbe-», Genèses , Mortemart, Rougerie, 1976, p.-12-13. 12 « La Répoétique - res poetica, fragments », Mercure de France , t. CCXXXVIII, n° 821, 1 er septembre 1932, p.-291-299. 13 La Répoétique , Mortemart, Rougerie, 1971, p.-48. 14 Ibid ., p. 49. Saint-Pol-Roux avait déjà esquissé cette idée du poème se réalisant dans « Idéoplastie » ( La Rose et les épines du chemin , Paris, Mercure de France, 1901, p. 51-60 ; puis Mortemart, Rougerie, 1980, p. 39-43) : non pas reniement de la réflexion idéoréaliste, la Répoétique en est bien plutôt l’aboutissement. 15 Gérard Macé, «-Le poème du monde nouveau-», La Répoétique , p.-18. 16 Fragment d’une lettre de juin 1930 cité par Raymond Datheil dans sa préface à La Répoétique , p.-9. 17 Longtemps demeurée inédite, René Rougerie en édita le manuscrit en fac-similé en 2010 : Les Litanies de la mer , précédées de « Pour une cathédrale du Verbe » par René Rougerie, Mortemart, Rougerie, 2010. n’abandonne aucune des forces acquises, mais il désire acquérir la meilleure des forces, force sensible jointe à la force morale - la force de vie 11 . La Répoétique est, bien entendu, un johannisme. «-Ô Verbe, c’est toi le Dieu Inconnu-! -» écrira Saint-Pol-Roux en tête du «-Liminaire 12 -», seul extrait publié de son vivant. Selon lui, comme la lumière dont il est « la forme audible 13 -», le Verbe est une énergie ; aussi, capté et dirigé, peut-il créer et rendre le poème concret-: Les strophes deviendront visibles à l’instar des lames de l’Océan, on ne lira pas les poèmes, on les vivra, on leur passera au travers comme au travers de l’ouragan et de l’incendie, on les cueillera comme les fleurs et les fruits, on les possèdera comme des femmes, et l’on rira du temps où ces femmes, ces fruits, ces fleurs, enclos dans des livres, dormaient sous les poussières graduelles des bibliothèques 14 . « Saint-Pol-Roux, écrit Gérard Macé, a travaillé à la Répoétique en 1930, et dans les années qui suivirent 15 . » Il est vrai que le mot n’apparaît dans la correspondance du poète qu’à cette date, dans une lettre à Raymond Datheil-: Pour ne pas vous faire défaut, je vous ai enfin recopié quelques passages du «-Limi‐ naire » en quelque sorte d’un Livre absolument inédit : la Répoétique (je dis Répoétique [ res poetica ] comme on dit République [ res publica ]). Je souhaite que reste le mot 16 . Toutefois, tout porte à croire que, si le mot a bien été trouvé au seuil des années 1930, la réflexion répoéticaine débuta bien plus tôt, peu après l’issue de la première guerre ; et, avant de donner lieu aux développements théoriques que nous avons trop succinctement présentés, produisit même une œuvre, parmi les plus singulières du poète : Litanies de la mer 17 . L’examen de ce texte surprenant, échappant au livre - car, simultanéiste, il se dérobe à la linéarité de la lecture -, 98 Mikaël Lugan Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0013 18 C’est ainsi que Saint-Pol-Roux nommait les inédits qu’il amassait dans sa solitude et que René Rougerie éditera à partir de 1970. 19 «-La Beauté nouvelle-», BLJD (Ms 25672). 20 Henri-Martin Barzun (1881-1973) fut l’un des fondateurs de l’Abbaye de Créteil et l’un des initiateurs du laboratoire d’expérimentation théâtrale «-Art et Action-». 21 Ce simultanéisme poétique, bien que devançant d’une décennie les réalisations de Saint-Pol-Roux, ne donnera que peu d’œuvres. Citons : « Exhortation à la victoire » de Fernand Divoire, « Le Sacre du Printemps » de Sébastien Voirol, « L’universel poème » de Barzun, publiés dans Poème et Drame , vol. VI, septembre-octobre 1913, p. 12-20 ; après guerre, Rythmes et chants dans le renouveau (Paris, Povolozky, 1920) de Nicolas Beauduin et Les Hymnes (Paris, Nouvelle Librairie Nationale, 1919) de Joachim Gasquet reprendront, celui-ci loin de tout souci avant-gardiste, la formule simultanéiste. Notons que des divergences autour de la notion de «-simultanéité-» provoqueront une polémique entre Barzun et Apollinaire qui reprochera au premier d’écrire non pas pour le livre mais pour le théâtre ou le phonographe. permettra, espérons-nous, de