Oeuvres et Critiques
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0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
10.24053/OeC-2023-0016
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Wladimir Weidlé admirateur de Claudel
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Dominique Millet-Gérard
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1 Lettres à son fils Henri (13 juillet 1952), Lausanne, L’Âge d’homme, 1990, p.-279. 2 Journal , t. 1 (désormais J1 ), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1968, p. 102. Le voyage a duré du 15 au 29 août. C’est quand même plus rapide qu’en bateau (les traversées duraient deux mois). 3 Dominique Millet-Gérard, Anima et la Sagesse. Pour une poétique comparée de l’exégèse claudélienne, Paris, Lethielleux, 1990, p.-713 à 734. 4 J1 , p.-702. Voir aussi p.-552 5 La Vie intellectuelle [10 juillet 1935], « Le message européen de Paul Claudel », p. 53-57. Wladimir Weidlé admirateur de Claudel Dominique Millet-Gérard Son métier de diplomate n’a jamais entraîné Claudel en Russie. Sans doute un poste en URSS ne l’eût-il pas tenté ; en 1952, trois ans avant sa mort, il décourage vivement son fils Henri de briguer un emploi de diplomate à Moscou, « dans une espèce de bagne 1 -». Il a pourtant eu une vision des grands espaces russes lors de son retour de Chine en été 1909, puisqu’il est alors rentré par le Transsibérien ; une note du Journal évoque un « Lever de soleil sur le Baïkal. - L’Oural. Traversée de la Volga. Les chants dans la gare de Smolensk 2 ». Il ne pouvait néanmoins rester indifférent, d’une part, au caractère dramatique de l’évolution politique de ce pays, qu’il interprétera par la suite en termes exégétiques, voire eschatologiques, non plus qu’à la créativité de l’« âme russe », dont sa jeunesse contemporaine du Symbolisme a connu la première révélation 3 . Absent de France la plupart du temps, Claudel n’a été au fait que de loin en loin des milieux de l’émigration russe à Paris ; néanmoins, souvent par des amis communs, ou de par sa notoriété de poète chrétien, des liens se créent qui sont plutôt des relations personnelles de collaboration que d’appartenance à un groupe. Il a connu de visu deux émigrés de renom, Dmitri Merejkovski et Wladimir Weidlé. Du premier il avait sept livres, et il l’a reçu en janvier 1926, « petit vieillard gris fer aux yeux pâles et durs 4 ». Le second lui rendit visite (encore une visite de Nouvel An ! ) en janvier 1937, deux ans après lui avoir offert un article dans le numéro d’hommages de La Vie intellectuelle en 1935 5 : « Visite du Russe Wladimir Weidlé, qui me dit que ne pouvant emporter de Russie qu’un Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0016 6 J2 , p.-176, 2 janvier 1937. 7 [Gallimard, 1954]. Pas de trace dans le catalogue de Brangues. 8 Nous nous inspirons ici de la préface de Bernard Marchadier aux Abeilles d’Aristée, Genève, Ad Solem, 2002, p. II. Voir « Воспоминание о Пуссене », Вечерний день, Издательство имени Чехова, Нью Йорк, 1952. 9 Ibid. 10 Les abeilles du berger Aristée sont mortes. Il offre un sacrifice, et voit de nouvelles abeilles jaillir de la décomposition des premières : allégorie de l’art qui doit renaître de sa propre décadence, dans un renouveau spirituel. petit nombre de livres, il a choisi les miens 6 ». En 1954, Claudel lit attentivement Les Abeilles d’Aristée 7 que Weidlé lui a sans doute offert. Or Wladimir Weidlé (1895-1979), historien de l’art, essayiste et poète, a consacré, depuis l’émigration, de belles pages au vers claudélien et se rappelle avoir composé et publié, avant son départ de Russie en 1924, des poèmes inspirés de Claudel. Nous nous pencherons ici sur ce que Weidlé dit de Claudel, avant d’aborder deux de ses poèmes, datés de 1924, réputés être ceux qui se rapprochent le plus de l’esthétique du vers claudélien. Weidlé lecteur de Claudel Wladimir Vassiliévitch Weidlé (Saint-Petersbourg, 1895 - Paris, 1979), fils naturel d’une servante, fut adopté par un