eJournals Oeuvres et Critiques 49/1

Oeuvres et Critiques
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0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
10.24053/OeC-2024-0011
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2024
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La littérature comme fabrique écologique ? Pour une relecture critique de la littérature et de son rapport au vivant

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Corinne Mencé-Caster
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1 Daniele Guastini, « Représentation ou répétition ? À propos de la traduction du mot mimèsis dans la Poétique-», Littérature, 182 (2/ 2016), p.-40-52.- La littérature comme fabrique écologique ? Pour une relecture critique de la littérature et de son rapport au vivant Corinne Mencé-Caster Sorbonne Université RELIR-CLEA (UR 4083) La littérature ne reflète pas le réel. Énoncé introductif de presque tous les cours de littérature à l’université, et même au lycée, pour inviter les élèves et étudiants à ne pas voir le texte littéraire comme une copie de leur monde de référence. Précaution méthodologique et épistémologique jugée nécessaire. Il y a donc, dans l’essence même de la littérature, quelque chose qui relève de la réécriture du monde dit « réel », de la fable, de l’invention. L’autonomie de la littérature est à ce prix : voilà pourquoi la coupure postulée entre le monde créé par l’œuvre littéraire et le monde de référence de l’écrivain est au fondement même de tout contrat de lecture, voire d’écriture. Pourtant, le concept de « mimèsis » dont on connaît l’ambivalence, voire l’ambiguïté 1 , n’est pas sans rappeler que la littérature se nourrit de ce « réel » dont elle essaie en même temps de se défaire. Indépendamment de l’interpréta‐ tion aristotélicienne ou kantienne qui est faite de ce concept, lequel, sans cesse, oscille entre « imitation » et « représentation », il y a bien une permanence : l’idée que la coupure dont nous parlions ne saurait être absolue, qu’un lien demeure entre monde de l’œuvre et monde de l’auteur, ne serait-ce qu’à travers cette idée de « monde », à laquelle on peut ajouter l’incontournable besoin d’une langue commune. Si, en effet, l’œuvre doit être « reçue » par un autre que son auteur, elle se doit d’être intelligible à cet autre , sinon, la performance de l’écrivain serait vaine. La langue est sans doute l’un des principaux canaux de cet impératif d’intelligibilité : les mots de l’écrivain, et donc de l’œuvre, sont les mêmes que Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0011 ceux de ce « récepteur » situé à l’horizon du texte, dans le monde extratextuel. Et ce, que l’écrivain veuille mettre à distance ce monde de référence, ou, à l’inverse, lui donner une consistance. C’est bien pourquoi chaque écrivain doit veiller à rester intelligible pour ses éventuels lecteurs, tout en réinventant sa langue afin de mettre à distance le langage du monde. Il faut donc bien garder à l’esprit que l’écrivain, dans le monde fictif qu’il fait advenir, se retrouve dans une position analogue à celle de l’Homo-Sapiens face à la nature : quoiqu’il ne puisse recréer de toutes pièces ce monde, il peut le soumettre à sa volonté propre, à ses lois, à sa vision des choses, en transformant un « déjà-là » (son monde de référence) en un « à advenir » (monde possible alternatif) plus conforme à sa conception des choses. En ce sens, l’écrivain propose une réinterprétation de la « réalité » qui s’appuie sur le discours qu’il forge pour postuler cette lecture autre, de même que le «-scientifique-» entend transformer le monde, en fabriquant un discours qui légitime sa prétention à agir sur la nature. Discours littéraire et discours technico-scientifique énoncent donc, chacun à sa façon, un certain rapport à la nature, à l’autre non humain, circonscrivant ainsi une certaine place à l’humain par rapport au non-humain. Jusqu’à très récemment, les discours littéraires et scientifiques ont souvent été pensés dans une forme d’antinomie mutuelle : le premier était, en général, perçu comme éminemment inventif et poétique (selon la définition que donne Jakobson de la fonction poétique du langage), tandis que le second était tenu pour «-vrai-», car capable de proposer une mathématisation du monde, «-véri‐ fiable » dans les révolutions techniques et technologiques qui ont contribué à transformer ce dernier. Ainsi, la science semblait se tenir au plus près du « monde », tandis que la littérature, dans les multiples paradoxes qui lui sont constitutifs, semblait parfois avoir fait du détachement dudit « monde de référence », son cheval de bataille. On ne reviendra pas sur les polémiques entre littérature engagée et littérature autotélique (au sens d’autoréférentiel) qui ont alimenté les débats et montré que la « vraie » littérature serait sans doute celle qui se tiendrait au plus loin des grandes problématiques du monde. Ces polémiques semblent aujourd’hui dépassées et il ne serait pas ininté‐ ressant de se demander pourquoi, en interrogeant le rapport au langage et au monde extra-référentiel qui est désormais celui du discours « littéraire ». Nous tenterons ainsi de comprendre pourquoi, avec l’avènement de l’ère de l’«-anthropocène-», ce n’est plus seulement la créativité littéraire qui se trouve affectée par la nouvelle économie du vivant, mais bel et bien l’autonomie propre de la littérature (sa dimension autotélique et autoréférentielle), tout autant que la posture de l’écrivain comme « rêveur » de mondes. Pour ce faire, nous mettrons 150 Corinne Mencé-Caster Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0011 au cœur de notre réflexion la question du rapport de l’écrivain à la nature et au non-humain. 