mieux appréhender la pensée de ce Saint-Pol-Roux méconnu et d’introduire, pour les lecteurs, les «-œuvres futures 18 -». Pré-histoire des Litanies de la mer Des brouillons inédits, conservés à la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, témoignent de la volonté ancienne du poète de s’exprimer hors du livre. Ainsi, en 1920, évoque-t-il un projet de fondation d’un foyer d’art dramatique dédié à «-La Beauté nouvelle-»-: Il s’agirait du Théâtre Total. «-La main-». Cela prend l’ampleur et l’unité de la coupe antique. Ajoutez que, à l’encontre des autres, SPR base le Théâtre Total sur le Verbe seul 19 . Et un peu plus loin, des lignes, qui semblent servir de brouillon à une lettre destinée à Henri-Martin Barzun 20 , théoricien avant-guerre, dans L’Ère du Drame (Paris, Figuière, 1912) puis dans sa revue Poème et Drame (1912-1913), d’un simultanéisme poétique 21 qui fit long feu, revendiquent la paternité d’une idée qu’il ne tardera pas à réaliser-: Vous m’excuserez de prendre ce souci vis-à-vis de mes idées chères. Ce sont des filles qu’on ne saurait renier sans s’exposer à la mésestime générale. Celle-ci étant belle, mon crime serait triple. Au surplus, un créateur ne doit rien renier. Même ses fautes ont leur utilité. Tous les enfants ne sont pas bons ou beaux, n’importe, ils forment la famille. Un père est comptable de la valeur bonne ou mauvaise, laide ou belle, de ses couilles, passez-moi ce double mot qui dit tout. L’orchestration est non seulement ma plus chère idée, mais encore l’ idée fixe de ma vie. Pour rendre son avènement possible, Les Litanies de la mer -: la Répoétique en question 99 Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0013 j’ai échafaudé écoles sur écoles, thèmes sur thèmes, et le terrain prospérait de plus en plus 22 . Si Saint-Pol-Roux insiste tant sur « l’orchestration », c’est parce que l’énergie du Verbe ne peut être libérée que par la simultanéité des voix : voix des individus, voix des groupes, voix de l’univers. L’œuvre nouvelle, dès lors, doit - poursuivant l’enseignement mallarméen - reprendre à la musique son bien et ses moyens 23 . Le poème, jusqu’ici linéaire et monodique, devient simultané et polyphonique. Le Magnifique semble s’y être essayé, toujours en cette année 1920, comme nous permet de le supposer un brouillon de page de titre pour un Triptyque de Gloire , célébration des héros morts à la guerre, surtitré « Le Verbe / orchestre vivant 24 ». Si rien d’autre ne subsiste de ce projet, qui n’aboutit probablement pas, l’impulsion est donnée et Saint-Pol-Roux bel et bien engagé dans cette voie. Ainsi, deux ans plus tard, dans un article rendant hommage au compositeur Vincent d’Indy, de passage à Brest, le poète donnera-t-il publiquement les premiers rameaux théoriques de la réflexion initiée après-guerre. Ce que Saint-Pol-Roux honore surtout chez le fondateur de la Schola Cantorum , c’est le révélateur de la musique polyphonique du Moyen Âge et de la Renaissance dans laquelle le Magnifique voit une source d’inspiration pour le poète nouveau-: [Vincent d’Indy] remonte aux premiers bâtisseurs de la Cathédrale sonore : Monte‐ verde, Lassus, Janequin, La Palestrinienne, la Grégorienne, Vittoria, Josquin, etc. ; on voit ces beaux poètes du Son créer des outils nouveaux, on assiste graduellement au devenir de cette architecture polyphonique ; on sent grouiller toutes les abeilles ouvrières et l’on parvient, de cellule en cellule, jusqu’au triomphal clocher d’où se 100 Mikaël Lugan 22 «-La Beauté nouvelle-» ( op. cit ) . 23 Saint-Pol-Roux, sur ce point, semble partager le constat de Mallarmé : « Je me figure par un indéracinable sans doute préjugé d’écrivain que rien ne demeurera sans être proféré ; que nous en sommes là, précisément, à rechercher, devant une brisure des grands rythmes littéraires (il en a été question plus haut) et leur éparpillement en frissons articulés proches de l’instrumentation, un art d’achever la transposition, au Livre, de la symphonie ou uniment de reprendre notre bien : car, ce n’est pas sonorités élémentaires par les cuivres, les cordes, les bois, indéniablement mais de l’intellectuelle parole à son apogée que doit avec plénitude et évidence, résulter, en tant que l’ensemble des rapports existant dans tout, la Musique. » (« Crise de vers » in Stéphane Mallarmé, Œuvres complètes , Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1945, p. 367-338). Néanmoins, pour le Magnifique, il convient au contraire d’abandonner « la transposition au Livre ». 