eJournals Oeuvres et Critiques 48/2

Oeuvres et Critiques
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0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
10.24053/OeC-2023-0014
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Présence réelle de la poésie : le poème en prose dans Le Temps retrouvé

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Pierre-Éloi Moreau
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1 Marcel Proust, Le Temps retrouvé [ À la recherche du temps perdu ], Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade » (éd. Jean-Yves Tadié), t. IV, 1989, p. 476. Les références aux œuvres de Proust seront indiquées dans cette édition : la mention de la page dans le corps de l’article, pour Le Temps retrouvé- ; le titre suivi du tome et de la page en notes, pour les autres références. Présence réelle de la poésie : le poème en prose dans Le Temps retrouvé Pierre-Éloi Moreau Et comme l’art recompose exactement la vie, autour des vérités qu’on a atteintes en soi-même flottera toujours une atmosphère de poésie, la douceur d’un mystère qui n’est que le vestige de la pénombre que nous avons dû traverser, l’indication, marquée exactement comme par un altimètre, de la profondeur d’une œuvre 1 . Que le «-mystère-» qui entoure une «-vérité-» intérieure enfin trouvée (comme l’identité du moi à travers le temps, ou la révélation d’une vocation) soit chez Proust mêlé de « poésie » n’a rien pour surprendre un lecteur d’ À la recherche du temps perdu , irrémédiablement marqué par la célèbre formule selon laquelle « la vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent pleinement vécue, c’est la littérature » (p. 474). En effet, puisque « l’art recompose exactement la vie », c’est bien l’écriture qui établit ce lien entre vérité et vie sur lequel s’interroge le personnage proustien jusqu’en ces dernières pages concluant à la fois le cycle romanesque et son dernier tome, Le Temps retrouvé . Or l’écriture n’étant pas là simplement littéraire mais résolument poétique, elle semble ainsi évoquer un climat spécifique, empli de «-douceur-», rappelant une « pénombre », suggérant une « profondeur ». Nous sollicite alors une esthétique de l’« atmosphère » dont la forme poétique particulièrement adaptée à l’éclat d’une « vérité atteinte en soi-même » tendrait à soudain quitter Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0014 2 Marcel Proust, À l’ombre des jeunes filles en fleurs (I), t. I, p.-447. 3 « Au cours des années 1870 et 1880, les revues accueillent nombre de textes courts, parfois nommément désignés comme "poèmes en prose", mais plus souvent présentés comme de simples notes, "croquis", "impressions" ou "fantaisies" » (Yves Vadé, Le poème en prose , Paris, Belin, coll. «-Lettres Sup-», 1996, p. 67). Ces diverses désignations, dans leur rapport au punctum comme à l’art pictural, forment d’intéressantes prémisses de l’impression proustienne. le fil narratif (pour mieux plonger dans « la douceur d’un mystère » flottant autour de ces « vérités ») tout en y revenant de manière fondamentale (cet écart demeurant « l’indication […] de la profondeur d’une œuvre »). Pour le dire autrement, la présence émergeante d’une vérité intime se manifesterait en une trouée poétique qui fait signe vers l’extraordinaire tout en rendant signifiant le cadre romanesque dont elle semblait s’affranchir en première lecture. En ce sens, le terme de « vestige », enclos dans le « mystère » que tente de déceler l’ultime réflexion esthétique du Temps retrouvé , se relie certes à la « pénombre » qu’a été pour le héros la période de doute sur sa vocation d’écrivain ; mais il pourrait bien aussi évoquer la trace d’un passé esthétique rémanent. De fait, s’il est un « vestige » présent dans l’écriture proustienne, c’est bien celui du poème en prose, auquel s’est essayé à la fois l’écrivain (qu’on pense aux « Impressions de route en automobile », publiées dans le Figaro en 1907, ou à la section «-Les Regrets, rêveries couleur du temps-», recueillie dans Les Plaisirs et les Jours en 1896) et le héros de la Recherche (avec le fameux « petit poème en prose […] fait à Combray 2 -» sur les clochers de Martinville - seul «-vestige-» textuel de sa vocation, à l’orée de sa révélation finale). Vestige personnel, donc, mais aussi contextuel, puisque le poème en prose relie Proust à une formule littéraire par laquelle s’est affirmée l’époque « fin-de-siècle » dont il a tout d’abord « dû traverser » le modèle. Ce travail poétique tenait alors son originalité d’une certaine liberté formelle (relativement court, le poème en prose prend souvent le caractère léger et inachevé d’une « fantaisie », d’un « croquis », d’une « illumination » 3 ) et de son penchant pour la touche impressionniste qui en faisait l’instantané d’un état d’âme, de la chronique de Charles Baudelaire ( Petits poèmes en prose , 1869) à l’eau-forte de Joris-Karl Huÿsmans ( Croquis parisiens , 1880) ou au lyrisme d’Henri de Régnier ( La Canne de jaspe , 1897). En s’y essayant lui-même, Proust fait ainsi l’expérience d’une poésie singulière dont son roman reprend à bien des égards les caractéristiques majeures : l’intensité dans la brièveté, la ciselure du mot dans la souplesse de la facture, la référence ekphrastique ou méta-artistique dans l’effet prosaïque de la chronique ou du croquis. Toutefois, si l’on admet avec Michel Sandras, 112 Pierre-Éloi Moreau Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0014 4 Michel Sandras, Proust ou l’euphorie de la prose , Paris, Champion, coll. « Recherches proustiennes-», n° 18, 2010. 5 Michel Sandras, « Proust et le poème en prose fin de siècle », Bulletin d’Informations Proustiennes , n° 40, Paris, Presses de l’ENS, 2010, p.-78. 6 Proust l’affirme à travers son admiration pour d’autres écrivains : « Mais cette unité multicolore de la couleur n’est elle-même que le symbole matériel de cette qualité extraordinaire qu’a ce livre et qu’ont seuls les livres merveilleux, et dont il est si incompréhensible , si étonnant qu’elle soit la qualité primordiale, celle qui assure la durée et révèle le génie. Car si on cherche ce qui fait la beauté absolue de certaines choses […], c’est une espèce de fondu, d’unité transparente où toutes les choses, perdant leur premier aspect de choses, sont venues se ranger les unes à côté des autres dans une espèce d’ordre, pénétrées de la même lumière, vues les unes dans les autres, sans un seul mot qui reste au-dehors, qui soit resté réfractaire à cette assimilation […]. Je suppose que c’est ce qu’on appelle le vernis des maîtres » (Marcel Proust, lettre à Anna de Noailles, 12 juin 1904, Correspondance , t. IV, Paris, Plon, 1978, p.-156). 7 Suzanne Bernard, Le poème en prose de Baudelaire jusqu’à nos jours , Paris, Nizet, 1978, p.-14-15. 8 Luc Fraisse précise ainsi que « l’attention excessive portée au fragment en art est précisément ce que Proust a nommé idolâtrie . […] Le péché d’idolâtrie est un péché contre l’art, parce qu’il consiste à nier la cohérence et l’autonomie de l’œuvre en découvrant dans cette œuvre le fragment interpolé, soit de la réalité extérieure, soit d’une admiration personnelle » ( Le processus de la création chez Marcel Proust. Le fragment expérimental , Paris, José Corti, 1988, p.-115). 9 Le lexique de la joaillerie, hérité, lorsqu’il renvoie au travail littéraire, d’une écriture-bi‐ belot caractéristique de la période fin-de-siècle, est employé par deux fois dans la dernière partie du Temps retrouvé , toujours au sujet des « vérités » et impressions reçues : « Je sentais pourtant que ces vérités que l’intelligence dégage directement de la réalité ne sont pas à dédaigner entièrement, car elles pourraient enchâsser d’une matière moins pure mais encore pénétrée d’esprit, ces impressions que nous apporte qui a formulé cette approche à l’échelle du cycle entier 4 , que « des pages de roman peuvent éventuellement tourner au poème en prose quand elles sont relativement détachables et déplaçables, avec un lien narratif relativement faible 5 », la modalisation répétée du critique montre la délicatesse de la tâche, tant il est vrai que l’unité est le maître-mot de l’écriture de la Recherche   6 . Les trois critères retenus depuis Suzanne Bernard pour définir le poème en prose, unité, gratuité et brièveté 7 , peinent en effet à caractériser ensemble un passage proustien, qui ne se laisse donc jamais réduire à l’état de morceau isolé, renvoie toujours au roman qui l’encadre, et présente des ramifications stylistiques qui ont rendu Proust célèbre 8 . Dès lors, ces trois critères ne se rapporteraient-ils pas davantage à ce qui apparaît précisément au cœur d’un de ces passages dont l’aspect de fragment se laisserait plutôt désigner comme un recoin de style, comme cet «-autour-» de la vérité atteinte ? Pour le dire autrement, si certains morceaux nous semblent pouvoir se détacher du texte qui les enclot, c’est que les « vérités » qu’ils sertissent 9 les imprègnent de leurs propres caractéristiques : Présence réelle de la poésie-: le poème en prose dans Le Temps retrouvé 113 Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0014 hors du temps l’essence commune aux sensations du passé et du présent, mais qui, plus précieuses, sont aussi trop rares pour que l’œuvre d’art puisse être composée seulement avec elles » (p. 477) ; « Puisque j’avais décidé qu’elle [la matière de son livre] ne pouvait être uniquement constituée par les impressions véritablement pleines, celles qui sont en dehors du temps, parmi les vérités avec lesquelles je comptais les sertir , celles qui se rapportent au temps […] tiendraient une place importante » (p. 510). Nous soulignons. 