1 La littérature comme fabrique anthropomorphique de la hiérarchisation du vivant. De la fable animalière Pour commencer, nous dirons que l’écrivain invente un monde qui n’existe pas mais qui ressemble au monde de référence que nous connaissons, et ce, même lorsqu’il se propose de rendre le monde qu’il crée le moins semblable possible au nôtre. Telle pourrait être une définition simple mais relativement exacte de la littérature. Dit autrement, l’écrivain n’a pas la possibilité de faire comme si le monde de référence extratextuel n’existait pas : il doit toujours prendre position par rapport à ce monde-là, en l’imitant ou en le déformant, mais partout, dans son texte, ce monde sera reconnaissable, même lorsqu’il est méconnaissable. Il va donc de soi que tout écrivain, par le rapport qu’il institue au langage, engage un certain rapport à la nature. Ce rapport, dans l’histoire de la littérature, diffèret-il de celui qu’instaure à cette même nature le «-(technico-) scientifique-»-? Pour tenter de répondre, il nous faut revenir à la question de l’anthropo‐ centrisme qui hante cette problématique : partout, qu’il s’agisse des mondes « inventés » ou du monde de référence qui se confond avec la « réalité », les mondes sont vus, pensés et dits par les humains qui ont beaucoup de mal à ne pas en être les centres de références. L’anthropomorphisme n’est donc que la conséquence de cet anthropocentrisme fondateur du mode de relation que les êtres humains établissent avec la nature. La fable animalière en est l’une des illustrations les plus éloquentes. Nous l’examinerons donc ci-après, en tant que vecteur d’un certain rapport de l’écrivain au non-humain et à l’humain. L’intérêt des écrivains pour la mise en scène de protagonistes non humains, et plus spécifiquement animaliers, ne s’est pas démenti à travers les siècles : Ésope a écrit près de quatre-cents fables, La Fontaine n’en compte pas moins de deux-cent-quarante à son actif, Marie de France, cent et Anouilh environ cinquante. On peut aussi citer le livre de Kalila et Dimna qui comprend plus de huit-cents paragraphes, le Roman de Renart qui compte un millier de pages, le Roman de Chacal qui contient cinquante textes et le Pancha Tantra qui en totalise une quarantaine. Il ne faudrait pas croire que le décompte s’arrête là : il s’agit seulement de l’échantillon le plus connu de textes où les fabulistes ont pris plaisir à doter les animaux de traits humains, en plus de leur accorder la faculté de langage. De fait surgit une question sans doute rhétorique mais incontournable : la fable animalière informe-t-elle sur le non-humain, et plus spécifiquement, sur La littérature comme fabrique écologique ? 151 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0011 l’animal en lui-même ou ne fait-elle qu’entretenir une confusion savamment conçue entre animalité et humanité, au profit de l’humanité-? À tout le moins, la fable animalière nous invite à interroger les modalités par lesquelles en tant qu’êtres humains, nous projetons sur les non-humains que sont les animaux, nos qualités et nos défauts. Elle nous incite également à réfléchir aux raisons pour lesquelles certains animaux sont choisis et d’autres délaissés. Pourquoi est-il question d’agneau pascal ? De royauté avec le lion ? De légèreté avec la cigale-? De prévoyance avec la fourmi ou l’écureuil-? Il va sans dire que l’élaboration de cette symbolique animale n’est pas entièrement gratuite et est sans doute la résultante d’une patiente observation du règne animal : l’animal est scruté dans ses différents comportements jusqu’à l’identification d’un trait dominant ; ce « trait » est ensuite référé au monde humain, à la fois en termes de qualités ou de vices individuels (la légendaire prévoyance de la fourmi qui procède de son activité incessante) ou de représen‐ tations de l’ordre social (le lion comme roi des animaux). Le totémisme, les motifs héraldiques, les bestiaires religieux témoignent de cette forme d’homologie intrinsèque entre animalité et humanité qui remonte à la nuit des temps et qui varie selon les univers culturels, les contextes et les époques, variations qui démontrent, s’il en était besoin, à quel point ces appropriations «-animalières-» sont d’ordre historico-culturel, et relèvent donc de la subjectivité humaine plus que de propriétés objectives, intrinsèques aux animaux et indépendantes du regard que posent sur eux les êtres humains. En effet, les fabulistes ne se montrent guère respectueux des données biolo‐ giques : Ésope fait fi du régime herbivore du taureau en lui faisant dévorer un mouton ; La Fontaine n’hésite à faire des crabes un aliment de choix pour le renard. Phèdre nous donne à voir une chatte dévorant un sanglier. La liste pourrait être longue… Ce n’est donc pas la réalité scientifique qui intéresse le fabuliste, mais bien l’analogie possible entre certains comportements animaux et des qualités ou vices humains, cette homologie pouvant trouver sa source, comme on l’a dit, dans une «-réelle-» observation des animaux, ou tout simplement, être dictée par les besoins de l’intrigue ou de la morale, la polysémie du symbolisme étant, par ailleurs, multipliée par les circulations et réécritures des textes dans des contextes historiques et culturels différents. Il n’est donc pas vain de s’interroger sur ce qui fonde et motive cette constance de la métaphore animalière dans tous les types discursifs et à toutes les époques : philosophie (« L’homme est un animal politique », Aristote ; « L’homme est un loup pour l’homme », Hobbes) ; fiction littéraire ( Le Roman de Renart ; La ferme des animaux de Georges Orwell ; Les fourmis de Bernard Weber, etc.), poésie ( Les chats de Baudelaire), théâtre ( Les grenouilles d’Aristophane ; Rhinocéros 152 Corinne Mencé-Caster Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0011 2 Michel de Montaigne, Les Essais (II, 12), « L’Apologie de Raimond Sebond », Paris, Flammarion, 1999. d’Ionesco, etc.), conte (les contes de Charles Perrault, des frères Grimm et de Marcel Aymé ; les Histoires naturelles de Jules Renard, etc.). Que dénote cette constance du regard que le fabuliste ou le philosophe ou le poète pose sur le monde animal, et donc sur le non-humain ? Que nous dit-elle du discours que la littérature tient sur la nature, le non-humain et humain ? Tout d’abord, une première constatation en relation avec la prééminence de l’animal par rapport aux autres étants