eJournals Oeuvres et Critiques 49/1

Oeuvres et Critiques
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0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
10.24053/OeC-2024-0012
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2024
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Pour une poétique au coeur de la nature : modèle d’une nouvelle économie du vivant

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Hind Soudani
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Pour une poétique au cœur de la nature-: modèle d’une nouvelle économie du vivant Hind Soudani Université de la Manouba Laboratoire Intersignes LR14ES01 La nature, pour être commandée, doit être obéie. Francis Bacon, Novum Organum Introduction L’écriture, ce tracé ancéstral-- signe cunéiforme, proto-écriture, hiéroglyphe, idéogramme, alphabet -, qu’il soit signifiant motivé ou arbitraire, iconique ou symbolique, il a toujours permis d’exprimer, de transmettre et d’immortaliser le vivant. Nonobstant, s’il a vu ses supports et outils évoluer du plus simple au plus sophistiqué et du plus naturel au plus artificiel, d’une civilisation à une autre et d’un espace-temps à un autre, son objectif semble toujours avoir été le même : laisser une empreinte, un souvenir. N’est-ce pas là l’une des vocations majeures de la littérature-? Or, à l’ère de la numérisation incontournable, de l’Intelligence Artificielle et d’un rapport métamorphosé entre l’Homme et le monde qui l’entoure, nous nous trouvons face à un changement de repères qui, s’il semble facilement adopté par certains, se verra fondamentalement rejeté par d’autres qui lui préféreront un environnement plus en harmonie et à son écoute. Le constat est ainsi sans équivoque : le monde a changé et le vivant - humain et non-humain - a évolué vers de nouvelles formes d’adaptations, d’expressions, de réactions voire d’économie au sens étymologique du terme ‘‘économie’’ (du grec oikos , maison et nomos , partager, distribuer, régir, donnant de la sorte au mot la signification de la gestion des choses). Mais en quoi consiste cette nouvelle économie liée au vivant ? Quels en sont les codes et les outils ? Quels types d’interprétation devons-nous adopter pour en exploiter toutes les pistes Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0012 et dimensions ? Tant de questions auxquelles nous proposons d’apporter des éléments de réponse en nous intéressant dans un premier temps aux champs de recherche que sont l’écocritique et les voies qui en découlent, dont l’écopoétique, toutes axées sur l’écologie du vivant au sens large du terme. Dans un deuxième temps, nous voyagerons dans l’environnement de la création poétique à la fois sauvage et naturelle de Christian Dotremont, qui nous donne à voir une poésie du vivant en totale fusion avec son espace de représentation lapon. Enfin, en troisième et dernier temps nous verrons comment l’espace peut devenir condition sine qua non à l’inspiration, telle la nature chez Hélène Dorion, une nature qu’elle habite et qui devient au fur et à mesure des années une partie consubstantielle de son être. 1 Écocritique et écopoétique-: champs inédits pour une écriture différente - 1.1 L’écocritique-et sa cartographie Face aux défis environnementaux dont l’humanité prend conscience chaque jour davantage, il va de soi que la sensibilité des créateurs n’a pas manqué de saisir les transformations de la nature en réaction aux maux qu’elle subit, qu’il s’agisse de pollution, de surexploitation, de destruction ou encore de toutes autres formes de dégâts que l’Homme a hélas inventées pour malmener le globe dont il n’est pourtant qu’une infime partie mais ô combien encombrante et dévastatrice. La littérature s’est ainsi inscrite dans le processus à la fois d’observation et de réhabilitation de l’Homme dans son environnement, que ce soit par des descriptions réalistes voire dans certains écrits, surréalistes, exagérant certains scénarios alarmistes pour alerter l’humanité et lui faire prendre conscience de la gravité de la situation, ou par une approche plus sereine se concentrant fondamentalement sur le rôle protecteur et adjuvant que peut jouer la nature pour l’Homme et vice versa si ce dernier était à son écoute et veillait à son respect. Par ailleurs et toujours dans ce même élan des nouvelles économies du vivant et de son expression, nous avons constaté que des formes différentes d’appréhender le texte sont nées d’abord du côté des États-Unis. Il s’agira de ce qui est qualifié à l’américaine de green studies et qui donne lieu notamment à l’éco-littérature et l’écocritique avec divers sous-ensembles qui se sont démarqués en fonction des disciplines, faisant par conséquent de l’écocritique une discipline transdisciplinaire. Toutefois, s’agit-il d’un concept d’étude introduit dans les sphères de recherche à l’international-? Si en 1974 l’écologiste américain et spécialiste en littérature comparée Joseph Meeker publie The Comedy of Survival : Literary Ecology and a Play 168 Hind Soudani Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0012 1 Stéphanie Posthumus, « Écocritique : vers une nouvelle analyse du réel, du vivant et du non-humain dans le texte littéraire », chap. 7, p. 161-179, dans Guillaume Blanc, Élise Demeulenaere, Wolf Feuerhahn (éds.), Humanités environnementales, Enquêtes et contreenquêtes , Paris, Éditions de la Sorbonne, 2017, publication sur OpenEdition Books : 12 janvier 2022, paragraphe 1. Ethic , une analyse de textes littéraires selon une perspective écologique, il est communément admis que le terme « ecocriticism » a été utilisé pour la première fois par William Rueckert en 1978 dans son essai Literature and Ecology : An Experiment in Ecocriticism . Or, cet anglicisme sera repris à la fin des années 1980 pour désigner une orientation de recherche vers laquelle tend désormais bon nombre d’interprétations et d’analyses de textes étoffant de la sorte un nouveau courant critique qui commence à s’imposer. Dans le même cadre, nous verrons en 1992 la naissance de l’Association for the Study of Literature and Environment (ASLE), suivie un an après du lancement de la revue spécialisée Interdisciplinary Studies in Literature and Environment (ISLE) par Patrick D. Murphy. Par ailleurs, il est à souligner que l’intérêt grandissant pour cette nouvelle approche se confirme durant cette décennie des années 90 avec la publication entre autres de The Environmental Imagination : Thoreau, Nature Writing, and the Formation of American Culture par Lawrence Buell (1995) et de The Ecocri‐ ticism Reader : Landmarks in Literary Ecology par Cheryll Glotfelty et Harold Fromm (1996). Ces deux ouvrages seront considérés comme fondateurs pour la discipline puisqu’en l’occurrence Cheryll Glotfelty y propose une définition de l’écocritique comme étant « l’étude des liens qui unissent la littérature à notre environnement naturel. […] l’écocritique apporte une approche centrée sur la Terre dans les études littéraires.