eJournals Oeuvres et Critiques 49/1

Oeuvres et Critiques
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0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
10.24053/OeC-2024-0006
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Une lecture écopoétique de la littérature carcérale au Maghreb. Les cas des témoignages de Tazmamart

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Béchir Ghachem
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1 Julien Defraeye et Elise Lepage, «-Présentation-», dans Julien Defraeye et Elise Lepage (éds), Études littéraires. Approches écopoétique des littératures française et québécoise de l’extrême contemporain , Vol.48, n°3, 2019. En ligne. URL : https: / / www.erudit.org/ fr/ rev ues/ etudlitt/ 2019-v48-n3-etudlitt04741/ 1061856ar/ [Consulté le 02 mai 2024] 2 Pierre Schoentjes, Ce qui a lieu. Essai d’écopoétique , Marseille, Wildproject, 2015, p.-13. 3 Julien Defraeye et Elise Lepage, « Présentation », dans Études littéraires. Approches écopoétique des littératures française et québécoise de l’extrême contemporain , op. cit . 4 Outre la multitude de formes et de genres utilisés (épistolaire, journal intime, autofic‐ tion, roman, reportage, poésie, récit, ect…), ce corpus est écrit en arabe, en français et dans quelques rares cas en dialecte, écrit et/ ou publié durant et/ ou après la détention par une diversité de témoins (militants politiques et syndicaux, étudiants, journalistes, militaires, épouses et enfants d’opposants). Une lecture écopoétique de la littérature carcérale au Maghreb. Le cas des témoignages de Tazmamart Béchir Ghachem Université Bordeaux-Montaigne Introduction Si le propre de l’écopoétique est « de prêter particulièrement attention aux constructions discursives, énonciatives et narratives des questions environne‐ mentales en contexte littéraire 1 », et de souligner, à travers sa récente émergence comme discipline dans le champ académique français, « une manière de répondre à la place toujours grandissante que les problématiques liées à la nature et à sa préservation occupent dans la littérature des dernières années 2 -», comment cette perspective théorique qui peut faire émerger « de nouvelles lectures, [et] un nouveau savoir de la littérature » 3 peut-elle contribuer à aller au-delà de l’intérêt presque exclusivement politique et mémoriel qu’on accorde aux écrits témoignant de la violence étatique et plus particulièrement, dans cet article, à renouveler la question de l’incarcération politique au Maghreb indépendant-? Non exclusivement, mais surtout à partir des années 2000, on constate l’avènement et le foisonnement sur la scène littéraire au Maghreb d’une écriture testimoniale très hétérogène 4 qui lève le voile, en la dénonçant, sur la détention Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0006 5 Mohamed Benchicou, Les Geôles d’Alger , Paris, Riveneuve Éditions, 2007, p.-195. 6 Philippe Bouchereau, La Grande Coupure. Essai de philosophie testimoniale , Paris, Garnier, 2018. 7 Bagne secret construit dans le désert marocain pour emprisonner de 1973 jusqu’à 1991 les 58 officiers et sous-officiers impliqués dans les deux coups d’État contre Hassan II en 1971 et en 1972 et qui n’ont pas été fusillés après le procès de février 1972. 8 Omar Mounir, Nécrologie d’un siècle perdu. Essai sur le Maroc , Al Jadida, Marsam Éditions, 2002, p.-55. 9 Selon l’un des gardiens de Tazmamart, Hinda est une chienne : « qui a eu le malheur de perdre son flair. Ce qui a provoqué la colère du directeur. Elle a aussi fait renverser un vase à la maison. Le commandant a ordonné de la mettre en prison jusqu’à nouvel ordre. Elle doit rester constamment dans la cour, sans niche et sans abri, et mangera le reste des marmites des prisonniers ». Mohammed Rais, De Skhirat à Tazmamart. Retour du bout de l’enfer , Casablanca, Afrique-Orient, 2003, p.-254 politique qui a accompagné la politique des régimes autoritaires institués depuis les indépendances et qui ont fait de cet espace isolé un lieu destiné à «-broyer les dignités 5 », visant à faire taire ceux et celles qui ont osé critiquer ou remettre en cause la légitimité du pouvoir. Même s’il est vrai que l’écriture testimoniale sur la prison politique (au Maghreb ou ailleurs) n’est pas fondamentalement mue par un engagement écologique et n’invite pas d’une manière patente à étudier « la littérature dans ses rapports avec l’environnement naturel », il n’en demeure pas moins qu’une approche écopoétique prend toute sa légitimité si elle prête attention à la création de tout un champ lexical du végétal et à l’usage de la figure animale, le bestiaire étant destiné à figurer l’expérience de «-désappartenance 6 -» à laquelle un être humain a été soumis par un autre être humain. Devant cette constante qui traverse tout le corpus maghrébin, pouvonsnous parler d’une écriture anthropocentrée lorsque l’ancien détenu se compare à un rat ou à du bétail pour souligner la déshumanisation subie et l’atteinte à la dignité voulue par les régimes autoritaires ? Et l’approche écopoétique devient encore plus fructueuse, dans le cas du témoignage carcéral maghrébin, si elle est appliquée à un corpus distinct : les textes autour de Tazmamart 7 . Car loin d’être uniquement le symbole de l’épouvante carcérale par excellence au Maghreb post-indépendant, «-l’erreur du siècle 8 -» comme dirait Omar Mounir, Tazmamart est aussi et probablement la seule prison au monde où une chienne a été incarcérée. Nul besoin de fiction pour parler de Tazmamart ! Nommée Hinda par les prisonniers humains, cette chienne y a été emprisonnée et battue presque chaque jour de 1984 jusqu’à 1987 car, ayant perdu son flair, elle a renversé un vase dans la maison du directeur du bagne 9 . Comment les prisonniers-témoins rendent-ils compte de cette présence animale dans leurs témoignages ? Quels rapports se créent entre l’humain et l’animal dans ce lieu qui suspend tout entendement humain-? 