10 Dans « l’Adoration perpétuelle », Proust parle encore de « ces vérités écrites à l’aide de figures dont j’essayais de chercher le sens dans ma tête où, clocher, herbes folles, elles composaient un grimoire compliqué et fleuri » (p. 457). Les vérités proustiennes s’enchâssent toujours dans des « figures » stylistiques qui ne se contentent pas de les illustrer : elles participent d’un sens dont l’apparaître ne peut être qu’incorporé au temps (musical) de la phrase. 11 Michel Sandras, « Proust et le poème en prose fin de siècle-»,-art. cit., p.-89. la vérité, une, gratuite et fulgurante chez Proust, ne se trouve alors recomposée que par « l’altimètre » du style, en une mise en forme singulière convoquant un instant de contemplation rêveuse ou spéculative. En cette valeur à la fois esthétique (faire valoir un morceau d’écriture sans le détacher de l’ensemble où il s’enchâsse) et existentielle (dire l’importance d’une impression sans l’isoler de l’expérience où elle jaillit), on rejoint dès lors une formule justement insérée au début du Temps retrouvé , et qui soutient précisément l’hypothèse d’un recours au poème en prose pour composer ce dernier volume : découvrant que la littérature peut faire connaître des personnes plus profondément qu’une rencontre réelle, le héros s’imagine qu’une telle lecture lui ferait alors déplorer d’avoir pris tel homme « pour un raseur du monde, pour un simple figurant, [car] c’était une figure- ! -» (p. 298). Or il nous semble que les poèmes en prose présents dans Le Temps retrouvé , si poèmes en prose il y a, n’ont rien de la simple description ou du récit enchâssé soutenant le fil narratif, à la manière d’un « figurant », mais évoquent et suscitent des impressions surprenantes au cœur de l’écriture, à la manière de « figures » : bien vivantes au détour d’un pilier sculpté, elles surprendraient ainsi le visiteur de la cathédrale romanesque et manifesteraient la présence d’une vérité par une « fantaisie » qui leur est propre 10 . Comme le précise encore M. Sandras au sujet de la pièce écrite par le héros sur les clochers de Martinville, « il s’agit de rendre compte d’une impression étrange qui n’est pas de l’ordre de la réminiscence, mais de la “figure” 11 », terme que nous entendons dès lors en son sens stylistique (elle présente le travail particulier de quelques mots au sein d’un ensemble textuel pour produire un effet) et phénoménologique (elle est dévoilement par sa forme d’un horizon qui, sans s’y réduire, y est incorporé, révélant ainsi une vérité qui donne à cette figure son relief). Aussi peut-on lire de plus près certains de ces moments poétiques pour montrer que l’écriture proustienne s’y fait chronique de l’impression reçue, désaxant un instant la lecture horizontale et linéaire, pour 114 Pierre-Éloi Moreau Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0014 en rappeler l’orientation verticale et profonde. On s’attardera davantage sur un premier passage, ouvrant l’édition couramment retenue du Temps retrouvé et selon nous emblématique de cette « atmosphère de poésie », en une lecture progressive qui tentera d’en déceler les motifs essentiels-; cette première étude permettra ensuite d’aborder les extraits suivants, successivement choisis dans les deux dernières sections du texte, l’une narrative (Paris en guerre) et l’autre apparemment plus spéculative (« l’Adoration perpétuelle »), afin d’envisager les divers enjeux de cette modulation du style. La douceur d’un mystère Dès l’ouverture du Temps retrouvé , la douceur du style proustien se refuse à heurter le regard par une violence d’images ou de mots, et préfère à ce procédé frappant une surprise d’enchantement qui, condensée en un fragment poétique où la suspension du fil narratif épouse la suspension du temps pour le héros pris de rêverie, laisse entendre la part de mystère inhérente au décor (quelle vérité contient l’impression) et à la phrase (quel sens contient l’extrait). Visitant son amie d’enfance Gilberte dans sa maison de Tansonville, près de Combray, le héros y goûte un moment de parenthèse où l’intensité de l’impression se substitue à la simple pause descriptive, plongeant un instant son lecteur dans le scintillement d’une prose illuminée. En ce sens, le double cadre de la fenêtre, par laquelle le héros aperçoit le parc, et de la chambre, de laquelle il le contemple, transforme un topos narratif (la description cernée par une embrasure qui fait ainsi tableau) en espace de communication du dedans et du dehors, de la chambre et du parc. Dès lors, ce lieu de retrait à la fois géographique (c’est un espace intime propice à l’introspection et à la prospection) et textuel (c’est une chambre dont on n’entendra plus parler dans le récit) pourrait bien créer une chambre d’échos dessinant à l’orée du dernier tome de la Recherche les enjeux d’une prose où l’intime et le monde s’entreglosent poétiquement. Toute la journée, dans cette demeure un peu trop campagne qui n’avait l’air que d’un lieu de sieste entre deux promenades ou pendant l’averse, une de ces demeures où chaque salon a l’air d’un cabinet de verdure, et où sur la tenture des chambres les roses du jardin dans l’une, les oiseaux des arbres dans l’autre, vous ont rejoints et vous tiennent compagnie - isolés du moins - car c’étaient de vieilles tentures où chaque rose était séparée pour qu’on eût pu si elle avait été vivante la cueillir, chaque oiseau le mettre en cage et l’apprivoiser, sans rien de ces grandes décorations des chambres d’aujourd’hui où sur un fond d’argent, tous les pommiers de Normandie sont venus se profiler en style japonais, pour halluciner les heures que vous passez au lit ; toute la journée, je la passais dans ma chambre qui donnait sur les belles verdures du parc et les Présence réelle de la poésie-: le poème en prose dans Le Temps retrouvé 115 Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0014 12 Jean-Pierre Richard, «-Proust et la demeure-», Littérature , Paris, Armand Colin, n° 164, avril 2011, p.-84. 13 Rappelons d’ailleurs que Théodore de Banville avait publié en 1883 une centaine de textes en prose sous le titre de La Lanterne magique (Paris, Charpentier, coll. «-Petites lilas de l’entrée, sur les feuilles vertes des grands arbres au bord de l’eau, étincelants de soleil, et la forêt de Méséglise. Je ne regardais, en somme, tout cela avec plaisir que parce que je me disais-: «-C’est joli d’avoir tant de verdure dans la fenêtre de ma chambre », jusqu’au moment où dans le vaste tableau verdoyant je reconnus, peint lui au contraire en bleu sombre, simplement parce qu’il était plus loin, le clocher de l’église de Combray. Non pas une figuration de ce clocher, ce clocher lui-même, qui, mettant ainsi sous mes yeux la distance des lieues et des années, était venu, au milieu de la lumineuse verdure et d’un tout autre ton, si sombre qu’il paraissait presque seulement dessiné, s’inscrire dans le carreau de ma fenêtre. Et si je sortais un moment de ma chambre, au bout du couloir, j’apercevais, parce qu’il était orienté autrement, comme une bande d’écarlate, la tenture d’un petit salon qui n’était qu’une simple mousseline mais rouge, et prête à s’incendier si y donnait un rayon de soleil (p.