eJournals Oeuvres et Critiques 49/1

Oeuvres et Critiques
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0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
10.24053/OeC-2024-0004
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Le Kamtchatka – violemment – dans la peau. Croire aux fauves de Nastassja Martin

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Sylvie Vignes
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1 Frédéric Lordon, «-Pleurnicher le vivant-», Le Monde diplomatique , 29 septembre 2019. Le Kamtchatka - violemment - dans la peau. Croire aux fauves de Nastassja Martin Sylvie Vignes Université Jean-Jaurès Toulouse Le 29 septembre 2021, le philosophe et sociologue communiste Frédéric Lordon publiait dans Le Monde diplomatique un brûlot très clivant. Il y moquait cruellement ceux qui « pleurnich[ent] le vivant » au lieu de s’en prendre à l’origine de tous les maux, selon lui : le capitalisme. Il n’y cite pas de noms précis mais vise explicitement les disciples de Bruno Latour qu’il met tous dans le même sac, avec force sarcasmes-: Rechercher-dans la page-: « - capital - » — Expression non trouvée. […] On fait des recherches dans l’article de tête de Nicolas Truong qui introduit une grande série d’été dans Le Monde : « Les penseurs du vivant ». Pas une occurrence. Enfin si, il faut être honnête, une : « Nous vivons un bouleversement capital » . Si la situation terrestre n’était pas si tragique, ce serait presque drôle. […] Nous apprenons en tout cas qu’il y a maintenant des « penseurs du vivant ». […] Il n’y a pas que les arbres dont il faut se sentir solidaires : nous sommes invités à entrer en communion avec le monde entier . Aux éditions Actes Sud, propriété de Françoise Nyssen, ex-ministre de Macron Protecteur du Vivant […] une collection particulière, « Mondes sauvages », abrite les plus audacieuses propositions de communion : Habiter en oiseau ; Être un chêne ; L’ours, l’autre de l’homme ; et pour les plus flexibles dans leur tête Penser comme un iceberg . 1 Nul doute, certes, sur un point : le capitalisme est largement responsable des ravages subis par la planète, mais, à y regarder de plus près, d’autres régimes politiques n’ont pas fait preuve de beaucoup plus de bon sens et de respect vis-à-vis de l’environnement. Par ailleurs, l’intérêt pour les non-humains n’implique pas forcément une indifférence ou une cécité face à la situation économique et sociale des humains ; les deux préoccupations sont même, en Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0004 2 Philippe Descola, Entretien avec Catherine Calvet et Thibaut Sardier. «-Je suis devenu un peu animiste, il m’arrive de dialoguer avec les oiseaux », Libération , 30 janvier 2019. 3 Nastassja Martin, Croire aux fauves , Gallimard, coll. « Verticales », 2019 ; désormais abrégé en CF . fait, assez souvent liées. On pense ici à l’un des pionniers de la « pensée du vivant », Philippe Descola, qu’on ne peut guère suspecter de collusion ou même d’inconsciente complicité avec les méthodes extractivistes du capitalisme et à qui la notion d’engagement ne semble pas étrangère, comme en témoigne entre autres cette réponse donnée lors d’un entretien dans Libération -: Quand j’étais jeune, j’imaginais qu’un vrai parti bolchevique, une avant-garde épurée des dérives du stalinisme ou du maoïsme, permettrait de faire advenir un monde plus juste. Par contraste, ce que je trouve passionnant aujourd’hui, c’est la démultiplication de mouvements spontanés qui permettent de concevoir enfin des futurs différents. Adepte jadis d’une idéologie centralisatrice et léniniste, je suis devenu sensible à des initiatives très locales, comme le mouvement zapatiste au Chiapas, les ZAD ou l’expérience kurde dans la Rojava (Kurdistan occidental). Elles sont toutes caractéri‐ sées par la relation avec un territoire, considéré comme source de vie, sans notion d’appropriation. Ce sont-ces laboratoires-là qui m’intéressent. 