Oeuvres et Critiques
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0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
10.24053/OeC-2024-0013
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Au prisme de l’humanisme. La littérature de science-fiction et l’émergence d’une éthique du futur
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Kawthar Ayed
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1 «-Un nouvel humanisme pour le XXI e siècle-», voir le lien suivant-: https: / / unesdoc.unesco.org/ ark: / 48223/ pf0000189775_fre? posInSet=2&queryId=f851a5 d8-e896-4474-9a1d-a720e7b2a9da. 2 «-Entretien avec Michel Foucault-»,- Les Cahiers du grif , vol. 37, n°-37-38, 1988, p.-18. Au prisme de l’humanisme. La littérature de science-fiction et l’émergence d’une éthique du futur Kawthar Ayed Université de Tunis, Laboratoire École, littératures et communication (FLSHS) Introduction Nous proposons d’étudier dans cet article l’articulation de la littérature de science-fiction (SF) avec les valeurs et les principes de l’humanisme contempo‐ rain que l’UNESCO qualifie de « nouvel humanisme » à travers le regard critique qu’elle porte sur l’homme et les rapports qu’il entretient avec le monde et la nature-; Le nouvel humanisme c’est travailler à ce que chaque être humain participe effecti‐ vement au destin collectif, y compris les plus marginalisés. […] Le nouvel humanisme, c’est réaliser l’égalité des genres, donner aux femmes et aux hommes l’égal accès au savoir, au pouvoir. Le nouvel humanisme, c’est aussi mieux comprendre notre environnement, comprendre et anticiper les conséquences du changement climatique pour des millions d’êtres humain, touchés par la sécheresse, la désertification, la montée des eaux 1 . Notre démarche s’appuie sur l’analyse de la littérature de SF comme un «-mode de problématisation-». La question environnementale y est, à juste titre, problématisée au sens donné par Michel Foucault, dans la mesure où elle vise « la manière dont les choses font problème 2 » . Notre objectif est de montrer l’impact que la sensibilité écologique a sur la configuration des poétiques littéraires, en l’occurrence de la littérature de science-fiction (SF) qui répond en écho aux théories humanistes. Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0013 3 Matthieu Letourneux et Claire Barel-Moisan,-« Introduction. Genre de l’anticipation et rapports au temps-», Belphégor [En ligne], 21-1 2023, mis en ligne le 25 avril 2023, http : / / journals.openedition.org/ belphegor/ 5086; p.-3. I La Science-fiction-: Un nouveau paradigme La littérature de science-fiction appartient au champ des littératures de l’ima‐ ginaire. Dès la fin du XIX e siècle, et avec le développement massif de la vulgarisation scientifique dans la presse, les conférences, les ouvrages scien‐ tifiques, les romans ou encore le théâtre, apparaît une nouvelle forme de fiction, à commencer par les Voyages extraordinaires (1866) de Jules Verne. Au rythme des publications, la critique attribue à ces œuvres plusieurs dénomina‐ tions : roman scientifique , roman d’imagination , roman moderne à hypothèse scientifique , anticipation , roman merveilleux-scientifique , roman d’hypothèse, etc. Mais, malgré la prolifération de dénominations, ces romans présentent des spécificités poétiques et thématiques assez proches. Les traits d’un genre unifié se préciseront d’ailleurs au début du XX e siècle, avec l’apparition du label générique anticipation pour renvoyer à un genre littéraire qui s’articule autour des projections temporelles et qui met en avant les avancées technologiques et par ricochet les transformations psychologiques, politiques et sociales qui en découlent-: Produit d’une époque qui s’est dite « siècle du progrès », la littérature d’anticipation témoigne non seulement d’un temps vectorisé, mais d’une accélération du mouvement de péremption de l’actualité qui fait advenir le futur jusqu’au cœur du présent. L’anticipation s’impose alors comme un paradigme pour penser la modernité, en phase avec la culture de la prospective qui commence à se mettre en place 3 . Les fictions d’anticipation au début du XX e siècle renvoient ainsi à un genre littéraire naissant mais qui deviendra rapidement l’un des sous-genres de la littérature de science-fiction importée d’outre-mer et ce à partir des années 1950. Le terme science-fiction a été inventé par l’Anglais William Watson en 1851 mais c’est en 1926, que l’Étasunien Hugo Gernsback en fera le label d’un