eJournals Oeuvres et Critiques 49/1

Oeuvres et Critiques
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0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
10.24053/OeC-2024-0008
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2024
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Frères migrants: repenser le vivre ensemble dans un « écosystème relationnel »

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Valeria Liljesthrom
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1 Patrick Chamoiseau, Frères migrants, Paris, Seuil, coll. «-Points-», 2017. Désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle FM, suivi du numéro de page et placées entre parenthèse dans le corps du texte. 2 Selon Annalisa Lendaro, Claire Rodier et Youri Lou Vertongen, « [l]a question des « migrants » est entrée soudainement dans l’agenda politique [des États européens], au printemps 2015, après la mort par noyade de près de 1500 personnes en quelques jours lors de deux naufrages de boat people parmi les plus meurtriers ayant lieu en Méditerranée. […] Quelques mois plus tard, les médias du monde entier publiaient la photo d’un enfant kurde de trois ans, Aylan Kurdi, enfui de Syrie avec sa famille et retrouvé mort sur la plage d’une station balnéaire turque. » (Annalisa Lendaro, Claire Rodier et Youri Lou Vertongen, « Introduction générale », dans A. Lendaro, C. Rodier, Y. L. Vertongen (dir.), La crise de l’accueil. Frontières, droits, résistances , Paris, La Découverte, 2019, p.-11). Frères migrants : repenser le vivre ensemble dans un «-écosystème relationnel-» Valeria Liljesthrom Université Laval - Québec Introduction La question du vivre ensemble dans le monde contemporain traverse toute l’œuvre de l’écrivain martiniquais Patrick Chamoiseau. Cette préoccupation était déjà au centre de la pensée d’Édouard Glissant, dont Chamoiseau hérite et réinvestit, entre autres, les notions de Relation, Tout-Monde et Mondialité, envisagées dans le contexte de mondialisation qui caractérise notre époque. Dans cette contribution, je voudrais analyser la rhétorique de l’essai Frères migrants   1 de Patrick Chamoiseau, publié en 2017, à un moment où la « gestion » européenne des migrants, qui mobilise l’opinion publique depuis les tragédies de 2015, incite à la réflexion et à l’action 2 . Frères migrants voit ainsi le jour dans un contexte de polémique où se confrontent, principalement, deux positions : celle favorable à la solidarité des pays européens envers les migrants, et celle qui prône, au contraire, la clôture des frontières. Chamoiseau prend part au débat dans un essai-manifeste résolument engagé. Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0008 3 Sur la notion d’ ethos , on peut consulter : Ruth Amossy, L’argumentation dans le discours , Paris, Armand Colin, coll. «-Icom-», 2016. 4 Mentionnons, à titre d’exemple, Éloge de la Créolité , co-signé par P. Chamoiseau, J. Bernabé et R. Confiant, et le recueil de « Manifestes » publié récemment chez La Découverte (É. Glissant et P. Chamoiseau, Manifestes , Paris, La Découverte / Éditions de l’Institut du Tout-Monde, 2021). 5 Il s’agit de la cinéaste Hind Meddeb et de l’écrivaine Jane Sautière à qui Chamoiseau dédie son essai. Quand un inacceptable surgissait quelque part, Édouard Glissant m’appelait pour me dire : « On ne peut pas laisser passer cela! » […]. Je ne suis pas poète, mais face à la situation faite aux migrants sur toutes les rives du monde, j’ai imaginé qu’Édouard Glissant m’avait appelé, comme m’ont appelé quelques amies très vigilantes. (FM, quatrième de couverture) Tel est le déclencheur que Patrick Chamoiseau donne à son discours : un « appel » à l’action, une urgence de poésie que l’écrivain assume comme une exigence face à ce qu’il a été convenu d’appeler, dans les médias, la « crise des migrants ». Comment répond-il à l’appel ? Par quels moyens tente-t-il de corriger « la situation faite aux migrants sur toutes les rives du monde »? Voici les questions à la base de cette étude. Un poète solidaire Dès le titre du livre, Chamoiseau assume ouvertement sa prise de position. La formule « frères migrants » est éloquente : elle pose le socle de l’image de soi ( ethos   3 ) que l’écrivain construit dans et avec sa parole : celle d’un intellectuel et poète solidaire. L’adresse aux migrants montre un énonciateur