2 C’est justement à une élève de Philippe Descola, Nastassja Martin que nous nous intéresserons ici. Elle est née à en 1986 à Grenoble, mais aimantée par des paysages bien plus à l’Est et au Nord, et passionnée par l’étude de cultures qui pensent la relation des êtres humains au non-humain bien autrement que les Occidentaux. En particulier, celle des Gwich’in - population de chasseurscueilleurs d’Alaska sur laquelle a porté sa thèse - et celle des Évènes, ethnie du nord de la Sibérie et du nord de l’Extrême-Orient russe à laquelle s’intéressent ses deux derniers ouvrages. Édité aux éditions Verticales en 2019, Croire aux fauves   3 est le récit autobio‐ graphique d’une expérience très particulière : le brusque face-à face, en août 2015 dans les montagnes du Kamtchatka, avec un ours qui lui arrache une partie du visage et qu’elle met en fuite d’un coup de piolet, et les conséquences - nombreuses et contrastées --de cette «-rencontre-». À lire un titre comme Croire aux fauves , on pense à Umberto Eco pour qui un titre doit embrouiller les idées ; non les embrigader. Le contenu du récit de Nastassja Martin ne l’éclaircira qu’imparfaitement, puisque l’expression naît sous sa plume à la Salpêtrière à un moment où entre atroce douleur et effets des opiacés, elle ne peut pas être lucide : « Je suis sans conteste à 9,9 sur l’échelle et ça se voit, la morphine me sauve de la prostration. […] Cette nuit-là, j’écris qu’il faut croire aux fauves, à leurs silences, à leur retenue […]. ( CF , 76) 58 Sylvie Vignes Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0004 Le mot « fauve » peut induire le lecteur en erreur sur le sujet du récit, car, signifiant étymologiquement « d’une couleur tendant vers le roux », il est le plus souvent utilisé pour les grands félins. Mais les ursidés peuvent être compris aussi dans cette catégorie qui n’est pas celle de naturalistes mais viendrait du monde du cirque animalier pour désigner les bêtes dangereuses pour l’homme. Le verbe « croire » qui relève du vocabulaire religieux lorsqu’il est construit avec un complément d’objet indirect soulève déjà un peu, quant à lui, la question des croyances animistes. Questions de structure Un plan général tétralogique et saisonnier Un peu comme celui de Dans les forêts de Sibérie de Sylvain Tesson, inspiré luimême de celui du Walden de Thoreau, le plan de Croire aux fauves semble suivre le cours des saisons, mais à y regarder de plus près, on se rend compte que ces « saisons » sont plus symboliques et thymiques que météorologiques : il est d’ailleurs question du mois d’octobre dans « Hiver » et la section « Printemps » commence par « Nous sommes le 2 janvier ». La durée de ces chapitres est extrêmement inégale (de deux pages et demie à cinquante pages) mais tous se terminent sur un départ-: physique et/ ou symbolique. Le chapitre «-Automne-» présente les suites immédiates de la «-rencontre-» avec l’ours : de l’attente de l’hélicoptère venant la secourir jusqu’au départ pour la France en passant essentiellement par l’hôpital russe du Kamtchatka. Le titre «-Hiver-» pour le second se justifie car, alors que Nastassja a rejoint son pays et ses proches, ce chapitre est paradoxalement le plus terrible, le séjour à l’hôpital parisien de la Salpêtrière se révélant selon une formule d’ailleurs bizarrement oxymorique « l’apogée de sa descente aux enfers ». Elle se clôt sur le retour - durable, cette fois - de Nastassja chez sa mère, à Grenoble : la jeune femme commence alors à reprendre le dessus et à vraiment réfléchir à son aventure. Le chapitre « Printemps » correspond au retour au Kamtchatka et aux échanges avec les Évènes au sujet de l’événement et de ce qui pour eux relève d’une nouvelle identité. Il se clôt sur sa décision de retourner en France… mais pour se mettre à écrire sur les Évènes. Extrêmement bref, le chapitre « Été » tient de l’épilogue qui fait un bref et allusif bilan des changements que la « collision » avec l’ours a opérés en Nastassja Martin, son métier, son écriture. Le Kamtchatka - violemment - dans la peau. Croire aux fauves de Nastassja Martin 59 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0004 Un ouvrage composite Comme Mémoire d’une jeune fille rangée de Simone de Beauvoir ou certaines œuvres d’Annie Ernaux, le récit de Nastassja Martin intègre, en italique, des extraits d’un journal intime bien antérieur à l’événement, même si, de manière troublante, ils semblent parfois en émaner. En outre, Croire aux fauves rend compte d’un grand nombre de rêves dont l’importance à ses yeux est au moins égale à ce qu’elle vit à l’état de veille. Dans la vision du monde des Évènes, les rêves ont des significations que le monde occidental ne leur reconnaît quasi jamais, en particulier une valeur véritablement performative. Dans ses interviews, Nastassja Martin en parle souvent et semble, sur ce point, totalement convaincue. Or, même avant la « rencontre », ses rêves, paisibles ou angoissants sont presque toujours peuplés d’ursidés. La structure temporelle Nastassja Martin prend le parti de faire largement dominer le présent de narration. L’incipit n’en est que plus frappant, actualisant le moment qui suit ce qu’elle appelle, non « l’attaque » (le mot « attaque » sera d’ailleurs récusé dans le passage de la section « Printemps » repris en 4 e de couverture), mais « le combat », alors que les secours tardent à arriver : « L’ours est parti depuis plusieurs heures maintenant », « Depuis huit heures, peut-être plus, j’espère que l’hélicoptère de l’armée russe va percer le brouillard pour venir me chercher.