genre littéraire en plein essor. Genre littéraire évolutif, il a fait l’objet de plusieurs tentatives de définitions. Récemment dans son journal, le CNRS publie un article intitulé « La science-fiction, un atout pour penser le présent » dans lequel on présente la SF comme suit-: De la révolte de robots aux apocalypses climatiques, la science-fiction imagine les conséquences de nos actions et de nos choix de société dans un futur plus ou 188 Kawthar Ayed Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0013 4 Fabien Trécourt, « La science-fiction, un atout pour penser le présent », Carnets de Science. La Revue du CNRS , n° 12, mai 2022. https: / / lejournal.cnrs.fr/ articles/ la-science -fiction-un-atout-pour-penser-le-present. 5 Christian Grenier, La science-fiction, lectures d’avenir ? , Presses Universitaires de Nancy, 1994, p.-40. 6 UNESCO, L’humanisme, une idée neuve https: / / unesdoc.unesco.org/ ark: / 48223/ pf00002 13061_fre. moins proche et souvent inquiétant. Elle participe ainsi aux débats sur le monde d’aujourd’hui 4 . La SF pourrait donc se donner à lire comme une littérature d’idées qui ouvre des champs de réflexion sur différentes questions liées à l’homme, au monde et à l’environnement. Elle dévoile une lecture critique et éthique du présent. La littérature de SF est l’enfant de la modernité et véhicule les rêves et les angoisses d’une époque en évolution étourdissante et déroutante-: Ainsi apparaît le caractère quasi magique d’une littérature, qui, nourrie des inventions et des découvertes, devient à la fois l’écho de la crise qu’elle suscite, et le moyen d’en conjurer les imprévisibles conséquences 5 . Elle est tiraillée entre deux antipodes, deux univers, deux versants, deux modalités d’expressions dont l’une est dystopique et l’autre utopique. Cette dialectique renvoie somme toute à une inquiétude alimentée par un contexte en crise. In fine , cette littérature répond en écho aux évolutions étourdissantes du monde et met en avant le mal-être de l’homme à la recherche d’alternatives. Nous proposons une lecture de la SF en tant que littérature qui embrasse les valeurs humanistes et qui en donne une lecture critique. Le projet humaniste a longtemps nourri l’imaginaire des hommes, sa culture et son histoire, ses rêves et ses angoisses se réinventant au fil du temps sans pour autant se confiner dans les sillages d’une culture occidentale-: À l’orée du troisième millénaire, le mot ne peut plus être porteur des mêmes sens qu’au temps de la Renaissance européenne, lorsqu’il a été forgé autour de la figure de l’homme idéal, maître de lui-même et de l’Univers. Il va aussi au-delà des significations que lui ont conférées les philosophes des Lumières et qui sont restées, malgré leurs aspirations universalistes, confinées à une vision européocentriste du monde 6 . D’autres dimensions de l’humanisme se sont, en effet, révélées avec l’avène‐ ment d’une ère ultralibérale conjuguée à une mondialisation agressive. Ainsi, le nouvel humanisme appelle au respect de la diversité culturelle et s’engage contre l’exploitation, la marginalisation et la séparation du monde en deux rives distinctes. Il intègre la nouvelle donne écologique et interroge les problèmes Au prisme de l’humanisme. La littérature de science-fiction 189 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0013 7 Jules Verne, Paris au XX e siècle [1863], Paris, Livre de poche, 2002. éthiques posés par les technologies numériques et techno-biomédicales. Les crises sociales générées par les frontières écologiques, économiques et politiques sont les grands défis de ce nouvel humanisme qui se déploie dans et à travers la littérature de science-fiction pour engager une réflexion critique sur le progrès, le développement durable et le devenir humain. Elle s’est articulée autour de questions centrales, locales et mondiales, se rapportant à diverses thématiques qui sont au cœur des 17 Objectifs du Déve‐ loppement Durable. Ces ODD sont l’apanage d’une pensée humaniste dans la mesure où ils visent l’avènement d’un avenir meilleur et tentent d’alerter quant aux risques majeurs de dérive du monde actuel vers des scénarios désastreux. Un parallélisme frappant serait à établir entre les Objectifs du Développement Durable n°2, n°6, n°7, n°13, n°14 et n°15 et quelques-unes des thématiques de la science-fiction. Pour ce faire, nous proposons de mettre en lumière, dans la partie suivante, l’intérêt central accordé aux questions environnementales et climatiques dans la