Oeuvres et Critiques
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0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
10.24053/OeC-2024-0001
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2024
491
Présentation
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2024
Hind Soudani
Samia Kassab-Charfi
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1 Voir Sonia Zlitni-Fitouri (éd.), Réinventer la nature. Pour une écopoétique des littératures d’expression française , Louvain-la-Neuve, Academia-L’Harmattan, coll. « Sefar », 2024. Présentation Hind Soudani et Samia Kassab-Charfi L’idée de ce volume est née d’un constat qui lui-même a nourri et conforté la nécessité d’une plus grande transversalité dans le traitement de problématiques impliquées dans les thématiques des humanités. Le constat en question, quoique généré par un contexte assez consternant, est celui de l’impact des dérèglements climatiques et environnementaux sur l’inspiration littéraire et la redéfinition des projets scripturaux de même que du rôle des écrivains. Plusieurs études récentes attestent du fort investissement de l’approche écopoétique et écocritique dans la recherche, aussi bien en Occident qu’au Maghreb 1 . Selon Evi Zemanek («-Pour une écologie littéraire », 2019), les changements environnementaux affectent la créativité littéraire au point où certains genres vont se trouver modifiés par cette nouvelle inspiration écopoétique. Ainsi, si les déséquilibres désastreux qui affectent aujourd’hui la planète ont impulsé des écofictions où les dystopies abondent, le sentiment de « désenchantement du monde » analysé par Max Weber au début du XX e siècle ( Le savant et le politique , 1917/ trad. Plon, 1959), ne cesse de s’exacerber, à la fois sous les poussées du néolibéralisme et de l’extractivisme effréné, mais aussi des transgressions biomédicales ainsi que des radicalismes nationalistes. Les multiples exhortations et alertes lancées par la société civile ainsi que par des scientifiques, économistes et penseurs vigilants à repenser les modes consuméristes et les logiques de production industrielle et agricole, de même que la « marchandisation de la vie humaine à l’ère de la bioéconomie » (Céline Lafontaine, Le corps-marché , 2014), attestent ainsi de la nature hautement anxiogène de notre nouveau rapport au monde. Dans une telle situation, les routines narcissiques entrent en conflit avec une éthique citoyenne, aiguisée par la nécessité d’anticiper des visions à long terme et par l’éveil du sentiment déontique d’une responsabilité transgénérationnelle. Alors la littérature, com‐ Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0001 DOI 10.24053/ OeC-2024-0001 prise au sens le plus inclusif, devient le lieu d’une réexploration des économies du vivant et se donne à redécouvrir, au demeurant, comme l’agent plus ou moins efficient d’une écologie culturelle (Hubert Zapf, Literature as Cultural Ecology. Sustainable Texts , 2016). Ce volume a invité des chercheurs issus de domaines variés, riches d’exper‐ tises très différentes, à penser conjointement les facettes de cette réexploration. Ils se sont ainsi penchés sur le décryptage et l’évaluation des types de concep‐ tualisation et de refondation des systèmes d’exploitation du vivant tels que les restitue ou les recompose en particulier la littérature. La nature, l’animal, l’homme et son habitat, les alchimies biologiques, les gestes de l’économie patri‐ moniale qui ont constitué le substrat du savoir sur lequel nous construisons nos futurs, ont été nommés et interpellés, en une lecture interrogeante, actualisante, absolument préoccupée par la mise en lumière des équivoques. En se saisissant notamment de corpus exemplaires de cette renégociation du rapport entre l’humain et le non-humain, les contributeurs ont soulevé des problématiques centrales pour notre vécu et nos perceptions actuelles. Comment le déficit de confiance entre la nature et l’homme installé par la crise climatique, combiné à l’essor de l’IA et à celui des biotechnologies médicales, se répercute-t-il sur les configurations des poétiques littéraires ? Selon quels algorithmes nouveaux le symbolique lié au vivant voit-il ses codes repensés, modifiés ? C’est à cette réflexion complexe que nous avons voulu convier les lecteurs de ce numéro d’ Œuvres et critiques . Pour entrer dans le domaine d’investigation avec un regard neuf, ou à tout le moins différent, nous avons ouvert le volume avec deux « Regards d’économistes-», tous deux experts des grandes questions économiques et liés par une même préoccupation face aux choix stratégiques requis pour le passage d’une épreuve initiatique, à l’ère de ce qui semble bel et bien être un posthumanisme : l’épreuve de la renégociation du rapport de l’être humain