s’identifiant comme « frère ». C’est-à-dire un énonciateur qui s’inscrit en relation à d’autres, plus précisément en relation de proximité, d’égalité, de filiation et d’affection. De plus, si Frères migrants est l’œuvre d’un seul auteur, à la différence d’autres « manifestes » dont Chamoiseau a été l’un des cosignataires 4 , l’écrivain n’y construit pas pour autant l’ ethos d’un poète solitaire, écrivant depuis les marges. Sa parole se veut participante à « une étrange conférence de poètes et de grands êtres humains » (FM, 17) et s’inscrit dans la dynamique d’un échange. Chamoiseau théâtralise un dialogue avec deux interlocutrices et amies - Hind, « celle qui filme » et Jane, « celle qui écrit » (FM, 13) - dont il rapporte les paroles 5 . Hind et Jane racontent à l’écrivain les faits qu’elles observent quotidiennement sur le terrain, dans un appel à l’action-: « Il faut agir, une cause est là! … » (FM, 16). La parole de Chamoiseau apparaît dès lors légitimée par la gravité de la situation : elle se 112 Valeria Liljesthrom Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0008 6 La « jungle » de Calais est l’appellation courante par laquelle on désigne, en France, le campement précaire de migrants qui s’est créé à proximité des points de départ - par bateau et par train - vers l’Angleterre. Il s’agit d’un endroit stratégique. L’appellation « jungle », aux connotations péjoratives, est relayée massivement par les médias de communication. « Lampedusa » est devenu l’un des lieux de débarque‐ ment de nombreux contingents de réfugiés qui cherchent à rejoindre l’Europe par la Méditerranée. Le toponyme fait également allusion au naufrage d’une embarcation de réfugiés, à proximité de l’île, qui a fait des centaines de morts. « Aylan » réfère à l’enfant syrien de trois ans, trouvé noyé sur une plage turque, après avoir fui, avec sa famille, la guerre en Syrie. Sa photo a fait la une des médias. présente à nous comme une parole nécessaire et urgente, solidaire plutôt que solitaire, mais aussi engageante. Une parole engagée et engageante En effet, au-delà de l’adresse explicite à ses deux interlocutrices, Chamoiseau tente de toucher un lectorat informé et préoccupé par la crise humanitaire vécue par les migrants en Europe. Le texte laisse supposer que l’écrivain s’attend à ce que son lecteur idéal soit en mesure de déchiffrer des références culturelles et des allusions aux questions de société qui animent, depuis 2015, les débats publics, en France : par exemple, les appellations « jungle de Calais », des mots-événements comme «-Lampedusa-» ou encore le prénom «-Aylan-», devenus courants dans les médias 6 . Avec un discours qui interpelle et implique le lecteur en tant que spectateur d’un drame, l’écrivain dénonce la « mort visible » (FM, 21) aux frontières du monde entier et, en particulier, de l’Europe-: demeurons sur ce que vous voyez, en cet instant crépusculaire comme depuis des années, comme d’année en année, pour des années encore, des gens, des milliers de personnes, pas des méduses ou des grappes d’algues jaunes mais des gens, petites grandes vieilles toutes qualités de personnes, qui dépérissent et qui périssent, et longtemps vont mourir dans des garrots de frontières, en bordure des nations, des villes et des États de droit… (FM, 21) L’« instant crépusculaire » décrit par l’énoncé se fait d’autant plus « visible » que Chamoiseau l’inscrit dans la longue durée, suggère son extension spatiale et souligne la grande quantité de personnes qui en sont affectées. L’énonciation suggère l’ampleur du phénomène au moyen de répétitions (« depuis des années », « d’année en année, pour des années encore », « longtemps vont mourir-») et d’énumérations (« des gens, petites grandes vieilles toutes qualités de personnes ») qui produisent un effet d’accumulation, voire de massification, Frères migrants -: repenser le vivre ensemble dans un «-écosystème relationnel-» 113 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0008 7 Ruth Amossy, Apologie de la polémique , Paris, PUF, 2014, p.-155. 8 Id . 9 Ibid ., p.