Oeuvres et Critiques
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0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
10.24053/OeC-2024-0010
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2024
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Violences écocides et fondations économiques : les homélies de la littérature
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Samia Kassab-Charfi
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1 « Le concept de proxémie , développé par Bruno Gaume, résulte d’une approche mathématique des langages naturels et relève du traitement automatique de ces langages. Il s’appuie sur le fonctionnement des “réseaux lexicaux” constitués par les machines. Pour établir la proxémie d’un mot, deux grandes étapes sont nécessaires-: 1. On constitue un réseau de mots, en se fondant-: sur leur cooccurrence à l’intérieur d’un grand corpus (par exemple, deux mots sont reliés entre eux s’ils apparaissent fréquemment à quatre ou cinq mots d’intervalle, au plus, dans un corpus de taille importante)-; Violences écocides et refondations économiques-: les homélies de la littérature Samia Kassab-Charfi Université de Tunis Comme le fruit se fond en jouissance, Comme en délice il change son absence Dans une bouche où sa forme se meurt, Je hume ici ma future fumée, Et le ciel chante à l’âme consumée Le changement des rives en rumeur. Paul Valéry, Le Cimetière marin Rien n’est vrai, tout est vivant. Édouard Glissant , Philosophie de la Relation, poésie en étendue Liminaires Si la réflexion où s’origine l’idée de ce volume est axée sur la manière dont le fait littéraire et l’expérimentation scripturale répercutent la complexité du rapport - économique - au vivant, il est difficile d’escamoter le paradoxe fondateur qui est au cœur de la définition du fait économique. Un simple coup d’œil jeté à la proxémie 1 du CNRTL, dictionnaire (en ligne) de référence pour les recherches lexicographiques, permet d’en prendre conscience. Ainsi, Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0010 sur leur présence à l’intérieur des définitions des autres termes qui constituent ledit réseau dans un ou plusieurs dictionnaires, cette présence pouvant intervenir dans la définition proprement dite, dans les exemples liés à cette définition, ou dans une liste de synonymes voire même d’ antonymes .-» (https: / / lettres.ac-versailles.fr/ spip.php? a rticle1674#nb6 - consulté le 6 mai 2024) 2 Emmanuel Laurentin et Chloë Cambeling, « Felwine Sarr : Pour une économie du vivant », France-Culture, juin 2020, https: / / www.radiofrance.fr/ franceculture/ felwi ne-sarr-pour-une-economie-du-vivant-4448017. on relèvera l’existence de deux clusters (grappes de sens) particulièrement éloquents relatifs au mot « économie ». Le premier indique « gain » mais aussi « mesure », « modération » et « retenue ». Le deuxième fait valoir les deux concepts d’« accumulation » et de « thésaurisation ». Ce balisage des composantes sémantiques du vocable «-économie-» est intéressant à plus d’un titre. Il jette notamment la lumière sur deux composantes dénotatives du terme qui ont l’avantage de balayer l’ensemble du spectre sémantique du concept. Du grec oikos (maison, habitat) et nomos (règles), il réfère aux normes ou principes régissant l’habitat de l’homme en son environnement. Or, ces deux composantes sont quasiment antinomiques : l’une désigne le « gain » (avec la traîne connotative axiologique qui y est associée, en particulier dans la modernité capitaliste et libérale), l’autre réfère à la « mesure », acte et précepte dont les acceptions sont très larges, depuis Aristote jusqu’aux dernières tendances comportementalistes inspirées par l’idéal de décroissance. Ainsi, la seconde composante (« mesure ») semble inhiber - à l’intérieur du même univers sémantique - ce que la première (« gain ») assure comme renvoi moraliste à l’immodération ou à l’insatiabilité. Aussi et dans ce sens, l’écrivain et économiste sénégalais Felwine Sarr nous exhorte-t-il «-à en finir avec l’économie du “présentisme et de la démesure” qui a montré toutes ses limites durant la crise ». Car « la véritable croissance ne devrait pas faire décroître le vivant 2 ». Cette prise de conscience de plus en plus accrue de la précarité du lien, si malmené, au vivant est reflétée dans le monde des arts et de la parole poétique depuis des siècles. Mais revenons aux mots et à leur charge sémantique signifiante. Yves Bonnefoy nous en instruit dans la « Préface » à la traduction de l’ Enfer de Dante par Lamennais : « Les mots sont naturellement désignatifs des grandes choses de l’alentour de l’humain sur terre, mais pour parler de ces réalités pourtant parfois si intimes à celui-ci, il apparaît vite qu’il importe de s’attacher à seulement des aspects dans leur apparaître, et dé‐ nommer ces aspects sera leur substituer des concepts, des enchaînements de concepts : ces représentations qui font oublier les présences, qui offusquent cette lumière 3 ». Comment alors, sur le clavier des littératures, les deux unités 132 Samia Kassab-Charfi Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0010 3 Yves Bonnefoy, « Le Dante de Lamennais », Préface à l’ Enfer de Dante, traduit de l’italien et annoté par Lamennais, Paris, Éditions Payot & Rivages, « Rivages Poche/ Petite Bibliothèque-», 2013, p.