-» En outre, dans son article « Écocritique : vers une nouvelle analyse du réel, du vivant et du non-humain dans le texte littéraire 1 », Stéphanie Posthumus, professeure de littérature européenne à l’université McGill de Montréal, précise que l’écocritique s’est bien établie dans le domaine de la critique littéraire anglophone : elle paraît régulièrement dans les anthologies de la théorie littéraire (Barry, 2002 ; Bertens, 2010 ; Waugh, 2006), elle est l’objet de plusieurs livres d’introduction (Clark, 2011 ; Garrard, 2012), et elle comprend un grand nombre de readers (Bradley et Soper- Jones, 2013 ; Branch et Slovic, 2003 ; Coupe, 2000 ; Glotfelty et Fromm, 1996 ; Hiltner, 2014). En bref, l’écocritique a connu et continue à connaître un succès éditorial dans le monde académique. Pour une poétique au cœur de la nature-: modèle d’une nouvelle économie du vivant 169 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0012 2 Voir Stépanie Posthumus en ligne (OpenEdition Books, 2022), paragraphe 3 et la citation de Lawrence Buell dans son livre The Environmental Imagination : Thoreau, Nature Writing, and the Formation of American Culture , Cambridge, Harvard University Press, 1995, p.-22. Mais qu’en est-il des sphères de recherche européennes ? Portées par de multi‐ ples enjeux géographiques, culturels et théoriques, qui touchent les sciences naturelles de l’environnement, tout autant que la littérature, la philosophie, l’anthropologie, la psychologie et les sciences cognitives, les questions que pose l’écocritique sont nombreuses et variées, de même que les outils, les théories et les méthodes de réflexion auxquels elle a recours. C’est ce qui fait d’elle un courant particulièrement foisonnant qui a quitté son cocon anglo-saxon pour intégrer les champs d’investigation européens et internationaux. De ce fait, si l’écocritique s’est d’abord développée en tant qu’orientation de recherche aux États-Unis, elle a été très rapidement adoptée notamment à l’université d’Oxford en Angleterre où le professeur de littérature anglaise Jo‐ nathan Bate publie plusieurs ouvrages se basant sur une approche écologique et écocritique d’œuvres littéraires. Dans ce contexte, dans son premier ouvrage en rapport avec la question, intitulé Romantic Ecology (1991), il procède à une étude de l’œuvre de William Wordsworth se basant sur ces nouvelles orientations d’étude où il semble s’agir pour lui d’un romantisme vert, ressortissant des green studies . Dans le même ordre d’idées, Stéphanie Posthumus rappelle que le professeur de littérature américaine à Harvard Lawrence Buell et l’un des principaux fondateurs de l’écopoétique affirme le besoin d’une imagination environnementale globale qui tienne compte des diffé‐ rences culturelles, mais qui cherche tout de même à les intégrer dans une vision universelle des problèmes écologiques. Pour Buell, que cette vision soit basée sur des approches occidentales n’est pas un problème : « Le monde est devenu suffisamment occidentalisé à la fin du XX e siècle pour que la culture euro-américaine joue au cours du prochain siècle, pour le meilleur ou pour le pire, un rôle disproportionnément important dans le développement d’attitudes écologiques globales-» 2 . Au regard des défis écologiques contemporains, L. Buell prône un réalisme fondé sur le « texte environnemental » qui représente une nouvelle forme d’écrit loin de la science-fiction, de l’absurde ou du surréalisme. En outre, si le monde académique européen, et en particulier français, a accusé quelque retard pour reconnaître l’écocritique comme une véritable approche critique au même titre que les théories littéraires contemporaines telles que le postmodernisme ou le formalisme, nous pourrions y voir une forme de conformisme et de 170 Hind Soudani Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0012 traditionalisme de l’université française. Celle-ci, au fil des évolutions des approches, s’est souvent montrée récalcitrante et même sceptique face aux nouvelles théories, surtout celles venant des États-Unis comme ce fut le cas pour les études de genre ( Gender studies ). Or, aujourd’hui, il n’est plus possible d’avoir une posture en dehors de cette dynamique écologique que la nature ellemême semble nous dicter avec les différents dérèglements climatiques observés ces dernières années et qui ne sont rien d’autre que la réaction de notre Terre face à ce que nous avons cru indispensable pour notre vie moderne et notre confort au quotidien : celui d’une société de consommation égocentrique mais rattrapée par la nature qui l’a rappelée à l’ordre, la sommant de mettre en place un nouvel ordre. Il s’agira dès lors d’œuvrer pour une nouvelle économie du vivant à l’avantage de cette Terre dite par le poète Paul Eluard « bleue comme une orange » et à laquelle nous devons désormais être plus attentifs parce que, comme le souligne l’écrivain Anatole France dans Le jardin d’Epicure , « Nous vivons trop dans les livres et pas assez dans la nature. » Sortons donc de notre zone de confort pour expérimenter des économies du vivant inédites qui s’exprimeraient en l’occurrence via le littéraire. - 1.2 L’écopoétique comme répondant à l’écocritique Dans Literature and Ecology. An Experiment in Ecocriticism , ouvrage fondateur pour l’écocritique, William Rueckert assimile la dynamique scientifique de la circulation d’énergie à celle du rapport entre le poème, le poète et le lecteur. Rueckert explique ainsi que « l’énergie circule du centre