86 Béchir Ghachem Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0006 10 Hélé Béji, Désenchantement national. Essai sur la décolonisation (1982), Tunis, Elyzad, 2014. 11 Ibid. , p.-41. 12 Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison , Paris, Gallimard, 1975. 13 Ibid. , p.-16. Dans une approche écopoétique et se limitant aux témoignages d’anciens détenus de Tazmamart, cet article tente de comprendre l’économie du vivant et la place que se donne l’être humain dans le monde mis en œuvre par l’écriture carcérale sur Tazmamart, en interrogeant la place qu’y occupe l’animalité entre anthropomorphisme et zoomorphisme. I Dominer par l’indignité-: anatomie d’une chute Depuis la fin de la colonisation, s’est installé au Maghreb le sentiment d’un « désenchantement national 10 » nourri par l’autoritarisme qui caractérise les régimes postindépendance qui ont pris place, comme l’explique Hélé Béji : « L’indépendance nous a libérés d’une domination mais nous fait entrer dans une autre domination 11 ». Au nom du progrès, du développement et de la sécurité, la prison politique fera partie dès les indépendances de tout un système répressif qui, de la simple intimidation jusqu’à l’élimination physique, en passant par la torture et l’incarcération, vise essentiellement à punir et à faire taire toute personne désignée par le régime comme autre, et comme ne devant pas être, en portant atteinte à sa dignité humaine. - 1 Incarcération politique et atteinte à la dignité : Tazmamart, le paradigme À partir des travaux de Michel Foucault sur le système carcéral 12 , il est communé‐ ment admis que la prison est un lieu d’assujettissement qui soumet la personne à un processus de désappropriation de son identité humaine (physique, mentale et langagière). Mais cette idée de déshumanisation touche à son paroxysme lors d’un emprisonnement qui vise intentionnellement à briser à et à détruire le détenu dans son intégrité humaine, pour le punir, et aussi pour le dissuader de ne plus penser autrement. L’incarcération, pensée à partir de la fin du XIX e siècle comme un système punitif et correctif privant l’individu de sa liberté pourtant considérée comme un droit, est venue remplacer « l’art des sensations insupportables [par] une économie des droits suspendus 13 ». Cette acception moderne de la prison est subvertie par les régimes autoritaires qui, cherchant à faire taire leurs opposants en les attaquant dans leur dignité, la maintiennent comme espace de privation des droits invisible à la société, tout en y introduisant ce qu’elle est supposée venir remplacer : le supplice. En ce sens, la prison Une lecture écopoétique de la littérature carcérale au Maghreb 87 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0006 14 Cité par Smaïl Medjebar, La Grande Poubelle , Paris, L’Harmattan, 2010, p.-8. 15 Voir Immanuel Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs (1785), traduit de l’allemand par Victor Delbos, Paris, Éditions Vrin, 2004. 16 Norman Ajari, La dignité ou la mort. Éthique et politique de la race , Paris, La Découverte, 2019. 17 Albert Camus, L’homme révolté , Paris, Gallimard, 1951. 18 Pech, Thierry. « La dignité humaine. Du droit à l’éthique de la relation », Éthique publique , Éthique de la magistrature , Vol.3, n°2, 2001. En ligne. URL : https: / / journals.o penedition.org/ ethiquepublique/ 2526 [Consulté le 22 avril 2024]. 19 Paulus Kaufmann, Hannes Kuch, Christian Neuhäuser et Elaine Webster, (dir.), Humi‐ liation, Degradation, Dehumanization. Human Dignity Violated , London/ New York, Springer, 2011. 20 Cynthia Fleury, La clinique de la dignité , Paris, Seuil, 2023, p.-27. 21 Norman Ajari, La dignité ou la mort. Éthique et politique de la race , op.cit. , p.-93. politique dépasse la simple privation de liberté pour devenir un lieu « où commence la liberté des tortionnaires de déshumaniser leurs proies 14 -». En effet, dominer par l’indignité semble être le mode opératoire mis en place par les régimes autoritaires dans leur gestion de la dissidence et de la contestation. Mais que veut dire « dominer par l’indignité » ? Si, dans une première définition très synthétisée, la dignité humaine est cette valeur inaliénable et irréductible, inestimable et hors de prix de l’être humain, lui conférant des droits et obligeant à son inconditionnel respect 15 , et si elle est également conscience de sa propre valeur en tant qu’être humain qui permet de «-tenir debout-» et de refuser l’exclusion et l’injustice 16 , ce qui se produit en prison politique est destiné précisément à briser cette conscience qui conduit à la révolte 17 en remettant en cause cette valeur qui marque l’appartenance irréductible à la famille humaine 18 . Généralement, dans les approches négatives de la dignité, c’est-à-dire celles qui tentent de la cerner à partir de situations concrètes qui la mettent à