naturels dans les fictions dites «-anima‐ lières ». Ce privilège de l’animal semble indiquer que le discours littéraire sur le vivant réserve une place de choix à l’animal par rapport au végétal ou au minéral. Tout se passe comme si l’animal était le plus à même de « mimer » ou de « représenter » l’humain parce qu’il serait plus proche de ce dernier. Pour tenter d’expliquer ce privilège de l’animal dans la fable ou les fictions animalières, par rapport au règne végétal, il faut sans doute se reporter à ce que disait Gassendi de la sensibilité animale, et donc, d’une possible convergence entée sur la biologie elle-même, entre l’humain et l’animal, à partir de la notion d’« âme sensitive » de laquelle, toujours selon Gassendi, les animaux seraient dotés. Déjà, au XVI e siècle, Montaigne, dans « L’Apologie de Raimond Sebond 2 », disait entretenir avec sa chatte des mimiques réciproques. La rupture radicale viendra avec Descartes qui ne reconnaît pas d’âme à l’animal, perçu comme une «-machine-», ainsi que le promeut sa théorie mécaniste. La Fontaine réfute la postulation cartésienne de l’animal-machine, dans son discours à Madame de la Sablière-: Ils disent donc que la bête est une machine ; Qu’en elle tout se fait sans choix et par ressorts-: Nul sentiment, point d’âme, en elle tout est corps. (v.-30-32) Il postule à l’inverse une continuité entre les ordres du vivant, quitte à distinguer, pour chacun de ces ordres, un mode spécifique de l’esprit. Il soutient ainsi une forme de supériorité relative de l’humain par rapport au règne animal, et de ce dernier par rapport au règne végétal, tout en reconnaissant la plante comme être vivant-: Aussi faut-il donner à l’animal un point Que la plante, après tout, n’a point. Cependant la plante respire-: Mais que répondra-t-on à ce que je vais dire (v.-175-178) 3 . La littérature comme fabrique écologique ? 153 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0011 3 Jean de La Fontaine, Discours à Madame de la Sablière , Paris, Droz, 1950 (1678). Dans la fable « Les deux rats, le Renard et l’œuf » et son développement qui font aussi partie de ce Discours à Madame la Sablière, on peut lire aussi : « Qu’on m’aille soutenir après un tel récit,/ Que les bêtes n’ont point d’esprit ! / Pour moi si j’en étais le maître,/ Je leur en donnerais aussi bien qu’aux enfants-». 4 Plutarque, Vie de Caton l’Ancien, vol. 2, trad. R. Flacelière et E. Chambry. Paris, Les Belles Lettres, 1969, p. 78. Voir aussi Christophe Cervellon, L’animal et l’homme , Paris, PUF, coll. «-Major-», 2004. 5 Ibid. Au XVIII e siècle, Condillac et Rousseau considèrent que l’animal, à l’image de l’être humain, a le pouvoir de sentir, et donc, de souffrir. Toutefois, notamment chez Rousseau, cette reconnaissance d’une sensibilité animale ne remet pas en question la place prééminente de l’humain dans la création, du fait qu’il soit le seul être vivant doté de raison, faculté dont est dépourvu l’animal. Il n’empêche que le débat sur l’animalité de l’homme ou la sensibilité et/ ou l’intelligence animale laisse planer l’idée que l’animal est un autre , mais, en même temps, une partie de l’homme. Pour rappel, ces débats trouvent leur origine dans la philosophie antique, et plus spécifiquement dans certaines thèses des Stoïciens et Sceptiques. Précisons ainsi, que, dans la perspective des Sceptiques, il y a lieu de distinguer entre la justice et la bonté, la bonté dictant à l’homme un certain nombre de devoirs envers l’animal, comme en témoigne cette citation de Plutarque 4 : « Le domaine de la bonté est plus vaste que celui de la justice. Nous n’appliquons la loi et le droit qu’aux hommes seuls, tandis que la bienfaisance et la libéralité s’éten‐ dent jusqu’aux animaux privés de raison, en s’écoulant d’un cœur généreux. L’homme doué de bonté doit soigner ses chevaux épuisés par l’âge et soigner non seulement ses chiots mais aussi les chiens devenus vieux 5 ». La critique du spécisme reprendra ces arguments en montrant que les expérimentations scientifiques menées sur les animaux passent sous silence leur souffrance. Il y aurait donc entre l’homme et l’animal la permanence d’un lien, une forme de parenté troublante, une communication qui justifierait sans doute que, plus et mieux que tout autre être vivant, l’animal puisse investir le champ de la métaphore pour instruire les hommes sur leur propre « nature », pour les aider à corriger leurs défauts, ou encore, dénoncer certains dysfonctionnements de l’ordre social. À l’inverse, les plantes ou végétaux se prêteraient moins bien que les animaux à l’usage de la métaphore, telle que celle-ci se donne à voir dans la fable animalière, en raison précisément d’une absence de sensibilité, sensibilité, voire intelligence, que partagent les hommes et les animaux. Comme l’exprime fort bien Thierry Gontier-: 154 Corinne Mencé-Caster Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0011 6 Thierry Gontier, De l’homme à l’animal. Montaigne et Descartes ou les paradoxes de la philosophie moderne sur la nature des animaux , Paris, Vrin, 1998, p.-14. 7 Georges Chapoutier, Au bon vouloir de l’homme, l’animal , Paris, Denoël,1990. Voir aussi du même auteur : Georges Chapoutier, Qu’est-ce que l’animal ? , Paris, Evergreen, 2004. L’animal et l’homme sont ainsi compris à la fois dans un rapport d’i dentité et d’altérité . La dualité des termes animal-bête rend bien cette ambiguïté : l’ animal est le genre commun des vivants capables de sensation, genre auquel appartient l’homme ; la bête se définit par son absence d’intelligence, et donc, en opposition à l’homme. L’homme est un animal , mais il n’est pas une bête : c’est dans cette dualité que se situe le champ sémantique de la question animale 6 . Rappelons, à cet égard, que, pour certaines civilisations, la limite est nettement plus floue entre les animaux et les hommes, voire les dieux 7 . Abondent les représentations d’animaux humanisés parfois divinisés ou, ce qui revient au même, d’hommes animalisés. On peut évoquer, à titre d’exemple, les dieux de l’Égypte ou de l’Inde, ou encore, dans les civilisations