Oeuvres et Critiques
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0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
10.24053/OeC-2024-0009
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2024
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L'eschatologie écopoétique dans l'oeuvre de Patrick Chamoiseau
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Wafa Triki
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1 Milan Kundera, Beau comme une rencontre multiple , Paris, Gallimard, 1992. 2 Édouard Glissant traduit le mot créole par « profondeur ». Il lui préfère cependant le terme de « profonds » qui, d’après lui, transcrit mieux « la concrétude de la profon‐ deur ». Voir L’Entretien du monde , cité dans L’intraitable concrétude de l’imaginaire d’Édouard Glissant (Acta Fabula) L’eschatologie écopoétique dans l’œuvre de Patrick Chamoiseau Wafa Triki Université de Tunis Laboratoire Intersignes LR14ES01 Commencée en 1982, l’œuvre de Patrick Chamoiseau est très riche et variée. « Beau(x) comme une rencontre multiple 1 -», ses textes témoignent de l’impos‐ sibilité de se tenir à un seul genre, voire à un seul style d’écriture. Le créole qui régit en filigrane une poétique de discordance semble donner à l’œuvre une « dynamicité » nouvelle. L’abolition des frontières génériques et énonciatives transforme l’espace textuel en un dialogue permanent entre deux langues, deux imaginaires et deux cultures différentes, travaillant ainsi le processus d’entrecroisement à tous les niveaux de l’œuvre. Dans la fréquence erratique de l’écriture, la nature est une donnée de base figurant parfois comme personnage, d’autres fois comme métaphore de la mé‐ moire collective. L’œuvre de Patrick Chamoiseau abrite la conscience angoissée face à un monde en bribes Le texte comme espace d’expérimentation et de libération de tous les carcans se voit explorer « la concrétude des profondeurs 2 » pour emprunter une expression de Glissant. - Dans cet article, nous avons choisi de mener une réflexion stylistique pour mesurer la magnitude des différentes poïétiques dans l’œuvre de Patrick Chamoiseau. Notre travail rendra plus tangibles les contours de l’anatomie scripturale - ou plus généralement esthétique - de l’écriture chamoisienne. Pour cela, nous nous pencherons sur l’organicité du texte et sa composition à travers une réflexion sur le symbolique et l’écologique en effet miroir dans les différents textes de Patrick Chamoiseau. Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0009 3 Patrick Chamoiseau et Silyane Larcher, « Les identités dans la totalité-monde », Cités , vol.-29, n o -1, 2007, p.-121-134. Face à la menace de la disparition, les écosystèmes fragiles qu’ils soient littéraires, environnementaux ou identitaires se voient doublés d’un processus de résistance poétique qui se décline différemment d’une œuvre à une autre. Dans un premier temps, nous traiterons du texte vivant comme constante stylistique et thématique chez Chamoiseau. La performance scripturale permet grâce au symbolisme écologique de repenser l’espace textuel et l’espace géo‐ graphique. L’intériorisation du paysage permet en effet une réinvention de la mémoire des Caraïbes. Dans un second temps, nous analyserons l’écologie dé-coloniale à travers plusieurs textes de Chamoiseau. Convenons tout d’abord que les notions d’espace et de texte ont toujours été étroitement liées. Avant même que la métaphore de « l’espace littéraire » soit forgée par Blanchot, les images et métaphores concernant la page en tant lieu que de manifestations architecturales et paysagistes ont longtemps traversé la littérature. Ce qui serait intéressant à préciser de prime abord, c’est l’importance du «-lieu-» dans la littérature antillaise de manière générale mais précisément dans l’œuvre de Chamoiseau. Fantasmé, objet de quête et théâtre de transformation, l’espace est représenté comme un système d’exploration de soi et du monde. La fracture est ainsi permanente entre un «-ici-» trop étroit et un «-ailleurs-» refoulé. Ce qui nous intéresse dans notre quête des métaphores spatiales, c’est la projection du phénomène linguistique dans le champ spatial et inversement la manifestation stylistique et surtout métaphorique de celui-ci sur la page. Dans l’absence d’un « arrière-pays 3 », les textes de Chamoiseau retracent les ténèbres de l’Histoire, du déchirement, de l’esclavage et de la société de plantations indissociable du thème écologique. 