-»-( CF , 13) S’impose ainsi directement, brutalement au lecteur l’image de cette femme blessée, seule dans la neige ensanglantée, au bout du monde. C’est beaucoup plus tard que le « combat » lui-même sera raconté. Et il faudra qu’elle y revienne à plusieurs reprises pour que le lecteur comprenne enfin les circonstances de l’événement. Cela donne l’impression qu’une forme de sidération subsiste, l’empêchant d’affronter directement, frontalement ce souvenir. Les blessures sont évoquées dans la section «-Automne-»-: Parce que l’ours est parti avec un bout de ma mâchoire qu’il a gardé dans la sienne et qu’il m’a cassé le zygomatique droit, il va falloir opérer à nouveau, bientôt.-( CF , 26) Et, dans la section « Hiver », elles sont énumérées de manière froide et clinique par le grand ponte en visite avec ses étudiants, puis mentionnée avec humour noir par Nastassja Martin-: Morsure d’ours au visage et au crâne, fracture de la branche mandibulaire inférieure droite, fracture de la pommette droite, nombreuses cicatrices face et tête, autre morsure à la jambe droite. ( CF , 55) 60 Sylvie Vignes Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0004 L’ours a emporté dans sa gueule un bout de ma mâchoire et deux de mes dents il y a trois mois. La chirurgienne va m’en arracher une troisième. Dent pour dent. Trois. ( CF , 74) Mais c’est seulement une douzaine de pages avant la fin du récit que l’événement lui-même est enfin affronté par le récit de manière autre qu’allusive-: Un ours tout aussi déboussolé que moi se promène lui aussi sur ces hauteurs où il n’a rien à faire non plus. […] Quand je l’aperçois il est déjà devant moi, il est aussi surpris que moi. Nous sommes à deux mètres l’un de l’autre, il n’y a pas d’échappatoire possible, ni pour lui ni pour moi. […] Nous entrons en collision il me fait basculer j’ai les mains dans ses poils il me mord le visage puis la tête je sens mes os qui craquent je me dis je meurs mais je ne meurs pas, je suis pleinement consciente. Il lâche prise et m’attrape la jambe. J’en profite pour dégager mon piolet […], je le frappe avec, je ne sais pas où car j’ai les yeux fermés, je ne suis plus que sensation. Il lâche. J’ouvre les yeux, je le vois s’enfuir au loin en courant en boitant, je vois le sang sur mon arme de fortune. ( CF , 136) Questions d’identité(s) La «-gueule cassée-» Une grande partie du récit de Nastassja Martin est fatalement consacrée aux conséquences médicales de l’« événement ». Et, même si sa vie a été sauvée et si son visage a finalement à peu près repris une apparence humaine, on ne peut vraiment pas dire que Croire aux fauves constitue une apologie du monde médical. L’hôpital militaire russe, la Salpêtrière et les Sablons de Grenoble sont même quasi renvoyés dos-à-dos. Griefs : incompétence, maladresse et mauvaise foi, erreur de diagnostic (elle n’a pas la tuberculose), brutalité physique et psychologique en Russie (nourriture injectée comme on lance des boulets), comme en France, la psychologue de la Salpêtrière lui assénant : « Parce que vous savez, le visage, c’est l’identité. Je la regarde, ahurie […] L’identité perdue du défiguré, c’est violent comme sentence. » ( CF , 56), maladie nosocomiale, présentée avec un net accent d’humour noir-: [ J’]ai contracté une infection nosocomiale lors du remplacement de la plaque russe par la plaque française à la Salpêtrière. Un streptocoque résistant, habitant du bloc opératoire parisien, a élu domicile sur la nouvelle plaque qui devait me sauver de la mauvaise qualité de sa concurrente russe. ( CF , 69) Le Kamtchatka - violemment - dans la peau. Croire aux fauves de Nastassja Martin 61 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0004 4 Définition du Robert. Le tout, comme on voit, sur fond de défiance entre les pays, avec une nette composante «-Guerre froide-»-: D’un commun accord avec son équipe, ma chirurgienne a décidé qu’il était risqué de laisser dans ma mâchoire une plaque de l’Est ; qu’il était plus sûr de la remplacer par une plaque de l’Ouest. Les clichés radiographiques montrent qu’elle a été fixée avec des vis bien trop grosses, « à la russe », c’est l’expression employée. […] C’est ainsi que tranquillement, mais implacablement, ma mâchoire est devenue le théâtre d’une guerre froide hospitalière franco-russe.