littérature SF. II La littérature de science-fiction-: une matrice de la fiction climatique Bien avant que l’idée du changement climatique ne soit la préoccupation de tout un chacun, la science-fiction a commencé depuis le XIX e siècle à penser et repenser le rapport homme-nature et à conjuguer au futur les conséquences des politiques économiques et industrielles. Des romans de fiction scientifiques affichaient déjà des inquiétudes majeures en traitant une problématique typi‐ quement moderne : la science et la technique, toile de fond d’une société industrielle, se trouvent-elles au cœur du principe d’amélioration, tirant le char du progrès ? Ou s’avèrent-elles plutôt des pièges que la société moderne tend à l’homme pour l’assujettir-? Paris au XX e siècle 7 , roman d’anticipation dystopique de Jules Verne, brosse un sombre tableau d’une société industrielle qui s’épanouit dans un espace citadin clos et labyrinthique. Paris est dépeint comme un espace hostile gouverné par des scientifiques et des industriels et qui a rompu ses liens avec la «-marâtre-» nature et a englouti les forêts, asservi la mer et pollué l’air. Mère nature qui ne manque d’ailleurs pas de prendre sa revanche. Un hiver « particulièrement rude […] étend ses rigueurs » (p. 154) sur la ville et la France entière ainsi qu’une grande partie de l’Europe. Les thermomètres indiquaient vingt-trois degrés audessous de zéro et « la prolongation de cette température amena de funestes 190 Kawthar Ayed Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0013 8 René Barjavel, Ravage [1943], Paris, Denoël, 2002. 9 J.-H. Rosny Aîné , La mort de la terre , Paris, Denoël, coll. « Présence du Futur » (n° 25), 1999. 10 Harry Harrison, Soleil vert , Paris, J’ai lu, 2007. 11 Sécheresse , Paris, Denoël, 2008 ( The Burning World , New York, Berkley, 1964). 12 Tous à Zanzibar . Paris, J’ai lu, 1987 ( Stand on Zanzibar , Doubleday, 1968). 13 Le Nom du monde est forêt , Paris, Robert Laffont, 2000 ( The Word for World is Forest , New York, Putnam’s Sons, 1972). 14 A nthologie de la science-fiction, Paris, Le livre de poche, 1996. 15 Braglonne, 2023. 16 Flammarion, 2023. désastres ; un grand nombre de personnes périrent par le froid […]. L’agriculture était particulièrement atteinte par cette immense calamité ». (p. 155) Les arbres, glacés de froid, ont rendu l’âme, les récoltes de blé et de foin sont parties en lambeaux et la misère s’abat sur une ville qui pensait triompher de tout obstacle. La mort jette partout ses ombres. Un dérèglement climatique oserat-on dire aujourd’hui avec l’avènement d’un hiver plus que jamais glacial et qui frappe de plein fouet la ville : navigation interrompue, circulation bloquée, trafic suspendu… Plus grave encore, à cause des maigres récoltes, la famine fait des ravages. Les pauvres périssent dans le froid et la solitude. En somme, cette catastrophe montre une nature en fureur, déchaînée contre ses dresseurs. Elle a rendu impuissants la science et l’homme. En effet, «-toutes les ressources de la science étaient impuissantes devant une pareille invasion. » (p. 155) La nature aurait-elle vaincu le progrès de l’homme ? Un progrès « accéléré vers la mort 8 » qui causerait La mort de la Terre 9 (1910). Aux États-Unis d’Amérique, la publication d’une panoplie de romans anticipant le devenir de l’homme et de la planète à la lumière de la crise écologique ancrent définitivement le genre au cœur de la problématique environnementale. Soleil vert 10 de Harry Harrison, l’un des chefs d’œuvres de la SF, se présente comme une métaphore de la surpopulation et de la dégradation de l’environnement. Ainsi, à la veille du troisième millénaire, les ressources naturelles de la planète sont épuisées et la lutte pour la survie devient la préoccupation principale des humains. Soleil vert (1966) renvoie à d’autres chefs-d’œuvre du genre comme Sécheresse 11 (1965) de James Ballard, Tous à Zanzibar 12 de John Brunner (1968) sans omettre de citer l’incontournable Dune (1965) de Franck Herber ou Le Nom du monde est forêt (1972) 13 d’Ursula Le Guin. Plus récemment, on peut faire référence aux Histoires écologiques 14 de Daniel Fischer (1996), Le Ministère du futur 15 (2019) de Kim Stanley Robinson et Bien heureux soit notre monde 16 (2023) de Jacques Attali. Au prisme de l’humanisme. La littérature de science-fiction 191 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0013 17 Lawrence Buell, Writing for an Endangered World: Literature, Culture, and Environment in the United States and Beyond , Cambridge, Harvard University Press, 2001, p.