-7 (édition électronique). 4 Voir Julie Sermon, Morts ou vifs. Contribution à une écologie pratique, théorique et sensible des arts vivants , Éditions B42, 2021. Voir également Hubert Zapf, Literature as Cultural Ecology. Sustainable Texts , London, Bloomsbury Publishing, « Environ‐ mental cultures-», 2016. 5 Patrick Chamoiseau, Les Neuf Consciences du Malfini , Paris, Gallimard, 2009. 6 On rappellera ici la note qu’apporte Lamennais dans sa traduction annotée : « Par cette “forêt obscure”, les uns entendent les erreurs, les passions, les vices, desquels est remplie la vie humaine ; d’autres, les discordes et les maux dont les querelles des Guelfes et des Gibelins affligeaient alors l’Italie ; d’autres, enfin, les misères que Dante eut à souffrir pendant son exil. » ( op. cit., p. 27). Lamennais, comme le souligne Yves Bonnefoy, traduit les vers de Dante en prose. sémantiques - « mesure » et « gain » - entrant dans la composition du terme d’«-économie-» sont-elles déclinées-? Par quelles figurations l’écriture littéraire atteste-t-elle d’expériences traumatiques affectant l’économie du vivant, que ce « vivant » réfère à la Nature, aux hommes qui s’y implantent en société, ou aux composantes non humaines directement impactées par une dé-mesure de l’économie ? Nous ne nous pencherons pas ici sur La Comédie humaine de Balzac qui, pourtant, a su épeler comme un alphabet allégorique les types les plus variés de créatures et leur rapport à la possession patrimoniale, ni sur les caractères moliéresques où l’argent comme vecteur - distordant - de pouvoir et d’autorité est central. Notre proposition de lecture, profondément inspirée des humanités environnementales 4 , se fondera sur une exploration initiale de deux textes premiers qui ont plus ou moins explicitement posé la question du rapport au vivant et à sa gestion. Nous emprunterons ainsi le chemin de la «- selva oscura -» de l’ Enfer de Dante, puis celui de la mer dont Michelet au XIX e siècle défend le droit, pour en arriver après ces brèves traversées à l’immersion dans notre corpus majeur, Les Neuf Consciences du Malfini 5 de Patrick Chamoiseau, roman qui peut se lire comme une refondation écophilosophique du déterminisme génétique, allégorie de nos choix économiques et environnementaux. «-Comment l’âme est liée à ces arbres noueux-» (Enfer, Chant XIII ; 30) : pour une lecture actualisante de la «-selva oscura-» de Dante (XIVe siècle) Si l’on peut proposer de partir, pour amorcer cette réflexion, des vers inaugurant le Chant Premier de l’ Enfer , cet incipit qui fut tant glosé 6 , c’est qu’il y a certainement à reconsidérer la représentation mentale associée à la «- selva os‐ Violences écocides et refondations économiques-: les homélies de la littérature 133 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0010 7 Dante, Enfer , op. cit ., p.-24. 8 Ibid. , p.-40. 9 Yves Citton, Lire, interpréter, actualiser. Pourquoi les études littéraires ? , Paris, Éditions Amsterdam, 2007, 363 pages. 10 On citera en particulier, pour les publications récentes, le volume collectif coordonné par Sonia Zlitni-Fitouri, Réinventer la nature. Pour une écopoétique des littératures d’ex‐ pression française , Louvain-la-Neuve, Éditions Academia-L’Harmattan, coll. « Sefar », 2007, 338 pages : https: / / www.editions-harmattan.fr/ livre-reinventer_la_nature_pour _une_ecopoetique_des_litteratures_de_langue_francaise_sonia_zlitni_fitouri-9782806 137029-79735.html. 11 Paul Valéry, Le Cimetière marin , Strophe 15, v.-2. cura » comme étant potentiellement indexée à notre marasme environnemental actuel : « Au milieu du chemin de notre vie, ayant perdu la droite voie, je me trouvai dans une forêt obscure 7 . » Car cette « forêt obscure » implantée en marge de la « droite voie » est bien, allégorie dans l’allégorie, l’anticipation prémonitoire - au XIV e siècle, déjà - de notre trauma écologique contemporain. À cet égard, l’appel de la fin de la 3 e stance du Chant III, « Laissez toute espérance, vous qui entrez 8 » - appel déceptif au regard des désastres climatiques et environnementaux d’aujourd’hui - résonne avec une particulière acuité. L’interprétation actualisante qui pourrait en être faite, à la manière d’Yves Citton, qui appuie l’intérêt d’une lecture affabulante 9 des textes anciens, s’ancre pleinement dans la perspective écopoétique que les chercheurs exploitent depuis plusieurs années 10 . À cet égard, l’on peut lire les « demeures douloureuses » de la stance 40 du Chant VIII comme un miroir du corps terrestre malade. Ce réinvestissement de la lecture d’un grand texte de la culture occidentale permet de mettre en lumière une symptomatologie de la relation