industriel d’origine allemande qui lui donna son nom ; il fit des études d’histoire et de philologie à l’Université d’État de Saint-Petersbourg, tout en s’initiant à l’histoire de l’art au Musée de l’Ermitage ; il avait une admiration particulière pour Poussin et le célèbre « Paysage avec Polyphème » qui y est accroché 8 ; en 1912 une exposition organisée par l’Institut français et la revue « Apollon », intitulée « Un siècle d’art français : 1812-1912 », lui permit de se familiariser avec la peinture française moderne 9 . Il se spécialisa en études médiévales, tout en s’intéressant à l’esthétique et à la poétique. Il enseigna l’histoire de l’art à l’Université de Perm entre 1918 et 1921, et écrivit alors ses premiers articles. En 1924, il fuit le régime soviétique et s’installa à Paris où il restera jusqu’à la fin de sa vie, enseignera l’histoire de l’art à l’Institut de théologie Saint-Serge, participera aux réunions du Studio franco-russe et publiera, surtout en russe mais aussi en français, des ouvrages d’histoire de l’art médiéval, notamment sur la mosaïque, et des articles et études sur des sujets très divers touchant à l’art occidental, à la littérature, à l’âme russe, et également, dans une ligne très berdiaevienne, sur sa préoccupation concernant la dégradation de l’inspiration artistique, en Occident comme en URSS. C’est de cette réflexion qu’est nourri le livre intitulé Les Abeilles d’Aristée, d’après un épisode tiré du quatrième Livre des Géorgiques de Virgile 10 ; un chapitre en avait 142 Dominique Millet-Gérard Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0016 11 Abeilles , p.-39. 12 Abeilles , p. 40. Citation de « Saint Jude » [ L’Indépendance (1 e novembre 1911), puis Corona benignitatis anni Dei, Paris, NRF, 1914-1915], Po , p. 417. Weidlé dit « verset », mais nous préférons nous conformer au désir de Claudel de réserver « verset » à la Bible. Voir « Interview par M. Wilmès sur Le Soulier de Satin » [ Panorama, 25 novembre 1943], Troisième Supplément aux Œuvres complètes , Lausanne, L’Âge d’homme, 1994, p.-234. 13 Abeilles , p.-94. été lu en 1935 chez Gabriel Marcel, et c’est ainsi que fut proposée à l’auteur la publication de l’ensemble (il s’agit en fait d’un recueil de cours, articles et essais) chez Desclée de Brouwer dans la collection «-Les Îles-» qui avait plus ou moins pris la succession du « Roseau d’Or », en 1936 ; le livre fut rapidement traduit en diverses langues, tandis que la version russe originale, intitulée Умирание Искусства, « L’Agonie de l’art », paraissait à Paris en 1937. En 1954, Gallimard reprendra le livre dans une version enrichie ; c’est celle qui a été republiée en 2002 par l’éditeur genevois Ad Solem. Or ce livre réserve une place importante à la poésie de Claudel. Dans sa diatribe initiale contre les faiseurs, les « littérateurs dirigés 11 » qui plient leur savoir-faire au conformisme ambiant, Weidlé cite le vers provocateur (et célèbre ! ) où Claudel met sur le même plan « l’homme de lettres, l’assassin et la fille de bordel 12 -». A contrario, Weidlé fait l’éloge de ceux qui sont « passés du vers à la prose en tant que véhicule de la suprême poésie », le processus « atteignant la limite de la saturation poétique chez Rimbaud et le Claudel de Connaissance de l’Est 13 ». Suit un bel éloge de Claudel qui est en même temps le constat de l’épuisement d’une époque qui n’a su se mettre à l’école d’un tel maître-: Rien n’est plus caractéristique des tendances générales de ce temps que le sort de ce qui, à une autre époque, aurait pu se nommer la réforme claudélienne. Un renouveau de l’idiome et de la forme poétiques, que rien ne faisait prévoir avant lui, s’annonce dès les premières œuvres de Claudel. Sa langue est à la fois dense et déliée, imagée et fluide, comme elle ne l’a été chez aucun des romantiques, parnassiens ou symbolistes. Elle échappe au desséchement utilitaire, à la distillation puriste, au gonflement oratoire : elle épouse le mouvement intérieur d’un seul élan, dans