langagier du poète et de son imagination créative au poème et, ensuite, du poème (qui convertit et garde cette énergie) au lecteur » (1978 : 109-110). Par ce rapprochement, Rueckert souligne le fait que l’association de la science et de la littérature est l’un des fondements de l’écocritique. Elle l’est aussi pour l’écopoétique, tout en sachant que, dans ce contexte, le terme poétique est à prendre essentiellement au sens large de création qui concernerait par conséquent tous les genres littéraires du moment où un rapport avec l’environnement, la nature, l’écologie en macro ou microsystème peut être décelé. Dans ce même ordre d’idées, si Stéphanie Posthumus déclare que Jonathan Bate, auteur de Romantic Ecology (1991), « signale l’importance de la poésie pour saisir un romantisme vert » étant donné que la nature fait partie des thèmes de prédilection des écrivains romantiques - qu’il s’agisse de Victor Hugo, d’Alphonse de Lamartine, d’Alfred de Vigny et de tant d’autres poètes romantiques -, « c’est plutôt le deuxième livre de Bate, The Song of the Earth -(2000), qui établit et définit l’écopoétique.-» Elle explique que Pour une poétique au cœur de la nature-: modèle d’une nouvelle économie du vivant 171 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0012 3 Stéphanie Posthumus, op.cit . 4 Jonathan Bate, The Song of the Earth, Cambridge, Harvard University Press, 2000. 5 Nathalie Blanc, Denis Chartier, et Thomas Pughe, « Littérature & écologie : vers une écopoétique-», Écologie & politique , vol. 36, n o -2, 2008, p.-15-28. S’appuyant sur la philosophie de Heidegger tout en approfondissant son analyse de Wordsworth, Bate cherche à décrire une écriture poétique plus proche de la réalité du monde naturel, une écriture poétique modelée sur les rythmes du corps et ancrée dans l’expérience phénoménologique du sujet. Même si la référence à Heidegger continue de faire débat en écocritique (Garrard, 2010 ; Claborn, 2012 ; Gustav, 2014), Bate pose les fondements d’une écopoétique dont les références littéraires et philosophiques diffèrent de celles du modèle américain 3 . Par conséquent, l’écopoétique peut être définie comme une approche littéraire moderne, issue de l’écocritique, qui s’intéresse aux représentations de la nature, de l’environnement, du monde vivant et de la relation entre l’humain et le non-humain dans les textes littéraires. Pour Jonathan Bate, elle s’intéresse avant tout au-«-texte en lui-même, à l’art littéraire comme création verbale, en délimitant clairement son objet d’analyse (le texte littéraire) et son approche théorique (l’analyse discursive, énonciative et narrative) au sein de la vaste mouvance des études écocritiques 4 ». Dans cette même perspective Nathalie Blanc, Denis Chartier et Thomas Pughe expliquent que l’écopoétique, plus que l’écocritique, permet de saisir « le travail contemporain poétique d’énonciation, la performance poétique et les pratiques qui y sont associées 5 -». Il est par ailleurs important de souligner qu’un texte répondant aux critères de l’écopoétique n’est pas de manière simpliste un texte qui parle de nature. En effet, comme expliqué par Scott Knickerbocker dans Ecopoetics: The Language of Nature, the Nature of Language (2012), l’écopoétique s’intéresse à des questions qui portent sur la poésie ayant pour thème la nature autant que sur l’esthétique poétique qui l’illustre. De ce fait, si l’écopoétique relève de l’écocritique et qu’elle se voit même parfois confondue avec elle, celle-ci s’en distingue, comme le précise Pierre Schoentjes, dans son ouvrage Ce qui a lieu. Essai d’écopoétique (2015) par un champ d’étude plus spécifique et une attention fondamentale aux questions formelles de style, d’esthétique poétique et de littérarité. Ainsi, pour l’écopoétique, il ne faut guère perdre de vue l’importance de la composante stylistique comme élément au cœur de son champ d’étude. L’uni‐ versitaire et chercheuse Sara Buekens explique d’ailleurs qu’il y est question d’analyser par exemple la signification des métaphores et la façon dont celles-ci ajoutent un sens supplémentaire aux descriptions du monde naturel ; de voir comment 172 Hind Soudani Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0012 6 Sara Buekens, « L’écopoétique : une nouvelle approche de la littérature française », Elfe XX-XXI. Études de la littérature française des XX e et XXI e siècles , n o -8, 10 septembre 2019 [consulté le 25 janvier 2023). 7 Thomas Pughe, « Réinventer la nature : vers une éco-poétique-», Études anglaises , vol. 58, n o- 1, 2005, p.-68 [consulté le 25 janvier 2023]. 8 In https: / / fr.wikipedia.org/ wiki/ %C3%89copo%C3%A9tique. 9 In https: / / www.fabula.org/ ressources/ atelier/ ? Ecopoetique_un_territoire_critique#_ft n2. [Consulté le 15/ 03/ 204]. 10 « Un vaste paysage littéraire » : tel est le titre du chapitre 6 du livre de Pierre Schoentjes, compris dans la deuxième partie, intitulée «-Cartographie-». 11 Pierre Schoentjes, op.cit ., p.-273. les auteurs expriment le rapport entre l’homme et l’environnement par le biais des procédés d’anthropomorphisme, de personnification et de zoomorphisme. Très souvent, ces procédés permettent de donner une voix au monde aussi bien animal que végétal et d’interroger la place de l’homme dans les écosystèmes 6 . Thomas Pughe écrira à son tour à propos de l’écopoétique: « on voit bien comment dans une telle poétique […] la notion de la réinvention, non pas de la nature mais des formes esthétiques, doit jouer un rôle clé […] ; réinvention, recréation ou ré-enchantement 7 -». Cependant, qu’il s’agisse de l’écocritique ou de l’écopoétique, si les green studies existent depuis les années 70 dans les sphères de recherche étasuniennes et de manière générale anglo-saxonnes, elles ne font leur entrée, quoiqu’encore de manière timide, dans le champ des approches d’étude en France que vers les années 90. C’est durant ces années que commence alors à « se développer une critique universitaire de la pensée occidentale moderne fondée sur le dualisme nature/ culture, incarnée notamment par Michel Serres, Bruno Latour ou encore Philippe Descola 8 .