-275). L’ouverture typiquement proustienne sur une apparente banalité, préparant un effet de glissement du simple au merveilleux, fait cheminer notre passage de la « demeure un peu trop campagne » au surprenant finale produit par le verbe « s’incendier ». Or cette progressive intensification métaphorique est déjà préparée par la structure grammaticale à retardement qui nous fait tout d’abord prendre la formule initiale « Toute la journée » pour un complément temporel, là où elle se révèle (et seulement au cœur du passage) complément d’objet détaché : « Toute la journée… je la passais dans ma chambre ». Dans le creux de cette suspension déguisée peut alors se déployer la « demeure » qui spatialise ainsi le temps de la « journée », comme en un cocon (un « lieu de sieste entre deux promenades-», propice à la rêverie) d’où l’œil projettera son regard sur le parc. Il s’agit en effet, comme le suggère Jean-Pierre Richard, d’établir un va-et-vient entre l’intérieur et l’extérieur par la délimitation d’un dedans qui « s’enclôt dans une paroi » (incarnée par les « vieilles tentures ») « et se centre autour d’un ou plusieurs foyers 12 -» (la chambre, le lit). En cette perspective, retarder la révélation grammaticale permet aussi de produire un foyer poétique non plus classiquement pictural mais nouvellement vibratile, où l’harmonie initiale des sonorités en / ou/ (« T ou te la j ou rnée ») donne le la du déploiement lyrique d’une rêverie du lieu, de telle sorte qu’au bout de cette longue apodose, arrivés à l’acmé du « lit », cœur du foyer par excellence, nous découvrons que le héros vient déjà de « passer » cette « journée » en faisant défiler le décor intérieur comme des panneaux de lanterne magique 13 . 116 Pierre-Éloi Moreau Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0014 études », 1883). On peut y lire des « tableaux rapides » et des « camées parisiens », placés en préface dans la lignée d’Aloysius Bertrand et de Baudelaire. Liminairement, les ramifications de la phrase s’appuient sur des échos sonores (« t ou te », « j ou rnée » ; « p eu », « li eu », « d eu x » ; « d an s », « c am pagne », « en tre », « p en d an t » ; « camp a gne », « promen a de », « a verse » ; « si e ste », « av e rse ») pour faire de l’apparent « lieu de sieste » l’espace harmonique et intime d’un retrait où l’autonomie de l’espace géographique se conjugue à l’autonomie de l’espace textuel. En ce sens, le recours générique à « ces demeures » recherche moins une référence commune qu’il ne suscite un type rêvé à partir d’une expérience poétique singulière. La plongée dans l’espace de la maison, de la « demeure » comparée à un « lieu de sieste » à un « salon » qui prend l’allure d’un « cabinet de verdure », suggère ainsi un investissement intime du lieu par la rêverie qui se l’approprie - la seconde comparaison anticipant du reste sur la reproduction artificielle de la « verdure » du parc sur les tentures. De ce fait, le lecteur est d’emblée confronté à un entrelacement des référentiels (réel et textuel) : la formule « chaque salon a l’air d’un cabinet de verdure » suggère en effet que le lieu artificiel (le salon) est comparé à un lieu naturel (la verdure) pourtant lui-même désigné par une formule topique renvoyant communément au lieu construit (le cabinet). En une lecture lexicale à rebours, l’écriture proustienne suggère la reproduction artificielle (« chaque salon a l’air… ») d’une image déjà artificialisée par le langage (la formule « cabinet de verdure ») et cette fois employée en son sens propre, pour produire un sens poétique : les tentures puis l’esprit du héros s’emplissent de l’image du parc, de telle sorte qu’on a bien là un «-cabinet-» (le salon, le texte, l’esprit) plein de « verdure », et non un simple espace verdoyant identifié à un « cabinet ». Au cœur de cet échange mimétique s’entremêlent ainsi un dedans et un dehors, et la paroi intérieure de la « tenture » peut attirer à elle « les roses du jardin » et « les oiseaux des arbres » (éléments de la « verdure » extérieure) comme l’œil de l’observateur attire à lui un paysage qu’il décrit. En ce sens, le tissu intérieur qu’est la « tenture » n’a « rien des grandes décorations des chambres d’aujourd’hui », puisque ce n’est pas la nature qui vient s’y figer dans un ton Modern style factice et hallucinant (« tous les pommiers de Normandie sont venus se profiler en style japonais »), mais c’est la paroi intérieure qui confère aux motifs leur vivacité naturelle («-chaque rose était assez séparée pour qu’on eût pu si elle avait été vivante la cueillir… »). Image métonymique de l’œil artiste, cette « tenture » fait donc aussi de la chambre l’emblème du foyer de transformation poétique qu’est l’esprit de l’écrivain. De fait, l’incise survenue, « - isolés du moins - », crée une trouée rhétorique et Présence réelle de la poésie-: le poème en prose dans Le Temps retrouvé 117 Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0014 typographique dont l’isolement reproduit en miroir à la fois : les oiseaux et les roses « assez séparé[s] » pour être apprivoisés ou cueillies ; le fragment poétique dans l’œuvre romanesque, suggestif d’une impression également susceptible d’être apprivoisée ; le lecteur et le personnage eux-mêmes isolés dans ce décor où ils se sont laissé prendre à la douceur du lieu. Effet de surimpression dans un jeu de miroir où la rêverie que suscite la vision n’est pas due à un décor ornemental (mimétisme réaliste d’une description à la manière d’un Goncourt) mais à une refonte poétique (créativité onirique d’un croquis dans le ton d’un Baudelaire) - on passe alors de la prose poétique au poème en prose. C’est donc après avoir fixé sa paroi que le héros s’y place pour mieux décrire l’extérieur, la vision se déployant ainsi depuis son foyer. Le redoublement du complément initial « Toute la journée » souligne alors l’effet de spatialisation du temps : la durée, comme la nature, sont encloses dans la chambre (« Toute la journée, je la passais dans ma chambre »), point de départ du regard porté sur le parc (« ma chambre qui donnait sur les belles verdures du parc et les lilas de l’entrée, sur les feuilles vertes des grands arbres au bord de l’eau, étincelants de soleil, et la forêt de Méséglise »). Or quelques traits proustiens semblent modeler cet attendrissement rousseauiste en touche impressionniste : dans le vague des couleurs (« les belles verdures du parc »), une tache mauve (« les lilas de l’entrée »), et dans les nuances de vert et de bleu (« les feuilles vertes des grands arbres au bord de l’eau »), une tache de lumière (« étincelants de soleil ») font leur apparition. Les sonorités ouvertes (« b e lles v e rdures », « v e rtes », « sol ei l », « for ê t ») renforcent une atmosphère doucement euphorique où prévaut une claire luminosité : le détachement de l’adjectif « étincelants », accentué par le complément de lieu (« au bord de l’eau ») qui le sépare de son nom référent (« les grands arbres »), pourrait en effet s’entendre en facteur commun des trois éléments précédemment énumérés (les « belles verdures », les « lilas », les « grands arbres »), pour évoquer l’illumination de l’ensemble du parc et le détachement final, en hyperbate, d’un lieu proustien significatif, «-la forêt de Méséglise ». Le travail de la syntaxe, passant de la simple énumération syntaxique à l’haletante fragmentation rhétorique, trouve un éclat certain dans le tableau impressionniste dont semblent ainsi suggérées l’unité, la gratuité et la brièveté. L’élargissement spatial du « parc » à la « forêt » porte dès lors le regard au-delà du proche et prépare, par le mouvement de l’œil comme par l’onomastique de «-Més église -» soulignée par l’hyperbate, l’advenue d’une nouvelle silhouette. De fait, c’est encore sur une affirmation de simplicité que le héros relance son propos dans la phrase qui suit, créant un palier d’élan pour l’irruption retardée et doucement spectaculaire du « clocher de l’église de Combray-»-: 118 Pierre-Éloi Moreau Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0014 Je ne regardais en somme tout cela avec plaisir que parce que je me disais : « C’est joli d’avoir tant de verdure dans la fenêtre de ma chambre », jusqu’au moment où dans le vaste tableau verdoyant je reconnus, peint lui au contraire en bleu sombre, simplement parce qu’il était plus loin, le clocher de l’église de Combray. Non pas une figuration de ce clocher, ce clocher lui-même, qui, mettant ainsi sous mes yeux la distance des lieues et des années, était venu, au milieu de la lumineuse verdure et