l’acte même de l’élocution. Du même coup la versification est transformée, au delà de toutes les innovations prosodiques tentées depuis un siècle, et de toutes les expériences du vers libre, d’une façon à la fois plus hardie et plus naturelle. Aucun autre poète français n’est parvenu à se forger un instrument poétique à la fois aussi neuf et aussi conforme au génie de la langue que le verset de Claudel, qui diffère de celui des Psaumes avant tout par les éléments qui lui viennent de la prose de Rimbaud, de Maurice de Guérin et de Chateaubriand. […] En même temps, cette refonte du vers a permis d’établir la base Wladimir Weidlé admirateur de Claudel 143 Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0016 14 Abeilles , p. 332. « Religion et Poésie », [ Nouvelle Équipe , 14 novembre 1927], repris dans Positions et Propositions II [NRF, 1934-: c’est sans doute la source de Weidlé]. Pr , p.-64. 15 Et aussi de Hans Urs von Balthasar, qui cite ce même essai aux mêmes fins dans son «-Petit Mémoire sur Paul Claudel-» ( Bulletin de la Société Paul Claudel , n° 82, 1981). 16 Abeilles , p.-385. 17 Ibid. , p.-392. 18 Ibid. , p.-393. nécessaire au renouvellement d’une grande forme lyrique, l’ode ; non pas l’ode de la tradition classicisante […] mais celle de Pindare dans ce qu’elle a de commun avec certaines formes de la poésie biblique et liturgique […] La reprise de la grande ode correspond d’ailleurs à la nécessité de plus en plus ressentie depuis cent ans d’un lyrisme autre que purement individuel, d’une poésie chorale et dithyrambique. […] Claudel est le seul poète moderne qui ait su amplifier le souffle lyrique sans le niveler, ce qui l’a conduit à la voie royale qui mène de l’ode au dithyrambe et de celui-ci au drame ; mais sur cette voie, il faut le dire, personne ne l’a suivi. Personne ne l’a même suivi, sauf quelques vagues imitateurs, dans sa première et décisive démarche, par laquelle il se créa une langue et un vers nouveaux. De cette création il fut seul à profiter. Si Claudel est absent de la partie médiane du livre, intitulée « Minuit de l’Art-», il ressurgit dans la troisième consacrée à l’espérance d’une renaissance spirituelle des formes. Weidlé prouve qu’il se tient au courant de la production claudélienne, y compris la prose toute récente, en citant un passage de « Religion et poésie 14 -» faisant le constat de l’impossibilité pour un artiste authentique de s’aligner sur un monde atone, où la tension chrétienne entre le bien et le mal s’est effacée des consciences. La conclusion, tout à fait semblable à celle de Claudel dans le même essai, et également conforme au mouvement « pneumatique » de la pensée de Berdiaev 15 , est que « la voie la plus directe et la plus sûre pour replonger l’art dans cet air respirable qui lui fait défaut est la voie d’une nouvelle union entre l’art et la religion, entre l’imagination créatrice et la foi chrétienne 16 » - ce dont Claudel est un exemple, parmi d’autres (Péguy, T.S. Eliot). L’espoir est permis, pense Weidlé, dans la mesure où le jaillissement mystérieux de l’œuvre authentique est toujours possible, comme on peut trouver des geysers sur la terre la plus dévastée 17 ; et de donner l’exemple de Tête d’Or , La Ville ou les Odes, « naissance d’un langage neuf, entièrement libre et spontané, au sein duquel chaque mot semblait vierge, exempt de toute usure, un lien direct étant rétabli entre le sens et le son, entre la forme de la phrase et le mouvement secret de l’émotion ou de la pensée 18 -». Tel est le signe d’une « voix » (mot si claudélien) « qui parlait et qui créait les mots au fur et à mesure qu’elle les prononçait, non pas, certes, en les inventant de toutes pièces, mais 144 Dominique Millet-Gérard Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0016 19 Ibid. 20 Ibid. , p.-398. 21 Ibid. , p 399-; cf. Ex 17, 6-; Num 20, 11-; I Cor 10, 4 = le Christ. 22 Ibid ., p.-412. 