avec son environnement. Tous deux puisent dans les leçons et récits du passé pour construire une critique et tisser une toile prospective relative au futur entre économies du vivant et régulations humaines. C’est ainsi que dans «-Escompte, temps long et multiples figures du moi. Économie de l’environnement : le rôle de la littérature-», l’économiste tunisien Elyès Jouini partage une réflexion sur les enjeux décisionnels en économie, relativement à la question de la responsabilité transgénérationnelle. Pour étayer son propos, il puise dans le mythe d’Ulysse et des sirènes, dont il tire une leçon allégorique qui élucide la question de la décision au long terme, tissant au passage une passerelle étonnante entre le domaine du mythe odysséen et le champ de l’économie décisionnelle. Cette problématisation de la décision à prendre pour un futur préservé entre dans une 6 Hind Soudani et Samia Kassab-Charfi Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0001 belle résonance avec la pensée de l’économiste camerounais Célestin Monga qui, dans « Danse cosmique et économies du vivant » brosse un tableau implacable des conflits d’intérêt qui, dans l’économie mondiale, jouent toujours en défaveur des pays du Sud global. Sa reconsidération du naufrage du Titanic au prisme des impératifs financiers et de choix qui se sont avérés funestes pour les passagers du paquebot se lit comme une parabole exemplifiant parfaitement ces enjeux majeurs que l’homme minimise par vanité, au risque de pervertir les économies du vivant en économies de la mort. La section «-Hétérotopies du vivant-: détresses, identifications, dépas‐ sements-» regroupe les études de Sylvie Vignes, Éric Hoppenot, Antony Soron et Béchir Ghachem. Les quatre contributeurs y explorent des situations où le rapport au vivant subit des distorsions, des remises en question et des mises à l’épreuve particulièrement frappantes. C’est ainsi que Sylvie Vignes, dans sa contribution « Le Kamtchatka - violemment - dans la peau. Croire aux fauves de Nastassja Martin » nous ouvre l’univers très singulier de cette anthropologue, élève de Philippe Descola, qui dans un récit autobiographique relate sa rencontre violente en 2015 avec un ours des montagnes du Kamt‐ chatka en Russie, « qui lui arrache une partie du visage ». Entre fascination pour les ursidés et croyances animistes, le récit témoigne d’une expérience d’identification qui fait de l’auteure une « miedka », une « moitié-ourse », expérience médiatrice de cette volonté de « désamorcer l’animosité des mondes entre eux », en une reconnexion avec les cosmologies autochtones. C’est une posture non moins attentive à la palpitation du vivant dont fait preuve Éric Hoppenot à travers « Explorer L’Arche Titanic d’Éric Chevillard. Témoigner de la disparition animale », via l’observation de la manière ingénieuse dont É. Chevillard, par ce titre-phare, opère une réintroduction de l’animal dans la littérature, actant notamment de la disparition de celui-ci à grande échelle, Chevillard faisant porter à la littérature la responsabilité de cette disparition. À la faveur d’une nuit au Musée où l’auteur plonge dans la nuit originelle, la Grande Galerie est donnée à voir comme un asile pour les animaux menacés, en une réunion improbable des vivants et des empaillés, générant chez Eric Hoppenot une translation inattendue entre l’acte d’interpréter (en ce qu’il est piste les traces d’une existence passée) et l’herméneutique originaire du chasseur scruteur de marques. Dans « Indice des feux d’Antoine Desjardins. Petites nouvelles de l’éco-anxiété québécoise », Antony Soron analyse minutieusement, selon un axe écopoétique, le recueil de nouvelles en « forme d’écosystème » d’A. Desjardins, Prix du roman d’écologie en 2022, faisant valoir la manière dont la poétique de cet auteur, à travers le thème de la disparition des baleines notamment, répercute la lente consommation de la biodiversité. Entre éco- Présentation 7 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 anxiété et conscience postmoderne d’une perte du paradis perdu d’autrefois, A. Soron montre comment Antoine Desjardins remonte aux premiers Canadiens et aux manœuvres précoces de domestication de la nature, déjà exemplaires de cette « libido dominandi de l’anthropocène ». Et c’est avec l’article de Béchir Ghachem consacré à « Une lecture écopoétique de la littérature carcérale au Maghreb. Le cas des témoignages de Tazmamart » que se clôt cette section. B. Ghachem interroge les modalités de répercussion du rapport à la nature dans les écrits témoignant de la violence étatique. La légitimité de l’approche écopoétique dans ce contexte se nourrit de l’usage d’un bestiaire destiné à figurer l’expérience de « désappartenance » vécue par le détenu. Il nous plonge dans