d’un tout autre ton, si sombre qu’il paraissait presque seulement dessiné, s’inscrire dans le carreau de ma fenêtre. Plus que l’imitation d’une toile picturale, l’écriture dessine dès lors une nouvelle paroi, à la fois visuelle et textuelle, sur laquelle se détache le clocher. La formule restrictive (« Je ne regardais… que parce que je me disais… ») semble en ce sens manifester une prise d’élan à partir de la description précédente, résumée par la locution « en somme » alliée au déictique « tout cela ». À l’égard de cette « somme », le héros révèle alors sa sensibilité par une remarque dont l’émerveillement apparemment naïf (mais encore parsemé d’allitérations et d’assonances) sait d’autant mieux préparer l’advenue du «-clocher-» ouverte par la charnière verbale cette fois tout à fait idiosyncrasique : « jusqu’au moment où… ». Point de non-retour, chez notre auteur, où la vision se trouve transformée par une apparition, cette formule chronique du roman instaure une péripétie dans ce que l’on risquait de lire comme un simple «-tableau verdoyant-». En ce sens, le clocher, retardé par une ramification de compléments pour mieux en souligner l’arrivée dans le regard, est « peint lui au contraire en bleu sombre, simplement parce qu’il était plus loin », comme si l’on attribuait à la nature une capacité de peintre - à la nature, ou à l’œil : le clocher n’arrive certes pas par un seul mouvement du regard face au paysage, mais par une réalisation de sa présence (« je reconnus »), qui, tout en l’actualisant, nous rappelle donc que c’est de la description et, partant, du texte même, que jaillit ce nouvel élément de décor qui pourrait bien en bouleverser les données. C’est en effet dans l’œil du héros proustien que les nuances de couleur s’établissent, en fonction des plans du « tableau » réunis en un point de fuite à la fois pictural et stylistique, puisque l’apparition du clocher est retardée par les deux incises qui la précèdent, soulignant d’autant mieux le finale en un trimètre très rythmé (« le clocher de l’église de Combray ») nous rendant attentifs à une apparition qui ne livrera pas son mystère. En outre, la distinction entre « figuration » et figure réelle, explicitée quelques pages plus loin (p. 298), ne constitue pas une simple affirmation que scande l’anadiplose (« Non pas une figuration de ce clocher, ce clocher lui-même-»), car l’écrivain ne saurait affirmer une présence sans nous en actualiser la consistance (afin que l’on puisse déclarer comme lui-: «-je (re)connus le clocher-»). Disloquant la relative («-ce clocher lui-même, Présence réelle de la poésie-: le poème en prose dans Le Temps retrouvé 119 Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0014 14 Sylvie Germain, La Pleurante des rues de Prague , Paris, Gallimard, coll. « L’un et l’autre », 1992, p.-23. 15 Ce surgissement proprement oraculaire du clocher l’anime d’une vie poétique qui, tout en en présentant un dernier aperçu avant sa destruction par les bombardements (p. 374), fait résonner en creux la célèbre question formulée pour l’écrivain Bergotte : «-Il était mort. Mort à jamais-? Qui peut le dire-? -» ( La Prisonnière , t. III, p.-693). qui […] était venu […] s’inscrire dans le carreau de ma fenêtre ») par une série de prédicats harmonieusement reliés par des homéotéleutes entrelacées (« mett an t », « dist an ce », « seulem en t » ; « y eu x », « li eue s », « mili eu », « lumin eu se » ; « t on », « s om bre » ; « par ai ss ai t », « pr e sque ») et des allitérations concertées (ainsi la netteté de la dentale : « me tt an t ainsi », « d’un t ou t au t re t on » ; ou la sinuosité de la sifflante : « s i s ombre qu’il parai ss ait pre s que s eulement de ss iné ») détachant précisément la figure du clocher, le propos poétique fait en sorte que le monument vienne, sous les yeux du lecteur, s’inscrire dans le carreau de la fenêtre-poétique avec toutes ses caractéristiques. Parce que la phrase s’enfle en même temps que la vision, Proust ne nous donne pas un fait (le clocher aperçu) et les éléments permettant de le connaître (la situation et les caractéristiques du clocher), mais laisse progressivement advenir à l’œil un clocher par cette écriture de l’événement où nous dirions avec Sylvie Germain, sensible au même genre d’apparitions subites, que l’étonnement « rel[ève] du mystère de l’enchantement, et non de la dynamique de la curiosité 14 -». Tout le mystère réside alors dans ce que semble venir lui dire ce clocher qui lui apparaît soudain et qu’il regrettera ensuite de n’avoir pas revu (p.-285) 15 . Et si je sortais un moment de ma chambre, au bout du couloir, j’apercevais, parce qu’il était orienté autrement, comme une bande d’écarlate, la tenture d’un petit salon qui n’était qu’une simple mousseline mais rouge, et prête à s’incendier si y donnait un rayon de soleil. Un même procédé de retardement clôt finalement notre passage par un dernier « carreau » du vitrail poétique, achevant de structurer le mystère d’une vision advenue à partir d’un foyer qui trouve une certaine matérialisation dans l’isotopie de la chaleur ou du feu (« écarlate », « s’incendier », « soleil »). Alors même que l’espace se modifie, et que le héros se meut hors de la chambre, on ne quitte cependant pas la polarisation observée par Jean-Pierre Richard-: dans ce nouveau « petit salon » où la « tenture » accueille la lumière (synonyme de couleur dans le langage pictural) qui vient de l’extérieur (« un rayon de soleil »), le regard voit encore se former contre la paroi du tissu tendu un foyer qui est à la fois lieu clos, espace de chaleur et milieu d’intense vivacité. Tout, sous la lumière du soleil ou sous le regard du héros, se transforme en 120 Pierre-Éloi Moreau Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0014 16 Jules Barbey d’Aurevilly, « Le rideau cramoisi », première nouvelle des Diaboliques (éditées pour la première fois par Dentu en 1874, à faible tirage, puis rééditées chez Lemerre en 1882). Proust est sensible au caractère suggestif des motifs aurevilliens qu’évoquait déjà une conversation du héros et d’Albertine, dans La Prisonnière -: « […] j’expliquais à Albertine que les grands littérateurs n’ont jamais fait qu’une seule œuvre, ou plutôt n’ont jamais que réfracté à travers des milieux divers une même beauté qu’ils apportent au monde. "[…] Ces phrases-types […] ce serait, par exemple, si vous voulez, chez Barbey d’Aurevilly, une réalité cachée, révélée par une trace matérielle, la rougeur physiologique de l’Ensorcelée, d’Aimée de Spens, de la Clotte, la main du Rideau Cramoisi […]"-» (Marcel Proust, La Prisonnière , op. cit. , p.-877). 17 Michel Collot, La matière-émotion , Paris, PUF, coll. «-Écriture-», 1997. 18 Marcel Proust, « Coucher de soleil intérieur » [« Les Regrets, rêveries couleur du temps », XXIII], repris dans Les Plaisirs et les Jours (Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1971, p. 137-138). Si la vision du Temps retrouvé est plus statique, on y retrouve un peu de cet « embrasement mélancolique » qui attendrit le personnage dans le poème. vision colorée dont on ressent confusément la palpitation signifiante sans qu’il nous soit donné de la saisir. L’éclat de ce nouveau « rideau cramoisi » qu’est la « bande d’écarlate » (et la précision qui suit donne à la couleur une valeur choisie, par ses sonorités : «-une s imple mouss eline m ais r ou ge-») fait d’ailleurs signe vers le modèle déjà mis en scène par Jules Barbey d’Aurevilly dans la première de ses Diaboliques   16 , dont la puissance de suggestion énigmatique est ici réinvestie : au halètement mythique et passionné du conte aurevillien le poème en prose proustien substitue la douceur du foyer intime de la vision, tout en réexploitant l’intense mystère que suscite l’étrangeté du détail ornemental. Ainsi s’opère, face à nous et pour nous, dans la constitution poétique de cette « matière-émotion 17 » qu’est la tenture de mousseline, un nouveau « coucher de soleil intérieur » dont Proust donnait déjà une esquisse poétique dans ses « rêveries couleur du temps » 18 : l’ajout de cet épisode visuel ne se contente pas d’étoffer le décor intérieur de la maison, il intensifie le foyer de vision en suggérant le passage d’un salon figé en sa tenture bucolique (le « cabinet de verdure-») à un autre salon animé par son tissu poétique (la « mousseline […] rouge ») par le pivot qu’est la figure du clocher. L’incendie final de la paroi, loin de convoquer seulement une couleur vive qui achève la métamorphose du tissu champêtre amorcée par le surgissement de l’église (comme il suggère sans doute sa destruction prochaine lors de la Grande Guerre), restitue encore toute l’intensité d’une lumière qui modifie l’horizon pictural en jaillissant non de l’extérieur (le texte se ferait imitation d’un tableau par reproduction d’un paysage), mais de l’intérieur (l’écriture transpose le paysage intérieur de l’impression). Présence réelle de la poésie-: le poème en prose dans Le Temps retrouvé 121 Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0014 19 Marcel Proust, «-La mer-» [«-Les Regrets…-», XXVIII], op. cit. , p.