23 [Préface à Anthologie de la poésie mexicaine , Éditions de l’Unesco, Nagel, 1952], Pr , p. 55 pour la citation ; Воздушные Пути, 1965 n° 4, p. 180 ; repris dans О Поэтах и поэзии, YMCA-Press, Paris, 1973, p.-189. 24 Abeilles , p. III. en les remplissant d’un sens qui modifiait ou vivifiait celui qu’ils avaient déjà, qui faisait fondre leur carapace durcie par un long usage et les intégrait au jaillissement originel de la parole 19 -». Ainsi surgit une «-vérité au delà de toute vraisemblance », qui s’applique aussi aux personnages des drames, façonnés par leur langage et « différ[ant] de presque tous les autres personnages du théâtre moderne par leur manque absolu de conformité avec des modèles extérieurs. […] Ce n’est pas l’être social, c’est l’être profond qui s’exprime ainsi, celui que nous avons tant de peine à dégager en nous-mêmes et à distinguer chez les autres, dans l’existence de tous les jours 20 -». « Ainsi », conclut Weidlé à propos de Claudel, « l’imprévisible s’est accompli, le miracle a eu lieu. Le drame a jailli du rocher que frappa Moïse 21 ». La conclusion du livre, revenant à son titre, est néanmoins voilée de mélancolie-: Tous les germes vivants qui poussent aujourd’hui à travers la putréfaction recouverte par l’acier et le béton ne vivent que de cette seule espérance, que l’art soit purifié dans le nouvel embrasement de la foi. […] On ne guérit pas de la mort. L’art n’est pas un malade qui attend le médecin, mais un mourant qui espère en la résurrection. Il se lèvera de son grabat dans la clarté calcinante du jour nouveau ; sinon, il nous faudra l’ensevelir, et sa glorieuse histoire résonnera à nos oreilles comme une longue oraison funèbre 22 . Weidlé reviendra encore une fois sur Claudel en des termes plus apaisés dans un article de 1965, écrit en russe, О любви к стихам (« De l’amour des vers »), où il citera un des derniers textes théoriques de Claudel, « La poésie est un art », défendant le paradoxe que « la poésie est partout. Elle est partout, excepté chez les mauvais poètes 23 ». Mais nous allons revenir maintenant sur le tout début de sa carrière et un témoignage intéressant de sa relation à Claudel. Deux poèmes de jeunesse de Wladimir Weidlé Toujours dans sa préface aux Abeilles d’Aristée, Bernard Marchadier note que « dès le début des années vingt, Weidlé publie des vers inspirés de Claudel 24 -», hélas sans référence précise. Grâce à l’aide de Madame Tatiana Victoroff, maître Wladimir Weidlé admirateur de Claudel 145 Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0016 25 Vieux, je te plains, mais quand cessera ce râle ? / Tes doigts ne peuvent-ils pas se souder à ton mirliton et ta langue se coller à tes dents-! Et tes joues gonflées, ne peuvent-elles crever ! / Regarde, la rosse du cocher va mettre son museau sur ton épaule. Mais cela m’écœure de t’écouter, et je rentre vite à la maison, / À chacun ses soucis, et je ne suis pas pire qu’un autre, Et je vois, mon frère devant Dieu, que pour l’hiver tu es un peu démuni, / Tandis que j’ai une âme bien vivante et un billet dans ma bourse, Je te le donne, ce billet, mais mon âme je la garde pour moi, / À chacun ses soucis, et elle n’a rien à faire avec toi. Elle n’a rien à faire avec toi, assez ! Et c’est seulement dans la complète obscurité / Que le cœur intelligent se serre et que la peur secrète frappe, Et j’entends le cliquetis du bois puis ce son terrifiant,-/ Quand il n’y a plus d’air et que le mirliton vous tombe des mains. Seigneur, moi aussi je suis devant vous, mes lèvres aussi sont en sang, / Je vous ai apporté cette chanson et une larme d’amour au rabais. de conférences de littérature comparée à l’Université de Strasbourg, et de M. Ilia Dorontchenkov, chercheur à Saint-Petersbourg, que je remercie très vivement ici, il a été possible de retrouver deux de ces poèmes, qui ont été publiés dans Русский современник ( Le Contemporain russe ), 1924, n° 2, p. 127-128. Il s’agit d’une revue artistique et littéraire publiée à Leningrad par la maison d’édition privée N. I. Maragam dont le rédacteur en chef était A. N. Tikhonov. Les livraisons, toutes