24 «-Triptyque de Gloire-», BLJD (Ms 23077). Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0013 répandra le miel sacré de la Toute Harmonie - comme à travers un subtil Âge de l’oreille 25 . Cependant, derrière l’hommage rendu au compositeur, l’article laisse percer une critique de la Musique, « art second », car les « poètes du Son » s’avèrent une dégradation des poètes du Verbe-: In principium erat Verbum . Le Verbe c’est Dieu, si la Musique c’est Orphée. Or, c’est par Orphée que l’artiste nouveau atteindra Dieu, c’est-à-dire le Principe, afin d’en repartir pour s’élancer cette fois, en ligne directe, dans le Monde Verbal qui doit succéder au Monde Sonore que logiquement il eût dû précéder 26 . On retrouvera, dans plusieurs feuillets de l’ensemble répoéticain, cette idée essentielle selon laquelle il existe une hiérarchie des arts au sommet de laquelle figure la poésie. La dévalorisation de la musique au profit de cette dernière demeure discrète dans le texte qui nous retient - hommage oblige - mais se devine dans des formulations telles que : « Les grands musiciens ne sont autres que des grands poètes ayant bifurqué », suggérant l’emprunt d’une voie erronée et pointant déjà la faute d’Orphée dont il sera plus explicitement question dans des textes ultérieurs 27 . Mais, pour l’heure, Saint-Pol-Roux préfère désigner les musiciens comme des inspirateurs pour la poésie nouvelle, insérant dans le discours épidictique un mythe opposant les deux arts afin d’en prophétiser le dépassement-: Au début, le poète était un homme soudé par ses doigts à une lyre. Il y eut scission. D’un côté la parole, son de l’homme ; de l’autre, le son, parole de l’instrument. Il advint que l’instrument, fût-ce éoliennement, domina ; depuis, la Musique régna, au Les Litanies de la mer -: la Répoétique en question 101 25 Saint-Pol-Roux, « Vincent d’Indy », La Dépêche de Brest , n° 14073, mercredi 5 juillet 1922, p. 1 ; recueilli dans le Bulletin des Amis de Saint-Pol-Roux n° 9-10, op. cit. , p. 147-151. Nous nous référerons désormais à cette dernière édition, abrégée en BASPR 9-10. 26 Ibid. , p.-149. 27 Notamment dans une lettre à André Breton, datant de la fin septembre 1923, dont un brouillon est conservé à la BLJD : « D’abord il faudrait repartir de la faute d’Orphée. À dater de lui le Verbe se perdit, le Verbe total. Oppressé, incapable d’exprimer verbalement sa douleur, Orphée emprunta la matière, roseaux, boyaux, écailles de tortue, et s’y incarna. Il ne parla plus, mais fit parler la matière : d’où la musique, cette dégénérescence du Verbe. » Ces lignes prouvent qu’André Breton n’ignorait pas les dernières évolutions de la réflexion poétique de Saint-Pol-Roux ; sans doute choisit-il plutôt de les ignorer. Sur les relations entre Saint-Pol-Roux et les surréalistes, nous renvoyons au texte de notre communication : « Le Magnifique et les surréalistes : un malentendu poétique ? », Saint-Pol-Roux : passeur entre deux mondes (actes du colloque de Brest dirigés par Marie-Josette Le Han), Rennes, PUR, 2011, p.-167-186. Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0013 28 BASPR 9-10, p.-150. 29 D’après une lettre du poète publiée par Grandville dans son « Courrier littéraire » de Paris-Midi (n° 4461, mardi 29 juillet 1924, p.-1-2). 