-142-144. Le vestige de la pénombre Lieu textuel de figuration en creux d’un mystère et d’une impression, le poème en prose voit son allure première de fragment inséré être rehaussée par sa valeur de miroir. La dynamique d’engendrement stylistique des images relaie ainsi le fil narratif, qui les organisait habituellement en une certaine cohérence d’intrigue dont le caractère logique risquait de réduire le bourgeonnement de l’imagination saisie par une impression. C’est dans ce décalage esthétique que peut alors se dire chaque « vestige » d’une vie passée, puisque la recomposition poétique de cette existence sait en suggérer les zones d’ombre. La constitution d’un foyer poétique (source et réceptacle de la vision), dont nous avons observé les ressorts dans un premier temps, nous permet de rejoindre désormais une facture plus traditionnelle du poème en prose qui, comme chez Baudelaire, prend pour prétexte une déambulation. Dans le passage qui suit, le héros se promenant dans Paris à l’heure du couvre-feu, pendant la guerre, vient de faire « un trop long crochet » en se rappelant la visite que son ami Saint-Loup lui avait faite auparavant. Cet écart dans son chemin se fait également crochet dans le trajet du style, tandis que s’entrelace à la prose l’émerveillement d’un autre poème des « Regrets », « La mer 19 -», dont le décor fascinant se coagule singulièrement au cadre urbain pour susciter à la fois, dans ce Paris en guerre, un creuset de gravité et une échappée dans le merveilleux. Les lumières assez peu nombreuses (à cause des gothas), étaient allumées, un peu trop tôt car le « changement d’heure » avait été fait un peu trop tôt, quand la nuit venait encore assez vite, mais stabilisé pour toute la belle saison (comme les calorifères sont allumés et éteints à partir d’une certaine date), et, au-dessus de la ville nocturnement éclairée, dans toute une partie du ciel — du ciel ignorant de l’heure d’été et de l’heure d’hiver, et qui ne daignait pas savoir que 8 heures et demie était devenu 9 heures et demie — dans toute une partie du ciel bleuâtre il continuait à faire un peu jour. Dans toute la partie de la ville que dominent les tours du Trocadéro, le ciel avait l’air d’une immense mer nuance de turquoise qui se retire, laissant déjà émerger toute une ligne légère de rochers noirs, peut-être même de simples filets de pêcheurs alignés les uns auprès des autres, et qui étaient de petits nuages. Mer en ce moment couleur turquoise et qui emporte avec elle, sans qu’ils s’en aperçoivent, les hommes entraînés dans l’immense révolution de la terre, de la terre sur laquelle ils sont assez fous pour continuer leurs révolutions à eux, et leurs vaines guerres, comme celle qui ensanglantait en ce moment la France. Du reste, à force de regarder le ciel paresseux et trop beau, qui ne trouvait pas digne de lui de changer son horaire et au-dessus de la 122 Pierre-Éloi Moreau Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0014 20 Sens que nous semble suggérer Proust lorsqu’il déclare plus loin dans le texte : « On raisonne, c’est-à-dire on vagabonde, chaque fois qu’on n’a pas la force de s’astreindre à faire passer une impression par tous les états successifs qui aboutiront à sa fixation, à l’expression » (p. 461). La technique des « états successifs » et de la « fixation » enrichissent l’« impression » proustienne en un sens artistique qui permet d’autant mieux son «-expression-» poétique. ville allumée prolongeait mollement, en ces tons bleuâtres, sa journée qui s’attardait, le vertige prenait : ce n’était plus une mer étendue, mais une gradation verticale de bleus glaciers (p.-341-342). Le narrateur opère un tissage d’images par une longue concaténation où les formules répétées apportent toujours une nouvelle nuance, en une réelle «-gra‐ dation verticale » qui s’ouvre avec le regard porté sur le ciel à la coordination charnière-: «-et, au-dessus de la ville nocturnement éclairée-». Le commentaire du piéton de Paris pose le cadre réel de la description (les lumières allumées trop tôt par erreur), à partir duquel s’élance le poème en prose - et doublement : le style prend de l’ampleur avec le néologisme « nocturnement » et le regard s’élève « au-dessus de la ville ». En ce sens, les images se superposent plus qu’elles ne se succèdent, rétablissant moins la progression spatiale d’un regard qui se déplace que la surimpression imaginative d’une vision en ses divers états d’intensité, selon le modèle de l’estampe 20 . On réalise alors pleinement la pesanteur esthétique d’une trouée poétique au cœur du roman, puisque la déambulation devient visuelle et stylistique. Le passage accuse tout d’abord une série de contrastes qui font tableau. D’une part, la ville est « nocturnement éclairée » : elle brille donc d’une lumière artificielle tandis qu’il fait encore « un peu jour ». D’autre part, le changement d’heure, également artificiel puisqu’instauré en 1916 par souci politique d’économie, ne coïncide pas avec les heures du ciel («-qui ne daignait pas savoir… »). La discordance de la temporalité (l’heure instaurée et l’heure réelle) et de la couleur (la lumière de la ville et le « ciel bleuâtre ») établit donc un contraste entre l’artificiel et le naturel, qui fait fonds à la « gradation verticale » des images. Par ailleurs, la disposition spatiale est faite d’échos symétriques : l’œil se porte « au-dessus de la ville nocturnement éclairée », puis «-au-dessus de la ville allumée-», et regarde « dans toute une partie du ciel », précisé après l’incise en « dans toute une partie du ciel bleuâtre », puis mis en regard de « toute la partie de la ville » à la phrase suivante. Le tableau ainsi obtenu établit des plans qui tendent finalement à se confondre, créant alors une composition aussi redevable de l’eau-forte (dans le clair-obscur que laissent entendre «-une ville nocturnement éclairée » et « une ligne légère de rochers noirs ») que du pastel (suggéré par les teintes : « ciel bleuâtre », « nuance de turquoise », Présence réelle de la poésie-: le poème en prose dans Le Temps retrouvé 123 Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0014 21 Marcel Proust, À l’ombre des jeunes filles en fleurs (II), t. II, p.-192. Nous soulignons. 22 Qui créait dans l’atelier d’Elstir à Balbec «-un tableau irréel et mystique-» ( ibid. ). « ces tons bleuâtres »). En devenant, de « bleuâtre », « une immense mer nuance de turquoise », le ciel reprend du reste une des « métaphores » du peintre Elstir dans ses marines, où ciel et mer peuvent se confondre - un de ces « rares moments où l’on voit la nature telle qu’elle est, poétiquement 21 ». Fort de cette cohérence poétique et picturale 22 , le propos peut alors reprendre dans sa dernière phrase toutes les nuances du tableau. Ainsi, l’évocation des « vaines guerres », subitement amère et violente (comme l’indique l’ajout détaché « et leurs vaines guerres »), formerait moins un contraste avec « le ciel paresseux-» qu’une occasion d’intensifier l’impression causée par le décor (« à force […] le vertige prenait »). La « gradation verticale » est alors progressive. Tout d’abord, le ciel est « paresseux », et là où, auparavant, « il continuait à faire un peu jour », c’est désormais la « journée qui s’attard[e] » comme le ciel la « prolong[e] mollement » : le glissement de l’impersonnel à la tournure active personnifiant la journée avive alors singulièrement l’atmosphère poétique de la scène, en une sorte de molle atque facetum virgilien qui substituerait simplement au cadre champêtre un décor urbain. En outre, en une même relative incise, l’évocation allégorique de l’heure naturelle (« qui ne trouvait pas digne de lui de changer son horaire-») et la matérialisation lumineuse de l’heure artificielle (« au-dessus de la ville allumée ») convoquent les « tons bleuâtres du ciel », déplaçant légèrement