Homme- Nature, symptomatologie qui ponctue de nombreuses pages de l’ Enfer . Même si l’imprégnation religieuse, avec ses paradoxes, sa part obscure soulignée par Yves Bonnefoy dans sa présentation de l’œuvre de Dante, est indéniable, la vocation écopoétique de son interprétation, qui excède l’au-delà du trépas, une fois que « l’argile rouge a bu la blanche espèce 11 », peut se soutenir. L’enfer comme demeure douloureuse est bel et bien l’allégorie du monde vivant actuel, hétérotopie s’il en est, inversion de l’Éden d’autrefois désormais perverti. Dans cette représentation apocalyptique, qu’il projette comme viatique de responsabilisation éthique pour les hommes au « cœur enténébré » selon la belle formule du poète Saint-John Perse dans Chronique , Dante ne cesse d’articuler la place de l’homme au vivant qui l’entoure, à son habitat constitutif. Le chant XIII, en particulier, illustre spectaculairement ce nouage immémorial et infrangible de l’humain au végétal, en un miroir anticipateur des désolations climatiques actuelles : « […] Nous entrâmes dans un bois où nul sentier n’était tracé. 2. Point 134 Samia Kassab-Charfi Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0010 de feuillage vert, mais de couleur sombre ; point de rameaux unis, mais noueux et tortus ; point de fruits, mais sur des épines des poisons 12 . » L’aspect traumatique de ce paysage ravagé sera élucidé par une scène surnaturelle édifiante, celle qui met aux prises l’homme et son environnement, à travers le dialogue torturé des stances 11, 12 et 13-: […] le Maître dit : « Si tu romps quelque branche d’un de ces arbres, rompues aussi seront les pensées que tu as. » 11. Lors, avançant un peu la main, je cueillis un petit rameau d’un épais buisson, et le tronc cria : « Pourquoi me mutiles -tu ? » 12. Puis, devenu tout noir de sang, il cria de nouveau : « Pourquoi me brises -tu ? N’as-tu aucun sentiment de pitié-? 13.-Hommes nous fûmes, et maintenant sommes buissons 13 -». Le paradigme de la rupture, exemplifié par « romps » et « rompues », « mutiles » et « brises » invite à voir cet enfer comme une anticipation dystopique de nos «-traumascapes 14 -», pour reprendre le titre de Maria Tumarkin, Traumascapes : The Power and Fate of Places Transformed by Tragedy. Si dans le texte de Dante les arbres décrits sont des réincarnations des êtres morts, en une métempsycose primordiale raccordant l’humain à son fonds matriciel, cette fusion primultime est suggestive d’un pacte successivement rompu puis reconclu dans le royaume des ombres entre l’homme et le vivant végétal. Ce phénomène est clairement détaillé dans les stances 29 à 34 du même chant-: « […] Qu’il te plaise aussi / « De nous dire comment l’âme est liée à ces arbres noueux -; et, si tu le peux, dis-nous si quelqu’un jamais se dégage de tels membres ». / Alors fortement souffla le tronc, puis le souffle se changea en cette voix : « Brièvement il vous sera répondu./ « Lorsque l’âme féroce quitte le corps dont elle s’est ellemême arrachée, Minos l’envoie à la septième bouche ; / « Elle tombe dans la forêt , non en un lieu choisi, mais où le hasard la jette : là elle germe comme un grain d’épeautre -; / «- S’élevant, elle devient une tige et un arbre silvestre .-[…] 15 En d’autres termes, la nature est la seule âme que l’homme aura jamais. Et, châtiment éternel, la douleur demeure présente, dans les ténèbres infernales, impulsée par la mémoire lancinante des déprédations et saccages humains - « Les Harpies, se repaissant de ses feuilles, ouvrent un passage à la douleur Violences écocides et refondations économiques-: les homélies de la littérature 135 12 Dante, Enfer , op. cit ., p.-122 (stances 1 et 2, chant XIII). 13 Idem. Nous soulignons. 14 Srilata Ravi, « Home and failed city in postcolonial narratives of “dark return” », in Postcolonial Studies , n° 3-vol. 17, 2014, p. 296-306. Dans ce texte, Srilata Ravi cite Maria Tumarkin, Traumascapes : The Power and Fate of Places Transformed by Tragedy , Melbourne, Melbourne University Publishing, 2005. 15 Dante, Enfer , op. cit ., p.-123-124. Nous soulignons. Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0010 qu’elles lui font ressentir 16 ». Une telle transgression du rapport sacral entre l’homme et la nature qui l’entoure est elle-même une forme de violence, réprouvée par Virgile, le guide de Dante aux Enfers : « Tout le premier cercle est des Violents ; mais parce qu’on fait violence à trois sortes de personnes, sa construction le divise en trois enceintes distinctes. […]/ À Dieu, à soi, au prochain on peut faire violence ; je dis aux personnes et aux biens […] / L’homme peut porter une main violente sur soi et sur ses biens » (Chant XII ; 10, 11, 14) 17 . L’expérience de la descente aux Enfers est telle que, des siècles plus tard, ces vers du Cimetière marin de Valéry en amplifient encore la tragique et lucide intelligibilité : « Mais rendre la lumière/ Suppose d’ombre une morne moitié 18 ». Violenter la nature-? Le Droit de la mer (1861) de Jules Michelet