-» ( CF , 64) Sans oublier la mesquine concurrence entre hôpitaux parisiens (qualifiés d’« usines ») et hôpitaux de province censés être à taille plus humaine (« ici vous n’êtes pas un numéro, mais une personne-», etc.) ( CF , 70) Le mot qu’emploie Nastassja Martin pour parler des dommages physiques subis par son visage est extrêmement violent : elle parle de « défiguration » ( CF , 91) et évoque même un ami qui, la croisant, ne l’aurait pas reconnue tout de suite avant de murmurer « Ma pauvre ». Si elle repart aussi vite pour le Kamtchatka, c’est d’ailleurs aussi, explique-t-elle, pour soustraire son visage au regard plein de pitié de ses amis, qu’elle trouve «-insoutenable ( CF , 89). L’anthropologue chevronnée À deux reprises dans le récit, Nastassja Martin met en avant sa formation et ses diplômes : « Je suis une universitaire, je comprends. » ( CF , 54), « Je suis docteur en anthropologie ; consacrée sur les bancs de l’institution. » ( CF , 121). Et, face à la brutale maladresse de la psychologue du service hospitalier de la Salpêtrière, elle éprouve l’envie - refoulée - d’évoquer précisément ce à quoi ses recherches s’attachent tout particulièrement-: Je voudrais lui expliquer que je collecte depuis des années des récits sur les présences multiples qui peuvent habiter un même corps pour subvertir ce concept d’identité univoque, uniforme et unidimensionnel. ( CF , 56) La discipline qui est la sienne peut se définir ainsi « 1. Science qui étudie les caractères anatomiques et biologiques de l’espèce humaine. 2. Ensemble des sciences qui étudient l’homme en société 4 .-» Même s’il peut lui arriver aussi de se pencher sur les espèces voisines, comme les lémuriens, les singes et autres primates, l’anthropologue - comme en témoigne l’étymologie du mot - étudie l’humain, et principalement dans un contexte de vie sociale. Même si la profession a beaucoup évolué ces 62 Sylvie Vignes Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0004 dernières décennies, prenant davantage en compte le monde des vivants dans son ensemble, l’anthropologue n’a donc pas vocation à dériver du côté des ursidés. Or, il semble s’être produit, chez Nastassja Martin, comme un glissement d’intérêt d’une espèce à une autre. Il ne semble pas exagéré de penser que ce n’est pas tant la société des hommes qui l’intéresse que la vie en forêt, au contact du non-humain : elle a d’ailleurs tendance à beaucoup parler de collapse, passé ou futur, et à tenir des propos qui, quoi qu’elle s’en défende, s’apparentent parfois à ceux des survivalistes. On peut d’ailleurs noter qu’au lieu de s’intéresser à la société majoritaire des Évènes, elle a choisi, même au Kamtchatka, d’aller étudier une famille complètement marginale, qui, au moment de la crise qui a suivi l’effondrement de l’Union soviétique, avait opté pour la vie en forêt dans un effort vers l’autonomie, à 400 km de l’endroit où Daria, devenue son amie très proche, exerçait alors le métier de pharmacienne. Cette autonomie est toutefois impossible à atteindre, d’où d’énormes paradoxes que Nastassja souligne d’ailleurs honnêtement dans ses interviews : Daria, comme ses ancêtres, ne prélève que ce dont elle a besoin et parle aux esprits des zibelines avant de les tuer, mais, pour que la famille puisse se procurer des objets manufacturés et d’autres denrées, ses fils massacrent une masse énorme de poissons pour vendre leurs seuls œufs et un grand nombre de mammifères pour vendre leurs fourrures aux citadins russes les plus aisés. Ce constat n’entame pourtant pas la fascination qu’éprouve Nastassja Martin, si forte qu’elle en devient dérangeante, comme en témoigne d’ailleurs une réflexion qui s’apparente à une soudaine prise de conscience-: Trop c’est trop, je m’étais dit. Je m’en vais, je dois fuir hors de ce système de significations et de résonances qui menace ma santé mentale. Plus tard, je lisserai tous ces fragments d’expériences ingouvernables, je les transformerai en données enfin suffisamment essentialisées et désincarnées pour pouvoir être manipulées et mises en relation les unes aux autres. Plus tard, je ferai mon métier