une épithète déjà employée (le « ciel bleuâtre ») - ce qui porte ici l’attention sur le détail pictural des « tons », renforçant ainsi l’effet de nuance. Par ailleurs, l’effet de retardement provoqué par le rejet de la principale « le vertige prenait » en chute de phrase, crée un palier où l’on retient son souffle, et renforce l’effet sententiaire de la clausule (« ce n’était plus une mer étendue, mais une gradation verticale de bleus glaciers »), où le rappel de l’image précédente (la mer) ne l’annule pas mais la sublime en un dernier motif rimbaldien éclatant de musicalité : la gutturale l’impose (« g radation », « g laciers »), la liquide l’assouplit (« vertica l e », « b l eus g l aciers »), le / a/ la sublime (« gr a d a tion vertic a le », « gl a ciers »), et la sonorité finale ouverte du dernier terme, «-glaci e rs-», le laisse résonner indéfiniment. Ce passage semble d’ailleurs reconstituer le procédé de la lanterne magique, faisant du regard le foyer de projection, dans le ciel, d’une lumière diurne qui s’attarde encore dans la pénombre s’amassant (« dans toute une partie du ciel bleuâtre il continuait à faire un peu jour »). Se coagulent ainsi l’outil merveilleux de la lanterne, la peinture marine et le procédé topique de la flânerie urbaine, en une estampe 124 Pierre-Éloi Moreau Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0014 23 Sensible aux idiolectes, Proust évoque dans Le Temps retrouvé le « brillant » qu’a pris la conversation de Robert de Saint-Loup, féru de formules choisies manifestant son indépendance d’idées à l’égard de sa famille (p.-339-340). gravée (du fait des contrastes de lumière) puis colorée au pastel (en raison des tons nuancés). Or c’est pourtant au cœur d’un tel déploiement d’images que survient le ton inquiétant d’une amère méditation, trop grave pour passer inaperçue dans la légèreté poétique générale, mais qui, loin de ternir l’ensemble, pourrait bien par ailleurs en relever l’éclat-: - Mer en ce moment couleur turquoise et qui emporte avec elle, sans qu’ils s’en aperçoivent, les hommes entraînés dans l’immense révolution de la terre, de la terre sur laquelle ils sont assez fous pour continuer leurs révolutions à eux, et leurs vaines guerres, comme celle qui ensanglantait en ce moment la France. Ce n’est plus, en un alignement géographique, une opposition platement verti‐ cale du ciel à la terre qui régit la phrase, mais, en une modulation métaphorique, une polarisation oblique entre la mer et la terre, puisque c’est bien le ciel qui est devenu «-mer-» et que la «-terre-» désigne ici non plus l’espace du bas mais le globe (« l’immense révolution de la terre »). Le jeu de mots entre révolution de la terre (géologique) et « leurs révolutions à eux » (politiques) relève dès lors moins du clinquant de la conversation mondaine 23 que de l’inscription poétique du fait vrai (les « révolutions ») dans le « Temps » (« l’immense révolution de la terre ») par le biais d’une métaphore qui réagence l’espace (« Mer en ce moment couleur turquoise »). En ce sens, le redoublement de la formule « en ce moment », précisément employée pour qualifier d’une part la métaphore picturale d’une « mer en ce moment couleur turquoise », d’autre part la guerre « qui ensanglantait en ce moment la France », n’est pas anodin - rien n’est en effet moins abstrait du présent ( a minima le regard porté vers le ciel, a maxima le contexte de la Grande Guerre) que le regard poétique qu’on porte sur lui. Finalement, le contraste établi entre la note plus sombre de cette phrase contextuelle au cœur d’une vision onirique où « il continuait à faire un peu jour-» renforce au plan sémantique l’effet pictural de clair-obscur, comme si ce poids intérieur (au décor, au temps, au personnage) permettait d’autant mieux l’élancée dans l’émerveillement poétique. E. R. Curtius observe en ce sens que le relatif « platonisme » de Proust, qui structure sa quête de la vérité, n’est ni une aérisation hors de la matière, à la manière de Lamartine, ni un «-équilibre harmonieux-» voué au bonheur, à la manière d’Emerson-: Présence réelle de la poésie-: le poème en prose dans Le Temps retrouvé 125 Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0014 24 Ernst Robert Curtius, Marcel Proust , Paris, La Revue Nouvelle (trad. Armand Pierhal), 1928, p.-154. Le platonisme de Proust est d’une autre nature et je ne saurais le comparer qu’à celui de Baudelaire. Il connaît la douleur et le poids de l’existence terrestre, il est accablé par la matérialité du sensible, battu par le flot obscur et trouble des perpétuels recommencements. Il doit d’abord refondre toute la matière, la transformer et la sublimer par une alchimie spirituelle, avant de trouver sa langue 24 . En nous faisant quitter la simple parenté formelle ou thématique des formules poétiques de déambulations proposées par Baudelaire et Proust, l’« alchimie » qu’observe Curtius place à plusieurs niveaux le « vestige de la pénombre » habitant la poésie proustienne : il est certes, en un sens romanesque, trace du temps perdu hors de la vocation tel que le héros le vit jusqu’à la révélation finale du roman ; il est encore, en un sens philosophique, conscience et vécu de cette « matérialité du sensible » dont parle Curtius et qui pèse au héros, de caractère mondain et d’une complexion fragile ; mais il est surtout, en un sens poétique, « contact avec le mystère » tel qu’il apparaît au héros, quelques pages auparavant, à travers son ami Robert de Saint-Loup revenant du front avec une cicatrice, « plus mystérieuse pour moi que l’empreinte laissée sur la terre par le pied d’un géant-» (p. 337) - dernière image employant le sens étymologique de vestigium et se reliant directement au passage que nous venons d’observer. Cette marque de la guerre, vestige d’une pénombre qui surgit au cœur du quotidien (par la visite d’un ami soldat ou la méditation sur les conflits devant un ciel marin), fait valoir la véritable pesanteur poétique de la métaphore proustienne en tant qu’elle transforme un fait (un fait décrit, suscitant un fait de description) en événement (événement d’une impression surgissant, donnant l’événement d’une écriture saisissante). L’indication de la profondeur Découvrir enfin, au détour de la réflexion du héros dans la bibliothèque du prince de Guermantes qui clôt Le Temps retrouvé , un carreau de vitrail poétique qui désaxe la fausse intuition d’avoir sous les yeux un essai esthétique ou philosophique, c’est comprendre encore, plus largement et à rebours, combien le poème en prose ne fut pas, chez Proust comme chez ses inspirateurs de la fin du XIX e siècle, une révolte à l’égard du vers, mais une stylisation intense de la prose. De fait, Aloysius Bertrand désignait déjà ses poèmes comme « un nouveau 126 Pierre-Éloi Moreau Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0014 25 Aloysius Bertrand, lettre à David d’Angers du 18 septembre 1837 (reprise dans les Œuvres complètes , Paris, Champion, coll. « Textes de littérature moderne et contempo‐ raine-», n° 32, 2000, p.-900). 26 Joris-Karl Huÿsmans, À rebours , Paris, Gallimard, coll. «-Folio-», 1977, p.-291. 27 David Scott, « La structure spatiale du poème en prose. D’Aloysius Bertrand à Rim‐ baud-», Poétique , Paris, Seuil, vol.-15, n° 59, septembre 1984, p.-295. 28 Charles Baudelaire, lettre à Arsène Houssaye, publiée dans La Presse le 26 août 1862, reprise en préface-dédicace des Petits poèmes en prose dans les Œuvres complètes publiées par Michel Lévy frères (t. IV, 1869, p.-1-3). genre de prose 25 -», les considérant donc par rapport à la prose et non, comme le veut traditionnellement la critique, par rapport à la poésie. De la même manière, Huÿsmans veut extraire (au sens chimique) le poème en prose d’un roman « condensé en une page ou deux », en une forme quintessenciée qui contiendrait le «-suc cohobé-» de l’expérience décrite par l’œuvre initiale 26 . À cette formule substantielle, David Scott ajoute encore une considération qui saura intéresser directement une étude du Temps retrouvé -: Ainsi, ce que les poètes en prose du XIX e siècle cherchaient dans la prose esthétique était une libération non pas, comme on l’a souvent et à tort supposé, des conventions de la versification (conventions qui allaient, au contraire, reparaître, souvent frag‐ mentées mais toujours efficaces, dans la poésie en prose), mais des structures d’un langage essentiellement logique et discursif. 