mal, on parle assez souvent d’humiliation, de dégradation, de mépris et de déshu‐ manisation 19 . Mais théoriquement, d’un point de vue strictement langagier, le contraire de la dignité serait d’abord l’indignité. À la question «-Qu’est-ce que le sentiment d’indignité ? », Cynthia Fleury répond : « C’est un sentiment d’atteinte à l’intégrité physique et psychique, comme si l’irréductible en soi était humilié, déshonoré 20 ». L’indignité, dans un sens très large, serait donc une situation non convenable dans le traitement qu’elle réserve à un individu, allant de conditions de logements indignes à la torture, extrême manifestation de la non-reconnaissance de la dignité. Non convenable dans le sens où, ne respectant pas sa qualité humaine - c’est-à-dire sa dignité qui lui confère des droits, surtout celui d’être respecté en tant que tel -, elle produit ce que Norman Ajari nomme « l’invivable, qui est peut-être le meilleur synonyme d’une vie indigne 21 ». D’un 88 Béchir Ghachem Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0006 22 Cours donné sur le thème de la dignité à l’Espace éthique AP-HP le 14 janvier 2013 dans le cadre de ses Grandes Conférences. En ligne. URL : https: / / www.espace-ethiqu e.org/ ressources/ cours-en-ligne/ la-dignite [Consulté le 15 octobre 2023] 23 Claudine Haroche, « Le caractère menaçant de l’humiliation », Le Journal des psycho‐ logues , n°249, 2007/ 6. En ligne. URL : https: / / www.cairn.info/ revue-le-journal-des-psyc hologues-2007-6-page-39.htm [Consulté le 20 avril 2024]. 24 Cynthia Fleury, La clinique de la dignité , op. cit. , p.-11. 25 Abdelali El Yasami et Khalid Zekri, « Sous le bâillon, les témoignages : dans le souterrain de Tazmamart-», Études littéraires africaines, Écrire la prison , n°18, 2004, p.-27. 26 Abdallah Stitou, « La Chienne de Tazmamart ou la douce animalité face à l’inhumaine cruauté », dans Khalid Zekri, (dir.). Abdelhak Serhane : une écriture de l’engagement , Paris, L’Harmattan, 2006, p.-114. 27 Voir par exemple Mohamed Benchicou, Les Geôles d’Alger , Paris, Riveneuve Éditions, 2007 ; Sami Kourda, Le « Complot ». Barraket Essahel. Chronique d’un calvaire , Tunis, Sud Éditions, 2012 ; Fatna El Bouih, Une femme nommée Rachid , Casablanca, Le Fennec Éditions, 2002. 28 Christine Daure-Serfaty, Tazmamart. Une prison de la mort au Maroc , Paris, Stock, 1992. 29 Aziz Binebine, Tazmamort Dix-huit ans dans le bagne de Hassan II , Paris, Denoël, 2009, p.-83 30 Ibid ., p.-59. point de vue très large, l’indignité serait tout ce qui viendrait à l’encontre de l’idée d’élévation à laquelle renvoie la notion de dignité. Mais si on se place sur un axe vertical, un « dignitomètre » dirait Éric Fiat 22 , avec la dignité au sommet, on dira que l’indignité serait tout ce qui tire vers le bas, qui rabaisse. La dignité étant le signe de l’irréductible appartenance à l’humain, l’indignité carcérale que le Maghreb a vécue et vit encore depuis ses indépendances tendrait à remettre en cause cette appartenance, à « effacer le sujet dans sa qualité même d’être humain 23 -». Si dans sa Clinique de la dignité , Cynthia Fleury considère que « l’univers carcéral est, par excellence, le lieu où s’élabore une atteinte à la dignité de la personne, plus qu’une expérience de privation de liberté 24 », que dire alors de Tazmamart, espace conçu spécialement dans une « logique destructive 25 -» pour assouvir la vengeance d’un roi et pour instiller à ses prisonniers, « par-delà la douleur et la mort, l’angoisse de la solitude et du désespoir 26 ». Car si les conditions de détention plus que défavorables - en termes d’insalubrité et de manque d’hygiène et de soins - qui caractérisent les prisons civiles peuvent conduire à la maladie ou à la mort 27 , Tazmamart était de loin « une prison de la mort 28 -» au vrai sens du terme, mais d’une mort qui «-n’était pas pressée 29 -». Enlevés de la prison civile (Kénitra) où ils purgeaient leurs peines après avoir été jugés, les 58 « kidnappés », dont 26 seulement ont survécu, se sont retrouvés à Tazmamart dans un « monde où les extrêmes et l’horreur étaient banalisés 30 » et où « on ne se contentait pas de faire torturer et souffrir, mais [où] on tuait Une lecture écopoétique de la littérature carcérale au Maghreb 89 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0006 lentement, atrocement et cyniquement 31 -». « Tombe » ou « caveau » selon les témoins, « cube de béton et de ténèbres de deux mètres sur trois, où même la lumière blafarde du jour n’arrivait pas à briser totalement l’obscurité 32 », la cellule est l’unique espace où le détenu doit « vivre », ou plutôt survivre jusqu’à la mort. Véritable espace de négation, il n’y avait à Tazmamart ni douche, ni visite, ni promenade, ni même corvées. Tout était pensé pour laisser les condamnés- au milieu de leurs excréments, galeux, eczémateux, crasseux, sans le moindre soin médical […] attendant qu’ils perdent leur vue, leurs dents, leur santé, ou la raison, qu’ils meurent de folie ou de putréfaction, pour les envelopper dans une couverture sale et les enterrer dans une fosse, sans le moindre rituel religieux 33 . C’est ainsi qu’opère la mort programmée à Tazmamart. Il a fallu attendre 18 ans pour que Hassan II, avec la montée du militantisme en faveur des droits humains, sous la pression des ONG et dans un contexte mondial qui lui imposait une certaine ouverture politique, libère les 26 