-365. 18 Christian Chelebourg, Les écofictions. Mythologies de la fin du monde , Bruxelles, Les impressions nouvelles, coll. « Réflexions faites », 2012, p.-7-8. 19 Anaïs Boulard, « La pensée écologique en littérature. De l’imagerie à l’imaginaire de la crise environnementale », dans Sylvain David et Mirella Vadean, La Pensée écologique et l’espace littéraire , Université du Québec à Montréal, Centre de recherche sur le texte et l’imaginaire, coll. «-Figura-», vol. 36, 2014, p.-35-50. De ce fait, on connaît aujourd’hui, dans un monde où la nature est de plus en plus menacée, un intérêt renouvelé de la littérature pour la question écologique témoignant d’un engagement environnemental. C’est ce que le mouvement américain de l’ ecocriticism met avant. Cette théorie critique défend l’idée que la littérature est impliquée dans la question environnementale et joue un rôle prépondérant pour l’avènement d’un avenir qui embrasse l’idée d’un développement durable. D’ailleurs, la dimension écologique est de plus en plus présente dans tous les sous-genres de la science-fiction. En parallèle à ce mouvement critique un nouveau concept voit le jour : L’Anthropocène, qui renvoie à l’impact de l’action humaine sur la planète et s’affirme comme une catégorie de l’imaginaire littéraire. La littérature de science-fiction permet ainsi de mieux identifier les inquiétudes qui rongent cette modernité de plus en plus retournée contre le vivant et son environnement . À juste titre, Lawrence Buell, du mouvement de l’écocritique, annonce avec certitude que la littérature a pour défi « d’écrire pour un monde en danger 17 -», insistant sur l’importance de faire entrer la littérature dans ce débat universel et pluridisciplinaire autour de l’environnement. Pour Christian Chelebourg, les œuvres littéraires qui investissent le champ de l’écologie s’appellent écofic‐ tions 18 . Selon cette approche, une mise en littérature de l’inquiétude écologique s’opère alors à travers un processus de fictionnalisation . La littérature de sciencefiction et plus précisément les textes d’anticipation qui abordent la question écologique seraient pleinement des écofictions puisque la question écologique y est centrale et se distingue des autres écofictions par l’aspect « urgentiste » qu’elle y accole. C’est dans ce sens qu’Anaïs Boulard précise que L’écologie est alors à concevoir dans son aspect problématique à caractère « urgent ». Ainsi l’écocritique tend-t-elle à dépasser l’étude des paysages pour aborder l’inquié‐ tude générée par une déperdition possible de l’environnement, et de ce fait, de l’homme. Nous le voyons donc, la littérature semble avoir trouvé une place au cœur de la pensée écologique. 19 Dans les écofictions, nous retrouvons deux catégories : les dystopies écolo‐ giques et les écotopies. La dystopie écologique responsabilise l’homme et le 192 Kawthar Ayed Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0013 20 Ernest Callenbach, Écotopia , Éditions Rue de l’Échiquier, 2018, p.-54. 21 2103, Le retour de l’éléphant , Marseille, Transbordeur, 2005. met face à sa création qui, comme un monstre de Frankenstein, se retourne contre lui et le conduit à sa fin inévitable dans une planète dévastée devenue un immense cimetière. L’enjeu de ces «-écodystopies-» serait donc d’amplifier nos peurs afin d’avertir le lecteur et de démolir son confort. Mais si, au lieu de jouer sur l’amplification de la peur et au lieu d’offrir des mondes fermés condamnés à périr, on proposait des mondes alternatifs où fleurissent des écotopies ou des utopies écologiques, gagnerait-on plus en conscience ? C’est dans cette perspective que nous sommes convaincue que la pensée utopique aurait un rôle important à jouer dans l’avancée vers une société qui soit écologiquement responsable. L’utopie écologique serait l’écriture la plus accomplie du genre qui esquisse les traits d’une civilisation humaine vivant en harmonie avec la nature. C’est ce que tend à développer à titre d’exemple Ecotopia d’Ernest Callenbach en décri‐ vant trois États d’Amérique du Nord - la Californie, l’Oregon et Washington - qui se sont ralliés pour construire Ecotopia, une nation entièrement écologique et intégralement isolée du reste des États-Unis. La découverte de ce mode de vie relevant de cette politique écologique remet en question le fonctionnement en vase clos de la société libérale et anti-environnementale globalisée par ailleurs : L’homme, affirmaient les Écotopiens, n’est pas fait pour la production, contrairement à ce qu’on avait cru au 19 e siècle et au début du 20 e . L’homme est fait pour s’insérer modestement dans un réseau continu et stable d’organismes vivants, en modifiant le moins possible les équilibres de ce biotope. Cette approche impliquait de mettre un terme à la société de consommation tout en assurant la survie de l’humanité, ce qui devint un objectif presque religieux, peut-être assez proche des premières doctrines du «-salut-» chrétien. Le bonheur des gens ne dépendait plus de la domination qu’ils exerçaient sur toutes les créatures terrestres, mais d’une coexistence pacifique et équilibrée avec elles 20 . Ecotopia ne fonctionnerait que sur le principe du respect de l’environnement, ce que tente d’ailleurs de mettre en avant l’auteur tunisien Abdelaziz Belkhūdja dans sa remarquable anticipation utopique 2103, Le Retour de l’Eléphant 21 qui met en avant une éco-utopie qui a su se réconcilier avec la nature-: Jusqu’au milieu du XXI e siècle, la nature était souillée. La saleté a disparu du jour au lendemain lorsque les autorités ont réalisé, en les observant, que les déchets étaient à 98 % constitués de sacs et bouteilles en plastique et de canettes en fer blanc. Ils ont alors eu l’idée de les interdire. […] Une utilisation de plus en plus judicieuse du sable Au prisme de l’humanisme. La littérature de science-fiction 193 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0013 22 Léonora Miano, Rouge Impératrice , Paris, Pocket, 2019 23 Dans Rouge Impératrice , on décrit un État gouverné par un Mokonzi et un conseil constitué des représentants des neuf grandes régions de Katiopa, les deux instances suivent les directives du Conseil constitué d’aïeuls traditionnels éclairés. du désert sous forme de verre plus ou moins rigide a fini par remplacer toutes les matières de conditionnement. […] Mais ce qui a permis à la République de Carthage de devenir une vraie puissance a été l’utilisation du sable et des énergies renouvelables, capteurs et pompes solaires, éoliennes et vastes générateurs électriques alimentés par les marées des îles de Kerkennah . ( 2103 , p.-72-74) Ayant pris conscience de l’impact néfaste des déchets en plastique et en fer blanc sur l’environnement, la politique de l’État carthaginois a été d’encourager la recherche de nouvelles matières biodégradables. C’est ainsi, et suite à une grande découverte scientifique, que le sable est devenu la matière première par excellence. La réduction spectaculaire de la pollution a entrainé une régénéra‐ tion de la nature et un retour des espèces disparues de cette aire géographique et en l’occurrence de son animal fétiche, l’éléphant, en 2103. La nature régénérée transforme l’espace. C’est également dans cet état d’esprit que Katiopa, dans Rouge Impératrice 22 (2019) de Léonora Miano, renoue avec Mère-nature des liens rompus, l’aspect écologique marquant cette cité dont la philosophie est de « faire corps avec la terre » ( RI , p. 23). Des jardins suspendus parsèment la ville. Le centre-ville est construit en briques de terre cuite et les quartiers aux alentours en bois selon « les critères de l’habitat bioclimatique ». Les demeures conservent ainsi «-leur ossature végétale. Laquelle avait été recouverte d’un enduit couleur de latérite. La municipalité pensait réhabiliter toutes les demeures des environs sous un délai de cinq ans » ( RI , p. 64). Les matériaux premiers sont la terre cuite et le bois. L’argile est largement utilisée à la place de l’aluminium et d’autres matériaux-: Un large shoowa habillait le sol en dalles de terre crue. Un imposant pouf en cuir y avait été placé, séparé de la causeuse par une table basse d’argile cuite. On redécouvrait la terre comme matériau pouvant servir de diverses manières .- ( RI , p.-31) Le Mokonzi 23 opte pour des choix écologiques afin que le Continent puisse renouer avec la nature, essence même du continent, sa force et sa philosophie : « chacun le savait, c’était une idée d’Ilunga, ramener au cœur des villes un rapport concret à la terre. » (RI, p 59) L’usage des énergies renouvelables a favorisé la régénération des forêts tropicales « Boya ne regrettait pas le temps de la pollution aux gaz d’échappement. Cette ère lui convenait. » ( RI , p 63) Les écotopies nous invitent à réfléchir sur notre relation avec la nature, les ressources et sur l’avenir de 194 Kawthar Ayed Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0013 24 La science-fiction au secours de l’écologie , Entretien avec Yannick Rumpala. Propos recueillis par Marie-Catherine Mérat, Mensuel , n°-257, mars 2014. 