30 Ibid. détriment de la Poésie. Cela tient-il à ce que le peuple n’ayant qu’un droit restreint à la parole, du moins pouvait chanter ou se traduire au moyen d’un ventre de bois ou de gestes de métal ? Dès lors, le progrès se canalise dans la musique, détentrice d’un organisme pratique, imposant, extensible, capable d’évoluer. Un tel organisme faisait défaut à la Poésie, ou plutôt celle-ci ne sut ni ne put le réaliser, préférant rester sur sa branche homophone, tandis que la Musique devenait forêt et que la forêt bruissante envahissait l’univers. Le mal des poètes fut de récuser l’instrument humain, alors que le bien des musiciens fut d’utiliser, en le perfectionnant sans cesse, l’instrument matériel. Du jour où les poètes détiendront le secret, ils triompheront, car ils profiteront, en outre, de l’exemple musical, et d’autant plus considérable sera le triomphe qu’ils opposeront à l’orchestre mort des choses, l’orchestre vivant des êtres. Et nous connaîtrons le Poème intégral 28 . Ce « Poème intégral », visant à rendre la parole au peuple, Saint-Pol-Roux, qui l’avait déjà tenté avec le Triptyque de Gloire (sans aboutissement), y travaille. En 1924, il a pour projet une « Symphonie à la gloire de nos merveilleux "Artisans de France" pour leur prochaine Exposition des Arts décoratifs », « une Symphonie, non pas musicale, mais verbale , qu’exécuteraient maints groupes d’hommes, de femmes et d’enfants massés en orchestre vivant dirigé par l’auteur, tel un officiant au centre d’une Cathédrale du Verbe 29 ». Là encore, s’il exista des ébauches, l’ambition du poète ne se concrétisa pas ; il était d’ailleurs conscient des difficultés techniques et matérielles qu’une telle œuvre exigeait et s’en était ouvert à son correspondant : « Quelle autorité suprême - gouvernement ou milieux d’art - m’y encouragerait donc en m’assurant le concours indispensable de quelques centaines de récitants choisis parmi les théâtres, le Conservatoire, les étudiants, les bien-disants de toutes sortes, gens du monde et gens du peuple 30 -? -» On pourrait penser que ces questions matérielles, à une époque où le poète joint difficilement les deux bouts, seraient de taille à le décourager ; mais l’idée de réaliser ce « Poème intégral » l’obsède tant que rien ne l’en détourne. Pas même la reconnaissance des surréalistes qui pousse Saint-Pol-Roux à revenir à Paris où il est fêté et donne deux conférences au cours du mois de juin 1925. La première, intitulée « Le Trésor de l’homme », entièrement dédiée à célébrer les pouvoirs de l’imagination, le confirme dans son statut de « maître de 102 Mikaël Lugan Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0013 31 « Deuxième conférence », Le Trésor de l’homme , Mortemart, Rougerie, 1970, p. 164-165. 32 Ibid. , p.-165. 33 Lettre à André Antoine du 11 décembre 1925 (BnF). l’image-» ; donnée à la Maison des Étudiants, devant un parterre de surréalistes enthousiastes, elle n’accorde aucune place à la théorie du Verbe. Saint-Pol-Roux, très certainement conscient du peu d’intérêt de Breton et de ses amis pour cette question, l’aura probablement écartée à dessein. En revanche, la seconde, qui reprend partiellement des passages de la première, faite dans un cercle plus restreint, y consacre un assez long passage. Après avoir reformulé certains développements de son article sur «-Vincent d’Indy-», il annonce-: L’Humanité parlant son drame quotidien - voilà la Toute Poésie de demain, et le Poète-Roi sera celui qui coordonnant ce cataclysme déchaîné des places de marché, des corbeilles de la Bourse, des âmes dans le Palais et dans le temple, des paradis et des enfers populaires, des nuits d’amour, des champs de bataille, des orages de la nature, aura su, par le rythme dûment maîtrisé, faire lever l’éternelle Harmonie. […] Cette masse dramatique ou charmante d’émotions sonores agitant la terre de son rythme gigantesque et multiple, mes frères en la Beauté vraie, c’est le Verbe de demain, c’est la Poésie future 31 . Au poète de mettre la puissance de l’imagination au service de l’énergie du Verbe : « C’est à cet organisme extraordinaire, c’est à ce dragon fameux qu’il faudra confier la vie captée par les images pour l’œuvre nouvelle, œuvre de beauté non faite avec des substances existantes mais à exister par le poète 32 -». Au bout de plus de cinq années de méditation et de travail, dont nous avons établi quelques-uns des jalons, il fallait désormais réaliser l’œuvre, fût-ce avec les moyens du bord. Une lettre