1 Le texte vivant-: Le symbolisme écologique La relation de l’homme avec la nature a toujours joué un rôle décisif dans la littérature occidentale et en particulier dans la littérature postcoloniale. La haute conscience qui régit l’écriture de Patrick Chamoiseau traverse l’ensemble de ses œuvres et revêt plusieurs facettes. Sur le plan stylistique, ceci transparaît dans l’ouverture du texte à d’infinies possibilités dont celle de la personnification de la nature. En effet, si l’on parle de chaos concernant l’écriture de Patrick Chamoiseau, c’est surtout pour décrire une certaine dynamique qui régit 126 Wafa Triki Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0009 4 Lawrence Buell, The Environmental Imagination. Thoreau, Nature Writing, and the Formation of American Culture , Cambridge, Harvard Univ. Press, 1995. 5 Patrick Chamoiseau, Les neuf consciences du Malfini, Paris, Éditions Gallimard, coll. «-Folio-», 2009, p.-128-129 l’ensemble de l’œuvre et qui redéfinit les normes et les limites de l’écrire. Forger de nouvelles zones de contact dans le texte se fait à travers une appréhension nouvelle de la nature comme élément intrinsèque à la pensée chamoisienne. La nature-personnage-: poétique du vivant Dans l’ensemble de la littérature caribéenne et dans l’œuvre de Chamoiseau, la poétique du vivant se déploie dans la revalorisation de l’élément naturel. La nature comme force narrative autonome déploie dans les différents textes de Chamoiseau une nouvelle cartographie sensitive et rhétorique. Lawrence Buell affirme dans ce sens qu’un « texte environnemental est tel lorsque l’environnement non-humain se constitue comme une présence et non comme un cadre, en suggérant que l’histoire humaine est imbriquée dans l’histoire naturelle 4 .-» Cette définition s’applique en effet à l’élément naturel comme une présence diégétique principale dans plusieurs textes de Chamoiseau. Dans Les neuf consciences du Malfini (2009), le lecteur explore une poétique du vivant à travers un renversement de rôles où les protagonistes principaux sont des oiseaux et où les humains, appelés « Nocifs », sont relégués à un rôle secondaire. Un regard nouveau sur le monde est livré à travers les yeux du Colibri. Le symbolisme de la verticalité comme paramètre de visualisation et de narration ainsi que le choix de l’oiseau comme entité diégétique centrale n’est guère arbitraire chez Patrick Chamoiseau puisqu’ils s’inscrivent dans son projet de livrer sa pensée écologique et philosophique du monde à travers l’écriture «-hors-normes-»-: Je scrutai les ravines comme jamais auparavant. J’examinai les écorces et les feuilles, ces têtes vives que les plantes présentaient au soleil. Je fixai les herbes, les trous de terres, les roches… Je m’astreignis même à contempler les immobilités. Mon attention finit par se retrouver attirée par des luminances insolites. Zébrures d’une simililumière qui se produisaient dans presque tous les sens, sans ordonnance et sans logique. […] Enfin, comme si mes pupilles s’étaient tout-à-coup ajustées, je reconnus dans ces brillances quelques-unes de ces choses que je voulais trouver. Puis, comme dans une révélation soudaine, je me mis à en voir dans tous les coins de Rabuchon 5 . Au-delà du récit s’apparentant à une fable où l’écrivain se plaît à innover sur le plan stylistique, le renversement des rôles diégétiques traditionnels remet en question le pouvoir et le rôle de l’humain face à la nature. Ce que nous L’eschatologie écopoétique dans l’œuvre de Patrick Chamoiseau 127 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0009 appelons «-texte vivant-» est cette écriture qui repense les frontières et appelle au dé-figement. En conférant aux animaux le rôle de porte-paroles de la cause écologique, l’auteur les insère non seulement dans l’espace diégétique et narratif mais leur redonne aussi un rôle historique : celui de repenser et raconter l’histoire de la terre et les secrets de la nature caribéenne. Ce symbolisme écologique permet de repenser le monde, de redistribuer les rôles et de redessiner le schéma des représentations entre autres de l’espace, loin des clichés occidentaux. La démarche scripturale de Patrick Chamoiseau remet à jour les traces et procède à une mise en scène d’un «-dire-» de la Terre. Les colonisations ont en effet entraîné des changements radicaux sur le plan écologique mais aussi sur les modes de vie et les pratiques culturelles. Si l’on considère la nature comme un élément constitutif de l’imaginaire social, les textes de Patrick Chamoiseau s’inscriraient dès lors dans un projet poétique à portée dé-coloniale en repensant les formes d’associations et de liens entre les habitants (humains et non humains) et leurs milieux. 