-» Dès lors, des chercheurs comme Claire Jaquier soulignent par exemple dans « Écopoétique, un territoire critique 9 -» que « l’essai de Pierre Schoentjes assurément fera date, dans la réflexion théorique francophone sur les textes qui s’attachent aux notions de lieu, de nature et d’environnement. » Dans le même élan, elle explique que le projet de l’auteur consiste à cerner les caractéristiques d’une écriture des espaces naturels, en tant qu’ils sont au centre d’une expérience concrète de participation à l’oikos terrestre […]. Nourrissant l’ambition de donner la mesure d’un « vaste paysage littéraire 10 » et de le cartographier, Pierre Schoentjes se réfère à un corpus large, tout en limitant son étude à des romans et récits français des XX e et XXI e siècles. Et c’est par la lecture rapprochée de quelques œuvres - notamment de Claude Simon, Pierre Gascar, Jean-Loup Trassard - qu’il met au jour les « tensions structurantes 11 -», de divers types, qui animent ces textes : tensions thématiques - sauvage vs civilisé, Pour une poétique au cœur de la nature-: modèle d’une nouvelle économie du vivant 173 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0012 12 Greg Garrard, Ecocriticism ( New critical idiom ), Londres, Routledge, 2011. esthétique vs utilitaire, rêve vs catastrophe, adhésion vs rejet, engagement vs distance -, tensions génériques - pastorale, idylle, élégie vs utopie, conte vs récit de vie -, tensions stylistiques - idyllique vs apocalyptique, lyrique vs ironique -, tensions perceptives - sensorialité vs imaginaire, détail vs paysage - etc. Par ailleurs, en parlant de l’écopoétique francophone, G. Garrard, dans Ecocri‐ ticism, déclare qu’« en France, la critique s’intéresse […] de prime abord à l’écriture de la nature selon une perspective métropolitaine ou tout du moins européenne. Il n’en a pas été autrement, comme le souligne Ursula Heise, pour l’écocritique anglophone qui avait commencé par des analyses du canon nordaméricain (Thoreau, Emerson) avant d’étendre le champ d’investigation à des écritures féminines et postcoloniales 12 . » Cette déclaration nous semble susciter un ensemble de questionnements. Ainsi, lorsqu’un champ d’investigation nou‐ veau est reconnu comme désormais faisant partie des approches pouvant être adoptées dans une certaine sphère académique ou départements d’étude, fautil inclure tout autant l’approche en question que les textes sur lesquels elle s’est penchée ? En d’autres termes, s’agit-il d’adopter et de faire connaître aussi bien l’approche nouvelle que la littérature qu’elle a concernée ? Faut-il plutôt adopter l’approche et l’appliquer à des corpus qui nous soient plus familiers, tels que la littérature française pour le monde francophone, et évaluer l’apport en termes d’interprétation que nous pourrions en tirer ? Ou encore, faudrait-il confronter les nouvelles approches qui nous intéressent - en l’occurrence ici l’écopoétique - à d’autres outils et domaines d’études auxquels elles pourraient être rattachées ou desquels elles pourraient être un complément d’étude-? Cette dernière question est d’autant plus pertinente qu’en France la géo‐ poétique existe depuis les années 60 et semble couvrir les mêmes champs d’investigation que l’écopoétique. S’agit-il alors de deux désignations englobant finalement une même approche, l’une anglo-saxonne et l’autre française ? L’écopoétique représente-t-elle une ramification de la géopoétique ou le con‐ traire ? Ou encore sommes-nous face à deux disciplines totalement différentes qui peuvent avoir un corpus commun mais dont la démarche et les finalités sont visiblement distinctes ? Pour démêler ces questions, voyons comment se définit la géopoétique. - 1.3 Écopoétique Vs Géopoétique Il est d’abord à préciser que la géopoétique, qui existe en France depuis les années 60-70, - initiée comme le précise Claire Jaquier par Michel Deguy puis par Kenneth White - se distingue, dès les années 2000, de la géographie littéraire. 174 Hind Soudani Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0012 13 Extraits de « Panorama géopoétique », entretiens de Kenneth White avec Régis Poulet, Revue Ressources , collection «-Carnets de la Grande ERRance-», 2014. https: / / www.ins titut-geopoetique.org/ fr/ 35. [Consulté le 15 avril 2024]. 14 Nathalie Blanc, Denis Chartier et Thomas Pughe, op. cit. En outre, sur le site de l’Institut international de Géopoétique - qui a été créé en 1989 par Kenneth White -, il est rappelé que le professeur de langue anglaise et de littérature comparée Francis Moretti est à l’origine de la désignation « géographie littéraire ». Ainsi à la fin de son livre Atlas du roman européen paru en italien (Turin, 1997), en anglais (Londres, 1998) et en français (Paris, 2000), nous pouvons lire au sujet de cette dernière qu’il s’agit d’« un nouvel espace qui donne lieu à une nouvelle forme, qui à son tour donne lieu à un nouvel espace. Géographie littéraire 13 . » En revanche, en ce qui concerne la définition de la géopoétique, sur ce même site de référence en la matière, nous pouvons lire dans le dictionnaire qui y figure, outre les définitions d’auteurs fondateurs de la géopoétique, trois autres définitions présentées comme ayant été données lors de la conférence : « Sur la géopoétique des fleuves » (Lyon, octobre 2011). Nous en retiendrons celle qu’en donne White lorsqu’il écrit : « La géopoétique est une théorie-pratique transdisciplinaire applicable à tous les domaines de la vie et de la recherche, qui a pour but de rétablir et d’enrichir le rapport Homme-Terre depuis longtemps rompu, avec les conséquences que l’on sait sur les plans écologique, psychologique et intellectuel, développant ainsi de nouvelles perspectives existentielles dans un monde refondé-» (site www.kenn ethwhite.org). Nous pouvons donc déduire de ce qui précède que si les prémisses de l’écopoé‐ tique et de la géopoétique ont été observées respectivement l’une en Amérique et l’autre en France, ces dernières se croisent au carrefour de préoccupations et de champs d’études communs avec assurément des variantes qui fondent, comme nous l’avons constaté, la spécificité de chacune des approches, les rendant non interchangeables mais plutôt complémentaires. Cependant, quels sont les critères à considérer pour le choix de textes intéressants à étudier sous le prisme de l’écopoétique-? 