à André Antoine du 11 décembre 1925 nous apprend que Saint-Pol-Roux, dont le matériau théorique est déjà suffisamment abouti, a également avancé son travail-: Si j’irai cet hiver à Paris ? Sans doute pour des bouquins à placer et aussi pour une conférence sur le Verbe symphonique avec audition par récitants 33 . Si le titre du poème « symphonique » dont il envisage de faire entendre des extraits à l’issue de sa conférence n’est pas précisé, la correspondance retrouvée du poète, pour les premiers mois de l’année 1926, nous autorise déjà à le nommer-: il s’agit des Litanies de la mer . Les Litanies de la mer -: la Répoétique en question 103 Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0013 34 Carte à Georges Violet, sans date mais probablement du début du printemps 1926 (Médiathèque des Capucins, F SPR L SPR 110). 35 Lettre à Jean Royère, sans date [printemps 1926] (Médiathèque des Capucins). Les Litanies de la mer. Synthèse verbale des pêcheurs de Camaret Saint-Pol-Roux y consacrera l’essentiel de 1926, délaissant tout autre projet, jusqu’aux «-bouquins à placer-»-: Je travaille à une grande « symphonie verbale » que je dirigerai fin mai. Mon ambition serait de la produire dans la grand’salle de la Sorbonne l’hiver prochain. J’en ai du coup lâché mes livres à paraître, car il fallait se livrer entièrement à cette œuvre massive 34 . Une autre lettre, adressée à la même période à Jean Royère, détaille davantage le projet, divulguant le titre et la structure-: J’allais en décembre finir d’ordonnancer trois volumes, dont un pour toi, lorsque j’abandonnai tout aux fins de me livrer tout entier à une « pentalogie », sorte de symphonie parlée, si on peut dire sans pléonasmer, avec protagonistes et récitants. Cela s’intitule SYNTHÈSE LÉGENDAIRE DES PÊCHEURS DE CAMARET Je dirigerai la première audition de passages importants à la suite d’une conférence à Brest, le 26 mai. Mais trouverai-je les 70 ou 80 récitants utiles à Brest […]. Mon rêve, si je réussis partiellement ici, serait de donner la chose l’hiver prochain, pour le Musée de la Parole, dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne, Brunot consentant - mais alors avec un « orchestre vivant » de cinq cents, voire de mille récitants, afin de rendre ma «-Tempête-» en son ampleur formidable. J’ai beaucoup à faire encore. On m’a proposé une audition à Lyon et à Genève en novembre. Mais cela demandera çà et là de sévères répétitions 35 . Ces dernières eurent lieu, dans une salle de la compagnie des « Concerts Sangra » dont les locaux se trouvaient au troisième étage d’une maison sise 49 rue Émile Zola à Brest, durant tout le mois de juin, l’audition brestoise ayant été reportée au 30 de ce mois. Aidé de quelques proches officiant comme protagonistes et chefs de chœurs, Saint-Pol-Roux y dirigeait cinq ou six dizaines de récitants bénévoles. Le peintre Jim-Eugène Sévellec, intime du poète incarnant le Noroît, se souviendra de ces répétitions - : Les « Litanies de la Mer » étaient une œuvre magistrale, une sorte de partition parlée à plusieurs voix, une symphonie orale, orchestrée comme un ensemble musical ou choral et dont différents exécutants, groupes et solistes, développaient et enchaînaient 104 Mikaël Lugan Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0013 36 Jim-E. Sévellec, « Mes amis camarétois », Les Cahiers de l’Iroise , n° 12, janvier-mars 1965, p.-59. les mots et les phrases de la même façon qu’un orchestre superpose en harmonies les notes de l’œuvre d’un compositeur 36 . Ce ne sont là encore que des répétitions partielles visant à préparer la repré‐ sentation de quelques extraits accompagnant la conférence que le poète doit donner à Brest. Le 30 juin, tout est fin prêt. Un programme, édité pour l’occasion, annonce : « Le Verbe total et vivant , conférence par le poète Saint-Pol-Roux, suivie de la lecture d’extraits de la Synthèse légendaire des Pêcheurs de Camaret (1 ère audition) », détaillant les cinq parties de la « pentalogie » : I. - Les Flots jasent ; II. - La Lame errante et le Vent d’Est ; III. - Lame de fond ; IV. - La Flottille