d’anthropologue. ( CF , 135). L’animiste-? On doit au directeur de thèse de Nastassja Martin, frappé, lors de son séjour chez les Achuars, « par le fait que les gens semblaient entretenir des rapports très étroits, de personne à personne, avec des animaux ou des plantes avec lesquels ils conversaient en rêves et auxquels ils adressaient des incantations », une intéressante (re)définition de l’animisme-: L’animisme peut être défini comme un « mode d’identification », c’est-à-dire une façon de concevoir la relation entre soi et l’autre. […] Dans le sens commun occidental moderne, on admet que l’homme partage le même monde physique que le reste des Le Kamtchatka - violemment - dans la peau. Croire aux fauves de Nastassja Martin 63 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0004 5 « L’animisme est-il une religion ? », Entretien de Nicolas Journet avec Philippe Descola, Entretien avec Philippe Descola, revue Sciences humaines , Grands Dossiers N° 5---décembre 2006---janvier---février 2007. 6 Nastassja Martin, À l’est des rêves. Réponse even aux crises systémiques , Éditions La Découverte, 2022, quatrième de couverture. êtres qui peuplent l’univers. En revanche, nous (les humains) estimons être différents des animaux ou des plantes par le fait que nous sommes des sujets, possédant une intériorité, des représentations, des intentions qui nous sont propres. […] L’animisme procède autrement. Il attribue à tous les êtres humains et non humains le même genre d’intériorité, de subjectivité, d’intentionnalité. Il place la différence du côté des propriétés et manifestations physiques […]. Et, pour mieux différencier l’animisme d’une religion, il ajoute ensuite cette précieuse précision-: L’animisme est beaucoup plus qu’une croyance que l’on pourrait choisir d’avoir ou de ne pas avoir. C’est une manière de concevoir le monde organisé en catégories d’existants à partir de qualités et d’attributs et de comportements qui leur sont caractéristiques. 5 - L’ouvrage que Nastassja Martin vient de faire paraître aux éditions de la Découverte, intitulé À l’est des rêves , porte un sous-titre évocateur « Réponse even aux crises systémiques ». À lire la quatrième de couverture, on perçoit au passage que Frédéric Lordon aurait du mal à étendre sérieusement son accusation d’apolitisme, d’ignorance et de bonne conscience ronronnante à l’entreprise de Nastassja Martin-: En 1989, juste avant la chute de l’Union soviétique, une famille even aurait décidé de repartir en forêt, recréer un mode de vie autonome fondé sur la chasse, la pêche et la cueillette. […] Comment un petit collectif violenté, spolié, asservi par les colons avant d’être oublié de la grande histoire s’est-il saisi de la crise systémique pour regagner son autonomie ? Comment a-t-il fait pour renouer les fils ténus du dialogue quotidien qui le liait aux animaux et éléments, sans le secours des chamanes éliminés par le processus colonial ? Quelles manières de vivre les Even d’Icha ont-ils réinventées, pour continuer d’exister dans un monde rapidement transformé sous les coups de boutoir de l’extractivisme et du changement climatique ? Dans ce livre, où les rêves performatifs et les histoires mythiques répondent aux politiques d’assimilation comme au dérèglement des écosystèmes, l’autrice fait dialoguer histoire coloniale et cosmologies autochtones en restituant leurs puissances aux voix multiples qui confèrent au monde sa vitalité 6 . 64 Sylvie Vignes Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0004 7 Victor Segalen, Essai sur l’exotisme, une esthétique du divers , Le Livre de poche, 1986, p.-42. 8 Id ., p.-43. 9 Id ., p.-37. Fort des savoirs accumulés durant sa courte vie puisqu’il fut romancier et poète, mais aussi médecin de la marine, ethnographe, sinologue et archéologue, un des écrivains à avoir le mieux et fort tôt théorisé le rapport à ce qui nous est étranger est Victor Segalen, que ses voyages, longs et nombreux, emmenèrent notamment en Polynésie, en Sibérie et en Extrême-Orient (grandes expéditions archéologiques en Chine surtout). À travers la notion d’« exote », il définit en effet une sorte d’équilibre idéal entre ouverture à l’altérité et résistance de l’identité. L’exote est aux antipodes du touriste superficiel dont la modernité a multiplié les exemplaires, plus mobilisé par ses selfies que par la rencontre avec l’autre, mais l’exote, même s’il y passe des années entières ne commet pas non plus l’erreur inverse : celle d’oublier d’où il vient pour se