sur l’année 1924, tiennent en quatre volumes. Les textes publiés étaient de la poésie et de la prose sur des thèmes «-éternels-» (l’amour, la mort), non sans parfois une tonalité grinçante, grotesque que l’on pourrait peut-être qualifier d’expressionniste, des écrits des formalistes (Eikhenbaum), des essais sur le théâtre, la musique, le cinéma, et des documents d’archives (inédits de Dostoïevski, Tchékov, Blok). Le périodique accueille des plumes célèbres : Zamiatine, Alexis Tolstoï, Akhmatova, Sologoub, Mandelstam. Le jeune Weidlé se trouve en bonne compagnie. Nous reproduisons ses deux poèmes et les accompagnons de notre traduction, après quoi nous essaierons de voir en quoi ils sont «-inspirés de Claudel-». ДВА СТИХОТВОРЕНИЯ 1 25 Старик, я тебя жалею, но когда же ты кончишь свой хрип ? Как у тебя пальцы к дудке примерзли и язык к зубам не прилип-! И эти надутые щеки, как они не лопнули ещё ! Смотри, извозчичья кляча кладёт тебе морду на плечо. 146 Dominique Millet-Gérard Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0016 26 Mon voisin d’aujourd’hui derrière la table, tu as une petite brioche et tu es chauve, / Tu n’es pas très bien lavé, tu ne manges pas très proprement, Tu aimes bien la vodka et les femmes, tu sais ramasser des pots-de-vin, / Tu ne me connais pas, mais tu me regardes comme si tu voulais me taper. Mon voisin, à quoi bon avoir de l’argent, tu vas mourir aujourd’hui, / L’ange est déjà arrivé derrière toi, et il regarde ton angoisse, Et voilà que soudain tu pâlis, tu le vois, tu ne peux plus parler , - / Je suis très content d’être jeune et de ne pas devoir mourir de sitôt. Et on t’arrache ton vêtement, et en-dessous je vois ton âme, / Et si ton corps était ignoble, ton âme l’est plus encore. Seigneur, c’est bien fait pour lui, mais moi, je ne suis pas comme lui, / je suis très propre et correct, je suis adroit et intelligent, Je fais tout ce qu’il faut, j’écris de jolis vers, / Les dames m’admirent et me pardonnent mes péchés. Et je sais, Seigneur, que je suis pire que cet homme derrière la table / Mais la mort est encore loin, et j’y penserai plus tard. Но мне тебя тошно слушать, и я тороплюсь домой, - У всякого свои заботы, и я не хуже, чем другой, И я вижу, мой брат перед богом, что для зимы ты немного налегке, А у меня есть душа живая и бумажка в кошельке, Я дам тебе эту бумажку, а душу оставлю для себя, У всякого свои заботы, и ей нет дела до тебя. Ей нет дела до тебя, довольно ! и только совсем впотьмах Сжимается умное сердце и стучится тайный страх, И я слышу деревянное дребезжанье и потом этот страшный звук, Когда воздуху больше нету и дудка падает из рук. Господи, я тоже пред тобою, мои губы тоже в крови, Я принёс тебе эту песню и слезу дешёвой любви. 2 26 Мой сосед за столом сегодня, у тебя брюшко и плешь, Ты не очень чисто вымыт, ты не очень опрятно ешь, Ты любишь водку и женщин, ты умеешь взятки брать, Ты не знаешь меня, но ты смотришь, точно хочешь денег занять. Мой сосед, зачем тебе деньги, ведь ты сегодня умрёшь, Уж ангел пришёл за тобою и смотрит, как ты жуёшь, Wladimir Weidlé admirateur de Claudel 147 Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0016 27 Abeilles , p.-96. Ce passage se trouve à la première coupure du texte cité note 14. И вот ты сразу бледнеешь и видишь и не можешь сказать, - Я очень рад, что я молод и что мне не скоро умирать. И с тебя срывают одежду, и я вижу душу под ней, И хоть гнусно было тело, а душа ещё гнусней. Господи, так ему и надо, но я не такой, как он, Я очень чист и пристоен, я очень ловок и умён, Я делаю всё, что нужно, я пишу прекрасные стихи, На меня взирают дамы и прощают мои грехи. И я знаю, господи, что я хуже, чем тот человек за столом Но до смерти ещё далеко, и я подумаю потом. Le moins que l’on puisse dire est que la thématique de ces poèmes n’est pas particulièrement claudélienne ; elle s’intègre parfaitement, en revanche, dans la ligne de la revue, telle que nous l’avons définie ci-dessus. Ce qui peut paraître claudélien, en revanche, c’est