27 Pour le dire autrement, non seulement le poème en prose concentre en lui la substance du roman dont il est réellement ou virtuellement issu, mais il fait encore passer le langage d’un plan rationnel et démonstratif à une logique poétique adaptée, comme le voulait Baudelaire, «-aux mouvements lyriques de l’âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience 28 ». De là, cette « espèce de fondu, d’unité transparente » dont Proust faisait le caractère des chefs-d’œuvre dans sa lettre à Mme de Noailles, et les diverses formes que prend la phrase proustienne composent le « symbole matériel » de cette « unité » en adaptant même la souplesse de la nouvelle poésie baudelairienne à l’écriture spéculative de «-l’Adoration perpétuelle-» : La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent pleinement vécue, c’est la littérature. Cette vie qui, en un sens, habite à chaque instant chez tous les hommes aussi bien que chez l’artiste. Mais ils ne la voient pas, parce qu’ils ne cherchent pas à l’éclaircir. Et ainsi leur passé est encombré d’innombrables clichés qui restent inutiles parce que l’intelligence ne les a pas "développés". Notre vie ; et aussi la vie des autres ; car le style pour l’écrivain aussi bien que la couleur pour le peintre est une question non de technique mais de vision. Il est la révélation, qui serait impossible Présence réelle de la poésie-: le poème en prose dans Le Temps retrouvé 127 Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0014 29 Marcel Proust, «-Présence réelle-» [«-Les Regrets…-», XXII]. par des moyens directs et conscients, de la différence qualitative qu’il y a dans la façon dont nous apparaît le monde, différence qui, s’il n’y avait pas l’art, resterait le secret éternel de chacun. Par l’art seulement nous pouvons sortir de nous, savoir ce que voit un autre de cet univers qui n’est pas le même que le nôtre et dont les paysages nous seraient restés aussi inconnus que ceux qu’il peut y avoir dans la lune. Grâce à l’art, au lieu de voir un seul monde, le nôtre, nous le voyons se multiplier, et autant qu’il y a d’artistes originaux, autant nous avons de mondes à notre disposition, plus différents les uns des autres que ceux qui roulent dans l’infini et, bien des siècles après qu’est éteint le foyer dont il émanait, qu’il s’appelât Rembrandt ou Ver Meer, nous envoient encore leur rayon spécial. (p.-474-475) La réflexion esthétique de cet avant-dernier moment du roman, prenant appui sur la révélation progressive d’une vocation d’écrivain, déploie une rêverie sur la littérature qui nous semble à nouveau renvoyer à un poème en prose du jeune Proust publié dans « Les Regrets : rêveries couleur du temps » : évoquant l’intense présence de l’être aimé, la pièce « Présence réelle 29 » n’a-t-elle pas en effet toute sa place dans la généalogie d’une « Adoration perpétuelle » où se contemple justement cette vie qu’a, seule, véritablement et amoureusement quêtée le héros : la littérature ? Une telle ascendance poétique ajouterait à la valeur stylistique de ce qui se fait poème sur la prose, et qu’ordonne dans l’extrait cité une progressive avancée dans la métaphore, de l’énoncé initial au «-rayon spécial-» des «-artistes originaux-». Or cette progression n’est pas tant « logique et discursive », comme le refusait le poème en prose selon David Scott, que métaphorique et poétique. En effet, dans cet extrait ouvert par une définition de la « vraie vie » et clos sur un éloge de l’art, on peut déceler deux temps clairs faisant chacun succéder à une sorte de demi-temps musical (la sentence initiale sur la « vraie vie », lentement glosée, puis la séquence « Notre vie ; et aussi la vie des autres… » et son bref développement) un crescendo qui le déploie (« Cette vie… Mais… »-; « Par l’art… Grâce à l’art… »). Or cette bipartition symétrique est manifestement articulée par une charnière portant sur « le style », ainsi serti au cœur du passage avec sa comparaison picturale. Comment mieux dire l’importance du style comme pivot de cette métamorphose de la sentence en métaphore, et de la « vraie vie » en art, pour y faire palpiter cette « présence réelle » tant quêtée ? De fait, à la métaphore de la photographie («-ainsi leur passé est encombré d’innombrables clichés qui restent inutiles parce que l’intelligence ne les a pas "développés" ») dont le héros 128 Pierre-Éloi Moreau Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0014 30 « J’essayais maintenant de tirer de ma mémoire d’autres “instantanés”, notamment des instantanés qu’elle avait pris à Venise, mais rien que ce mot me la rendait ennuyeuse comme une exposition de photographies […]-» (p.-444). 31 Julien Gracq, « Proust considéré comme terminus », En lisant en écrivant , repris dans Œuvres complètes , t. II, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1995, p. 623. 32 Marcel Proust, «-Présence réelle-», op. cit. , p. 136. Cela semble faire écho au «-symbole matériel-» de l’unité d’une œuvre, évoqué dans la lettre à Anna de Noailles (citée ici en note 6). 33 Michel Sandras intitule sa conclusion de Proust ou l’euphorie de la prose par la formule « Le grand récitatif proustien » ( op. cit. , p. 269-278), dont il précise emprunter le terme au Traité du rythme des vers et des proses de H. Meschonnic et G. Dessons (Paris, Dunod, 1998). Il nous semble cependant que la formule trouve déjà son plein déploiement poétique et significatif dans les notes de mise en scène de Jean-Louis Barrault en récusait plus tôt le caractère ennuyeux 30 rappelé ici par les guillemets sur le terme « "développés" », se substitue finalement celle du « foyer » qui, en son double sens de point chaleureux central et de source lumineuse, au terme du paragraphe formant ainsi unité, extrait de la « vraie vie » la substance de sa révélation : cette vie constitue pour nous un foyer lumineux, ce qui relève moins d’une tautologie logique que d’un approfondissement poétique par la « vision ». En effet, l’anaphore en épithétisme qui ouvre l’extrait joue à la fois de l’intensité des mots et de la précision bourgeonnante qui mène à l’apodose d’une pureté éclatante : « c’est la littérature ». En sa forme percutante, cet énoncé reprend l’amorce tout aussi lapidaire qui la prépare en sa simplicité : « La vraie vie ». La sonorité répétée du / v/ suscite d’emblée une vibration qui court au long de l’anaphore : « la vie…, la seule vie… », encore prolongée par la dislocation des sonorités du mot « vie » entre « découverte » et éclaircie », puis par la dérivation que crée le participe «-vécue-» : dérivation sémantique (il suscite un polyptote) et sonore (il module l’homéotéleute initiale en / i/ , formée par «-v i e-» et «-éclairc i e-», en un / u/ annonçant le terme final de «-littérat u re-»). Dès lors, l’encadrement sententiaire (« La vraie vie… c’est la littérature ») permet une dilatation interne du sens : la « vraie vie », c’est une vie atteinte après une quête (l’adverbe « enfin » suggérant un aboutissement chronologique que relaie l’accomplissement logique de « par conséquent ») ; c’est une vie unique (« la seule vie ») ; c’est une vie intense (« pleinement vécue ») - révélation, unité, intensité pouvant bien alors devenir les principes de la «-vérité-» portée par le «-bourgeonnement intime 31 -» de la prose proustienne. C’est donc en littérature que le tout de cette vie se réalise, de même que la « présence réelle » de l’aimée dans le poème des « Regrets » se trouvait écrite dans un livre comme « une preuve matérielle de la réalité de [s]on voisinage spirituel 32 -». Comme l’adresse lyrique et rêveuse de l’écrit de jeunesse, la révélation qui habite ce petit coin de roman fait alors l’objet d’un véritable « récitatif 33 » : dans Présence réelle de la poésie-: le poème en prose dans Le Temps retrouvé 129 Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0014 marge de Phèdre (Paris, Seuil, coll. « Points », 1946 ; voir notamment la scène 3 de l’acte I, le « récitatif » y correspondant à l’aveu de Phèdre à Œnone, p. 88-93). Nous lui devons certaines formules et analyses, comme celles du « palier d’élan » et des effets de crescendo . Phèdre est d’ailleurs le premier rôle dans lequel le héros proustien admire la Berma, et la structure musicale et existentielle de l’aveu semble trouver avec le dévoilement du sens et des images qu’opère la phrase proustienne une parenté singulière. 34 Michel Sandras, Proust ou l’euphorie de la prose , op. cit. , p.