passe ; V. - Les Litanies de la Mer ; et précisant les noms des protagonistes prêtant leurs voix à la Lame errante, la Cadence, la Mer, le Vent d’Est, la Lame de fond, des Matelots, le Patron de l’équipage, le Noroît, etc. : voix humaines, voix élémentaires et voix universelles s’entremêlant et se répondant dans la synthétique tempête. Car l’argument du poème est simple : les flots commentent et mettent en garde un équipage de marins qu’on entend au loin, avant que ne surviennent la lame errante et le vent d’est favorables aux pêcheurs qui s’approchent ; puis, avec la lame de fond, le danger (« Monstre de haine effroyablement long, je saille et fonce et de mon front je cogne d’un coup sourd le sabot qui tressaille de la quille au flèche ») ; le passage de la flottille est l’occasion d’un « dialogue » entre les hommes (patron et matelots) et les éléments jusqu’au déclenchement de la tempête (vents, vagues, pluie et foudre) ; alors que l’embarcation menace de sombrer une accalmie se produit et l’équipage adresse alors à l’océan ses «-Litanies de la Mer-»-: P R E M I E R M A T E L O T Mer jolie, L’É Q U I P A G E Souris-nous-! […] S E C O N D M A T E L O T Mer des retours de joie, de triomphe et de gloire, L’É Q U I P A G E Aime-nous-! […] T R O I S I È M E M A T E L O T Mer des blasphèmes, des adieux, des épouvantes et de la mort, Les Litanies de la mer -: la Répoétique en question 105 Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0013 37 Pour cette dernière partie de sa Synthèse légendaire , Saint-Pol-Roux a repris un texte ancien, qui devait figurer dans une pièce qu’il destinait à André Antoine, Les Pêcheurs de sardines (1898-1903) et qu’il fit paraître déjà sous ce titre de « Litanies de la Mer » dans le Mercure de France , t. XLVIII, n° 168, décembre 1903, p. 617-624. L’extrait reproduit ici provient de-: Saint-Pol-Roux, Litanies de la Mer , Mortemart, Rougerie, 2010, p.-13-14. 38 Nous transcrivons ici à partir d’un manuscrit conservé à la BLJD (Ms-Ms 23100). L’É Q U I P A G E Épargne-nous 37 -! Le final de l’œuvre, qui retrouve une linéarité plus classique, ne rend pas compte du travail d’orchestration réalisé par Saint-Pol-Roux dont les manuscrits conservés évoquent une partition pour orchestre symphonique. L’essai de transcription suivant en donnera sans doute un plus juste aperçu 38 -: Patron - …et les cris de détresse ? - Équipage …et les signes de croix ? .. - - sauve qui peut ! Lame errante - - - S.O.S.… Lame de fond - - - monstre de hai - Prima - Luyett ! - S.O.S Secunda - Luyett ! - S.O.S Cadences - - souque et drosse ! - GA - Luyett ! - S.O.S…. GB glao…glao… gl…gl…gl… gl…gl…gl…gl…gl gl…gl…gl…gl…gl La foudre Kurun ! ! ! … …run … - Kurun ! ! ! run… run… Le sujet a priori local - disons de circonstance - ne doit pas nous égarer. Les humbles pêcheurs de Camaret, choisis pour « héros », incarnent la fragilité de l’humanité confrontée aux forces de la nature qui s’expriment aussi bien par des paroles intelligibles que par des onomatopées (forces sonores aveugles, « Kurun » de la foudre ou, « Luyett » et « glao », des flots). Il s’agit bien, comme l’explicite le titre, de synthétiser la tempête en captant les énergies verbales tout à la fois des hommes et des éléments, de la faire résonner dans une « cathédrale du Verbe ». Dans sa conférence inaugurale, où il articule ses réflexions théoriques précédentes, Saint-Pol-Roux exprime son ambition de bâtisseur de poème, appelé à devenir réel-: Les mots ont leur son : ils ont aussi leur plasticité. Sculpture sonore. Pourquoi, moyen‐ nant ce matériau, ne pas construire ? Poète veut dire ouvrier. Si, étymologiquement la poésie est un travail, le poème, cette création, doit s’élever jusqu’à la construction. Il faut sortir la poésie du livre et la dresser dans l’espace. Ces poèmes souffrent sur 106 Mikaël Lugan Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0013 39 « Le Verbe total et vivant » recueilli dans La Besace du Solitaire , Mortemart, Rougerie, 2000, p.-70-71. 40 «-Les Litanies de la Mer-», La Dépêche de Brest , n° 15876, lundi 13 juin 1927, p.-3. 