la forme : elle est la même dans les deux poèmes, qui d’ailleurs se ressemblent beaucoup : à chaque fois huit distiques rimés de longs vers souples, à six accents, ce qui n’est pas du tout une forme courante dans la poésie russe. Or il se trouve que ce vers, Weidlé en fait l’éloge dans le long passage des Abeilles d’Aristée que nous avons cité tout à l’heure, juste après avoir évoqué le «-verset-» claudélien-: La variante rimée de ce verset, avec la syllabe finale et la césure fortement accusées, ressemble assez à un alexandrin élargi, débarrassé de la convention des e muets que l’on ne prononce plus, mais ayant conservé son équilibre, sa stabilité architecturale. Au moment même où ce mètre - car c’en est un - s’éloigne le plus résolument des formes traditionnelles, il retient (par contraste à toutes les autres expériences rythmiques) ce qui dans ces formes correspond aux constantes essentielles de la langue française 27 . Où Weidlé a-t-il trouvé ce vers claudélien ? Ce n’est celui d’aucun de ses drames, pas plus que des Cinq Grandes Odes : mais c’est celui qu’il met au point en 1907, solution intermédiaire entre le vers libre, qu’il a utilisé précédemment, et l’alexandrin-: Dans ces nouveaux poèmes, j’ai conservé la rime, qui une fois délivrée de l’insup‐ portable tyrannie scolastique, me paraît un élément amusant et aventureux, une provocation des pensées qu’elle fait sortir de l’inconnu, en même temps qu’un appui 148 Dominique Millet-Gérard Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0016 28 « Conférence au foyer franco-belge » du 4 novembre 1916 [publication posthume], OC XVIII, Paris, Gallimard, 1961, p.-461-; repris en Po , p.-1092. 29 Éditions de l’Occident, 1910 ; ouvrage très souvent réédité (aux éditions de la NRF en 1913) et qu’il est évident que Weidlé avait eu entre les mains. 30 [NRF, 1914, édition détruite, puis reprise en 1915]. Le titre provient du Psaume LXIV, 12. 31 [NRF, 1917]. 32 Voir à ce sujet notre article « Claudel hymnode et séquentiaire : le secret de l’“ïambe” », in [Coll.] Claudel poète , Revue des Lettres Modernes, Paul Claudel 18, Minard, 2003, p. 111-140 (article repris dans D. Millet-Gérard, La Prose transfigurée, Paris, PUPS, 2005). Les principaux auteurs de séquences sont Notker (IX e siècle) et Adam de Saint-Victor (XII e siècle). La séquence (ainsi nommée car elle « suit », sequitur , l’Alleluia de la messe et en prolonge la vocalise) est une forme libérée de la contrainte du mètre, donc sans isosyllabie (d’où le nom de « prose » qui lui est aussi donné), tantôt rimée, tantôt assonancée : on est à un passage, très important pour l’Occident, entre le système quantitatif et accentuel du latin antique, et celui, syllabique et rimé, qui deviendra celui de la poésie française. 33 Lettre à André Suarès du 9 février 1908 [ Correspondance Claudel-Suarès , Paris, Galli‐ mard, 1951, p.-125]. harmonieux de la phrase ; j’ai également gardé l’hémistiche nettement marqué qui donnait à notre vieil alexandrin sa carrure et sa bonhomie 28 . Ce mètre expérimental se trouve pour la première fois dans le « Processionnal pour saluer le siècle nouveau », composé en 1907 et paru dans l’édition collective des Grandes Odes 29 . On le retrouve ensuite dans « Saint Paul », « Chant de marche de Noël » (1908), « Saint Pierre », « Saint Jacques le majeur » (1909), le célèbre « Chemin de la Croix » (1911) et la plupart des poèmes à thème liturgique ou hagiographique qui seront réunis dans Corona Benignitatis Anni Dei 30 , ou encore La Messe là-bas 31 . Il est certain, même si nous n’en avons pas de traces, que Weidlé a pu avoir accès à ces textes ; il est moins sûr qu’il ait connu les nombreux textes théoriques de cette époque, où Claudel s’explique sur ce choix, qu’il dit être imité d’une forme liturgique latine particulière, la « séquence 32 », mais aussi du « long vers anglais employé par Tennyson et Swinburne, c’est-à-dire un couple de lignes d’une longueur indéterminée qui riment plus ou moins 33 ». Comme