-156. mimé par l’effacement des virgules et par l’inscription d’une variété d’épithètes qui laissent entendre que personne n’est à l’abri. Sous l’apparence d’un énoncé constatif à visée informative, ce passage tend en réalité à montrer l’indignation de l’énonciateur - et à susciter le même sentiment chez le lecteur - face à des « États de droit » qui violent non seulement le droit à la vie, mais aussi le principe (ou l’obligation morale) de protection des personnes vulnérables. Ruth Amossy a bien montré que le sentiment d’indignation est provoqué par un état de fait négatif, souvent injuste, qui apparaît comme la conséquence d’actions imputables à « une personne, une institution ou un système 7 », en l’occurrence, ici, les États de droit. Selon Amossy, « [l]’indignation est de ce fait une émotion vertueuse qui n’hésite pas à s’exhiber 8 » et qui « fédère, qui crée du consensus, qui cimente les groupes, les mobilise 9 », d’autant plus qu’elle est rationnellement fondée. Raison et émotion se combinent ainsi, dans Frères migrants , afin de produire un discours rassembleur. Dans l’exemple précédent, l’indignation de l’écrivain est exhibée par un procédé de clarification quant à la nature des morts : « des milliers de personnes, pas des méduses ou des grappes d’algues jaunes mais des gens ». La clarification est ici redondante parce que non nécessaire à la compréhension d’un message explicite. Elle sert donc à attirer l’attention du lecteur sur l’inacceptable. Ce procédé est récurrent dans le texte. Nous le retrouvons dans d’autres passages-: « Aux bordures grecques et italiennes […], des gens, pas des roches, pas des mailles de plastique, des personnes, des milliers de personnes, se tassent s’entassent s’enlacent […] » (FM, 22). « Ce qui saigne, ces houles vives qui s’épanchent, je parle de gens, je parle de personnes, saigne de nous, saigne vers nous, parmi nous, saigne pour nous tous. » (FM, 23) L’insistance de l’écrivain sur le fait que les migrants sont des êtres humains pourrait alors signifier qu’il ne s’agit plus d’une évidence partagée. Ce qui n’est pas sans produire un sentiment malaisant de « déjà vu » qui ramène le lecteur à des épisodes sombres de l’histoire. Par association, la grande quantité de noyés parmi les migrants amène Chamoiseau à rapprocher la Méditerranée de l’Atlantique, et la traversée actuelle de celle de la « traite négrière », produisant une idée effrayante du présent. Sous la plume de Chamoiseau, la Méditerranée devient donc « gouffre », « enfer », « cimetière » (FM, 21-22). Cette aberration est exprimée par l’image du hoquet : « C’est comme un hoquet général, un spasme de nos histoires, sans doute un vomissement - de fait, un vrai recommencement, non du même, mais des forces réadmises de l’horreur.-» (FM, 24) 114 Valeria Liljesthrom Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0008 L’indignation n’est pas la seule émotion mobilisatrice du texte. L’horreur et l’inquiétude sont également suscitées par une description alarmante de notre époque. Dans le premier chapitre du livre, intitulé « La mort visible », Chamoi‐ seau parle d’un « planétaire assombrissement » (FM, 20) dont le « drame » (FM, 19) des migrants ne serait qu’une des manifestations. Cet assombrissement se matérialise, dans l’écriture, par la dominance du champ lexical de l’obscurité, qui se répand dans l’espace textuel et est associé à un «-effondrement-» de valeurs qui « engendre une perte de l’éthique » (FM, 20). Obscurité, malveillance et chute vont ainsi de pair, dans l’essai, et sont associées à des comportements tels que « l’exclusion, le rejet, la violence, la bêtise, la haine et l’indécence » (FM, 20). L’idée d’un obscurcissement en expansion est renforcée par une succession de syntagmes verbaux (« fermentent de partout »; « s’amplifient dans des boucles d’algorithmes et de réseaux sociaux »; « explosent »; FM, 20) dont l’accumulation et la gradation intensifient le sens de progression de la noirceur conféré par les verbes. Le diagnostic posé par l’écrivain dans ce chapitre se clôt sur un dernier exemple qui fonctionne, dans l’essai, comme une preuve : « Une nuit [politique] nous avale, sans alarme, insensible, invisible, jusqu’à soudain prendre carnation malveillante sous une mèche blonde aux commandes de la nation la plus puissante des hommes… » (FM, 20) L’élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis, en janvier 2017, est ainsi posée comme l’accomplissement de la «-nuit politique-» dénoncée par l’écrivain. La « crise migratoire » se voit donc recadrée, plus précisément encadrée par une crise globale et profonde, qui serait