-269. le déploiement d’une prose illuminée de la vérité vers laquelle elle fait signe tout en la manifestant, semble prévaloir un procédé de dérivation sonore et sémantique qui, n’ayant rien d’un «-continu logico-narratif 34 -», nous fait plutôt adhérer à son « rayon spécial » par une dilatation poétique du propos. Tout d’abord, l’isotopie lumineuse traversant notre extrait de part en part (« la vie […] éclaircie-», « ils ne cherchent pas à l’éclaircir », «-foyer-» et « rayon spécial », termes encore relayés par de plus lointains synonymes comme « couleur » ou « révélation ») fait progressivement avancer le propos vers l’idée que ce n’est pas « l’intelligence » qui peut se charger d’éclaircir la « vraie vie » qui est en nous (elle n’y suffit pas, pour Proust) : l’éclairage se fait plutôt à travers un autre « monde », celui d’un écrivain, qui n’est pas d’ailleurs le sien propre mais qui est cet « univers » que sa « vision » recrée pour nous. Le « rayon » renvoie d’ailleurs au vocabulaire de l’optique évoquant donc la vision préalable et encore vivace de l’artiste comme un échange de regards avec son lecteur, rétabli en sa transposition poétique. Ensuite, le procédé de la nuance réapparaît dans ce passage à travers le terme central de « différence » : à l’instant qu’il évoque cette « différence qualitative qu’il y a dans la façon dont nous apparaît le monde… », le narrateur crée précisément par l’incise conditionnelle « s’il n’y avait pas l’art » un creuset où se donne son propre « secret éternel ». Ce simple encart syntaxique suscite en effet une différence de plans : dans l’idée formulée (la « différence qualitative »), se dit un arrière-fond d’où s’élance la seconde partie du propos, portant spécifiquement sur l’art et organisée en deux temps quasi anaphoriques soulignés par leurs initiales aux sonorités ouvertes (« P a r l’ a rt… », « Gr â ce à l’ a rt… ») - cette nouvelle variation reposant d’ailleurs sur une gradation sémantique de l’instrumental « par » au reconnaissant « grâce à » préparant l’élancée métaphorique finale. Loin de n’établir qu’un propos théorique servant à la justification de son écriture, le narrateur fait ainsi bourgeonner dans sa phrase l’idée qu’il veut amener à sa surface en toute son intensité signifiante. Ainsi s’applique-t-il à dessiner l’« atmosphère de poésie » nécessaire à l’avènement de cette présence par un réseau sonore où se répondent des termes ainsi accentués par la musique du texte. D’une part, le phonème / voi/ réunit les formes conjuguées de « voir » et certains infinitifs 130 Pierre-Éloi Moreau Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0014 par leur seule terminaison (« sa voi r », « voi t », « a voi r »), de telle sorte que l’écriture fait résonner le sens de la vision, encore rappelé par le dernier verbe « en voi ent ». D’autre part, cette ligature sonore, ciment ou véritable matière des idées évoquées, permettait déjà de clore la métaphore photographique autour d’une rime interne (« leur pass é est encombr é d’innombrables clich és parce que l’intelligence ne les a pas “développ és ”-»), tandis que le phonème / on/ court au long du passage pour diffuser une «-visi on -» qui est une «-révélati on -» à partir de «-m on des-» dont le «-ray on -» est mis à notre «-dispositi on -». Par conséquent, l’idée trouve dans sa figure textuelle son sens, sa matière et son illustration tout à la fois. Ainsi, l’image des «-paysages […]-dans la lune-» surgit justement lorsque le propos évoque un « univers qui n’est pas le même que le nôtre », tandis que dialoguent deux mondes par la riche rime interne « ce que voit un autre-», « le nôtre ». De la même manière, la phrase suivante fait précisément « se multiplier » un monde par les structures comparatives « autant… autant », puis « plus… que », cette dernière étant encore relayée par la coordination dont le second terme, en un trait proustien désormais familier, est retardé en chute de phrase par deux compléments (« bien des siècles…, qu’il s’appelât… »). Ce faisant, et selon un terme de l’incipit, le « rayon spécial » vient incendier le texte encore troublé de son éclat final, qu’il fût hérité d’autres artistes ou jaillisse de l’écriture elle-même. Finalement, cette réflexion méta-artistique nous fait rejoindre à double titre un procédé souvent à l’œuvre dans le poème en prose : s’il s’agit certes d’une spéculation sur le travail littéraire et la profondeur de l’art, ce passage pourrait en outre confiner à l’ekphrasis lorsqu’après avoir comparé le style à la couleur du peintre, le narrateur proustien évoque son propre texte comme un tableau vivant, un « carreau » de fenêtre-vitrail (pour reprendre un autre terme de l’incipit). La réflexion se fait dès lors tout autant spéculative que spéculaire, à l’image de ces miroirs au cœur des compositions de Ver Meer, où le peintre se représente lui-même - figuration en creux de son travail en particulier et de l’art en général, ou encore indication, marquée exactement comme par l’altimètre du style, de la profondeur de l’œuvre . En une singulière circularité, notre passage s’ouvre sur une conclusion (« par conséquent ») à laquelle sa fin nous renvoie inévitablement. De telle sorte que la métaphore finale opère une « marche en sens contraire-», une lecture «-à rebours-», comme l’énonce ensuite le texte au sujet de ce déchiffrement qu’opère l’art sur nous : le « rayon spécial » est une évocation conjointe de l’acuité de l’art, de celle à laquelle il nous appelle sur nous-mêmes, de l’éclat lumineux d’une œuvre littéraire, et du foyer vital qui s’y trouve représenté comme figure de la «-vraie vie-» - véritable «-retour aux Présence réelle de la poésie-: le poème en prose dans Le Temps retrouvé 131 Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0014 35 «-En somme, cet art si compliqué est justement le seul art vivant. Seul il exprime pour les autres et nous fait voir à nous-même notre propre vie, cette vie qui ne peut pas s’“observer”, dont les apparences qu’on observe ont besoin d’être traduites et souvent lues à rebours et péniblement déchiffrées. Ce travail qu’avaient fait notre amour-propre, notre passion, notre esprit d’imitation, notre intelligence abstraite, nos habitudes, c’est ce travail que l’art défera, c’est la marche en sens contraire, le retour aux profondeurs où ce qui a existé réellement gît inconnu de nous, qu’il nous fera suivre-» (p.-475). profondeurs où ce qui a existé réellement gît inconnu de nous » 35 , et que le style manifeste à nouveau en sa présence réelle . Le tryptique proposé par Suzanne Bernard pour lire le poème en prose comme un tout organique (unité), n’ayant d’autre fin que lui-même (gratuité), en une forme courte qui ne se perd pas en développements (brièveté), semblait tout d’abord s’adapter difficilement à une écriture proustienne conçue comme un tissage en réseau. Or certains fragments relus à l’aune d’un éclat qui leur est propre déplacent ces principes de la forme (un poème artificiellement inséré dans la prose) au contenu (le poème de l’impression surgissant au travers de la prose). De ce fait, l’unité de l’écriture de la Recherche s’ordonne aussi autour de ces alcôves poétiques dont l’atmosphère reconstitue la présence réelle d’une vérité sertie dans l’impression. Le Temps retrouvé n’est certes qu’une forme inachevée imposant un choix d’édition, mais cet aspect hésitant du tome ne nous introduit-il pas d’autant mieux au travail proustien qui, de la tenture d’un texte où des moments poétiques s’entrelacent au récit, fait une paroi à partir de laquelle telle ou telle vérité peut émerger du foyer de l’impression ? Si « l’art recompose exactement la vie », et que « la vraie vie […] c’est la littérature », on quitte alors l’aspect mimétique de la prose pour en extraire le suc poétique : c’est bien dans une « atmosphère de poésie » que nous plonge l’auteur de la Recherche en ce dernier tome où l’on apprend avec son héros les données véritables de sa vocation. Foyer intense de l’impression manifestant la douceur d’un mystère, déploiement merveilleux de la gravité d’un instant révélant le vestige d’une pénombre rémanente, ou bourgeonnement méditatif d’une conviction intime indiquant la profondeur de la littérature, le poème en prose proustien, «-assez sépar[é] pour qu’on eût pu s[’il] avait été vivan[t], [le] cueillir », suscite une atmosphère dont la valeur initiatique ne se réduit pas à une question générique, mais renvoie certainement à une expérience génésique. 132 Pierre-Éloi Moreau Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0014