l’épouvante carcérale par excellence au Maghreb post-indépendant : le bagne de Tazmamart, dans le désert marocain - seule prison du monde où une chienne a été incarcérée et battue presque chaque jour de 1984 jusqu’à 1987. Prenant appui sur les écrits testimoniaux de ces « naufragés de l’océan du silence » que sont les détenus politiques, Béchir Ghachem interroge la place qu’occupe, dans cet espace suppliciel, l’animalité entre anthropomorphisme et zoomorphisme. Sa réflexion met particulièrement en lumière la logique anthropocentrée selon laquelle est organisée l’indignité carcérale subie à Tazmamart, rappelant que la sacralité dont jouit l’idée de dignité humaine a été fondamentalement construite à travers l’idée de l’exception humaine dans la nature. Or face à la précarité des lieux, le détenu n’est plus qu’une part de l’écosystème de Tazmamart. Le volet médian, intitulé « Vulnérabilités du vivant : les témoignages littéraires-» ouvre une autre piste de réflexion cultivée de manière nuancée et associée à la présence d’un même auteur, Patrick Chamoiseau. Les trois auteures, Valeria Liljesthrom, Wafa Triki et Samia Kassab-Charfi, y trouvent en effet matière à penser cette vulnérabilité propre au vivant et exacerbée par le monde actuel. Dans « Frères migrants : repenser le vivre ensemble dans un “écosystème relationnel” », Valeria Liljesthrom se fonde sur le drame de la migration clan‐ destines pour évaluer les composantes de ce projet de refondation de la relation à l’autre, en montrant comment, relativement à notre « totalité-monde », la notion de frontière, avec « les vieilles coutures du monde ancien », voit sa pertinence invalidée. Son analyse de la « sentimographie » de Chamoiseau dans Frères migrants met en évidence que la problématique migratoire est, en réalité, une « crise de l’accueil », la violence systémique des politiques migratoires révélant - comme le fut la violence de la Traite atlantique - une inaptitude à penser l’autre avec soi et générant une indignation (po)éthique censée être elle aussi transfrontalière dans cette mondialité. Enfin, dans « l’écosystème relationnel » décrit par Chamoiseau, l’Autre n’est pas seulement humain ; il comprend tout « le vivant ». C’est plutôt « L’eschatologie écopoétique dans 8 Hind Soudani et Samia Kassab-Charfi Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0001 l’œuvre de Patrick Chamoiseau-» qui retient l’attention de Wafa Triki, laquelle entreprend de mesurer à quel point, dans Les neuf consciences du Malfini , la nature comme force narrative autonome - tantôt personnage, tantôt métaphore de la mémoire collective - déploie dans les différents textes de Chamoiseau une nouvelle cartographie sensitive et rhétorique. Cette analyse aboutit ainsi à montrer comment, en conférant aux animaux le rôle de porte-paroles de la cause écologique, l’auteur les insère non seulement dans l’espace diégétique et narratif du roman mais leur redonne aussi un rôle historique : celui de repenser et raconter l’histoire de la terre et les secrets de la nature caribéenne. Aussi les textes de Chamoiseau s’inscrivent-ils dans un projet à portée dé-coloniale soucieux de refonder les formes de liens entre humains et non humains et leurs milieux. Pour sa part, Samia Kassab-Charfi propose, dans un premier temps et pour une lecture actualisante, une remontée à l’ Enfer de Dante (XIV e siècle) et au « Droit de la Mer » de Jules Michelet (XIX e siècle), textes dans lesquels le vivant est nommé en tant que tel et réarticulé à une problématique éthique sinon métaphysique. Ces textes servent de préliminaires historiques à une lecture des Neuf consciences du Malfini où les violences écocides stimulent une pensée de l’adaptation généthique, pensée critique où sont renvoyées dos à dos les pulsions prédatrices et les économies rapaces. Enfin, la section de clôture, «-Épistémologies alternatives en littérature, écoféminismes, écofictions et écodystopies» réunit quatre contributrices, Corinne Mencé-Caster, Hind Soudani, Kawthar Ayed et Noémie Moutel. Dans « La littérature comme fabrique écologique ? Pour une relecture critique de la littérature et de son rapport au vivant », Corinne Mencé-Caster questionne le tournant engagé de la littérature, montrant que la coupure entre réel et littérature ne saurait être absolue, et qu’un lien demeure entre monde de l’œuvre et monde de l’auteur. Partant, elle met le doigt sur l’injonction de prise de position faite aujourd’hui à l’écrivain qui, en tant que personnalité publique, devient la cible de multiples injonctions à une « exemplarité éthique ». Rompant ainsi avec sa dimension autotélique et autoréférentielle, la littérature verrait son autonomie propre affectée par la nouvelle économie du vivant, tout autant que la posture de l’écrivain comme «-rêveur-» de mondes. L’analyse du rapport au vivant fait s’interroger C. Mencé-Caster sur le symbolisme de l’appropriation de certains animaux plutôt que d’autres dans les fables animalières, suggérant au passage que l’instruction sur la « nature » humaine, quoique médiatisée par l’animal, ne saurait escamoter l’anthropomorphisme « biologique » dont les structures descriptives du langage (animé vs inanimé) ont hérité. Enfin, la contributrice puise dans le rôle qu’ont pu jouer les grands romans telluriques latino-américains et les romans dit « du pétrole » vénézuéliens dans l’émergence Présentation 9 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0001 d’une sensibilité littéraire écocritique, sensibilité qui ne se confond pourtant pas avec la conscience environnementale. Au fond, c’est l’intersection des enjeux féministes, décoloniaux, écologiques et climatiques qui constitue la trame de fond de cette fabrique écologique - manière de rendre le monde plus vivable - qu’est la littérature. Dans « Pour une poétique au cœur de la nature : modèle d’une nouvelle économie du vivant », Hind Soudani reconstitue l’historique relativement récent des approches écocritique, écopoétique et géopoétique. Elle passe en revue leur naissance, leur progression, leurs champs d’investigation, de même que leurs divergences et complémentarités tout en insistant sur la pertinence de ces approches dans ce qu’elles suggèrent comme nouvelles économies du vivant par le biais de l’écriture littéraire. Dans cet objectif, Hind Soudani explore deux corpus d’étude qui se distinguent par leur manière d’habiter l’espace de la création et de repenser le rapport à l’humain et au non-humain. Il s’agit des Logogrammes de l’artiste écrivain belge Christian Dotremont et de l’œuvre de la poétesse québécoise Hélène Dorion, en particulier son dernier recueil Mes forêts . Dans une perspective orientée vers la sciencefiction, Kawthar Ayed choisit quant à elle dans « Au prisme de l’humanisme. La littérature de science-fiction et l’émergence d’une éthique du futur » de partir de l’articulation de la littérature de science-fiction avec les valeurs et les principes de l’humanisme contemporain que l’UNESCO qualifie de « nouvel humanisme ». C’est ce « nouvel humanisme », en ce qu’il intègre la nouvelle donne écologique et interroge les problèmes éthiques posés par les technologies numériques et techno-biomédicales, qui interpelle la contributrice. S’appuyant sur l’analyse de cette littérature comme « mode de problématisation » et instrument privilégié de critique des valeurs humanistes, K. Ayed montre que la littérature de science-fiction est une matrice de la fiction climatique, comme l’exemplifie le roman d’anticipation dystopique Paris au XX e siècle de Jules Verne. Dès lors, ce genre de fictionnalisation est bel et bien à lire comme une forme d’écofiction, c’est-à-dire une mise en littérature de l’inquiétude écologique. Parcourant plusieurs œuvres écotopiques et écodystopiques, K. Ayed approfondit la réflexion critique développée par ces genres quant à l’éthique du futur, ouvrant sur la question de l’habitabilité dans un monde posthumaniste dominé par les humanoïdes. C’est une tout autre optique qu’adopte Noémie Moutel en tirant parti d’un récit de fiction à dimension didactique, qui se fait le truchement de pensées et pratiques écoféministes. Dans « ReSisters . Carte au trésor pour voyages en terres écoféministes », N. Moutel nous plonge dans l’univers critique de Jeanne Burgart Goutal et Aurore Chapon, autrices de ce roman graphique qui invite à réexplorer les économies du vivant via un voyage au pays des écoféminismes. Chercheuse travaillant sur les trajectoires d’éman‐ 10 Hind Soudani et Samia Kassab-Charfi Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0001 cipation écoféministe, la contributrice analyse l’opposition, dans le roman, du paradigme capitalo-patriarcal à celui d’une utopie écoféministe. Elle élucide à cet effet des lieux communs de la littérature écoféministe : le foyer, la lisière, la forêt et la clairière, en cherchant à dégager les pistes d’ empowerment qu’esquissent les penseuses écoféministes. Aussi pointe-t-elle les formes d’« économie invisible » (formes d’exploitation non comptabilisées par la logique capitaliste) qui sont vecteurs de l’hégémonie patriarcale mais aussi écologique, affinant ainsi sa proposition de cartographie d’un imaginaire écoféministe où résister par une forme de réensauvagement hors du monde néo-libéral est possible. C’est sur les traces de tous ces parcours et expérimentations et de ce qu’elles signifient comme épreuves d’un rapport refondé au vivant que les contributeurs réunis ici invitent les lecteurs à marcher. Présentation 11 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0001