provoquée par le triomphe du néolibéralisme. De cette manière, Chamoiseau confère à son œuvre une portée qui va bien au-delà de la crise conjoncturelle et qui, par ce fait même, est supposée nous concerner tous. Puisque, « Tout est lié, tout est noué ! » (FM, 38). Ainsi, clame Chamoiseau-: Ho! Que les morts massives en Méditerranée nous dessillent le regard ! Qu’elles nous permettent de distinguer les petites morts du quotidien, le désastre disséminé dans l’écume de nos jours, l’innomée catastrophe dont l’ombre en chiquetaille pèse à fond parmi nous de tout son impossible-! …-(FM, 29) L’invitation de l’écrivain à nous «-dessiller les yeux-» est accompagnée d’un effort de dévoilement de la « barbarie » qui se cache derrière « la paix néolibérale » sur laquelle se fonde la mondialisation. Dans les pages suivantes, je montrerai que le processus de dévoilement auquel se consacre Chamoiseau entraîne une déconstruction de certaines idées reçues et représentations, néces‐ saires à un changement d’imaginaire. Frères migrants -: repenser le vivre ensemble dans un «-écosystème relationnel-» 115 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0008 Mondialisation/ Mondialité- Le nœud de l’argumentation, dans l’essai, s’appuie sur la mise en parallèle de deux notions, la « mondialisation » et la « mondialité », qui correspondent à deux visions contraires et incompatibles du vivre ensemble dans le monde. Leur conceptualisation se fait notamment à l’aide d’oppositions symboliques (l’inhumain vs l’humain, la clôture vs l’ouverture, la « mise-sous-relation » vs la relation, l’ombre vs la lumière, etc.) qui font de l’une l’envers de l’autre. L’un des traits de la mondialisation, par exemple, c’est la barbarie. Une nouvelle forme de barbarie qui correspond au « paradigme du profit maximal » (FM, 33). C’est-à-dire à une logique économique d’accumulation sans fin, entre très peu de mains, « indécente » (FM, 82), qui « asservit » les individus et les États (FM, 33, 51), entraîne des précarités et des morts, et « détrône les “valeurs”, les visions ou les grands idéaux » (FM, 51). Contre cette logique « hypertrophique » (FM, 51), dont Chamoiseau dénonce l’injustice - puisque toute richesse, « toujours produite par tous, se doit d’être redistribuée dans l’équitable et le généreux, entre tous et pour tous ! » (FM, 34) -, la mondialité aspire à une «-régulation par le partage qui n’est pas le “Marché”.-» (FM, 54) Dans le même ordre d’idées, si la mondialisation est associée à l’obscurité - elle est une « ténèbre » (FM, 51) et une « nuit sans sortie » (FM, 50) qui « menace notre survie sur cette planète » (FM, 51) -, la mondialité est du côté de la lumière, une lumière que Chamoiseau perçoit dans les « lueurs » et les « lucioles » qui habitent le regard des migrants. Le binarisme conceptuel est éclairant. Il compense une certaine complexité de l’écriture, que je situerais au niveau de la conceptualisation de la « mondialité », ainsi que du style. Le néologisme « mondialité » est en soi l’indicateur d’une pensée neuve qui, dans Frères migrants , résiste à une définition limpide. D’une part, la mondialité est plusieurs choses en même temps : « c’est tout l’humain envahi par la divination de sa diversité » (FM, 52) ; « c’est ce qui, dans les vents du monde, nous laisse entrevoir d’autres devenirs » (FM, 55) ; c’est « une énergie relationnelle » (FM, 68) : elle « relie » (FM, 54), « rallie » (FM, 54), elle surgit de « la rencontre » (FM, 54). Chamoiseau la perçoit dans des gestes - le don, l’accueil, l’hospitalité, comme le petit-déjeuner servi par Jane aux migrants (FM, 58) - ainsi que dans une certaine façon d’être au monde et de le vivre, qu’il appelle, à la suite de Glissant, la Relation. D’autre part, l’écriture de Frères migrants se rapproche, par son style, d’une prose poétique. Soit d’une écriture qui puise dans les figures et prend plaisir à créer, à jouer avec les mots, avec la syntaxe et les structures de la langue. De ce point de vue, cette œuvre s’écarte de la conception sartrienne de la prose 116 Valeria Liljesthrom Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0008 10 Jean-Paul Sartre, Qu’est-ce que la littérature? , Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1948, p. 32. 11 Ibid ., p.-33. 12 Marie-Clotilde Roose, « Le sens du poétique. Approche phénoménologique », Revue philosophique de Louvain , quatrième série, tome 94, 4 (1996), p.