rescapés et rase de sitôt le bagne secret, effaçant ainsi toute trace de son existence. - 2 Vers l’animalité. Le tazmamartien dans le règne du vivant « L’homme n’est pas le seul animal à penser, mais il est le seul à penser qu’il n’est pas un animal […] Si l’homme peut légitimement se mettre à part des autres animaux, c’est peut-être parce qu’il est le seul animal à refuser de l’être 34 -». Même si on commence aujourd’hui à parler de la « dignité du vivant 35 », il n’en demeure pas moins que la sacralité dont jouit l’idée de dignité humaine a été fondamentalement et pour longtemps construite à travers l’idée de l’exception humaine dans la nature. Si l’expérience nazie a relancé la réflexion sur la dignité humaine à travers sa vulnérabilité et la concrétude de sa situation, rajoutant ainsi au respect, la nécessité de protection, l’essentiel de ce qui précédait faisait de l’excellence humaine la justification même d’une dignité due et inaliénable 36 . Si les religions confèrent une dignité à tout être humain 90 Béchir Ghachem 31 Mohammed Rais, De Skhirat à Tazmamart. Retour du bout de l’enfer , op. cit. , p.-5. 32 Aziz Binebine, Tazmamort Dix-huit ans dans le bagne de Hassan II , op. cit. , p.-43. 33 Omar Mounir, Nécrologie d’un siècle perdu. Essai sur le Maroc , op. cit. , p.-64. 34 Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, Éthique animale , Paris, PUF, 2008, p.-14. 35 Cynthia Fleury, La clinique de la dignité , op. cit. , p.-19. 36 Voir Félicité Mbala Mbala, La notion philosophique de dignité humaine à l’épreuve de sa consécration juridique , thèse de doctorat en sciences juridiques, préparée sous la direction de Françoise Dekeuwer-Defossez et soutenue le 15 décembre 2007 à l’Université de Lille II. En ligne. URL : https: / / theses.hal.science/ tel-00370926/ [Consulté le 03 septembre 2023], p.-33-79. Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0006 car il est une créature à l’image de Dieu, sacrée (c’est-à-dire séparée des autres créatures), les philosophies vont fixer encore plus cette « obsession de la grandeur de l’homme 37 » en essayant de justifier cette excellence de l’homme à travers ce qui le distingue des autres êtres vivants (la parole, la raison, la liberté, l’autonomie, la culture) et surtout de l’animal. C’est dans ce sens que Jean-Baptiste Jeangène Vilmer remarque que l’utilisation que l’homme fait du mot « animal » « témoigne d’une part qu’il s’en exclut et d’autre part qu’il le méprise 38 -». Si nous reprenons l’idée de la dignité comme élévation à partir de cette conception, toute atteinte à cette dignité serait un rabaissement. Si l’être humain mérite une dignité parce qu’il s’est placé en haut de toutes les créatures vivantes, la lui retirer (ce que compte faire l’indignité carcérale) serait le rabaisser, et donc le ramener vers l’état animal. C’est cette logique anthropocentrée qui organise l’indignité carcérale subie à Tazmamart. En effet, alors que l’extrême dénuement et les privations précipitent le détenu vers sa chute, à Tazmamart, l’idée de l’homme conquérant, maître et possesseur de la nature, laisse place à une survie presque impossible. D’abord, le choix du lieu de construction de la prison, le Sahara marocain, expose de fait les prison‐ niers dépourvus de tout moyen de résistance, à un environnement « hostile et inhumain, une forêt où derrière chaque touffe de béton se cachait un ennemi : la faim, la soif, le froid qui venaient lever leur tribut de cadavres 39 -». Si les détenus ont passé 18 hivers dans des « cellule[s]-congélateur[s] 40 » durant lesquels ils « crev[aient] littéralement de froid 41 », l’extrême « chaleur suffocante 42 » qui accompagne les étés à Tazmamart n’a pas manqué d’achever certains détenus malades et assoiffés. Si « ce climat terrible 43 », consciemment choisi par le régime, font de la survie une obligation quotidienne, la logique répressive pousse l’indignité jusqu’aux extrêmes en faisant de Tazmamart un lieu qui annule « la hiérarchie des êtres » décrétée depuis Platon. Pareillement, la pensée du théologien de l’époque médiévale Pseudo-Denys l’Aréopagite concevait une hiérarchie, un ordre sacré car divin, qui agencent le monde et les êtres qui le composent et dans laquelle l’être humain occupe une place privilégiée et centrale car faisant partie de ces Une lecture écopoétique de la littérature carcérale au Maghreb 91 37 Ibid . p.-33 38 Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, Éthique animale , op. cit. , p.-12. 39 Aziz Binebine, Tazmamort. Dix-huit ans dans le bagne de Hassan II , op. cit. , p.-78. 40 Ahmed Marzouki, Tazmamart, cellule 10 , Paris, Éditions Paris-Méditerranée (et Casa‐ blanca, Tarik Éditions), 2000, p.-158. 41 Ibid ., p.-98. 42 Christine Daure-Serfaty, Tazmamart. Une prison de la mort au Maroc , op. cit., p.-223. 43 Ibid ., p.-218. Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0006 rares créatures capables de déterminer leur place dans la hiérarchie des êtres 44 . Mais à Tazmamart la « hiérarchie des êtres » n’a plus lieu. Devant la précarité des lieux, construits intentionnellement dans ce sens, le détenu n’est plus qu’une part de l’écosystème tazmamartien. Ce passage de Mohammed Rais, écrit à l’imparfait à valeur itérative, décrit parfaitement la place qu’occupe le détenu dans le monde de Tazmamart-: Les punaises et les moustiques nous empêchaient de dormir, et les puces partageaient notre literie. Les souris faisaient la navette entre nos cellules et les couloirs […] ils attiraient les serpents […] dont la morsure était fatale […] le scorpion noir aux sept nœuds […] venait se réfugier à l’intérieur à la recherche d’eau […] Les araignées tissaient leurs toiles pour chasser les mouches, les fourmis sillonnaient le pavé et les murs, les guêpes et les abeilles bourdonnaient sans cesse au-dessus de nos têtes. Enfin, le « mille-pattes », un vil reptile aussi dangereux que le scorpion […], nuisibles et indésirables, nous étions contraints de nous adapter à leur présence 45 . Pire, exposé dans la nudité la plus totale dans un monde où « les moustiques, les punaises, les cafards, les scorpions… étaient maîtres des lieux 46 -», le détenu se transforme en un être vulnérable comme en témoigne Ahmed Marzouki-: Les maladies de peau provoquées par notre état de crasse, les piqûres d’insectes ou diverses allergies tenaient également le haut du pavé. Le corps de certains de nos camarades, gravement malades et incapables de se battre contre ces maudites bestioles, n’était plus qu’une immense plaie 47 . Si cet écosystème inédit qui vient perturber l’équilibre de la «-hiérarchie des êtres » repose fondamentalement sur une vision anthropocentrée du monde qui émane de l’autoritarisme monarchique (je tente l’interrogation : serait-il nécessaire de sonder la psychologie d’un roi sacralisé par sa généalogie qui remonte au Prophète 48 et qui tire sa légitimité d’une tradition historique très ancienne de « mission divine 49 » pour comprendre l’évidence de cette vision anthropocentrée ? ), comment les survivants rendent-ils compte de l’indignité subie à Tazmamart-? 92 Béchir Ghachem 44 Denys L’Aréopagite. La hiérarchie céleste . Traduction et notes de Maurice de Gandillac, Paris, Les Éditions du Cerf, 1958. 45 Mohammed Rais, De Skhirat à Tazmamart. Retour du bout de l’enfer, op. cit., p.-166. 46 Abdelhak Serhane, La chienne de Tazmamart , Paris, Paris/ Méditerranée, 2001, p.-24. 47 Ahmed Marzouki, Tazmamart, cellule 10 , op. cit , p.-106. 48 L’article 23 de la Constitution marocaine de 1962 stipule que-: «- La personne du Roi est inviolable et sacrée- ». 49 Hassan II, La mémoire d’un roi , Entretiens avec Éric Laurent, Paris, Plon, 1993, p.-94. Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0006 50 Ahmed Marzouki, Tazmamart, cellule 10 , op. cit , p.-222. 51 Aziz Binebine, Tazmamort Dix-huit ans dans le bagne de Hassan II , op. cit. , p.-51. 52 Al Itihad Al Ichtiraki , journal quotidien publié par l’Union socialiste des forces popu‐ laires, traduit du français vers l’arabe. Il publie en 1994 durant deux mois et demi sous forme de feuilleton le témoignage de Mohammed Rais, ce dernier n’ayant trouvé aucun éditeur. 53 Voir par exemple Abdesselam El Ouzzani, Le récit carcéral marocain ou le paradigme de l’humain , Rabat, autoédition, Imprimerie La Capitale, 2004 ; Jeanne Fouet-Fauvernier, Écritures de la survie en milieu carcéral. Autobiographies de prisonniers marocains des «-années de plomb- » , Paris, L’Harmattan, 2019. 54 Aziz Binebine, Tazmamort Dix-huit ans dans le bagne de Hassan II , op. cit. , p.-59. 55 Aziz Binebine, Tazmamort Dix-huit ans dans le bagne de Hassan II , op. cit. , p.-47. 56 Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme : L’impérialisme (1951), Paris, Fayard, 1982, p. 283. « L’homme peut perdre tous ses fameux Droits de l’Homme sans abandonner pour autant sa qualité essentielle d’homme, sa dignité humaine-». II Humain/ animal dans les écrits des survivants. Dénoncer l’indignité carcérale entre zoomorphisme et anthropomorphisme « Ce prétendu bagne n’a jamais existé que dans l’imagination des ennemis de notre démocratie 50 » avait déclaré en 1991 Fayçal El Khatib, un parlementaire marocain pour une radio occidentale concernant les « disparus de Tazmamart ». Il ne sera pas utile de s’attarder ici sur la force du secret d’État que constituait cette prison et d’une manière générale sur la négation systématique de l’exi‐ stence de prisonniers politiques au Maroc. Mais c’est devant cette obstination étatique à nier les faits que les « naufragés de l’océan du silence 51 -» décident de passer à l’acte de témoigner, d’une manière marginale durant la décennie 1990 52 puis à travers tout un mouvement testimonial à partir des années 2000 53 . Leur but est d’attester de la survenue de cet événement, de laisser une trace, d’honorer la mémoire des disparus et de participer à tout un travail de mémoire concernant la question de la prison politique afin de transmettre et d’interpeller la conscience de « tous ceux qui sentent sur leur joue la gifle qu’un autre a reçu 54 ». Comment alors signifier au monde ce qui a eu lieu à Tazmamart ? Quelles techniques d’écriture utiliser pour rendre compte de l’indignité du bagne secret, de cette séparation d’avec la communauté humaine voulue par le régime-? Le propos ne sera pas ici de procéder à une analyse stylistique globale de la déshumanisation mise en lumière dans les textes mais plutôt d’interroger l’usage que font de l’animalité ceux qui ont décidé d’écrire sur Tazmamart. « De ce que nous avions perdu, c’est-à-dire tout, le plus dur fut la perte de notre dignité 55 ». Devant ce sentiment de perte de la dignité, étant aliénable et par défaut indestructible 56 , il est vrai que l’acte de témoigner peut être appréhendé comme un acte de résistance, une dignité en action qui, malgré toutes les Une lecture écopoétique de la littérature carcérale au Maghreb 93 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0006 57 Myriam Revault d’Allonnes, Ce que l’homme fait à l’homme-; Essai sur le mal politique , Paris, Seuil, 1995. 