2 L’écopoétique-: Quelle littérarité singulière pour un rapport Homme/ Nature différent-? Comme nous l’avons préalablement précisé, pour Nathalie Blanc, Denis Chartier et Thomas Pughe, l’écopoétique permet entre autres de saisir « […] la perfor‐ mance poétique et les pratiques qui y sont associées 14 ». Ils appellent à fonder « une approche plus formelle […] qui met en avant, non pas l’imitation de la Pour une poétique au cœur de la nature-: modèle d’une nouvelle économie du vivant 175 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0012 15 Ibid. 16 « Approches écopoétiques des littératures française et québécoise de l’extrême contem‐ porain-» 17 Lawrence Buell, op. cit . nature non humaine, mais le renouveau, voire le bouleversement, de notre façon de l’appréhender 15 » qui doit s’appuyer sur « une esthétique pragmatique ». Comment donc faire la différence entre un texte qui évoque juste la nature comme espace et un texte qui investit une réelle économie du vivant mettant en place une réinvention du rapport de l’homme avec le non-humain et le naturel ? - 2.1 Quel corpus pour une étude écopoétique-? De même que l’écocritique, l’écopoétique œuvre à initier une nouvelle éco‐ nomie du vivant où l’humain et le non-humain renoueraient un rapport plus harmonieux dans la complémentarité et le respect, se démarquant du désir de domination et d’égocentrisme qui a souvent animé l’ambition humaine. Or si l’écopoétique se distingue dans le champ des études s’intéressant aujourd’hui aux questions des écrits environnementaux par le focus avec lequel elle concerne aussi bien l’esthétique de l’écrit que la fiction que présente l’écrit en soi, quels critères nous permettraient de cibler le corpus qui pourra révéler la pertinence de l’écopoétique et sa portée significative-? Pour cela, Julien Defraeye et Élise Lepage 16 rappellent que dans The Envi‐ ronmental Imagination   17 , Lawrence Buell propose quatre critères permettant d’identifier une œuvre pertinente pour une étude écopoétique et qui sont-: 1. L’environnement non-humain n’est pas seulement un cadre, mais sa présence suggère que le récit s’inscrit dans l’histoire naturelle . 2. Les intérêts humains ne sont pas présentés comme les seuls intérêts légitimes . 3. La responsabilité humaine envers l’environnement fait partie du positionne‐ ment éthique du texte . 4. L’idée d’un environnement comme processus plutôt que constante ou acquis est au moins implicite dans le texte . Pour toutes ces raisons, notre intérêt s’est porté sur l’œuvre de deux écrivains en particulier : Christian Dotremont et Hélène Dorion, qui nous semblent chacun à sa manière représenter un champ d’investigation écopoétique exceptionnel. - 2.2 Christian Dotremont-: Le Prométhée de la création sur glace Artiste et écrivain belge, Christian Dotremont fut révolutionnaire dans sa manière de voir les choses au même titre que les poètes surréalistes à qui il se 176 Hind Soudani Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0012 18 Nathalie Aubert, « Christian Dotremont - Raoul Ubac : la conquête du monde par l’image-», Textyles, Revue des Lettres belges de langue française , n o -30, 2007, p.-13-30. 19 Europe , 97 e année - n°-1079-/ Mars 2019, CNL, Paris. joint très jeune avec la publication de son poème «-Ancienne éternité-» (1940). Ainsi, comme le précise Nathalie Aubert, alors qu’il n’a que 18 ans, Christian Dotremont découvre la revue surréaliste «-L’In‐ vention collective » éditée par Raoul Ubac et René Magritte […] et envoie au comité de rédaction son poème « Ancienne Éternité » écrit au début de l’année. Le poème, qui se présente sous forme de dialogue, est bien accueilli par les surréalistes bruxellois, et notamment par Magritte qui écrit au jeune poète « beaucoup de choses dans votre poésie », ce qui n’engage à rien, mais que Dotremont, avec un sens très sûr de la publicité éditoriale, fera imprimer et mettre en jaquette sur la couverture de sa plaquette puisque le poème est publié aux éditions La Poésie est là, à Louvain en février 1940. Le plus important est que Dotremont ait pris contact avec le groupe surréaliste de Bruxelles 18 . Dotremont commence alors son aventure de jeune poète aux côtés des surréa‐ listes en multipliant les publications et les innovations (plaquettes, affiches, etc.). Par ailleurs, si en 1947 il cofonde la revue Les Deux Sœurs , il montera de même le mouvement d’art expérimental regroupant écrivain et peintres « CoBrA » (acronyme de Copenhague - Bruxelles - Amsterdam) dit aussi l’« Internationale des artistes expérimentaux (IAE) » en 1948 à Paris. Toutefois, ce qui nous intéresse tout particulièrement, c’est l’intérêt qu’il porte à la nature. Une nature qui va lui être fort inspiratrice comme nous pouvons entre autres le comprendre à travers le témoignage de l’écrivain belge Stéphane Massonet qui nous révèle ce qui suit-: Un jour où je rendais visite à Guy Dotremont, le frère du poète, ce dernier me montra un petit carnet vert dans lequel étaient consignés les différents lieux par lesquels Christian Dotremont était passé. Regroupant photographies, inscriptions, dates et toponymes, il me semblait que ces pages retraçaient parfaitement le parcours du poète. Elles montraient à leur manière un itinéraire poétique, une diversité profonde au sein d’une géographie vagabonde. […] Chez Christian Dotremont, voyage et paysage se superposent et se mêlent dans l’écriture pour finir par former une poétique, comme les lettres de la région des Fagnes qu’il découvre dans la courbure d’un sapin, la forme d’une branche, le pli d’une herbe, un éboulis de pierres ou le soubassement stratifié des boues 19 . Pour une poétique au cœur de la nature-: modèle d’une nouvelle économie du vivant 177 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0012 20 - Ibid . 