41 René Rougerie, «-Pour une cathédrale du Verbe-», Litanies de la Mer , op. cit. , p.-9. les pages épinglées comme les papillons d’un collectionneur. Ôtons les épingles . Le papillon repartira vers les fleurs de la vie. Cristallisons l’onde verbale et dressons un palais de diamants, avec ces blocs d’images gonflés de substance lyrique. […] En vérité que ne tenterions-nous de créer des œuvres qui par leur plasticité verbale alimentée de rythmes donneraient l’impression d’une solidité et, par bactériologie matérielle des mots, d’une solidité vivante 39 -? On comprend dès lors que la poésie, pour Saint-Pol-Roux, échappe à la littérature, se refusant au livre et à la lecture - et la courte transcription que nous avons donnée ci-dessus suffira sans doute à montrer combien cette dernière est inopérante pour donner sens à l’œuvre - ; elle doit pénétrer directement dans l’univers sensible et s’y imposer matériellement. Rêve de poète, et rêve unique peut-être dans l’histoire poétique moderne, mais un rêve que le Magnifique poussa loin dans sa réalisation, créant dans son intégralité les Litanies de la Mer à l’occasion de l’inauguration, sur la pointe Saint Mathieu, du Monument aux Marins morts pour la France. Dirigeant cette fois-ci près de 250 récitants, Saint-Pol-Roux donne son œuvre en plein air et devant un public nombreux ; si, d’après les quotidiens locaux, la Synthèse légendaire est appréciée, les conditions ne sont pas réunies pour qu’en paraisse et la nouveauté et la force. En effet, l’événement, qui a causé la venue du ministre de la Marine Georges Leygues, n’est pas cette audition poétique qui vient clore un long programme officiel abondant en discours. Par ailleurs, le vent de la pointe Saint Mathieu couvre les voix et le journaliste de La Dépêche de Brest note : « L’effet que s’est proposé le poète serait pleinement atteint si leur nombre était plus considérable 40 .-» Et les journaux parisiens, s’attardant sur la cérémonie officielle et l’allocution du ministre, se contenteront simplement - lorsqu’ils ne le tairont pas - de signaler à leurs lecteurs que les « Litanies de la Mer », poème de Saint-Pol-Roux, avaient été inscrites au programme. « Expérience sans lendemain, hélas 41 » note René Rougerie dans sa préface à son édition fac-similé. Plutôt fin d’une première phase de réflexions et d’expérimentations dont les Litanies de la Mer constituent l’acmé. Car le peu d’intérêt suscité par l’audition du 12 juin 1927 ne provoqua ni découragement ni abandon. Le poète confiait ainsi quelques mois plus tard à Jean Royère qu’il travaillait sur une nouvelle œuvre polyphonique-: Les Litanies de la mer -: la Répoétique en question 107 Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0013 42 Lettre à Jean Royère, sans date [novembre 1927] (Médiathèque des Capucins). 43 Saint-Pol-Roux, «-L’Homme aux yeux de pervenche-» (BLJD, catalogage en cours). 44 Lettre de Saint-Pol-Roux à André Rolland de Renéville, sans date [fin janvier 1928], reproduite dans Le Grand Jeu , n° 1, été 1928, p.-63-64. 45 Saint-Pol-Roux, «-Au bout du monde-», Le Grand Jeu , op. cit. , p.-29. En ce moment je travaille ma synthèse verbale L’Homme aux yeux de pervenche ( Jésus). J’aimerais voir ça quelque jour à la Comédie-Française, moi dirigeant l’œuvre à l’orchestre et tous mes récitants la jouant (verbalement et physiquement) sur la scène. Qui sait-? Tout arrive 42 . De ce nouveau projet, il ne reste malheureusement que de rares notes jetées au brouillon et conservées à la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet. En voici deux, qui témoignent de son unité esthétique avec la tentative précédente-: Credo affirme la foi inébranlable, soit par la carrure de son rythme passant aux 4 voix en des entrées successives de style fugue. Descente au tombeau / puis Résurrection (prodigieuse ascension des 4 masses cho‐ rales) 43 . Certes, Saint-Pol-Roux ne fera jamais paraître d’extraits d’un de ces poèmes « symphoniques » - l’impression les trahissant nécessairement - et les textes de lui qui seront publiés arboreront la linéarité la plus