58 Omar Mounir, Nécrologie d’un siècle perdu. Essai sur le Maroc , op. cit., p.-64. 59 Lucile Desblaches, La plume des bêtes. Les animaux dans le roman , Paris, L’Harmattan, 2011, p.-15. 60 Nick Haslan, « Dehumanization: an integrative review », Personality and Social Psycho‐ logy Review , Vol.10, n°3, 2006, p.-256. 61 La métaphore machinale quant à elle reflète un déni de ce qui constitue l’essence humaine (sans comparaison avec les autres espèces), la base universelle et innée que les êtres humains partagent, telles que l’autonomie, les émotions, l’imagination. Les individus qui se retrouvent réduits à un objet sont toujours associés à une machine ou un robot. 62 Aziz Binebine, Tazmamort Dix-huit ans dans le bagne de Hassan II , op. cit. , p.-31. 63 Ahmed Marzouki, Tazmamart, cellule 10 , op. cit , p.-64. humiliations subies, fait refuser, par l’écriture et la publication, toute tentative d’avilissement. Une écriture de la dignité qui met en lumière ce que l’homme peut faire à l’homme 57 mais aussi la résistance à cette déshumanisation. Deux composantes des textes nous intéressent ici pour sonder comment les témoins décrivent ce que Omar Mounir appelle une négation « jusqu’au droit au statut de l’animal 58 -» : les figures d’analogie avec l’animal et comment ils mettent en scène et signifient la présence de la chienne Hinda. « Les analogies entre humains et non-humains sont soigneusement sélection‐ nées pour évoquer une certaine face de l’humanité, généralement avilie 59 ». Même si le propos analyse des romans français contemporains, il peut s’appli‐ quer à l’écriture des rescapés de Tazmamart. Lieu commun de toute littérature testimoniale portant sur une expérience de déshumanisation, le rapprochement avec «-la bête-» constitue l’une des manières de signifier aux lecteurs l’atteinte à la dignité. En effet, Nick Haslan met en lumière deux « métaphores de déshumanisation 60 -» : animale et machinale qui correspondent respectivement à deux conceptions de l’humain, l’unicité humaine et la nature humaine 61 . C’est la première qui nous intéresse. Selon Haslan, elle reflète un déni de l’une des caractéristiques uniques et propres à l’humain, celles qui le séparent des autres espèces, telles que la socialisation, la culture, une sophistication cognitive, et la moralité. Les individus comparés à des animaux sont souvent traités comme immoraux, irrationnels, incivilisés. Pour les « pestiférés » que le pouvoir présente comme « des traîtres, des parias, des mécréants » 62 , la comparaison avec l’animal se présente comme le meilleur moyen de rendre compte de la déshumanisation subie à Tazmamart. Avant même d’arriver au bagne secret, les anciens militaires se voient traités lors de leur transfert « comme des bêtes de somme 63 ». Une fois arrivés là où la « hiérarchie des êtres » a été bouleversée, les détenus ne font que 94 Béchir Ghachem Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0006 64 Aziz Binebine, Tazmamort Dix-huit ans dans le bagne de Hassan II , op. cit. , p.-90. 65 Ahmed Marzouki, Tazmamart, cellule 10 , op. cit , p.-311. 66 Aziz Binebin, Tazmamort Dix-huit ans dans le bagne de Hassan II , op. cit. , p.-153. 67 Ahmed Marzouki, Tazmamart, cellule 10 , op. cit , p.-223. 68 Abdelhak Serhane, Kabazal . Les Emmurés de Tazmamart. Mémoires de Salah et Aida Hachad , Casablanca, Tarik Éditions, 2003, p.-142. 69 Ahmed Marzouki, Tazmamart, cellule 10 , op. cit. , p.-229. 70 Résistante, écrivaine et militante des droits, épouse de l’opposant marocain d’extrêmegauche Abraham Serfaty qui a trouvé refuge chez elle (alors qu’elle enseignait à Casablanca depuis 1962) en 1972 pendant sa période de clandestinité. Arrêtée avec lui en 1974, assignée à résidence pour 3 ans puis expulsée en 1977, elle poursuit son combat en faveur des prisonniers politiques marocains. C’est grâce aux lettres anonymes qu’elle avait reçu des prisonniers de Tazmamart que Gilles Perrault a pu écrire le chapitre concernant cette prison dans son fameux Notre Ami le roi , livre qui a provoqué dès tournoyer « dans leurs cages comme des bêtes prises aux pièges 64 » ou selon Marzouki-: «-Un, deux, trois. Trois, deux, un… Comme une bête qu’on vient de mettre en cage 65 ». Après 18 ans et juste avant leur libération, ces « animaux malades de la peste 66 » dévorent, après tant de faim et de privation, le repas proposé (un morceau de viande, des pommes de terre et un gros morceau de pain)-: «-avec la précipitation et la voracité de bêtes affamées 67 -». Chuter dans le « dignitomètre » se fait également en se rapprochant de l’animal, mimant ainsi la verticalité des rapports entre les êtres voulue par le régime. C’est en ces termes que Salah Hachad décrit la déshumanisation subie à Tazmamart-: Réduits à l’état animal […] Un homme pouvait plonger la main dans le trou des toilettes pour récupérer, au milieu des excréments, deux ou trois malheureuses sardines jetées là par inadvertance et les déguster comme s’il s’agissait de caviar ou de saumon fumé […] Réduire des êtres humains à l’état bestial. Des êtres-? Plutôt des bêtes… 68 L’interrogation désabusée à la fin du passage qui reprend