21 https: / / www.universalis.fr/ dictionnaire/ logogramme/ #: ~: text=Le%20principe%20d’%C 3%A9criture%20id%C3%A9ovisuel,op%C3%A9rer%20la%20distinction%20du%20sens. Il ajoutera de même On voudrait presque oublier qu’il s’agit d’une forme d’écriture, de lettres à l’état naissant, pour voir à quel point ils ressemblent à une branche d’arbre, à de l’herbe soulevée par le vent ou à la vue aérienne d’un troupeau de rennes progressant dans la neige du Grand Nord. Les lieux de Christian Dotremont cèdent le pas à une géographie imaginaire qui rythme sa poésie. D’où la prégnance des métaphores du voyage : le train, le vagabondage, la valise, mais aussi la lettre, la correspondance, la poste restante 20 . Par conséquent, comme en témoigne Massonet, l’environnement au sens géo‐ graphique voire géopoétique du terme est un réel leitmotiv pour Dotremont qui nous donne à voir des écrits d’essence naturelle à tous points de vue, qu’il s’agisse du thème d’écriture, de l’outil utilisé, du support spatial ou même de la forme en soi de l’écrit. Il a ainsi répondu à toutes les exigences de pertinence dans le cadre d’une étude à entamer sous le prisme de l’écopoétique, surtout si nous considérons en particulier les œuvres logogrammiques de Dotremont faites sur support naturel, dans et pour la nature. Mais comment cela est-il possible-? - 2.3 Le paysage lapon : la feuille blanche de Dotremont Si dans l’encyclopédie Universalis en ligne, la première définition donnée du terme « Logogramme » est qu’il s’agit d’un « mot généralement monosyllabique et sans ambiguïté dont le sens peut être immédiatement perçu en détectant la forme graphique 21 », il n’en est pas moins qu’une entrée sous l’intitulé « BELGIQUE Lettres françaises », élaborée par Marc Quaghebeur et Robert Vivier, apporte les précisions suivantes-: Âme du mouvement Cobra qu’il fonde en 1949 pour dépasser les impasses politiques et esthétiques du « surréalisme révolutionnaire » dont il avait été un an plus tôt l’instigateur avec Chavée, Noël Arnaud et d’autres, Dotremont invente ensuite une forme personnelle capable de prolonger son expérience cobriste des peintures-mots et de produire un objet bouleversant à la matérialité avérée-: le logogramme. Support spatial pour de nouvelles formes poétiques, le logogramme que Dotre‐ mont se plaît aussi à appeler logoneige ou encore logoglace est ce qu’on pourrait décrire comme un poème au carrefour de l’écriture et de la peinture dont la création lui a été inspirée à la vue des infinies étendues blanches de neige en Laponie. Blancheur impressionnante qui fut une révélation pour l’artiste belge. 178 Hind Soudani Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0012 22 Emmanuelle Pélard, « La photographie en réponse à l’utopie de l’écriture : le logoneige de Christian Dotremont », Textyles , Revue des Lettres belges de langue française , n° 43, 2013, p.-41-50 https: / / doi.org/ 10.4000/ textyles.2351 [Consulté le 07/ 01/ 2024]. Dotremont fera une douzaine de visites en Laponie entre 1956 et 1978, là où le paysage sauvage et vierge si blanc et sans fin lui était similaire au topos de la création : la feuille blanche ou la toile qui s’offre au créateur attendant son tour de main, sa littérarité singulière, sa poétique. Face au paysage lapon, il dira-: « [M]es logogrammes chantent toute la Scandinavie, de Copenhague à la Laponie et aux îles Lofoten. » De manière plus concrète, Emmanuelle Pélard, qui nous fait découvrir cette déclaration de l’artiste, explique à son tour que La blancheur de la page évoque l’étendue neigeuse vierge, les signes logogrammati‐ ques font écho aux traces - passages du vent, d’un traîneau, d’animaux etc. - qui ponctuent l’espace vierge lapon. Le texte du logogramme fait aussi fréquemment allusion à la géographie, au climat et aux habitudes de vie des villages du nord de la Suède, de la Norvège ou de la Finlande. C’est pourquoi, par la suite, en 1963, Dotremont sera porté à inscrire le logogramme dans l’environnement qui l’a en partie inspiré : le sol de glace de la Laponie. Retour aux sources, stricto sensu, qui donne lieu à une nouvelle forme de logogramme, c’est-à-dire au logoneige ou logoglace - logogramme tracé au bâton dans la neige ou dans la glace -, puis photographié 22 . C’est ainsi que nous pouvons voir ci-dessous Dotremont à l’œuvre-: Pour une poétique au cœur de la nature-: modèle d’une nouvelle économie du vivant 179 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0012 23 Stéphane Massonet, op. cit. Par ce tracé, si d’un tour de main il fait revivre les premières écritures que l’humanité a connues tout en s’inscrivant paradoxalement dans l’éternelle avant-garde artistique, il renoue tout autant ce contact si salvateur avec la nature, dans ce qu’elle met à notre disposition pour immortaliser un instant de vie éphémère dans une double expression, l’une naturelle : le tracé sur la neige, l’autre moderne : la photographie qui permettra de conserver ce moment de création et d’expression unique et irréversible. C’est ainsi qu’il est possible dans le respect et même la fusion avec notre environnement d’être moderne, voire révolutionnaire, tout en respectant le milieu naturel dans lequel nous évoluons. C’est par conséquent de cette manière que doivent être pensées les nouvelles économies du vivant. Les logoneiges peuvent de ce fait être assimilés à une œuvre emblématique de ce qu’est une esthétique écopoétique et non simplement évocatrice du thème de la nature. Cette dernière y est en parfaite fusion avec l’art du texte dans une alchimie unique du topos et de l’éthos, voire du pathos si nous incluons l’acte de réception, ce plaisir auquel s’adonnera le lecteur. D’ailleurs, à la lecture du carnet de Dotremont par l’écrivain Stéphane Massonet que nous avons précédemment mentionné, ce dernier dira-: J’imaginais comment on aurait pu y mêler les gestes de lecture à ceux de l’écriture, comme en Irlande […]. Ou ailleurs, en Laponie, où on le voit se promener avec la revue Sionna sous le bras avant d’en tracer le nom sous la forme d’un logoneige. Si le logogramme naît dans le Grand Nord lapon, c’est en Irlande que Dotremont partira pour un dernier voyage dont il rapportera son ultime « log » intitulé Logbookletter (1979) 23 . De telle représentations du réel nous rappellent la nécessité de repenser notre monde en vue de nouvelles économies du vivant dans le respect de tous les composants de notre terre, mais aussi dans une sérieuse remise en question de la place de l’Homme qui se croyait tout maîtriser alors qu’une pandémie a suffi à tout remettre en question. En effet, depuis l’épisode du Covid-19, notre approche de l’humain, du non-humain, de l’écologie et de notre mode de vie a été remise en question au moment du confinement, lorsque l’Homme a pu voir combien il est vulnérable et combien la nature est puissante. L’année 2020 marquera certes un tournant dans l’histoire de l’humanité. Or si ce tournant a permis de révéler la fragilité entre autres psychologiques de certaines personnes, il a au contraire attiré l’attention sur la force de certaines autres qui, au préalable, vivaient en parfaite harmonie avec leur écosystème. 