indiennes ou celle de la Grèce antique, la métempsycose qui considère que l’âme humaine peut se réincarner dans des corps animaux. Ce brouillage des frontières entre l’homme et l’animal n’a pas manqué d’influencer, même à l’état de traces, l’univers culturel occidental-: la fable animalière peut se lire ainsi comme un héritage de ce brouillage, que l’on retrouve aussi dans la pensée mythique. En donnant la primauté à l’animal, les fabulistes et écrivains de fictions instaurent donc, plus ou moins consciemment, une forme de hiérarchie dans l’économie du vivant, s’alignant également, en cela, sur la tendance de certaines langues indo-européennes à vouloir établir une distinction entre le vivant « sensible », doté de mouvement, et « l’inanimé ». C’est le cas, de l’espagnol, par exemple, où le pronom personnel complément d’objet direct « lo » qui, en principe, renvoie, à tout antécédent masculin, quel qu’il soit, animé ou inanimé, est concurrencé par le pronom personnel « le » qui vise à instaurer une distinction entre l’animé (désigné alors par le complément direct de personne « le ») et l’inanimé (désigné par le complément direct de chose « lo »). Toujours dans cette même langue, l’emploi de la préposition « a » devant un complément direct de personne ou un complément assimilé à une personne (cas notamment des animaux de compagnie), vise à refléter la distinction perçue dans le monde extralinguistique entre « animé » et « inanimé ». En anglais, et dans nombre d’autres langues, certains pronoms personnels sujets ou compléments sont affectés à la seule désignation de l’humain («-he-», «-she-»), tandis que, pour la désignation du non-humain (inanimé et animé), est requis un pronom spécifique et unique («-it-»). La littérature comme fabrique écologique ? 155 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0011 Ces exemples que nous n’entendons pas multiplier mettent bien en évidence la propension quasi spontanée des êtres humains à établir des hiérarchies dans l’économie du vivant. Les animaux, en tant qu’êtres animés, dotés de sensibilité, peuvent ainsi être perçus comme plus proches des humains ou alors, à l’inverse, être assimilés au non-humain inanimé. On peut exprimer cela en disant que l’anthropocentrisme qui est ainsi exprimé, peut se définir comme une inclination naturelle de l’être humain à se prendre pour la mesure de toute chose et à aimer au plus proche. De fait, l’anthropocentrisme peut présenter un caractère quasi biologique et s’assimiler à un biais cognitif inhérent au fonctionnement du cerveau humain. 2 La littérature comme fabrique écologique-: entre poétique libre et poétique contrainte Notre réflexion initiale, centrée sur la fable ou la fiction animalière, nous a permis de mettre en évidence l’ambivalence du rapport entre humanité et animalité, tout en soulignant la prégnance d’un discours littéraire reflétant une forme de hiérarchisation du vivant, en faveur du règne animal. Toutefois, il appert que cette forme de parti-pris animal a ses limites, car elle est tournée, en réalité, tout entier vers l’humain. Ainsi qu’on l’a dit, la réalité biologique de l’animal importe peu : c’est plutôt sa capacité à représenter les travers humains qui, dans la fable animalière, se trouve sollicitée à travers la métaphore qui fonctionne, tant que prévaut la croyance en une altérité entre l’humain et l’animal. Or, avec les bouleversements que provoque, au XIX e siècle, l’hypothèse darwinienne d’un ancêtre commun entre l’être humain et le singe, cette croyance est fortement ébranlée, rendant difficile le maintien de la métaphore animalière. Advient alors une coupure épistémologique remettant en cause l’idée d’une humanité caractérisée par sa supériorité, du fait de son lien lâche avec l’animalité. Cette conception évolutionniste du vivant qui confère une assise scientifique à la part d’animalité de l’homme va bouleverser le regard que les écrivains pouvaient jusqu’alors porter sur le règne animal dans ce qui fondait son opposition au monde humain. La conjonction entre un discours scientifique, renouvelé par les théories de Darwin et de Taine, et un discours littéraire qui s’appuie sur ces théories, se traduit dans l’émergence de la littérature naturaliste qui cherche à développer la conception d’un homme totalement déterminé par son milieu et les lois de 156 Corinne Mencé-Caster Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0011 8 Honoré de Balzac. La Comédie Humaine , «-Avant-propos-», I, éd. P.G Castex, coll. «-La Pléiade », 176-81, p. 8 : « […] je vis que, sous ce rapport, la Société ressemblait à la Nature. La Société ne fait-elle pas de l’homme, suivant les milieux où son action se déploie, autant d’hommes différents qu’il y a de variétés en zoologie ? Les différences entre un soldat, un ouvrier, un administrateur, un avocat, un oisif, un savant, un homme d’état, un commerçant, un marin, un poète, un pauvre, un prêtre, sont, quoique plus difficiles à saisir, aussi considérables que celles qui distinguent le loup, le lion, l’âne, le corbeau, le requin, le veau marin, la brebis, etc.-». 9 Neil Campbell, Jane Reece, Biologie , Québec, Éditions du Renouveau Pédagogique, 2004. Voir aussi : Pierre Ancet, « Le déterminisme génétique et la liberté de choix », communication présentée au Colloque génomique-génoéthique et anthropologique, Université de Montréal, Montréal, 2004. 10 Michel Morange, « L’épigénétique : un domaine de recherche aux multiples facettes », Médecine sciences , 21, 4, (2005), p.