-646. théorisée dans Qu’est-ce que la littérature ? Selon Sartre, le prosateur «-agit-» le mieux par la parole lorsqu’il se sert des mots pour transmettre un message clair. Pour le philosophe, le style du prosateur devrait « passer inaperçu 10 -» pour ne pas compromettre la clarté du message. Ainsi, écrit Sartre, la beauté du style « se cache, elle agit par persuasion comme le charme d’une voix ou d’un visage, […] elle incline sans qu’on s’en doute et l’on croit céder aux arguments quand on est sollicité par un charme qu’on ne voit pas 11 . » Or, lorsque nous lisons Frères migrants , nous sommes loin d’une prose qui dissimule son style ou qui cache son « charme ». Nous sommes loin, également, d’un message transparent, univoque. En effet, la pensée de la mondialité, et Frères migrants dans son ensemble, sont à parcourir et à considérer avec la part de mystère, d’ambiguïté, et de poésie qu’ils affichent. Comme le précise l’écrivain dans un commentaire métatextuel : « La beauté d’une création est liée au degré de conscience et de mystère » (FM, 74). Façon de dire que, dans son œuvre, engagement (« conscience ») ne rime pas avec clarté ou transparence. Chamoiseau érige le mystère - ou ce qu’il appelle ailleurs « l’opacité » - en principe esthétique. Nombreux passages de l’essai sont ainsi à comprendre par tâtonnements et approximations, de façon intuitive et provisoire. Ainsi de l’extrait suivant, où l’expression « faire Tout-monde », essentielle à la compréhension, n’est pas expliquée : Quand le monde est perçu comme vivant […] que cela est vécu avec confiance décence et dignité, dans la bienveillance de la mondialité, il fait en nous « Tout-monde ». C’est d’en être possédé qui ouvrira à nos divinations le monde qu’annoncent les migrants. (FM, 94-95) Afin de construire un sens, le lecteur doit s’« ouvrir à la divination », comme le suggère l’énoncé. En d’autres termes, il est invité à appréhender le sens en adoptant ce que Mikel Dufrenne appelle une « attitude esthétique », qui « consiste à recueillir le donné tel qu’il se donne, en approfondissant la quête de sens à partir du sentiment-» et sans «-conceptualisation abusive-» 12 . On trouve le même cas de figure dans cet autre exemple où l’interprétation reste ouverte à l’imagination : « Elle [la Relation] […] n’établit que la fluidité d’une présence-au-monde en devenir dans le miroitement des recompositions. » (FM, 94) Ici, l’énonciation réfléchit le sens de l’énoncé, car l’indétermination Frères migrants -: repenser le vivre ensemble dans un «-écosystème relationnel-» 117 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0008 du sens est en consonance avec l’isotopie du mouvement (fluidité, en devenir, miroitement, recompositions). D’un point de vue formel, l’écriture de Chamoiseau dans cette œuvre s’ac‐ corde avec le discours sur « l’imprévisible » (FM, 52, 61) qui caractérise la mondialité. Celle-ci est justement définie comme étant « ce que la mondialisa‐ tion économique n’avait pas envisagé. » (FM, 53) Contre une «-mondialisation [qui] n’a pas prévu le surgissement de l’humain » (FM, 50), écrit Chamoiseau, la mondialité constitue « l’inattendu humain - poétiquement humain - qui leur résiste, les outrepasse, et qui refuse de déserter le monde ! » (FM, 53) Tout un lexique porteur du préfixe « in »/ « im » est d’ailleurs disséminé dans l’œuvre : « incontrôlable » (FM, 51), « invisible » (FM, 52), « inconnu » (FM, 52), « impossible » (FM, 53), « l’incertain » (FM, 53), « inattendu » (FM, 53), « indéfinissable » (FM, 55) etc. Ces mots sont célébrés dans le texte, parce qu’ils seraient à la base de « l’effervescence des créativités » (FM, 53) et de la stimulation de nos imaginaires visée, avec urgence, par l’auteur. La mondialité, imaginaire du futur « Des murs sont dans nos têtes et nous imposent leurs horizons. / Ils nous rendent aveugles à plein de perspectives » (FM, 106), regrette Chamoiseau. Frères migrants se donne ainsi pour tâche, dans « ce moment-crépuscule de nos imaginaires » (FM, 106) de montrer « par-delà les murs et par-delà les impossibles, le paysage d’un autre monde .