180 Hind Soudani Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0012 24 Hélène Dorion, Mes forêts , « Entretien avec Hélène Dorion », Paris, Éditions Bruno Doucey, coll. « Sacoche », 2021, 2023 (en édition de poche avec un entretien inédit), p.-145. 25 Cité in Laure Himy-Pieri & Olivier Himy, Hélène Dorion, Mes forêts , éd. Atlande, 2023, p.-17. C’est ce que nous ont révélé de nombreux écrivains, principalement nordaméricains et canadiens ayant la chance d’être entourés d’un magnifique envi‐ ronnement naturel qu’ils respectent et avec lequel ils ont appris à s’adapter, non dans l’objectif de le contrôler mais d’en être une composante en harmonie avec l’ensemble des éléments qui constituent l’écosystème dans lequel ils se trouvent. C’est ce que nous explique entre autres l’autrice Hélène Dorion qui par sa littérature se fraye aujourd’hui une voie dans le sens d’une consécration certaine pour cette esthétique qu’est la sienne. Elle nous fait découvrir son monde authentique québécois qui nous donne à voir une nature d’un romantisme singulier qui mérite le détour, surtout dans un contexte d’étude écopoétique. 3 Poétique de la nature-: Une littérarité singulière - 3.1 Hélène Dorion : « Je me suis mise à l’écoute des pulsations du monde 24 » Poétesse, mais aussi romancière et essayiste québécoise, Hélène Dorion se distingue par une écriture ancrée dans son cadre spatio-temporel. Elle dira dans Sous l’Arche du temps -: D’abord une date : 1958, l’année de ma naissance. Un lieu : Québec, petite ville située en bordure du grand fleuve Saint-Laurent. J’y ai passé les vingt-six premières années de ma vie, puis, en 1984, c’est au cœur d’une chaîne de montagnes, les Laurentides, que j’ai choisi de vivre, au bord d’un lac. L’écriture transcende les paysages et circonstances qui la font naître, mais elle en porte aussi irrémédiablement les traces 25 . Élue membre de l’Académie des Lettres du Québec en 2006 et faite Chevalière de l’Ordre national du Québec 2007, Hélène Dorion est l’auteure de plus de quarante ouvrages dont le premier est L’Intervalle prolongé en 1983 et le dernier Mes forêts publié en 2021. Elle est de même traduite et publiée dans une quinzaine de pays et récipiendaire d’un nombre considérable de distinctions et prix littéraires dont notamment le prix Athanase-David, plus haute distinction accordée par le gouvernement du Québec en littérature pour l’ensemble d’une œuvre, le prix International de Poésie Wallonie-Bruxelles et en 2005 le prix de l’Académie Mallarmé qui lui a été remis pour l’ensemble de son œuvre à l’occasion de la parution de Ravir-: les lieux . Pour une poétique au cœur de la nature-: modèle d’une nouvelle économie du vivant 181 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0012 26 Bruno Doucey, in H. Dorion, Mes forêts , Paris, Éditions coll. « Sacoche », 2021, p.-127. Qu’il s’agisse de ses recueils de poésie, ou encore de ses romans, récits et essais, genres littéraires auxquels elle s’essaiera bien plus tard, Dorion, figure marquante de la littérature québécoise et francophone de manière générale, - puisqu’elle est la première femme enseignée de son vivant au programme du baccalauréat français -, s’est toujours souciée du cadre qui l’entoure. Elle ne fait pas partie des auteurs centrés sur leur être et leurs émotions indépendamment de leur environnement. Pour elle, l’être humain, en l’occurrence l’auteur, doit être à l’écoute de son environnement et un acteur du cadre spatio-temporel dans lequel il évolue même s’il nous a été imposé. Ainsi, dans le dossier réalisé par Bruno Doucey faisant suite à la publication de son recueil Mes forêts aux éditions B. Doucey, il est précisé que L’écrivaine fait remarquer avec justesse qu’on ne « décide pas du paysage » pas plus qu’on ne choisit l’époque et l’endroit où l’on vient au monde. […] Mais nous pouvons décider ou non de l’arpenter, de le traverser, de le regarder, d’en observer les formes, les lignes et la dynamique, de nous en nourrir. De faire usage de notre liberté. «-Lames de bleu, ondées, maigres nuages, chaque jour on décide du regard que l’on porte sur l’horizon. On décide de ce que l’on fera de l’orage et de la falaise, du lac silencieux, de l’arbre qui vacille encore légèrement-» 26 . Sa philosophie de vie que nous allons retrouver dans ses différentes œuvres correspond ainsi parfaitement aux attentes de l’approche écopoétique telles que formulées par Buell et que nous avions précédemment évoquées. Nous tenterons de l’observer de manière concrète en nous intéressons au dernier recueil de Dorion, Mes forêts . - 3.2. Le temps d’un confinement-: l’écopoétique de Mes forêts Si dans son poème « Le silence », que nous pouvons lire dans la première section «-L’écorce incertaine-» du recueil Mes forêts , Hélène Dorion déclare Je ne sais pas ce qui se tait en moi quand la forêt cesse de rêver - Ce qui montre la forte connexion intime qui existe entre elle et la forêt est l’emploi du possessif pluriel « Mes » pour parler de la forêt, dès le titre du recueil. L’emploi du possessif comme antécédent au substantif pluriel « forêts » nous donne l’impression qu’elle parle de personnes qui lui sont proches, de membres 182 Hind Soudani Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0012 de sa famille, voire de ses enfants. D’ailleurs, lors de l’entretien réalisé par Bruno Doucey à l’occasion de la sortie de son recueil, elle répondra à sa question : « Tu as un arbre préféré-? -» par-: « Je n’ai pas d’arbre préféré, pour moi c’est une sorte de grande famille dans laquelle ils sont tous égaux, avec leurs particularités : tiens, un pic-bois niche celui-ci, tandis qu’une feuille de porcs-épics a élu domicile dans cet autre… L’écorce, l’humus, la feuille, tout me parle. La force métaphorique de l’arbre est infinie. S’il ne laisse pas tomber ses feuilles, il devient plus vulnérable. Il m’apprend à vivre, à me débarrasser de ce qui n’est pas nécessaire. Il est aussi la métaphore parfaite de l’écriture : il y a tout ce qui est en contact avec l’extérieur, tout ce qui est en mouvement à l’intérieur de nous et cette immobilité qui permet le jaillissement de la phrase.