Cette violence que l’homme exerce sur lui-même et sur ses « biens », pose ici le problème épineux de la nature juridique (éthiquement constitutive d’abord) de ces non humains sur lesquels s’exercent la mainmise et la domination de notre espèce. Le retour à la nature de l’économie, via Dante, sera fait ici, puisque ce dernier évoque la mauvaise gestion du bien au sens capitaliste. Ainsi, au Chant VII, tandis que Virgile et Dante descendent « au quatrième gouffre, pénétrant de plus en plus dans la lugubre enceinte qui enserre le mal de tout l’univers 19 -», en ce lieu où « les damnés » sont « plus nombreux qu’ailleurs 20 », Dante distingue deux groupes, renvoyés dos à dos, les «-prodigues-», et les «-avares-» thésaurisant : « […] séparés en deux bandes, ils poussaient en hurlant des fardeaux avec la poitrine : / Ils se heurtaient à leur rencontre, puis retournaient en arrière criant : « Pourquoi amasses-tu ? » et « Pourquoi dissipes-tu 21 ? ». Cette double culpabilité, antipodale puisqu’elle dénonce en un élan similaire deux excès contraires, est celle-là même qui animera les débats relatifs à ce que l’on 136 Samia Kassab-Charfi 16 Ibid ., p.-124 (stance 34, Chant XIII) 17 Ibid ., p.-106-107. 18 Paul Valéry, Le Cimetière marin , Strophe 7, v.-5/ 6. 19 Dante, Enfer, op. cit., p.-74. 20 Idem . 21 Idem. Lamennais ajoute en note-: «-Dans le choc des deux bandes, les Prodigues crient aux Avares : Pourquoi amasses-tu ? Et les Avares aux Prodigues : Pourquoi dissipestu ? -». Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0010 nomme aujourd’hui l’extractivisme 22 et qui relève d’une pensée épistémologique de l’exploitation économique de la nature et du vivant. À cet égard, le texte de Jules Michelet intitulé « Le Droit de la mer » nous semble un parfait exemple de cette controverse qui, au XIX e siècle et 600 ans après Dante, travaille en l’aiguisant progressivement la conscience d’une mise à profit abusive des ressources naturelles. Sixième section du livre III, intitulé « Conquête de la mer », de l’essai naturaliste de Michelet paru en 1861, La Mer , « Le Droit de la mer » est notamment « un vigoureux plaidoyer en faveur des baleines (déjà menacées d’extinction à l’époque à cause de la chasse au harpon…) 23 ». Comme le signale François L’Yvonnet dans « L’envie de savoir-», La Mer reflète la modernité critique de l’historien français, dont la passion naturaliste s’incarne dans une juste cause, celle du vivant dans toute l’amplitude de son acception. En l’occurrence, ce vivant est celui des océans, et dans ce milieu du XIX e siècle, où triomphe l’essor de l’industrie, Michelet cite significativement au début du « Droit de la mer » le projet enthousiaste d’Eugène Noël, « grand écrivain populaire » : « “On peut faire de l’Océan une fabrique immense de vivres, un laboratoire de subsistances plus productif que la terre même ; fertiliser tout, mer, fleuves, rivières, étangs. On ne cultivait que la terre ; voici venir l’art de cultiver les eaux… Entendez-vous, nations ! ” » 24 . Après une analyse comparative qui fait valoir la rentabilité de la pêche et de l’élevage poissonnier au regard de l’agriculture, laquelle souffre pour sa part d’être à la merci des aléas naturels - « L’agriculture tremble toujours ; un coup de vent, une gelée, le moindre accident lui enlève tout et la frappe de famine » -, Michelet Violences écocides et refondations économiques-: les homélies de la littérature 137 22 Marine Duc, « L’extractivisme sans extraction ? Au Groenland, des politiques de dévelo ppement territorial entre volontarisme minier et dépossessions-», Géoconfluences , nov. 2017 : « L’extractivisme désigne un mode spécifique d’accumulation de richesses, reposant sur des « activités qui extraient d’importantes quantités de ressources naturelles qui ne sont pas transformées (ou qui le sont seulement dans une faible mesure) principalement destinées à l’export. L’extractivisme ne se limite pas seulement aux minerais ou au pétrole, il est également présent en agriculture, en sylviculture, ainsi que dans le secteur de la pêche (Acosta, 2013). » https: / / geoconfluences.en s-lyon.fr/ glossaire/ extractivisme#: ~: text=L'extractivisme%20d%C3%A9signe%20un%20 mode,principalement%20destin%C3%A9es%20%C3%A0%20l'export. 23 Canal Académie est un canal d’information dédié aux travaux de l’Académie des Sciences morales et politiques (dont Michelet était membre). François L’Yvonnet, « Jules Michelet : La République des oiseaux et La mer : Quand l’académicien des sciences morales et politiques se fait l’avocat des animaux https: / / www.canalacademies.com/ e missions/ au-fil-des-pages/ jules-michelet-la-republique-des-oiseaux-et-la-mer 24 Jules Michelet, « Le Droit de la mer » , La Mer , Paris, Michel Lévy Frères, 1875. L’auteur cite la référence de la citation d’Eugène Noël, Pisciculture ; https: / / www.gutenberg.org/ f iles/ 23279/ 23279-h/ 23279-h.htm#VIc. Toutes les citations sont extraites de cette version numérique. Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0010 formule ainsi le problème essentiel de cette relation Homme-Nature marine : « Si l’homme savait seulement respecter l’ordre qui y règne et s’abstenait de le troubler ». L’argumentation subséquente s’appuie notamment sur une apologétique de la fonction équilibrante de l’écosystème marin relativement aux sociétés humaines-: Il ne doit pas oublier qu’elle [la mer] a sa vie propre et sacrée, ses fonctions tout indépendantes, pour le salut de la planète. Elle contribue puissamment à en créer l’harmonie, à en assurer la conservation, la salubrité. Tout cela se faisait, pendant des millions de siècles peut-être, avant la naissance de l’homme. On se passait à merveille de lui et de sa sagesse. Ses aînés, enfants de la mer, accomplissaient entre eux parfaitement la circulation de substance, les échanges, les successions de vie, qui sont le mouvement rapide de purification constante. Que peut-il à ce mouvement, continué si loin de lui, dans ce monde obscur et profond ? Peu en bien, davantage en mal. La destruction de telle espèce peut être une atteinte fâcheuse à l’ordre, à l’harmonie du tout. Qu’il prélève une moisson raisonnable sur celles qui pullulent surabondamment, à la bonne heure ; qu’il vive sur des individus, mais qu’il conserve les espèces ; dans chacune il doit respecter le rôle, que toutes elles jouent, de fonctionnaires de la nature. Cette exaltation de l’économie maritime est l’occasion pour l’historien natura‐ liste de revenir sur « deux âges de barbarie », que l’on comprend d’abord comme des époques révolues durant lesquelles cette pleine fonctionnalité écosystémique de la mer, espace de ressources sacré s’il en est, fut outragée. La première forme d’irrespect relevée concerne la qualification même de l’espace marin, notamment par le poète Homère dans l’Antiquité, dont l’expression «-la mer stérile » est l’indice pour Michelet de ce discrédit - en termes de possible exploitation économique - jeté sur les étendues marines. À l’inverse le second âge coïncide avec une mainmise immodérée sur la « richesse » des océans - «-et l’on mit la main dessus, mais de manière aveugle, brutale, violente.-» Pétri de poésie philosophique, le texte de Michelet est un « J’accuse » véhément, dirigé contre « l’âpreté mercantile, industrielle », « la barbarie féroce » et même « l’extermination ». Michelet clame, revendique : « La paix pour la baleine franche ; la paix pour le dugong, le morse, le lamantin, ces précieuses espèces, qui bientôt auraient disparu. Il leur faut une longue paix […]. Pour tous, amphibies et poissons, il faut une saison de repos : il faut une Trêve de Dieu ». Le naturaliste n’écrit pas une fiction littéraire mais une dystopie avant la lettre, si tant est que « la première utilisation du terme dystopia soit attribuée à John Stuart Mill, 138 Samia Kassab-Charfi Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0010 25 https: / / fr.wikipedia.org/ wiki/ Dystopie#: ~: text=Orwell%20(1949).-,His‐ toire,est%20donc%20cens%C3%A9%20%C3%AAtre%20heureux. 26 L’expression est d’Yves Citton. Voir Samia Kassab-Charfi, « Enjeux éthiques de l’atten‐ tion littéraire » (Entretien avec Yves Citton), dans L’Éthique en question dans la critique et la création littéraires , Samia Kassab-Charfi & Makki Rebaï (éds.), Œuvres et critiques , XXXVI, 2 ; Revue internationale d’étude de la réception critique des œuvres littéraires de langue française, Tübingen, Éditions Narr Francke Attempto, avril 2021, p.-99-216. dans un discours de 1868 au parlement britannique 25 -». Afin d’instruire comme il convient ce procès intenté à une humanité malfaisante - ces ancêtres des « Nocifs » des Neuf Consciences du Malfini - les instruments de la violence exercée contre le vivant sont dénombrés comme autant d’armes du crime-: Exemple : le harpon lancé par une machine foudroyante. Exemple : la drague, le filet destructeur, employé dès 1700, filet qui traîne, immense et lourd, et moissonne jusqu’à l’espérance, a balayé le fond de l’Océan. On nous le défendait. Mais l’étranger venait et- draguait sous nos yeux. (V. Tifaigne.) Des espèces s’enfuirent de la Manche, passèrent vers la Gironde. D’autres ont défailli pour toujours. Le cri d’alarme de Michelet contre cette « course écocidaire 26 » est motivé par une mise en garde : celle de l’avancée spectaculaire de la barbarie, qui se mesure à l’aune paradoxale du « progrès ». Dès lors, deux mots à dénotation économique et morale se font écho dans cette mise en garde : « gaspiller » et « se nuire ». C’est là que Michelet formule, comme face à un parlement, sa proposition politique au sens étymologique du terme : « Il faut que les grandes nations s’entendent pour substituer à cet état sauvage un état de civilisation, où l’homme plus réfléchi ne gaspille plus ses biens, ne se nuise plus à lui-même. Il faut que la France, l’Angleterre, les États-Unis, proposent aux autres nations et les décident à promulguer, toutes ensemble, un Droit de la mer . » La prescription de Michelet en matière