-» (FM, 107) En ce sens, l’imaginaire de la mondialité est présenté discursivement comme l’imaginaire du futur. Chamoiseau s’efforce de montrer, au-delà de son opinion personnelle sur le Néo-libéralisme, que la mondialisation et, en particulier, le principe de clôture mis en place par le « verrou du “Marché” » (FM, 83), est non seulement antinaturel, mais également insoutenable dans la réalité actuelle. « Il n’est frontières qu’on n’outrepasse-» (FM, 75), soutient l’auteur sans détours. Pour justifier son propos, l’écrivain cite à l’appui des exemples empruntés à l’histoire. Il fait d’abord appel au cas d’Homo Sapiens, qui a survécu et évolué dans « des écosystèmes ouverts » (FM, 76). L’exemple lui permet de mettre en perspective le phénomène migratoire actuel et de le situer dans la continuité naturelle de l’histoire de l’espèce. Citer l’exemple de Sapiens, c’est aussi rappeler l’unité du genre humain-: De migrance en migrance, Sapiens s’est construit dans le pire et le meilleur, en étendue d’abord, en profondeur enfin […]. Ses communautés devenues sédentaires se sont perdues de vue, puis se sont retrouvées différentes et semblables, similaires et lointaines. (FM, 76) 118 Valeria Liljesthrom Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0008 13 Le rapport du sujet à tout l’Autre, ou à tout le vivant, est traité sous le mode fictionnel dans L’Empreinte à Crusoé . Une étude conjointe des deux œuvres de l’auteur serait intéressante. 14 Laura Calabrese, Chloé Gaboriaux et Marie Veniard (dir.), « Migration et crise : une cooccurrence encombrante-», Mots. Les langages du politique , II, 129 (2022), p.-9. L’image d’une grande famille surgit ainsi de l’énoncé, faisant écho au titre du livre et invitant à la rencontre. Frères migrants problématise, d’ailleurs, le paradigme de l’altérité qui oppose je-Autre / ici-ailleurs, et le remanie en installant la Relation comme manière d’être au monde et de se penser dans le monde. Si la distinction je-Autre n’est pas supprimée dans l’essai, elle est envisagée différemment. Comme le signale l’écrivain, « [l]’altérité ancienne - agressive, terrifiante - n’a plus d’espace. Les images de l’Autre, les sensations, le ressenti ou le virtuel de l’Autre, et l’autre du monde, sont en nous. » (FM, 98) La perception du migrant comme « frère » plutôt que comme un Autre menaçant, s’inscrit dans cette logique. Par ailleurs, dans « l’écosystème relationnel » décrit par Chamoiseau, l’Autre n’est pas seulement humain-; il comprend tout «-le vivant 13 -». Dans le même ordre d’idées, Chamoiseau soutient qu’« il n’y a plus d’“Ail‐ leurs” » (FM, 46). Ce qui revient à invalider la pertinence des frontières, à moins d’être perméables, et à moins de se penser par rapport à une « totalité-monde ». En effet, «-ces vieilles coutures du monde ancien-» (FM, 111) que sont les fron‐ tières traduisent, aux yeux de l’écrivain, une idée caduque du monde. L’étrangeté qui était consubstantielle à la notion d’altérité devient ainsi inopérante : « Nulle étrangeté, nul étranger, dans la Relation.-» (FM, 97) Une poét(h)ique pour changer l’imaginaire Au fil de l’essai, les représentations négatives du phénomène migratoire, qui circulent dans le discours social, sont progressivement transformées. Rappelons que c’est par le mot « crise » que le phénomène migratoire a été massivement décrit dans les médias d’information français 14 . Or nous savons combien la nomination des personnes et des événements est porteuse de sens et vecteur d’axiologie. L’idée selon laquelle une bonne gestion des frontières nationales irait dans le sens d’une clôture, ou du moins, d’une réduction et d’une sélection des migrants, trouve une justification dans l’association biaisée des mots «-migration-» et «-crise-». Ainsi se lamente Chamoiseau : « Voici que revient cette triste formule : nul n’a vocation à accueillir toute la misère du monde   15 » (FM, 62). La formule se base sur une représentation (sous-entendue) des migrants comme une charge et un Frères migrants -: repenser le vivre ensemble dans un «-écosystème relationnel-» 119 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0008 15 « La France ne peut pas accueillir toute la misère du monde » est une phrase du premier ministre français Michel Rocard, utilisée pour la première fois à la fin des années 1980. Elle est devenue en France une formule populaire, réutilisée, avec certaines variantes, jusqu’à l’actualité. Elle est notamment reprise par le président Emmanuel Macron au sujet de l’accueil des