-339. l’hérédité. Il s’ensuit que les humains sont perçus comme des espèces sociales comparables aux espèces zoologiques 8 . Cette interpénétration des discours « scientifiques » et littéraires montre ainsi, comment, au cours des siècles, la manière «-scientifique-» d’appréhender l’économie du vivant a eu des répercussions sur la créativité et la formulation même du discours littéraire. En effet, ainsi qu’on l’a vu, le discours naturaliste n’a pas hésité à reprendre la rhétorique du discours génétique et héréditaire pour se constituer en tant que discours littéraire. On peut aussi, à ce titre, signaler que le courant interactionniste qui a émergé à la fin du XX e siècle, en soumettant à la critique de l’effet de l’environnement, le « tout génétique » hérité des lois de Mendel 9 , a représenté une nouvelle rupture épistémologique soutenue par les concepts d’épigénétique et de plasticité cérébrale 10 . La thématique environnementale surgit alors, et avec elle, la prise de conscience des effets de la pollution et de l’industrialisation sur la santé et la survie de tous les êtres vivants, dans une forme de solidarité qui tend à limiter les hiérarchies établies. Le discours « environnemental » qui s’ensuivra et qui, dans le premier tiers du XXI e siècle, sera articulé au « discours climatique », aura également de profondes répercussions sur la créativité littéraire, ainsi qu’on le verra plus avant, en mettant au premier plan, la question écologique. On comprend dès lors, à travers cette brève histoire des conceptions du vivant entre les XIX e et XXI e siècles, que l’impact des discours scientifiques sur la créativité littéraire et les esthétiques qui lui sont associées, n’est pas un fait propre au XXI e siècle. Sans cesse, au cours des siècles, cette interpénétration s’est produite, avec néanmoins, il faut le reconnaître, une subite accélération au cours du XXI e siècle. La littérature comme fabrique écologique ? 157 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0011 Toutefois, plus que cette articulation du discours scientifique et du discours littéraire dont on a pu démontrer l’existence dans les époques antérieures, ce qui nous semble spécifique à ce XXI e siècle en matière de littérature, c’est l’impossibilité d’un discours littéraire qui puisse se tenir totalement en marge ou dans le déni du discours scientifique. L’écrivain ne semble plus avoir réellement le choix de se tenir en retrait tout le temps ; il ne paraît pas non plus pouvoir jouir de la possibilité de proférer un discours sur sa volonté de se replier du monde. L’amplification des discours environnemental et climatique, dont la prégnance n’a jamais cessé de s’affirmer depuis le dernier tiers du XX e siècle, a mis au premier plan, la question de la responsabilité de l’écrivain. Désormais, l’écrivain n’est plus perçu comme cet être de génie, habité par une puissante muse ; il est plutôt sommé d’incarner un sujet éthique, véritable caisse de résonance de toutes les problématiques sociétales : enjeux environnementaux et climatiques, société inclusive, questions de genre, décolonialité etc. Loin d’être ce créateur solitaire et protégé, on attend de lui qu’il s’exprime et s’expose sur les réseaux sociaux, en prenant position sur les grands débats sociétaux et en faisant en sorte que ces positions se reflètent dans ses textes et sa vie personnelle. On pourrait même dire que l’écrivain, en tant que personnalité publique, est la cible de multiples injonctions à une « exemplarité éthique », lesquelles sont formulées sur les réseaux sociaux, par les activistes de ces diverses causes. En cas de manquement, il risque de subir diverses formes de stigmatisation virulente ( greenbashing ; ecolo bashing , Mouvement Me too, etc.) ou alors, d’être invisibilisé. Nous chercherons donc à montrer que ce qui constitue une donnée véritable‐ ment nouvelle dans l’économie de la littérature, c’est d’abord cette injonction publique à l’éthique et à l’engagement « sociétal » à laquelle est soumis l’écrivain du XXI e siècle. S’il est vrai que la créativité littéraire s’en trouve modifiée, que l’inspiration éco-poétique y est plus prégnante et que la littérature apparaît comme fabrique d’une écologie culturelle, il nous semble néanmoins important de rappeler qu’il y a toujours eu, à toutes les époques, une forme d’inspiration littéraire éco-poétique et que la littérature a toujours été un lieu d’exploration des modes d’habiter le monde. C’est donc moins cette inspiration éco-poétique et ce souci écologique qui nous interpellent que le nouveau rôle dévolu à l’écrivain et à la littérature. Quant à la prégnance du paradigme anthropocentrique, plus forte dans le passé, rien n’est moins certain. Faut-il croire que les écrivains du XXI e siècle se sont définitivement débarrassés de cette pulsion anthropocentrique ? L’angoisse face à la lente agonie de la nature ne cache-t-elle pas une angoisse à l’égard du destin de l’humanité, auquel cas l’attention à la nature serait soutenue par la peur d’une 158 Corinne Mencé-Caster Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0011 11 Kazuo Ishiguro , Klara et le soleil [2021], Paris, Gallimard, 2023. disparition de l’humanité ? Par ailleurs, le souci envers l’animal ne traduit-il pas à son tour une manière de repenser l’égalité entre humains, voire, dans les cas les plus extrêmes, un dégoût de l’humanité jugée cruelle et inhumaine ? Ne retrouve-t-on pas l’expression d’un tel rejet dans Klara et le soleil de Kazuo Ishiguro 11 où le robot témoigne plus d’affection à la jeune Klara que sa propre mère-? On sait bien que, dans la littérature occidentale, la relation de l’homme avec la Nature, de Théocrite jusqu’à Thoreau, a toujours occupé une place fondamen‐ tale. Dans le versant étatsunien de cette littérature, The Prairie (1827) de James Fenimore Cooper témoigne de la fascination de l’être humain pour une nature édénique comme espace vierge de l’innocence. L’Ouest américain, véritable protagoniste du roman de Cooper, symbolise alors dans l’immensité qu’il déploie et dans les ressources qu’il recèle, le conflit éternel de l’être humain, écartelé entre nature et culture. La nostalgie d’une nature que l’homme ne viendrait pas déflorer se heurte au désir de transformer et d’exploiter cette nature, l’écriture littéraire étant une des formes possibles de cette transformation. Ainsi, dans le texte de Cooper, l’ouverture de l’Ouest aux pionniers (dont les lecteurs de The Prairie sont une métaphore crédible) signe la Chute, et donc, la fin de la transparence édénique, puisque le paradis sera désormais soumis à la prédation humaine. Cette thématique du paradis perdu se retrouve