de gestion des ressources maritimes est étonnamment moderne et inclusive en matière d’espèces : « Il faut un code commun des nations, applicable à toutes les mers, un code qui régularise, non seulement les rapports de l’homme à l’homme, mais ceux de l’homme aux animaux. » Cette nécessité d’une codification n’est pas dictée par une froide préoccupation gestionnaire : elle s’ancre dans une pensée écologique de la protection des espèces - des plus petites aux plus grandes, telles « la baleine, l’animal le plus grand, la vie la plus riche de toute la création » -, protection inspirée par une réglementation supérieure relative à ces espaces qui « n’appartiennent à personne », et régis dans le droit romain par une res nullius - no mans’ land/ sea … Aussi cette réglementation des pays censés appartenir à un « état de civilisation » se trouve-t-elle motivée par l’enjeu éthique de Violences écocides et refondations économiques-: les homélies de la littérature 139 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0010 27 Voir sur cette question d’une pensée transgénérationnelle de l’économie l’article édifiant d’Elyès Jouini dans ce volume. la non-barbarie : « ne plus faire de la pêche une chasse aveugle, barbare, où l’on tue plus qu’on ne peut prendre, où le pêcheur immole sans profit le petit qui, dans un an, l’aurait richement nourri, et qui, par la mort d’un seul, l’eût dispensé de donner la mort à une foule d’autres. » La force de termes tels que « tuer » et « immoler » soulève sur le pan moral le problème de ce qui est déjà la surpêche - comme en écho à Dante dont les « pécheurs charnels » du Chant V de l’ Enfer vivent le même tourment que les pêcheurs avides et sanguinaires aux « machines foudroyantes » de Michelet. L’articulation très étroite, resserrée à chaque étape de l’argumentation, qu’établit Michelet a une fonction prophylactique. On peut même soutenir ici que, sous des dehors de réprobation objective à portée qualitative (« cette longue agonie l’altère, lui ôte de son goût, de sa fermeté »), le naturaliste français assume, en précurseur d’une éthique du care , le rôle d’éveilleur des consciences face à la douleur animale, anticipant l’adoption en France du projet de loi contre la maltraitance animale par l’Assemblée nationale en janvier 2021, soit 160 ans après la parution du « Droit de la mer ». Empathique, il se fait le chantre de la beauté vibrante de ce monde des animaux marins, notamment lors de la saison « sacrée » de leur reproduction : « C’est l’apogée de leur beauté, de leur force. Leurs livrées brillantes, leur phosphorescence, indiquent le suprême rayonnement de la vie ». L’appel au respect de la saisonnalité, à l’instar de la régulation des périodes de chasse terrestre, se double d’un verdict consternant, celui que l’auteur prononce contre une humanité carnassière et vorace, verdict qui à lui seul justifie l’urgence d’une polarisation sur la vigilance à préserver le vivant : « Nous sommes forcés de tuer : nos dents, notre estomac, démontrent que c’est notre fatalité d’avoir besoin de la mort. Nous devons compenser cela en multipliant la vie. » Cette compensation est cela même d’ailleurs que requiert la pensée transgénérationnelle d’une économie anticipatrice des besoins du futur, et qui sache outrepasser, dans ses prévisions, la temporalité présente pour anticiper ce «-moment où l’individu, quelque bas qu’il semble placé, dépasse la limite étroite de son moi individuel, veut au-delà de lui-même, et, de son désir obscur, pénètre dans l’infini où il doit se perpétuer 27 .-» 140 Samia Kassab-Charfi Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0010 28 Matthew Fontaine Maury, Géographie physique de la mer , traduit par P.-A. Terquem, Paris, Corréard Éditeur, 1861. 29 « Il [Maury] donne à la mer un pouls, des artères, un cœur même. […]. Cette mer salée comme du sang, qui a sa circulation, qui a un pouls et un cœur (Maury nomme ainsi l’équateur), où elle échange ses deux sangs, un être qui a tout cela est-il sûr qu’il soit une chose, un élément inorganique-? -» (Michelet, op.cit .) 30 Patrick Chamoiseau, Les Neuf Consciences du Malfini , Paris, Gallimard, « Blanche », 2009, p.-17. 31 Ibid ., p.-40. 32 Édouard Glissant, Tout-monde [1993], Gallimard, «-Essais Folio-», 2002, p.-94. 33 Patrick Chamoiseau, Les Neuf Consciences du Malfini , p.-95. 34 Ibid ., p.