-» Cette réponse si précise quant au ressenti qu’elle transmet dans Mes forêts prouve combien l’environnement non-humain est pour Dorion inspirant. Plus encore, il est le maître absolu, le sage de qui nous devons apprendre à vivre : l’apprentissage d’une nouvelle économie du vivant avec au centre non pas l’homme mais la nature , le monde, le cosmos avec ses cycles, ses ombres et ses lumières. L’œuvre de Dorion suggère ainsi clairement une réadaptation du vivant, du monde humain moderne où le non-humain est réhabilité à sa juste valeur. L’homme a intérêt à lui octroyer le respect et l’attention nécessaire parce que, quoique l’homme se sente puissant, la nature est toujours capable de lui donner des leçons de vie qui l’appellent à de sérieuses remises en question. La pandémie du Covid-19 n’en a été qu’un exemple. Mes forêts , écrit pendant le confinement, nous apostrophe et appelle à travers le « je » de la poétesse à réfléchir à notre responsabilité envers l’environnement dont nous faisons partie intégrante, englobés et non englobants. Par ailleurs, s’il est irréfutable que l’œuvre de Dorion s’inscrit pleinement dans le genre écopoétique, pouvons-nous y voir aussi, s’agissant de Mes forêts , un écrit répondant au principe de l’écoféminisme, étant donné que la poétesse a pris soin de faire précéder chacune des quatre sections qui composent son recueil par un exergue appartenant toujours à une autrice et non à un auteur-? - 3.3 Hélène Dorion-: une écopoétique féministe ou universelle-? Si le recueil Mes forêts se présente sous la forme d’un volume en quatre sections, respectivement : « L’écorce incertaine » ; « Une chute de galets » ; « L’onde du chaos-» et « Le bruissement du temps », Hélène Dorion a pris soin de citer, outre les auteurs auxquels elle fait référence dans certains poèmes, de manière spécifique des exergues d’autrices. Pour une poétique au cœur de la nature-: modèle d’une nouvelle économie du vivant 183 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0012 27 www.helenedorion.com C’est ainsi que nous trouvons d’abord la poétesse étasunienne Ann Lauter‐ bach, puis l’argentine Silvia Baron Supervielle, suivie de la britannique Kathleen Raine et enfin en exergue de la quatrième et dernière section, l’étasunienne Annie Dillard. Trois observations s’imposent tout de suite à l’esprit : le choix de poètes femmes, toutes non francophones, chacune d’elles cultivant une réflexion plus ou moins en rapport avec la question de l’existentialisme. En effet Dorion nous fait d’abord découvrir la citation de Lauterbach : « Dehors, est-ce l’infini / ou juste la nuit ? » qui sera suivie de celle de Supervielle : « Où aller sans commencement / et peut-être sans fin », puis de Raine : « Aux aguets, nous faisons échos / Aux rumeurs de l’abîme » et enfin de Dillard : «-Où avons-nous été, / et pourquoi descendons-nous-? -». Par ce choix, Dorion se place clairement dans une orientation linguistique d’ouverture sur le plurilinguisme et l’international. Nous pouvons y voir de même un message de la poétesse qui nous rappelle la portée universelle de la poésie. Mais comment doit-on interpréter son choix d’ouvrir ses quatre sections exclusivement par des figures poétiques féminines-? En nous référant aux multiples entretiens réalisés avec Hélène Dorion qui figurent sur son site 27 , nous pouvons comprendre sans extrapolation que Dorion affirme sa féminité et tisse même une forme de complicité entre écrivaines ayant pour lien la pensée poétique et esthétique féminine, suggérant notamment le partage d’une forme de finesse et de profondeur qui leur est propre. Finesse, profondeur voire force de ce féminin grâce à ce qu’il a de plus sacré : le don de la vie qu’il réalise à travers l’enfantement. Cependant, l’allusion au féminin ne correspond nullement à une forme de revendication militante féministe. En effet, l’œuvre de Dorion, si elle met en avant une appartenance et une réflexion qui peut être considérée comme féministe, ne fait pas pour autant acte d’appartenance idéologique ou de militantisme. Dorion use en réalité de son écriture pour exprimer sa pensée, or ce qui l’intéresse en premier degré est le littéraire, le poétique et l’esthétique avec en l’occurrence sa portée expressive et sa vocation à inspirer l’interconnectivité, l’empathie et les économies saines du vivant humain et non-humain. Conclusion Aujourd’hui, il semble inconcevable de penser le futur loin de la mondialisation, de l’essor de l’IA, des biotechnologies médicales et de tant d’autres données 184 Hind Soudani Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0012 stratégiques pour l’humain. Toutefois, l’humain est rattrapé dans son élan effréné et unilatéral par Dame nature qui lui rappelle combien il est vulnérable face à son immensité et sa diversité, qu’il doit respecter en apprenant à adopter des économies du partage, de l’écoute et du vivre-ensemble. C’est ce que ne cesse de nous rappeler la littérature et l’art. Songeons donc à redécouvrir et relire notamment les auteurs romantiques pour qui la nature est sacrée, ou encore les auteurs de science-fiction qui en imaginant les pires scénarios nous interpellent et nous font réfléchir sur notre rapport au monde et notre considération de notre environnement ; le « Tout monde » dirait Edouard Glissant dans sa diversité, ce concept si significatif qui appellerait en l’occurrence un autre chantier : celui de l’écopoétique postcoloniale et décoloniale. Bibliographie Aubert, Nathalie. «-Christian Dotremont - Raoul Ubac-: la conquête du monde par l’image-», Textyles , Revue des lettres belges de langue française , n o 30, 2007, p.-13-30. Bate, Jonathan. Romantic Ecology. Wordsworth and the Environmental Tradition , Londres, Routledge, 1991. ---- The Song of the Earth , Cambridge, Harvard University Press, 2000. 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