également dans Los pasos perdidos (1953) du cubain, Alejo Carpentier : le musicien qui croit avoir renoué avec l’Origine édénique fait l’amère expérience de son impossibilité de vivre, dans la jungle, sans papier ni crayon. Ces œuvres littéraires montrent parfaitement que l’innocence n’est pas plus du côté de l’écrivain que du scientifique : tous deux ambitionnent de « recouvrir » la nature de leur savoir ou de leur art et de lui ravir sa virginité. Elles témoignent ainsi du désir de « dompter » la nature qui est au fondement de la science et de la connaissance. L’ambivalence sera donc toujours de mise et il conviendra de ne point l’oublier quand il sera question de commenter la démarche éco-poétique, le destin du non-humain, et donc de la nature, semblant être de toujours se soumettre à la temporalité de l’humain, à la chronologie de ses peurs et de ses angoisses. On pourra évoquer aussi les grands romans telluriques, tels que La Vorá‐ gine (1924) du colombien José Eustasio Rivera, ou encore, Doña Bárbara du vénézuélien Rómulo Gallegos (1929). De manière plus générale, le courant tellurique latino-américain, qui va de Cuentos de la selva d’Horacio Quiroga (1918) à Canaima de Rómulo Gallegos (1935), présente de véritables épopées La littérature comme fabrique écologique ? 159 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0011 12 Lawrence Buell, The Environnemental Imagination , London, Harvard U.P., 1995. poétiques opposant quelques individus à l’immensité des fleuves, des grandes plaines et des forêts tropicales dans un affrontement inégal qui annonce un dénouement tragique. Dans La Voragine , par exemple, qui met en scène l’univers des llanos (immenses plaines) et de la selva (jungle), la forêt est décrite comme un personnage maléfique qui ronge l’être humain de l’intérieur et le détruit en le plongeant dans une désorientation spatiale et psychique. Comme on le voit, ces romans telluriques montrent la petitesse et la fragilité des êtres humains face à une nature qui est présentée comme un personnage à part entière : nature indomptable que l’être humain ne parvient ni à maîtriser ni à transformer et qui résiste donc à toute entreprise de « civilisation » ou d’acculturation. L’échec de technicisation de la Nature par l’homme est ici cuisant : c’est la nature qui entraîne l’être humain dans sa «-barbarie-», et non pas ce dernier qui la conquiert et la «-civilise-» pour mieux la dominer. Cette littérature hispano-américaine du premier tiers du XX e siècle constitue, selon nous, l’amorce d’une forme de discours « dystopique » inversé, où la Nature indomptable tiendrait le rôle dévolu dans les dystopies ultracontempo‐ raines, au régime totalitaire : à l’image de ce régime, elle exerce sur l’être humain une emprise totale. Ainsi, le caractère dystopique de ces romans ne vient pas d’un monde devenu invivable par une exploitation insatiable des ressources de la nature par l’être humain, mais de l’incapacité même de l’être humain à s’insérer dans cette nature, à s’y faire une place, à l’habiter. Un discours littéraire de cet ordre pourrait sembler aux antipodes des discours écologiques en faveur de la diminution de l’impact humain sur la nature, si, dans ces romans dits « telluriques », la nature, c’est-à-dire le non humain, n’était pas aussi prégnante. Elle constitue, en effet, « une présence » et non pas seulement un «-cadre-», ce qui, pour Lawrence Buell 12 (1995), l’un des fondateurs de l’écocritique, représente un des traits définitoires de cette poétique. S’il est vrai que l’anthropocentrisme reste présent, par les modalités de description d’une nature qui apparaît sous les traits d’une femme indomptable, ou encore par la prégnance de l’intérêt envers l’humain, il faut reconnaître qu’une attention soutenue est portée à la nature en tant que telle, « l’histoire humaine [étant par ailleurs] imbriquée dans l’histoire naturelle-» ( ibid .) au point de venir s’y briser. Ce que nous voulons expliciter ici, c’est que ces grands romans telluriques latinoaméricains qui, pour la plupart, ont été traduits dans les langues euro‐ péennes dominantes, ont pu jouer un rôle dans l’émergence de la sensibilité littéraire éco-critique ou éco-poétique, même si ce rôle et cette influence ont souvent été négligés par la critique. 160 Corinne Mencé-Caster Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0011 13 En Amérique latine, il est question de «-novela petrolera-» . Portés, en effet, par une forme de conscience écologique singulière qui ne se confond pas avec la conscience « environnementale/ climatique » qui a lentement affleuré depuis la fin des années 1980, ces romans telluriques témoignent à leur façon d’une réflexion sur les modes du « vivable » et de « l’habitable » entre l’être humain et la nature. Il y a, en ce sens, l’idée qu’il existe une menace pour le vivant, dès lors que s’instaure un déséquilibre, peu importe si ce dernier est en faveur de l’humain ou du non-humain. À cet égard, dans une sorte de filiation, sans doute plus imaginée que réelle, on pourrait aussi rattacher à cette conscience éco-critique émergente, les romans dits « du pétrole 13 » tel, par exemple, le roman vénézuélien, Mene (1936), qui met en scène un sujet collectif, constitué d’un ensemble de communautés dévastées et démembrées par l’irruption brutale du pétrole et l’installation des compagnies pétrolières qui bousculent les univers naturel, social et culturel de ces communautés. Dans Mene, le discours littéraire emprunte au discours technique certains de ses traits, moyennant notamment un certain lexique spécialisé et l’insertion de mots anglais issus du vocabulaire économique, et ce, afin de bien inscrire la nouvelle domination yankee . Toutefois, ce discours s’articule aussi à des mots patrimoniaux pour proposer une vision complexe du rapport que les communautés vénézuéliennes ont établi avec la nature, et manifester la dissolution des liens sociaux, des langues autochtones et des cosmogonies « métissées » qu’a provoquée le déploiement de la mythologie et de l’imaginaire du pétrole. Soulignons que, dans