25 Ilinca Bartha-Balas, L’Utopie dans la littérature française de l’aube du classicisme à l’aube des lumières, Thèse de doctorat , Université Jean Moulin Lyon 3, 2010 , p.-54. notre planète. Ils nous rappellent que nos choix ont un impact sur l’environnement et que nous pouvons agir pour préserver notre monde-: Face aux dégradations environnementales, aux menaces climatiques, il y a un senti‐ ment d’impuissance, comme si arrivait une tendance irréversible. Or, sortir d’une période de crise est plus facile lorsqu’existe un modèle alternatif 24 . Un monde alternatif est justement proposé dans cette contrée imaginaire des écotopies nourrissant le principe d’espérance. Emprunter le chemin de la fiction utopique ouvre le vortex débouchant sur des alternatives dont l’incarnation serait d’autres nouvelles réalités possibles, meilleures. Les utopies véhiculent des rêves et des espoirs mais aussi du dégoût et du désenchantement. En outre, par la grâce de la fiction, elles transforment le présent en quelque chose de meilleur, en un lieu utopique. Dès lors, le monde n’est-il pas en manque d’utopies ? Autrement dit, ne faudrait-il pas davantage d’utopies, d’écotopies pour que le monde change ? L’ Utopia (1516) de Thomas More n’a-t-elle pas contribué à élargir l’espace de réflexion et n’a-t-elle pas nourri des rêves de changement-? Le monde utopique ne peut pas être analysé en dehors du monde réel qu’il prolonge, qu’il défie ou qu’il déforme. Il y aura donc toujours, un regard dans le miroir, autrement dit un retour à la réalité du temps historique caché derrière le personnage qui entre dans le monde utopique, le représentant de l’espèce humaine, partie d’un procès contre l’humanité qui lui est souvent intenté 25 . En définitive, mettre à contribution l’écriture pour imaginer un monde meil‐ leur passe pour être un acte de résistance contre le fatalisme, le désenchantement et le désengagement qui constituent la pierre angulaire de l’enfer terrestre : un enfer brûlant aux ressources épuisées, pollué et non viable. La fiction a le pouvoir de métamorphoser le lieu, mais la littérature peut-elle changer le monde, transformer réellement le lieu-? Conclusion La littérature de science-fiction développe une réflexion critique sur l’éthique du futur. Elle déploie les voiles solaires et active les moteurs à propulsion ionique de ses machines à voyager dans le temps et dans l’espace, activant une Au prisme de l’humanisme. La littérature de science-fiction 195 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0013 26 Robert Silverberg, Ciel Brûlant de minuit , Paris, Robert Laffont, 1995. 27 Yannick RUMPALA, « Science-fiction, spéculations écologiques et éthique du futur-»,- Revue française d’éthique appliquée , vol. 2, n o -2, 2016, p.-74-89. Consultable sur Science-fiction, spéculations écologiques et éthique du futur | Cairn.info. simulation littéraire de ce qui pourrait advenir et testant, dans cet immense laboratoire de l’imaginaire, les conséquences des choix des sociétés d’hier et d’aujourd’hui. Une lanterne qui laisse entrevoir le monde futur suivant des hypothèses plausibles (écodystopies) et/ ou possibles (écotopies). Mais plus qu’une littérature d’extrapolation, elle alerte sur les éventuelles solutions nanotechno-scientifiques qui chercheraient à agir sur la nature et l’identité humaine pour réduire l’impact de l’intervention humaine en recourant à l’eugénisme, aux intra-technologies par techno-greffe et biogiciels. Ciel brûlant de minuit 26 (1995) de Robert Silverberg pointe du doigt ce conflit éthique. Certains parlent d’ores et déjà de transhumanisme et de post-humanisme relayé par des cyborgs et des humanoïdes. Parler d’humanisme serait inapproprié et relèverait du parachronisme. Ainsi, faute de pouvoir agir sur un système ultralibéral basé sur les lois du marché et l’exploitation excessive des ressources, l’humanité devraitelle se résigner à l’image de Michel Dufrénoy dans Paris au XX e siècle- ? C’est le message fort de la littérature de science-fiction que de considérer, somme toute, « que le futur, notamment dans sa dimension écologique, est forcément un futur commun, précisément un futur dans lequel l’habitabilité de la planète relève d’une responsabilité collective transgénérationnelle 27 -». 196 Kawthar Ayed Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0013