2 La conscience écologique-: Écologie dé-coloniale En plus de relever d’une écriture révolutionnaire et innovatrice, les thèmes abordés dans l’ensemble de l’œuvre de Patrick Chamoiseau sont particulière‐ ment intéressants. Pour remailler les trous du trauma lié à l’espace et tenter de le figurer autrement, l’écrivain livre à son lecteur une fiction à portée thérapeutique où l’histoire et la cassure coloniale sont racontées à travers une nouvelle vision du monde et un nouveau rapport à l’espace. Dans L’Esclave vieil homme et le molosse (1997) l’espace de la forêt établit un nouvel ordre logique et chronologique en accueillant l’esclave marron dans sa course de libération. La fusion entre l’espace et le personnage permet d’explorer les épisodes historiques de l’esclavage mais donnent aussi l’occasion à l’auteur d’énumérer la faune et la flore locales. Ce roman que Chamoiseau dit avoir rêvé témoigne de l’émancipation postcoloniale à travers l’écriture. La relation de l’homme avec les paysages, la terre natale et l’écologie redonne sens à la conquête des espaces naturels loin de ceux qu’a faussés la modernisation. Dans Le Papillon et la lumière , un conte philosophique dont les personnages sont deux papillons, la métaphore de la lumière et le dialogue qui traverse le texte sont les fondements de toute une réflexion sur l’existence, sur l’écoulement du temps mais aussi sur la modernisation et l’espace de la ville. La modernisation perçue 128 Wafa Triki Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0009 6 Patrick Chamoiseau, Texaco , Gallimard, 1992, p.-296. comme violence et dénaturalisation de l’espace rappelle la rigidité de la langue française, réfutée par l’auteur. Ces praxis dé-coloniales où le thème de l’écologie est sans cesse intimement lié au symbolisme de la résistance secouent les schémas de pensée et configu‐ ration habituels pour les rendre plus tangibles. Dans Solibo Magnifique (1988) par exemple, l’auteur procède à une critique explicite des systèmes de destruction de l’environnement causée par le progrès économique et met en lumière les voix marginalisées des peuples autochtones qui luttent pour protéger leurs terres. Dans Texaco (1992) , Chamoiseau décrit par ailleurs la lutte des habitants d’un bidonville en Martinique pour préserver leur communauté et leur environne‐ ment menacés par le développement urbain. L’écologie se définissant comme un ensemble de pratiques sociales et culturelles incluant aussi un mode de vie traditionnel se lit dans ce roman comme un motif central-: L’urbaniste occidental voit dans Texaco une tumeur à l’ordre urbain. Incohérente. In‐ salubre. Une contestation active. Une menace. On lui dénie toute valeur architecturale ou sociale. Le discours politique est là-dessus négateur. En clair c’est un problème. Mais raser c’est renvoyer le problème ailleurs, ou pire : ne pas l’envisager. Non, il nous faut congédier l’Occident et réapprendre à lire-: réapprendre à inventer la ville. L’urbaniste ici-là, doit se penser créole avant même de penser 6 . Dans les différents textes cités, l’idée de préservation semble régir l’écopoétique chamoisienne. Préserver l’identité, l’authenticité de la terre, les traces de l’espace est un devoir historique que la littérature permet de rendre visible. Se détachant de toutes les assises classiques et habituelles, Chamoiseau donne la parole aux animaux, dé-fige les espaces et repense la cartographie des lieux à travers un filtre créole. Le symbolisme mis au service de l’écologique donne lieu à une narration partiellement allégorique où tous les possibles prennent vie. Conclusion Sous couvert de fable et d’allégories, Chamoiseau livre à son lecteur une réflexion sur le monde, la nature et le rapport de l’humain à son milieu. La Caraïbe sans récit devient la Caraïbe à mille récits à travers la remise à jour des traces historiques, spatiales et identitaires. La littérature permet de penser l’écologie postcoloniale et transforme les espaces en lieux de mémoire. L’eschatologie écopoétique dans l’œuvre de Patrick Chamoiseau 129 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0009 Si l’écopoétique de Chamoiseau s’appuie sur l’idée de cataclysme écologique, c’est parce qu’elle se fonde sur le devoir éthique de préserver les traces du passé qu’il soit historique, géographique ou identitaire. Le montage d’images, de personnages et l’oscillation entre fiction et réalité appuient son projet de pénétrer les lacis du paysage antillais à travers son regard créole dépourvu de clichés occidentaux. 130 Wafa Triki Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0009