cette œuvre comme dans d’autres textes romanesques plus tardifs sur le sujet, cette mythologie du pétrole, associée à un discours social sur le pétrole, forme une trame d’images négatives et fatalistes qui renvoie à toute une série d’essais sur le pétrole rédigés par des écrivains, tels que Arturo Uslar Pietri ( Sembrar el petróleo , 1936 ; De una a otra Venezuela , 1951 ; Del hacer y deshacer de Venezuela, 1962). Ces essais qui regorgent d’éléments sociaux, économiques et politiques, envisagent aussi le choc culturel et environnemental provoqué par l’irruption de cet imaginaire du pétrole. Ils démontrent ainsi à quel point les discours d’ordre littéraire et d’ordre socioéconomique ont pu s’enchevêtrer pour alerter sur les risques de destruction et d’annihilation de la nature et des communautés qui y vivent. Comme on peut le voir, c’est toute l’économie du vivant qui est convoquée dans cette littérature du pétrole qui, à sa façon, prolonge les questionnements portés par les romans telluriques, tout en annonçant les poétiques de l’écocritique. C’est pourquoi il nous semble que cette question de l’habitat humain face à une nature grandiose mais inhospitalière, ou encore, face à une soif La littérature comme fabrique écologique ? 161 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0011 14 Alicia Puleo, « Luces y sombras de la teoría y la praxis ecofeminista », Mujeres y Ecología. Historia, Pensamiento, Sociedad , Madrid, Editorial Al-Mudayna, 2004, p. 21-34. Voir aussi : Alicia Puleo, Ecofeminismo para otro mundo possible , Madrid, Cátedra, 2011. insatiable d’exploitation des ressources telluriques, n’a jamais cessé de hanter le discours littéraire latino-américain, induisant chez les écrivains qui l’ont forgé, une sensibilité marquée aux problématiques écologiques. Il est certain que, partout, la crise climatique a accéléré cette prise de conscience de la nécessité d’un « habiter » le monde. Ainsi que le postule Heidegger, cet « habiter » ne se limite pas au fait d’avoir un toit sur la tête mais engage de réaliser sa condition humaine en « habitant » le monde en bonne intelligence avec tous les autres êtres vivants. Cette réévaluation de la place du non-humain s’est accompagnée d’une réflexion critique sur toutes les formes de domination et d’exploitation : domination entre humains (androcentrisme, violence de genre, critique des régimes de colonialité et du patriarcat capitaliste industriel et post industriel), domination de l’humain sur le non-humain (spécisme, véganisme, exploitation outrancière des ressources de la nature, crise climatique, critique du néo-libéralisme, etc.). L’analyse de ces dominations croisées a bousculé les positionnements écolo‐ giques et féministes traditionnels, en mettant en évidence les causes communes de la domination masculine, du racisme, du colonialisme et de la crise climatique et environnementale, tout en donnant naissance à des mouvements pluriels et souvent divisés. En effet, cette explosion critique, amplifiée par les réseaux sociaux et le web, n’est pas simple à appréhender, dans la mesure où elle présente de nombreuses ramifications qui ne sont pas toujours compatibles entre elles, avec parfois, on l’a dit, des rivalités entre courants ou sensibilités. À titre d’exemple, le féminisme et l’écologisme ne font pas toujours bon ménage, dans la mesure où nombre de féministes ont peur que la cause des femmes ne soit sacrifiée au profit de la cause écologique, de même que, certains écologistes redoutent que l’émancipation des femmes ne se fasse au prix d’un consumérisme exacerbé (par la prolifération des produits jetables qui allègent les tâches ménagères), lequel menacerait encore davantage l’équilibre fragile de la planète (Puleo, 2004) 14 . De leur côté, les écoféministes restent attentives au possible glissement du rôle des femmes : elles craignent que, de gardiennes du foyer dans la société patriarcale bourgeoise, les femmes ne soient encore contraintes, dans cette nouvelle société écologique, à assumer le rôle de gardiennes de l’écosystème, en raison de leur assignation aux tâches du care . Les féminismes décoloniaux (noirs, autochtones, chicanos, etc.) interrogent les féminismes « blancs » qui n’intègrent pas toujours 162 Corinne Mencé-Caster Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0011 15 Peter Singer, La libération animale , trad. fr. Louise Rousselle, Paris, Payot, 2012. Voir aussi-: Tom Regan , Les droits des animaux , Paris, Hermann, 2013. le facteur de la « race », sans pour autant se montrer nécessairement attentifs aux questions écologiques… Par ailleurs, il faut aussi citer, en les reliant ou non aux mouvements que nous venons d’évoquer, les courants qui se consacrent plus spécifiquement à la question de la libération animale. On pourra, à ce titre, évoquer le spécisme, terme popularisé par Peter Singer 15 , qui dénonce la propension à attribuer une valeur ou des droits distincts aux êtres en fonction de leur appartenance à une espèce. Dans le premier chapitre de son ouvrage, La libération animale , Singer établit un parallèle entre les droits des femmes et les droits des animaux, afin de montrer que les différences entre les êtres ne peuvent pas servir à justifier la reconnaissance de droits inégaux ni la prescription d’un sexisme ou d’un racisme. Pour ce faire, il s’appuie sur le principe d’égale considération des intérêts des utilitaristes Bentham et Sidgwick, principe qu’il étend à tous les êtres vivants, humains ou non humains, en prônant le végétarianisme. Dans son ouvrage, Singer évoque en filigrane la nécessité d’un récit sur les non-humains qui viendrait compléter et infléchir le récit sur les humains, afin de délégitimer l’exploitation des non-humains par les humains et de combattre le droit de privilégier le semblable au détriment du différent. Si l’ouvrage de Singer s’intéresse exclusivement aux animaux, c’est-à-dire aux non-humains qui relèvent de l’économie du vivant, il faut préciser que le non-humain, dans d’autres contextes, peut renvoyer aux robots ou à toute créature issue de l’essor de