fondre complètement dans le pays d’accueil. L’exote exerce dans un premier temps une libération de l’esprit en se libérant de tout préjugé. Il fait ainsi « l’expérience du divers » 7 jusqu’à sa limite, c’est-à-dire jusqu’au moment où il sent la résistance, celle que son individualité, avec sa culture, son caractère, son identité propre, oppose à l’assimilation totale. C’est à ce moment que, selon Victor Segalen, l’on ressent la différence fondamentale avec l’objet de notre action et que l’on peut le mieux apprécier cet objet, qui ressort dans ce qu’il a de plus différent de nous. En d’autres termes, le voyage n’a de vraie valeur que s’il correspond à une vraie découverte de l’altérité-: Ne peuvent sentir la Différence que ceux qui possèdent une individualité forte.-[…] L’exotisme n’est donc pas cet état kaléidoscopique du touriste et du médiocre spectateur, mais la réaction vive et curieuse au choc d’une individualité forte contre une objectivité dont elle perçoit et déguste la distance. 8 Victor Segalen fustige déjà ceux qu’il appelle « les proxénètes de la sensation du Divers », les marchands d’exotisme de pacotille, « le cocotier et le chameau » 9 , mais, décédé prématurément en 1919, il n’a pas connu le tourisme de masse, et encore moins la mondialisation qui rendent son modèle d’exote sans doute de plus en plus difficile à incarner. Quoi qu’il en soit, il nous semble assez légitime de nous demander si Nastassja Martin n’a pas dérivé et percuté un des écueils signalés par Victor Segalen : oublier son identité de départ et basculer sans résistance dans l’altérité. Non seulement elle a fait de Daria (à laquelle son nouvel ouvrage est essentiellement Le Kamtchatka - violemment - dans la peau. Croire aux fauves de Nastassja Martin 65 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0004 10 Terme signifiant «-moitié-ourse-» en langue évène. consacré) une toute-puissante et très respectée figure maternelle, mais elle va plus loin que Daria elle-même dans la proximité avec une altérité plus extrême : celles des ursidés. C’est un peu, justement, l’hypothèse que semble privilégier sa mère biologique et les amies de celles-ci-: [L]a mère qui sait que sa fille est en train de se déliter, d’être aspirée par cet autre monde dont elle ne connaît rien mais dont elle pressent la puissance, l’influence, la fascination ; dont sa fille se défend, évidemment, « je suis anthropologue », ne cesset-elle de répéter, je ne suis pas fascinée, je ne me perds pas dans mon terrain, je reste moi, toutes ces choses dont on se persuade parce que sinon on ne partirait jamais. ( CF , 28) On voit bien ici que la défense opposée par Nastassja Martin à cette inquiétude relève davantage de l’autosuggestion que de l’affirmation assurée. Ma mère pleure mais sait, au fond, que c’est ma seule issue. Plus tard, la plupart de ses amies feront vaciller sa foi en lui resservant cette histoire de limites. J’ai rencontré l’ours parce que je n’avais pas su mettre de limites entre moi et l’extérieur […] Tu devrais la cadrer. La raisonner. L’arrêter. La borner. Pauvre maman, pauvres amies. En vrai, je n’ai jamais aimé les normes, ni le concordat et encore moins la bienséance. ( CF , 90) Lui reste, quoi qu’il en soit, une certitude bien ancrée-: Mais petite mère, cette fois, je pars pour que tu comprennes qu’entre moi et l’ours il y a autre chose qu’une histoire de frontière mal placée et de violence projetée. Ma mère tient bon, elle ne flanche pas ; ma mère réalise que sa fille est liée à une forêt et qu’elle va devoir y replonger pour finir de se guérir à l’intérieur.-( id. ) Nastassja Martin évoque ensuite la figure d’une grande amie commune à sa mère et elle : Marielle dont le portrait peut nous sembler très contrasté. Elle est décrite comme « froide, distante, juste » ( id .), ce que Nastassja Martin associe à sa discipline, juridique. Or, c’est elle qui évoque « résonances et correspondances », «-astres et mythes-» et convoque Artémis, Perséphone et «-la déesse des bois-» ( CF , 91) que l’écrivaine incarnerait désormais. Deux systèmes de valeurs et d’explications des phénomènes se heurtent ici et ce sont paradoxalement les deux femmes ayant une formation scientifique qui penchent le plus volontiers du côté de l’animisme que Daria évoque ainsi : « Nous ici, on vit avec toutes les âmes, celles qui errent, celles qui voyagent, les vivants et les morts, les miedka   10 et les autres. Tout le monde.