migrants. (Aude Bariéty. « “On ne peut pas prendre toute la misère du monde” : les propos de Macron font polémique ». Le Figaro [en ligne], 22/ 11/ 2017. https: / / www.lefigaro.fr/ politique/ le-scan/ 2017/ 11/ 22/ 25001-20171122ARTF IG00185-on-ne-peut-pas-prendre-toute-la-misere-du-monde-les-propos-de-macron-fo nt-polemique.php) appauvrissement pour les pays d’accueil, voire comme une menace pour ceux qui associent la misère à un danger pour la société. Or, au lieu de parler des migrants comme d’une menace, Chamoiseau en fait des défenseurs des droits humains, des combattants pour des droits à venir, voire des martyrs, car leur lutte se fait au prix de leur souffrance et parfois de leur vie-: Leur parole leur cri sont de respect des Droits naturels, inaliénables indivisibles, de nos humanités. Paroles dansées, courses chantées, cris jetés en couleurs sur les murs, agités à la proue des radeaux, rappelant dans leur concert ce qui a été écrit à ce sujet et qui semble effacé. Ils sèment des Droits originels, des Droits imaginés, des Droits en devenir, des Droits à réussir, divulgués par eux-mêmes, mis en œuvre par leurs pieds, chaque cri est un jugement, chaque mort une jurisprudence. (FM, 60) L’image des migrants qui ressort de l’œuvre est ainsi celle de personnes vulnérables, menacées plutôt que menaçantes, pacifiques et rêveuses, « n’oppo‐ sant que du désir aux damnations des gardes-frontières et autres sicaires des barbelés.-» (FM, 60) Avec l’image saisissante des «-gardes-frontières-» devenus des « sicaires », l’écrivain montre une claire volonté de changer l’imaginaire des lecteurs, afin que chacun « goût[e] à l’inconnu dans l’inconnu qui vient », « reconnaiss[e] le frère dans l’inconnu qui vient. La famille dans les fuites massives-» (FM, 62). Dans la pensée du texte, les migrants apparaissent précisément comme des représentants du monde qui vient. Même si leur mouvement - leur migration - s’explique, dans une grande mesure, par les effets de la mondialisation, génératrice d’inégalités (« Ils [les migrants] remontent la succion des intérêts et des profits. Les tubulures et les pipe-lines qui ne font qu’aspirer », FM, 57), les migrants, selon Chamoiseau, « suivent aussi les signes d’une intuition qui leur défait les horizons » (FM, 59). En ce sens, ils vivent déjà la « mondialité » célébrée par l’écrivain.- L’écrivain revient donc sur la « triste formule » de Rocard, et lui répond en faisant « parler » la mondialité : « La mondialité, elle, nous murmure qu’il n’y a rien à accueillir en dehors de soi-même. La menace ne provient pas de l’extérieur 120 Valeria Liljesthrom Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0008 16 Mireille Delmas-Marty, « Manifeste pour une mondialité apaisée », dans P. Chamoiseau et Michel Le Bris (dir.), Osons la fraternité-! , Paris, Philippe Rey, 2018, p.-319. 17 Annalisa Lendaro, Claire Rodier et Youri Lou Vertongen, La crise de l’accueil. Frontières, droits, résistances , op cit. . 18 François Héran, Avec l’immigration. Mesurer, débattre, agir , Paris, La Découverte, coll. «-L’envers des faits-», 2017, p.-7. de ceux qui parlent ainsi. Elle est en eux. » (FM, 63) Par un renversement argumentatif et idéologique, Chamoiseau situe la menace nationale chez ceux qui « croyant se protéger, ne font que favoriser la fragmentation du monde 16 -». L’auteur riposte ensuite que «- La vocation d’une Nation est ici d’accueillir toute la misère dont la rendent comptable son expérience, son ampleur fondatrice, sa décence historique ! » (FM, 63) Comme le suggère la formulation « rendent comptable », qui évoque une dette ou une responsabilité historique de certaines nations, l’énoncé fournit un argument basé sur les principes d’équité et de justice. Ce qui semble être en jeu, c’est la « décence » des pays qui se désoli‐ darisent de ceux qui souffrent. Les valeurs et la morale sur lesquels s’appuie le raisonnement de Chamoiseau justifient l’émotion que traduit l’énonciation, notamment par la mise en relief typographique de la phrase en italique et par le signe d’exclamation. En tant que réplique rectificative de la phrase de Rocard, la réponse de Chamoiseau semble sous-tendue par un sentiment d’indignation qui se précise ou s’explique, un peu plus loin, au moyen d’un argument par l’exemple-: Des pays pas très riches ont accueilli bien plus de malheureux que