-108. Les Neuf Consciences du Malfini (Chamoiseau)-: Critique de la pulsion sauvage et des économies rapaces « C’est notre fatalité d’avoir besoin de la mort » (Michelet) : c’est exactement à contre-courant et en dénégation de cette fatalité que travaille tout le roman de Chamoiseau, Les Neuf Consciences du Malfini . Si Michelet, s’appuyant notam‐ ment sur les travaux du lieutenant Maury 28 (de l’US Navy), évoque la perspective anthropomorphique selon laquelle l’auteur américain de Géographie physique de la mer aborde le « corps maritime », en appelant à en reconnaître la pleine organicité 29 , l’écrivain martiniquais adopte une approche similaire à des fins morales. Or, la morale qu’il suggère est celle que dicte l’économie repensée d’un vivant malmené. À la maîtrise de la nature, Chamoiseau oppose la nécessité de maîtriser plutôt la démesure humaine, dans cette fable écologique dont la leçon essentielle est que l’homme - ce « Nocif 30 » - doit apprendre à juguler ses instincts de prédateur. L’éthique de la mesure est incarnée par un dialogue intérieur fabulique entre le Malfini, un aigle aux serres toujours sanguinolentes - « moi qui n’appréciais que l’explosion d’un caillot de sang 31 -» - et un délicat colibri, le Foufou, dans le contexte d’une île caribéenne imaginaire, Rabuchon. Préface du monde, à l’instar de ces « îles de la Caraïbe » dont Edouard Glissant dit qu’elles « font préface au continent américain 32 », l’île est en bien piètre état, menacée par une « inexplicable tempête 33 -», des « pluies […] qui mèn[ent] d’inexplicables sarabandes avec des vents inhabituels 34 ». L’alerte est donnée par les oiseaux migrateurs-: […] ils évoquaient des falaises de glaces qui sans fin s’effondraient ; ils parlaient d’arbres devenus fous […] Ils parlaient de furies naturelles inconnues des mémoires et qui déroutaient des siècles d’habitudes, au point de donner l’impression que le monde était en train de crier… […] Ils parlaient de bras de mer qui s’étaient épuisés, de fleuves incapables d’atteindre aux rives des océans, de lacs qui fermentaient en boues mortes. Violences écocides et refondations économiques-: les homélies de la littérature 141 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0010 Ils parlaient aussi de grands déserts qui s’étalaient sur des lieux d’abondance. […] Ils parlaient de tapis d’algues qui dérivaient sans bruit comme de vrais cimetières 35 . Les « effondrements 36 » qui frappent de plein fouet l’écosystème insulaire attestent d’un « invisible désastre 37 » qui fait d’insidieux ravages : la « mort lente 38 -» qui peu à peu gangrène la nature et le vivant, « comme un écho du cri du monde 39 », référence à peine détournée à l’épandage de cette « chose nau‐ séabonde 40 -» qu’est le chlordécone sur les plantations de bananiers durant des décennies dans les îles et à ses conséquences désastreuses-: «-Les fleurs étaient devenues de petits cimetières […]. Les cadavres d’insectes gisaient dans les failles et les moindres interstices 41 ». C’est cette apocalypse écologique qui rend urgente la remise en question des modes de subsistance et de consommation, notamment pour le rapace dont l’instinct est régi par son «-Alaya-» reptilienne d’aigle impérial, cette pulsion carnivore héritée des « esprits animaux 42 » et que le colibri le convaincra d’apprendre à réprimer pour se libérer-de son emprise : Hinnk . J’aime tuer. J’aime frapper les chairs chaudes et me repaître de la saveur du sang. J’aime poursuivre les terreurs qui filent dans les ravines, qui se cachent dans les arbres, ou qui tentent de voler au plus loin et plus vite que moi. J’aime déchirer les muscles, éventrer, dérouler des boyaux, dissiper l’amertume d’une bile sous l’écrasement d’un foie… Et j’aime le tressautement de la chair qui abdique, et qui alors libère dans l’univers entier cette lumière de la vie que j’ai voulu souvent attraper de mon bec. Hinnk … […] Je ne suis ni méchant ni sanguinaire. Juste une force inscrite aux violences impassibles qui régentent le vivant 43 . Dans ce qui peut aussi être lu comme une fable généthique , au sens où elle déploie une réflexion profonde sur la violence de l’atavisme biologique et à la nécessité éthique de réguler cet atavisme-là par des moyens épigénétiques, c’est-à-dire par une adaptation en phase avec le contexte, la première nuisance pointée émane des Nocifs dévastateurs : « Tout ce qu’ils approchaient se dénaturait. […] Tout ce qu’ils habitaient se desséchait irrémédiablement. Et pour finir, ils 142 Samia Kassab-Charfi 35 Ibid ., p.-112-113-114. 36 Ibid ., p.-131. 37 Ibid ., p.-134. 38 Ibid ., p.-212. 39 Ibid ., p.-148. 40 Ibid ., p.-138. 41 Ibid ., p.-132. 42 Ibid ., p.-126. 43 Ibid ., p.-21. Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0010 tuaient. Ils tuaient sans faim, sans soif, sans rage, sans peur […]. En vérité, ils étaient la pire des monstruosités inutiles du vivant ! … 44 ». Dans le cercle des créatures soumises à la pulsion destructrice, le Malfini n’est pas en reste. Sous le mentorat du minuscule colibri qui le fascine « dans sa manière d’être vivant sans la férule d’une Alaya 45 -», il amorce l’apprentissage de la maîtrise de ses propres instincts, apprenant à réfréner ses pulsions carnivores et son goût malsain pour le dépeçage des proies : « J’avais en ce temps-là plaisir à foudroyer le cervelet d’une proie, à sentir sous mes serres l’immobilisation irréversible qui ouvre l’infini du néant 46 . » Les Neuf Consciences du Malfini actualise bel et bien un scénario de science-fiction génétique où la régulation des instincts prédateurs est capitale pour l’économie du monde vivant. L’apprentissage est pénible ; sous la plume de Patrick Chamoiseau, dont la poétique est subrepticement dominée par la mémoire des Traites et des méfaits impérialistes, il s’effectue au nom d’une éthique qui récuse l’« absolu de sang et de violence 47 » dont l’Histoire économique de l’homme s’est nourrie. Dans ce nouveau testament de la conscience écologique, la ligne mélodique de la défense du vivant est celle des homélies, ponctuées par d’éloquents aphorismes - « J’étais vivant et tout était vivant 48 » - accompagnant la prise de conscience de l’insoutenable férocité de l’être, enserré dans les « milleniums d’une Alaya 49 -». L’instinct, qui est un déterminisme possiblement maîtrisable dans la poétique de Chamoiseau, est une bombe qu’il faut désamorcer, pour enrayer « l’impeccable exécution d’une ordonnance ancienne 50 ». D’abord méprisant puis plein de haine pour ce misérable oiseau lilliputien qu’est le colibri, le Malfini, dont le « regard se souvenait d’avoir été une arme 51 » finit par entrer « en osmose avec lui 52 », par s’en inspirer et accéder à une part ennoblie de son être. La pensée de Chamoiseau est une pensée éthique à la fois de la non-violence et de l’antidomination, mais dans le même temps elle est aussi une réflexion économique sur la décroissance, la diminution des besoins dans une «-économie pieuse 53 -»-: « La plupart […] percevaient le vivant comme une mamelle inépuisable soumise à leurs voracités 54 .-» Cette pensée est adossée à un existentialisme épicurien, où Violences écocides et refondations économiques-: les homélies de la littérature 143 44 Ibid ., p.-89. 45 Ibid ., p.-58. 46 Ibid ., p.-21. 47 Ibid ., p.-201. 48 Ibid ., p.-222. Les italiques sont dans le texte. 49 Ibid ., p.-194. 50 Ibid ., p.-23. 51 Ibid ., p.-209. 52 Ibid ., p.-83. 53 Ibid ., p.-174. Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0010 «-lutiner une insouciance 55 -» est aussi vital que de pourvoir à sa subsistance, et tandis que les expériences d’émerveillement face au vivant sont assombries par la « variable instable » et les dérèglements - « Toute la base du vivant, ici et audelà d’ici, se trouvait ébranlée 56 -» - , le Foufou s’adonne à une action collective de réparation : repolliniser seul l’île, jusqu’à ce que « disperser la poussière des fleurs redevint l’affaire de tous 57 ». Pour Chamoiseau qui articule la refondation des mœurs économiques à l’idée de justice 58 et d’accomplissement existentiel, l’enjeu est clairement défini : « Et je crois demeurer à chacun de mes gestes sous l’aube claire d’une éthique 59 -». Pour conclure La littérature dans sa modulation homélique retrace la tragédie d’une inadéqua‐ tion entre les instincts humains de domination et l’épuisabilité de ses ressources. Comme « il n’est souffrance qui n’aspire à récit 60 », ainsi que l’écrit Chamoiseau au début des Neuf Consciences du Malfini , l’écriture ouvre à la possibilité de générer, par des scénarios de fiction souvent plus vrais que nature, des réponses à la déroute climatique, environnementale et humaine. Si Dante dessine les topographies prophylactiques de ses gouffres infernaux comme une projection dystopique propice, en somme, au soulèvement des grands questionnements éthiques, et si Michelet fait de la mer « une force de vie et presque une personne 61 » à plein statut juridique, Chamoiseau prolonge cet examen de conscience à travers une œuvre qui brouille délibérément les frontières entre les règnes et qui problématise l’emprise accablante des pulsions consuméristes. À travers le flux de conscience des personnages, l’écrivain qui fit des études d’économie sociale et pratiqua le métier de conseiller pour délinquants juvéniles dans les maisons d’arrêt françaises nous informe sur les démons intérieurs de ces êtres confrontés à ce qui, dans leur ADN même, fait barrage à la volonté d’une meilleure gestion du vivant. Le barrage majeur est ici celui de la tyrannie de l’inné, de cette « sommation ancestrale 62 » de l’instinct qui surgit et se déploie en 144 Samia Kassab-Charfi 54 Ibid ., p.-207. 55 Ibid ., p.-209. 56 Ibid ., p.-212. 57 Ibid ., p.-220. 58 « […] avec juste le souci d’œuvrer, dans le partage le plus ouvert, à ce que nous croyions juste-» ( Ibid ., p-220.) 59 Ibid .,-p. 225. 60 Ibid .,-p. 18. 61 Michelet, « Le Pouls de la mer », in La Mer , https: / / www.gutenberg.org/ files/ 23279/ 23 279-h/ 23279-h.htm#VIc. Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0010 voracité séculaire, usant le vivant jusqu’à la corde et faisant de chaque être qui s’y conforme un «-barbare imbécile 63 -». La fable de Chamoiseau pose l’urgence de concevoir « cet inconcevable : vivre sans Alaya ! » pour enrayer la violence écocide générée par les prédations des Nocifs et réguler, à contre-courant de l’hybris, la relation au vivant. Violences écocides et refondations économiques-: les homélies de la littérature 145 62 Patrick Chamoiseau, Les Neuf Consciences du Malfini , op. cit ., p.-80. 63 Ibid ., p.-126. Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0010