-» 66 Sylvie Vignes Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0004 Dans une interview, Nastassja Martin explique que Daria parlait par exemple au feu pour implorer sa clémence, et que dans sa famille, même à l’intérieur, on parle des animaux à voix basse de peur qu’ils entendent. Le « cahier noir » de Nastassja Martin duquel elle bannit l’esprit critique et scientifique pour laisser la place au rêve et à la poésie, laissait d’ailleurs déjà entrevoir ce penchant dès avant «-le combat-»-: Je dois dire que j’ai deux carnets de terrain. L’un est diurne. Il est empli de notes éparses, de descriptions minutieuses, de retranscriptions de dialogues […]. L’autre est nocturne. […], écriture automatique, immédiate, pulsionnelle, sauvage, qui n’a vocation à rien d’autre que de révéler ce qui me traverse […]. ( CF , 40) Le carnet diurne et le carnet nocturne sont l’expression de la dualité qui me ronge ; d’une idée de l’objectif et du subjectif que je sauve malgré moi. Ils sont respectivement l’intime et le dehors-[…]. ( id .) Nastassja Martin ne peut qu’être troublée par le fait que les Évènes aient vu qu’elle entretenait une connexion particulièrement étroite avec les ursidés bien avant qu’elle devienne à leurs yeux, après l’événement, une miedka et qu’ils se soient en quelque sorte attendus à ce qu’il advienne. Elle cite ainsi les propos d’Andreï quand, juste avant son départ pour la montagne et la « rencontre avec l’ours-», il lui donne une griffe d’ours : « Tu sais que tu es déjà matukha , je ne t’apprends rien. Prends-là avec toi quand tu marcheras là-haut. ( CF , 33) Et Daria a exactement la même conviction-: Daria, elle aussi, a toujours su. Elle sait qui me visite quand je dors ; je lui raconte au petit matin les ours de ma nuit, familiers, hostiles, drôles, pernicieux, affectueux, inquiétants. Elle écoute en silence. Elle rit de me voir accroupie dans les buissons de baies avec mes cheveux blonds qui dépassent des feuillages, tu as comme une fourrure elle me dit chaque fois. Elle compare mon corps musclé à celui de l’ourse ; elle se demande qui de l’une ou de l’autre dort dans le terrier de son double. ( CF , 34) Après « le combat », tout se passe comme si Nastassja basculait tout entière du côté de son cahier noir, reflet du cerveau droit bien plus que du cerveau gauche : « […] Mon corps après l’ours, […] mon corps en forme de monde ouvert où se rencontrent des êtres multiples […].-» ( CF , 76)- Cette rêverie sur l’ouverture au monde sensible, alors même que le corps est en charpie, a des antécédents en littérature. On peut penser en particulier à la « Seconde Promenade » des Rêveries du promeneur solitaire , lorsque Rousseau est percuté par un grand chien danois (ici aussi, donc, s’est d’ailleurs produit un violent choc, d’abord physique, avec un non-humain) qui le laisse un moment inconscient-: Le Kamtchatka - violemment - dans la peau. Croire aux fauves de Nastassja Martin 67 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0004 11 Jean-Jacques Rousseau, Les Rêveries du promeneur solitaire , Garnier-Flammarion, 1964, p.-49. La nuit s’avançait. J’aperçus le ciel, quelques étoiles, et un peu de verdure. Cette première sensation fut un moment délicieux. Je ne me sentais encore que par là. Je naissais dans cet instant à la vie, et il me semblait que je remplissais de ma légère existence tous les objets que j’apercevais. Tout entier au moment présent je ne me souvenais de rien ; je n’avais nulle notion distincte de mon individu, pas la moindre idée de ce qui venait de m’arriver ; je ne savais ni qui j’étais, ni où j’étais ; je ne sentais ni mal, ni crainte, ni inquiétude. Je voyais couler mon sang comme j’aurais vu couler un ruisseau, sans songer seulement que ce sang m’appartînt en aucune sorte. Je sentais dans tout mon être un calme ravissant auquel, chaque fois que je me le rappelle, je ne trouve rien de comparable dans toute l’activité des plaisirs connus 11 .- Et sous la plume poétique de Giono, par exemple, on trouve souvent aussi le regret que la peau nous circonscrive et nous sépare du reste du monde. Le fantasme de fusion avec le monde naturel, de retour à l’état indéterminé du monde, sans frontières entre les règnes et les espèces est diagnostiqué par la psychanalyse comme un rêve de régression dans le ventre maternel. Il est suffisamment récurrent sous la plume des poètes pour qu’on puisse le considérer comme une pulsion fondamentale de l’être humain, juste plus ou moins encouragée ou au contraire refoulée, voire étouffée. Nastassja aborde cette question du rêve de régression… mais en le prenant comme à rebours-: L’enfant possède une chose que l’adulte cherche désespérément tout au long de son existence : un refuge. Ce sont les parois de l’utérus avec tous les nutriments affluant quotidiennement qu’il faut parfois arriver à reconstruire autour de soi.