traditionnelle, mais il serait erroné d’y voir là une conclusion. Sa correspondance avec André Rolland de Renéville, fondateur avec René Daumal, Roger Gilbert-Lecomte, Roger Vailland et Josef Sima du Grand Jeu , nous en fournit de nouvelles preuves. Contacté le 13 janvier 1928 par le jeune poète qui sollicitait sa collaboration pour le premier numéro de la revue à paraître, Saint-Pol-Roux regrettait de ne pouvoir lui offrir que « ce modeste poëme en prose de l’époque récente où je dirigeai une mienne symphonie verbale 44 ». Ce texte, « Au bout du monde », dédié « aux péris en mer », modeste peut-être que d’apparence, pourrait s’avérer bien plutôt le nouvel «-art poétique-» de l’auteur. En voici la deuxième strophe-: Ce Verbe total et vivant qui vous pénètre à travers lames et vents, sonore hommage à votre ample silence, n’est-il pas l’avènement des âmes décousant nos lèvres d’un coup d’aile ? n’est-il pas l’enthousiasme organique des mots, fourmis d’encre imprégnées enfin des sept couleurs ? oh n’est-il pas l’ascension des langages du sol vers les buissons ardents où le peuple en triomphe exprime de l’azur 45 -? Dans sa lettre, Saint-Pol-Roux explicitait de nouveau sa théorie : «-L’Avenir, je crois, appartient au Verbe total et vivant. Aux poëtes d’écrire les poëmes, aux hommes de se grouper pour les dire. Vox populi, vox Dei . La poésie est collective, 108 Mikaël Lugan Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0013 46 Op. cit. , p.-64. 47 La correspondance Saint-Pol-Roux / André Rolland de Renéville a été reproduite et commentée par Jean-Philippe Guichon dans son article : « Portraits croisés de Saint-Pol-Roux selon Rolland de Renéville », Revue d’Histoire littéraire de la France , n° 2, avril-juin 2003, p.-437-461. 48 Le texte a été recueilli dans Saint-Pol-Roux, Les Traditions de l’avenir , Rougerie, Mortemart, 1974, p.-75-80. 49 «-À l’usage des poètes nouveaux-», ibid. , p.-75 et 77. 50 «-Liminaire-», op. cit. , p.-42. non le privilège d’un seul 46 … », et proposait à son correspondant de lui adresser des «-notes sur le Verbe-»-; ce qu’il fera, encouragé par Rolland de Renéville, le 7 février. L’article, finalement, ne paraîtra pas dans Le Grand Jeu , « ne cadr[ant] pas avec les préoccupations actuelles 47 -» des autres rédacteurs ; mais Renéville en conservera le manuscrit et révélera ce texte resté inédit à la suite de son chapitre consacré à « l’Idéoréalisme de Saint-Pol-Roux » dans son Univers de la Parole (Paris, Gallimard, 1944). Désignant ses conceptions sur le Verbe comme une orientation poétique nouvelle, le Magnifique l’avait destiné « À l’usage des poètes nouveaux 48 -»-: Capter l’énergie verbale et la magnifier, on a songé à tout mais à cela jamais, de même que l’homme, jusqu’ici négligea de capter l’énergie solaire, s’il sut capter déjà celle des eaux. […] Cependant le verbe n’est-il pas capable d’une synthèse souveraine, se trouvant à la base, au cœur et au sommet de l’humanité nue-? Si nous parlions en commun, et que nos rythmes divers fussent saisis et parés de lois par les poètes attentifs, le Verbe-Dieu viendrait parmi nous ; mieux encore nous serions Lui qui serait Nous-: l’authentique symphonie la voilà. Captons donc cette suprême énergie, dont chaque vivant détient un éclat, car elle attend depuis toujours 49 . Ainsi, si les Litanies de la Mer n’eurent pas de suite poétique aboutie, les réflexions dont elles étaient nées se poursuivirent sans solution de continuité bien au-delà de leur réalisation de 1927. Ce dernier texte, qui ne convainquit pas les phrères simplistes du Grand Jeu - sans doute parce que, comme les surréalistes avant eux, ils furent déroutés d’y rencontrer un poète qu’ils ignoraient plutôt que le rassurant « maître de l’image » -, invoquait en une nouvelle étape prophético-théorique l’énergie solaire, sœur de l’énergie verbale ; et c’était déjà entrer dans la Répoétique dont les derniers mots du «-Liminaire-» seront justement-: «-Le Verbe et la Lumière 50 -! -». Les Litanies de la mer -: la Répoétique en question 109 Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0013