certaines contrées d’éclat et d’abondance. […] Reculer en deçà de ses capacités quand survient la détresse revient à invalider sa propre vie, et, à travers elle, à affaiblir son avenir, offusquer le vivant. (FM, 63-64) Frères migrants met donc en évidence que la problématique migratoire est, en réalité, une « crise de l’accueil 17 ». Comme l’écrit François Héran, « [l]a “crise des migrants” est devenue notre crise. Non pas une crise démographique, comme on le lit parfois, mais une crise politique et morale 18 . » C’est précisément l’image d’une Europe en crise de valeurs qui se dégage de Frères migrants . Face à ce réel décevant, face à l’inacceptable, l’essai de Chamoiseau travaille à la transformation de l’imaginaire. Il invite à « penser au monde qui vient, au monde que nous voulons » (FM, 61), à partir d’une éthique humaniste qui, pour l’écrivain, ne peut être que beauté. Parce que, « quand l’éthique défaille c’est la beauté qui tombe » (FM, 20). Dans Frères migrants , la « beauté » des idées et des valeurs, ainsi que celle des gestes et des mots qui les portent, vont donc ensemble. Comme si la meilleure manière de faire face aux urgences Frères migrants -: repenser le vivre ensemble dans un «-écosystème relationnel-» 121 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0008 du monde contemporain, aux crispations identitaires qui vont de pair avec la peur de l’autre, c’était par la poésie. L’éthique devient donc une poét(h)ique 19 . C’est-à-dire une pensée fondée sur de « belles » valeurs et principes (droit à la vie, justice, équité, respect, ouverture, générosité, confiance, etc.), portée par une écriture qui enchante. À l’aide de figures, de néologismes lexicaux («-toutvivant », « désir-imaginant », « juste-vivre », « Lieu-monde », « sentimogra‐ phie-», etc.) et d’assemblages de mots inattendus (« tomb[er] monstre », «-faire “Tout-monde”-», « jeter en fragilité », « honorer du devenir », «-enthousiasmer une autre vision du monde », etc.), l’écriture de Frères migrants captive le lecteur en combinant à une argumentation efficace, un travail créatif sur la langue, producteur d’effets esthétiques. Conclusion L’utilisation originale de la langue, dans Frères migrants , est peut-être le signe d’une pensée neuve et non-définitive, anti-systémique, ouverte. Elle conditionne la lecture et l’interprétation de telle sorte qu’elle suscite l’imagination et la créativité du lecteur, mais aussi ses émotions. En lisant Frères migrants , nous sommes traversés par l’indignation, la crainte, l’horreur, la pitié, l’empathie et la sympathie. Le pathos est ainsi une dimension fondamentale de l’œuvre, au même titre que le logos . Frères migrants enchante par la « beauté » des principes et des valeurs qui sous-tendent l’argumentation, par la beauté du style, et persuade de la nécessité d’agir. Comme l’exprime avec détermination l’auteur, dans cet énoncé qui confirme la motivation et la pertinence du titre de l’œuvre : « Frères, oui, parce que nous allons soit nous perdre ensemble soit devenir ensemble. » (FM, 88) À la façon d’un épilogue, la « Déclaration des poètes » annexée à la fin du livre, condense le sens de l’essai et le prolonge, avec une adresse finale aux migrants, qui les replace au premier plan de la scène. Frères migrants est un texte grave, touchant, parfois troublant, mais chargé d’espoir. C’est là l’une de ses forces rhétoriques : plonger dans la « noirceur », pour mieux s’élever vers la lumière. 122 Valeria Liljesthrom 19 Le même constat était fait par Edwy Plenel à propos des manifestes coécrits par Édouard Glissant et Patrick Chamoiseau : « Aussi politiques soient-ils, par leur objet comme par leur propos, ces Manifestes sont essentiellement poétiques. » (Edwy Plenel, «-Une poétique de la politique », dans É. Glissant et P. Chamoiseau, Manifestes , op. cit. , p. 160). Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0008 Bibliographie Amossy, Ruth. L’argumentation dans le discours , Paris, Armand Colin, coll. « Icom », 2016. Amossy, Ruth. Apologie de la polémique , Paris, PUF, coll. «-L’interrogation philoso‐ phique-», 2014. Calabrese, Laura, Chloé Gaboriaux et Marie Veniard (dir.). «-Migration et crise-: une cooccurrence encombrante-», Mots. Les langages du politique , II, 129 (2022). Chamoiseau, Patrick. 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