la remise en cause de l’appartenance des détenus à la famille humaine, laisse place à une confirmation (signifiée par l’adverbe «-plutôt-» qui introduit un choix ou une évaluation) de la chute (réduction) opérée à Tazmamart. Retrouvant ses codétenus pendant la libération et mesurant l’impact des 18 années passées dans le mouroir, Marzouki conclut que « si des caméras invisibles avaient pu alors nous filmer, la preuve aurait été donnée que nous avions été réduits au rang d’animaux 69 -». Pour marquer l’extrême désappartenance à l’humanité orchestrée dans ce bagne secret, d’autres témoins ont recours à une forme de zoomorphisme qui met en avant la déchéance vécue. Dans une lettre écrite en 1989 qui a pu sortir de Tazmamart grâce à l’aide d’un des gardiens en 1991 et que Christine Daure- Serfaty 70 publie en annexe de son livre-révélation, l’un des premiers prisonniers Une lecture écopoétique de la littérature carcérale au Maghreb 95 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0006 à avoir témoigné de cette « histoire-légende », tout en s’adressant à son lecteur, lui propose une visite guidée « à bord de l’aile de l’imagination » de Tazmamart. Devant une cellule, il l’interpelle ainsi : « Tu seras glacé de stupeur par la vue d’un […] squelette avec une barbe très longue, touffue, cachant la poitrine ; des cheveux longs, sales, qui te rappellent l’homme primitif ; les ongles se sont allongés pour prendre la forme des griffes de ces fauves imaginaires 71 ». On voit bien comment la chute dans la « hiérarchie des êtres » est marquée graduellement par une métamorphose de l’état de l’homme primitif (qui se rapproche de la sauvagerie en s’éloignant de la culture, longtemps prise comme signe de supériorité de l’humain sur les autres êtres vivants) devenant , par l’utilisation du zoomorphisme (les ongles prennent la forme des griffes), un « fauve imaginaire », et renvoyant ainsi à l’idée d’une créature mythologique pour souligner à quel point Tazmamart « dépasse dans l’odieux toutes les tragédies et tous les méfaits-». Mais, si l’emploi des figures de l’analogie (comparaison, rapprochement et zoomorphisme) réfère à l’idée d’une égalité avec l’animal pour rendre compte de la déchéance, Ahmed Marzouki va dépasser le simple parallélisme (ou la mise à niveau avec l’animal) pour souligner la place plus que vulnérable qu’occupe l’être humain dans l’écosystème tazmamartien-: Tous, nous avons vécu avec la maladie, les privations, la crasse, l’humiliation et le mépris jusqu’à devenir plus bas encore que les créatures les plus abjectes de notre planète Terre. Il n’est pas un endroit de nos corps malingres qui n’ait été mordu ou piqué par les puces, les punaises ou les moustiques. Nos corps dégageaient une telle odeur que celle d’un cadavre était plus supportable 72 . Énumérant les causes de la déchéance du détenu, Marzouki emploie le comparatif composé de l’adverbe de quantité « plus » et de l’adjectif « bas » appuyé par l’adverbe de gradation intensive « encore » pour marquer le signe de l’infériorité du détenu par rapport aux « créatures les plus abjectes ». Désordre dans la « hiérarchie des êtres », le corps vulnérabilisé du prisonnier devient la proie de toutes les créatures minuscules. Afin de souligner encore plus cette chute et l’insensé de la situation tazmamartienne, le témoin n’hésite pas à intervertir les réactions biologiques du corps humain entre la vie et la mort. Alors que le cadavre dégage une odeur nauséabonde due à la prolifération des bactéries 96 Béchir Ghachem sa sortie en 1990 une véritable crise diplomatique entre la France et le Maroc et qui a permis de briser le silence sur Tazmamart. Voir Abraham Serfaty et Christine Daure- Serfaty, La mémoire de l’autre , Paris, Stock, 1993. 71 Christine Daure-Serfaty, Tazmamart. Une prison de la mort au Maroc , op. cit., p.-214. 72 Ahmed Marzouki, Tazmamart, cellule 10 , op. cit , p.-158. Nous soulignons. Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0006 73 Ahmed Marzouki, Tazmamart, cellule 10 , op. cit , p.-149. 74 Christine Daure-Serfaty , Tazmamart. Une prison de la mort au Maroc , op. cit., p.-216. 75 Axel Honneth, La lutte pour la reconnaissance , Paris, Gallimard, 1992. 76 Ahmed Marzouki, Tazmamart, cellule 10 , op. cit , p.-150. 77 Ibid. 78 Ibid. 79 Ibid ., p.-151. 80 Ibid. naturelles présentes dans le corps qui, en attaquant les organes, produisent des gaz à fortes odeurs, celui du détenu, extrêmement vulnérable mais toujours en vie, dégage une odeur encore plus forte (marquée par l’adverbe d’intensité «-telle-»). Mais c’est surtout avec sa description de la présence de Hinda, « la chienne prisonnière de Tazmamart 73 », que Marzouki établit une égalité (une relation horizontale) entre les détenus et l’animal pour rendre compte de la déshuma‐ nisation subie. Dans ce « cauchemar draculien 74 » qu’était Tazmamart, une solidarité est née entre l’animal et les détenus qui partagent en fin de compte les mêmes conditions. Mais la solidarité ne peut avoir lieu sans la reconnaissance de l’autre comme être ne méritant pas sa condition 75 . L’arrivée de Hinda est décrite comme un passage sans transition « du paradis à l’enfer » où elle était incarcérée « au milieu de l’hiver pour être battue et affamée sans raison, [et où] elle passait des heures et des heures à aboyer et à hurler 76 -». Sa découverte après quelques jours qu’à l’intérieur des