l’intelligence artificielle et/ ou des biotechnologies. Nous renvoyons, à ce titre, au roman Klara et le soleil de Kazuo Ishiguro. Il ne saurait être question ici d’inventorier tous ces mouvements. Cette brève énumération avait pour principal objet de montrer à quel point ces débats en faveur d’une société plus inclusive, plus égalitaire, plus tolérante, sans frontières entre humains et non-humains, où serait abolie l’exploitation sans scrupules des ressources de la terre au profit d’un vivre-ensemble fondé sur le respect des différences de chacun, le partage conscient des ressources et la fin de la prééminence de l’humain sur les autres êtres vivants, ne supposent pas que tous les participants soient d’accord sur toutes les formes et implications qu’ils revêtent. Il revient, en revanche, d’insister sur le fait que cette profusion de propositions autour des enjeux féministes, décoloniaux, écologiques et climatiques, constitue une trame de fond qui articule l’essentiel des débats sociétaux et exerce une La littérature comme fabrique écologique ? 163 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0011 pression sans précédent sur les écrivains contemporains, notamment en raison des polémiques violentes qu’elles suscitent sur les réseaux sociaux. Sans prétendre que les choix thématiques des écrivains sont démagogiques - là n’est point notre propos - il nous semble important de souligner qu’il est sans doute bien difficile au XXI e siècle de revendiquer une posture en faveur de l’art pour l’art tel que l’ont défendu, par exemple, un Robbe-Grillet et un Claude Simon, en alléguant que la littérature n’a d’autre sujet qu’elle-même. En effet, la « situation » des écrivains du XXI e siècle, notamment depuis les dix ou quinze dernières années, doit s’interpréter à la lumière de toute une série de mutations et de bouleversements technologiques qui ont profondément changé la donne : accès facilité à l’autoédition et prolifération des textes de toutes sortes, web-littérature, fanfictions, blogs des écrivains, intercommunication entre auteurs et lecteurs sur les réseaux sociaux qui tend à mettre en avant la « personne » de l’auteur, plus que sa fonction d’écrivain. À cet égard, il nous semble important de souligner que le brouillage entre le fictionnel et le « réel », manifesté notamment par les émissions de «-téléréalité-» et la banalisation des « fake news », a contribué à « dé-fictionnaliser » la littérature qui n’apparaît plus comme un discours marqué, en priorité, au sceau du «-fictionnel-». D’une manière générale, les lignes de démarcation entre les discours se sont estompées, le discours scientifique étant lui-même soumis à diverses controverses et à une appropriation-déformation « sauvage » sur les réseaux sociaux, moyennant la circulation de multiples vidéos qui n’ont souvent de scientifique que le nom. Parallèlement, l’importance acquise par la sociologie de la littérature qui met l’accent sur les représentations sociales contenues dans les textes littéraires et la critique des formes d’hégémonie culturelle, a tendu à valoriser la littérature davantage comme discours social que comme esthétique créatrice. Il s’ensuit que les lecteurs, tout autant que les éditeurs, se croient légitimés à exiger de l’écrivain un engagement social et éthique, selon un paradigme nouveau qui ne se confond pas avec la visée traditionnelle de la « littérature engagée ». Il est attendu des écrivains qu’ils ne se tiennent pas loin des questions sociales ou politiques, dans une sorte d’implication éthique les rendant intrinsèquement solidaires des grands débats sociétaux. Ainsi, il ne serait pas exagéré de considérer que le positionnement éthique (aussi bien dans le contenu de l’œuvre que dans la vie personnelle de l’auteur) constitue la nouvelle forme d’engagement exigée des écrivains. Il s’ensuit que le discours littéraire est vu comme tenant plus de l’écriture critique que du discours fictionnalisé. Dit autrement, la dimension fictionnelle n’est pas jugée plus importante que la dimension critique, l’art du roman s’apparentant de 164 Corinne Mencé-Caster Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0011 plus en plus à une exploration du non-dit ou de l’implicite des autres discours scientifiques, sociologiques, politiques, philosophiques, religieux, etc. En ce sens, pourrait-on aller jusqu’à affirmer que les thématiques littéraires sont soufflées à l’écrivain, voire lui sont imposées, du dehors, par les potentiels futurs lecteurs, par les internautes et autres usagers des réseaux sociaux, par les maisons d’éditions, par le fait que l’on lit de moins en moins et qu’il faut donc séduire de plus en plus les récepteurs des livres écrits ? La créativité de l’écrivain relèverait-elle alors d’une négociation, plus ou moins consciente, entre un « vouloir-écrire » qui lui serait propre et des problématiques sociétales angoissantes qui exigent de lui une prise de position, une exploration par la voie littéraire-? Ou faut-il considérer, au contraire, que l’envie d’écrire procède davantage de la prise de conscience d’une urgence à énoncer des propositions alternatives permettant de repenser dans son ensemble l’économie du vivant, face à la menace qui pèse sur l’ oikos -? Il va de soi que les réponses à ces questions sont loin d’être évidentes. On retiendra que, plus que jamais, la littérature est au cœur des enjeux de société et que sa survie, dans une société de plus en plus dominée par l’image et les textes volatiles, passe sans doute par l’exploration consciente et affûtée de tous les possibles et par des propositions qui démontrent qu’elle est bien une fabrique écologique, une manière de rendre le monde plus vivable. La créativité littéraire, menacée par les intelligences artificielles telles que ChatGPT, n’est plus seulement une affaire de génie personnel ni un pouvoir de création exnihilo mais une faculté de négocier, entre le sociétal, l’écologique et le fictionnel, ce qui doit être exploré et exprimé. La littérature comme fabrique écologique ? 165 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0011