-( CF , 106) Ce rêve serait donc celui de construire des parois sécurisantes contre l’hos‐ tilité du monde. Mais le lecteur ne peut s’empêcher de remarquer qu’elle fait allusion au passage à la porosité de l’utérus qui permet des circulations de la mère vers l’enfant, de l’extérieur vers l’intérieur. C’est certes une histoire de sécurité mais c’est donc bien aussi , clairement, une histoire de fusion et de frontières abolies… On remarque toutefois que Nastassja Martin est consciente de la composante mortifère que contient ce rêve de dissolution si l’on s’y abandonne entièrement : « […] mon corps est devenu un point de convergence. » ( CF , 77), « Je dois trouver la position d’équilibre qui autorise la cohabitation d’éléments de mondes divergents, déposés dans le fond de mon corps sans négociation.-» ( id .) Mais elle ne forme pas pour autant le projet d’expulser de son corps ce qui y est entré par effraction ; elle veut refermer, clore, cicatriser en tentant de 68 Sylvie Vignes Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0004 « désamorcer l’animosité des mondes entre eux » mais en acceptant que «-tout ce qui a été déposé en [elle] en fait désormais partie. » ( id .). Elle accepte donc désormais plus sereinement ce qui la terrifiait et l’exaltait à la fois auparavant : la présence en elle d’une altérité. J’ai vu le monde trop alter de la bête-; le monde trop humain des hôpitaux. J’ai perdu ma place, je cherche un entre-deux. Un lieu où me reconstituer. Ce retrait-là doit aider l’âme à se relever. Parce qu’il faudra bien les construire, ces ponts et portes entre les mondes […]. ( CF , 107) Mais l’on peut noter ici avec un certain soulagement le projet de chercher un «-entre-deux-» et de retrouver « [s]a place ». Elle s’est en effet aventurée plus loin que les Évènes eux-mêmes vers le non-humain. Ils ne s’y trompent d’ailleurs pas, eux qui parlent des animaux à voix basse car toujours dans la crainte de leur intentionnalité à leur égard, et, pour certains, fuient même Nastassja « après l’ours-», la considérant désormais comme miedka . * * * Pour Nastassja Martin, en tout cas, la «-rencontre-» avec l’ours du Kamtchatka constitue, à n’en pas douter, un moment épiphanique, une sorte de révélation déterminant un « avant » et un « après ». En découlent son programme d’auto-reconstitution et sa conviction qu’il est nécessaire, voire urgent, de construire des ponts avec les multiples mondes des autres êtres vivants, seconde injonction qui rejoint le programme de maints penseurs et acteurs de l’écologie aujourd’hui. Elle est en outre persuadée de ne plus pouvoir par la suite pratiquer son métier d’anthropologue de la même manière, et suppose qu’elle attribuera une valeur supérieure à ses cahiers noirs, donc à son cerveau droit, et ne les séparera plus de son travail scientifique-: Je crois que le cahier noir a coulé dans les cahiers de couleur depuis l’ours ; je crois qu’il n’y aura plus de cahier noir ; je crois que ce n’est pas grave. Il y aura une seule et même histoire, polyphonique, celle que nous tissons ensemble, eux et moi, sur tout ce qui nous traverse et nous constitue.-( CF , 150) Pourtant, à lire À l’est des rêves. Réponse even aux crises systémiques , ouvrage éminemment scientifique, paru trois ans après Croire aux fauves, le lecteur est fondé à douter de ce pronostic : remise de cette brutale « rencontre » si riche en bouleversements de tous ordres, Nastassja Martin, malgré toute sa fascination, semble avoir réintégré sa posture d’anthropologue, redonné la primauté à son cerveau gauche et à ses cahiers de couleur, retrouvé ce qu’on a envie de qualifier Le Kamtchatka - violemment - dans la peau. Croire aux fauves de Nastassja Martin 69 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0004 de saine distance avec les non-humains, ours compris. Il me semble qu’on ne peut que s’en réjouir pour sa sécurité physique et son équilibre mental… tout en saluant et goûtant l’inédite richesse et la poésie de l’entre-deux qu’a pu offrir aux lecteurs l’expérience des limites vécue en 2015 et racontée en 2019 dans Croire aux fauves. 70 Sylvie Vignes Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0004