bâtiments « des êtres vivaient dans des conditions en deçà de la sienne 77 -» crée comme une sorte d’indentification dans le malheur entre les détenus et la chienne. Cette mise à niveau avec l’animal est rendue tangible dans le récit de Marzouki à travers deux constructions phrastiques qui marquent le rapprochement au moyen de la conjonction de coordination « et » - « elle se mettait à hurler sa douleur et la nôtre 78 » - et l’égalité avec l’adverbe de comparaison « autant » : « cet animal qui avait souffert autant que nous 79 ». Les hurlements de la chienne durant la nuit se voient d’ailleurs dotés de signifiance : « comme pour crier à tout le Maroc et au monde entier ce drame humain et animal qui se déroulait 80 -». Pour mettre davantage la lumière sur le renversement des ordres entre humain et animal opéré à Tazmamart, les témoins-écrivains n’hésitent pas à user d’un certain anthropomorphisme en attribuant des caractéristiques humaines à certains animaux présents dans le camp. C’est ainsi par exemple que le prisonnier anonyme de la lettre reçue par Christine Daure-Serfaty interprète la présence inoffensive durant toute une nuit de serpents venimeux dans les cellules : « comme s’ils voulaient dire par ce geste : “Homme, n’aie pas peur de moi, je suis beaucoup plus indulgent avec toi que ton frère humain” 81 ». Une lecture écopoétique de la littérature carcérale au Maghreb 97 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0006 81 Christine Daure-Serfaty, Tazmamart. Une prison de la mort au Maroc , op. cit., p.-227. 82 Mohammed Rais, De Skhirat à Tazmamart. Retour du bout de l’enfer, op. cit., p.-253. 83 Appelée aussi la fête du sacrifice, l’Aïd-el-Kébir est une fête musulmane célébrée annuellement et qui commémore le sacrifice demandé par Dieu à Abraham pour prouver sa foi. 84 Ahmed Marzouki, Tazmamart, cellule 10 , op. cit. , p.-150. 85 Mohammed Rais, De Skhirat à Tazmamart. Retour du bout de l’enfer, op. cit., p.-255. 86 Ibid . 87 Ibid . 88 Christine Daure-Serfaty, Tazmamart. Une prison de la mort au Maroc , op. cit., p.-212. Mais l’usage de cet anthropomorphisme pour souligner « l’inhumanité » des bourreaux - les serpents étant plus indulgents que les humains - est exploité davantage par les détenus-écrivains dans l’interprétation qu’ils font de la présence et des rapports qu’ils établissent avec «-la nouvelle pensionnaire 82 -». Tous les survivants qui ont témoigné ne manquent pas de parler de Hinda et tous les chercheurs qui se sont intéressés à la littérature carcérale marocaine prennent soin de s’arrêter sur la description d’une scène survenue le jour de l’Aïd-el-Kébir 83 . Profitant de l’ouverture exceptionnelle des portes et de l’inattention des gardiens, Hinda pénètre pour la première fois dans le bâtiment où tous les détenus sont réunis, fait un aller-retour « en guise de salut général 84 » avant d’entrer dans chaque cellule pour lécher mains et pieds des prisonniers. Ce premier contact avec la chienne, vécu comme « autant de considération et de respect de la part d’un animal 85 » fait dire à l’un des prisonniers en s’adressant à Hinda : « Tu n’es pas une chienne, ce sont mes frères qui sont de vrais fauves dépourvus de sentiments et d’humanité 86 ». Comme pour les serpents, l’inhumanité du régime est signalée par « l’humanité » de Hinda, ou, disons le autrement, pour dénoncer la cruauté qui peut exister chez les humains, l’affection que Hinda manifeste la fait sortir de l’animalité - «-tu n’es pas une chienne ». Anthropocentrée, dans le sens où la sauvagerie et la cruauté font partie de l’animalité, faisant ainsi des bourreaux les «-vrais fauves-», cette vision du règne du vivant invite Mohammed Rais à attribuer une parole à la chienne dans son interprétation de la scène : « Si vos frères les humains ne vous respectent pas, moi je vous respecterai toujours 87 -». Pour ne pas conclure Si ceux qui ont vécu ce « scandale que même les livres ne peuvent contenir 88 -», représentent le monde inversé qu’était Tazmamart en brouillant les frontières entre humain et animal dans une vision anthropocentrée qui attribue la dé‐ chéance (des détenus) et la cruauté (des hommes du pouvoir) à l’animalité, quel 98 Béchir Ghachem Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0006 usage peut faire un romancier qui n’a pas vécu l’horreur du bagne de l’histoire de Hinda ? Lui consacrer une nouvelle dans laquelle elle prend le pouvoir de la narration fait-il déplacer l’anthropocentrisme décelé dans l’écriture des survivants-? Bibliographie Livres Ajari, Norman. La dignité ou la mort. Éthique et politique de la race , Paris, La Découverte, 2019. Arendt, Hannah. Les origines du totalitarisme : L’impérialisme (1951), Paris, Fayard, 1982. Béji, Hélé. Désenchantement national. Essai sur la décolonisation (1982), Tunis, Elyzad, 2014. Binebine, Aziz. Tazmamort Dix-huit ans dans le bagne de Hassan II , Paris, Denoël, 2009, Bouchereau, Philippe. La Grande Coupure. Essai de philosophie testimoniale , Paris, Garnier, 2018. Camus, Albert. L’homme révolté , Paris, Gallimard, 1951. Daure-Serfaty, Christine. Tazmamart. Une prison de la mort au Maroc , Paris, Stock, 1992. Desblaches, Lucile. La plume des bêtes. Les animaux dans le roman , Paris, L’Harmattan, 2011. Fleury, Cynthia. La clinique de la dignité , Paris, Seuil, 2023. Foucault, Michel. Surveiller et punir. 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