on le voit, le modèle est éclectique. Mais revenons au propos de Weidlé disant que « ces formes correspondent aux constantes essentielles de la langue française » ; il dit la même chose, en y insistant, dans l’article de La Vie intellectuelle : L’action de Claudel, ici, ne devient compréhensible que si on l’envisage du point de vue des réalités concrètes de la langue française […] La versification de Claudel peut s’éloigner des formes traditionnelles, elle ne se départit jamais (et c’est par là qu’elle se Wladimir Weidlé admirateur de Claudel 149 Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0016 34 «-Le Message européen de Paul Claudel-», art. cité, p.-54-55. 35 « Réflexions et propositions sur le vers français » [ NRF, 1 e octobre et 1 e novembre 1925], repris dans Positions et Propositions I, Paris, NRF, 1928, que Weidlé a donc pu lire avant la première version des Abeilles (repris dans Pr ). 36 Lettre à Gabriel Frizeau du 18 juillet 1908 [ Correspondance Claudel-Jammes-Frizeau , Paris, Gallimard, 1952, p.-132]. 37 Po, p. 466. Voir lettre de Claudel à Jammes du 15 décembre 1915, p. 287 : « Sont-ce quelques familiarités auxquelles vous trouvez à redire ? la casquette en peau de lapin ? mais le haïk en poil de chameau n’aurait rien changé à la condition sociale de saint Joseph-». 38 «-Chant de l’Épiphanie-», Po , p.-382. 39 Lettre de Claudel à Jammes du 15 décembre 1915. distingue du vers libre) de ce qui dans cette tradition correspond vraiment à l’essence même du français 34 . Weidlé s’inspire ici de propos de Claudel lui-même sur la palette vocalique du français et les « rapports de timbres » effectivement particulièrement riches dans notre langue 35 . Mais que peut alors signifier la transposition de ce système en russe ? Il nous est difficile de répondre, en l’absence de tout document exposant l’intention de Weidlé au moment de la composition et de la publication de nos deux poèmes. Étonnant est le fait qu’il fasse coïncider cette forme, que Claudel dit utiliser « pour fournir l’impression d’une progression solennelle 36 », avec les exigences du Русский современник, de grotesque, d’ironie, donc d’une tonalité tout autre. Certes, Claudel ne s’interdisait pas le mélange des tons dans les poèmes de Corona, comme le prouve le fameux Saint Joseph à la « vieille casquette en peau de lapin » du « Chant de marche de Noël 37 », ou l’eau de Cana « toute pleine de saletés et d’insectes dégoutants 38 -» qui avaient offusqué Francis Jammes ; Claudel se défend en disant que « c’est précisément le contraste de cette humilité et de cette grandeur qui est touchante 39 ». Est-ce ainsi qu’il faut entendre, chez Weidlé, les invocations au « Seigneur », si teintées de familiarité et d’humour quelque peu irrévérencieux ? Rendues peut-être encore plus émouvantes quand on sait que Weilé devra fuir le régime l’année même de cette publication. Il y aurait bien sûr beaucoup plus à dire sur les rapports, avérés ou supposés, entre Claudel et l’Émigration russe, en France et aux États-Unis. Ce pourrait faire l’objet d’une thèse qui impliquerait le dépouillement de nombreuses revues et correspondances, ainsi que sans doute de documents inédits. Le cas de Weidlé, peu connu en France en dépit de la republication des Abeilles d’Aristée, pas beaucoup plus en Russie malgré l’hommage qui lui fut rendu par l’Université 150 Dominique Millet-Gérard Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0016 de Perm en 2010 40 , est intéressant et significatif, non seulement par les propos subtils et convaincants de cet homme très cultivé sur le destin de la poésie, mais aussi par cette tentative curieuse, expérimentale, de transposer en russe une démarche elle-même unique, et restée sans suite, dans la versification française. Wladimir Weidlé admirateur de Claudel 151 40 Cent quinze ans après la naissance Vladimir Weidlé (23 avril 2010), publié par N. S. Botchkareva et I. A. Tabounkina, Perm, 2010. Œuvres & Critiques, XLVIII, 2 DOI 10.24053/ OeC-2023-0016
