eJournals Oeuvres et Critiques 49/1

Oeuvres et Critiques
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0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
10.24053/OeC-2024-0014
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2024
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ReSisters. Carte au trésor pour voyages en terres écoféministes

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Noémie Moutel
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1 Jeanne Burgart-Goutal et Aurore Chapon, Resisters, Paris, Tana Editions, 2021. 2 La philosophe Jeanne Burgart Goutal a publié en 2020 Etre écoféministe , Théories et pratiques (Paris, L’échappée), un long essai qui élucide à destination d’un lectorat francophone les tenants intellectuel, historique, économique, spirituel, pragmatique et post-colonial de l’approche écoféministe. 3 Noémie Moutel, Cartographier des trajectoires d’émancipation écoféministe à partir de l’oeuvre de Theodore Roszak , Thèse de doctorat, Université d’Angers, 2023, https: / / thes es.hal.science/ tel-04502006v1. ReSisters. Carte au trésor pour voyages en terres écoféministes Noémie Moutel Université d’Angers L’ouvrage co-signé par Jeanne Burgart Goutal et Aurore Chapon, ReSisters   1 , est conçu à la manière d’une chasse au trésor. Par des voies fictionnelle, visuelle et théorique, le récit invite à réexplorer les économies du vivant en offrant un voyage chatoyant au pays des écoféminismes. Ce roman graphique appartient à une catégorie littéraire en plein essor, qui mêle l’art de la bande dessinée à la recherche documentaire et au récit de fiction, dans le souci de rendre accessible au plus grand nombre des moyens de repenser les modes consuméristes et les logiques de production industrielle et agricole contemporaines 2 . La spatialisa‐ tion qui s’opère dans l’univers diégétique de ReSisters oppose un paradigme capitalo-patriarcal à celui d’une utopie écoféministe. À l’époque de sa parution, en 2022, je complétais une thèse visant à cartographier ce que j’ai appelé des « trajectoires d’émancipation écoféministe 3 ». Spécialiste d’histoire culturelle états-unienne et de littérature anglophone, observatrice de l’essor des théories et pratiques écoféministes dans la sphère francophone, j’ai été frappée par la façon dont ce récit se joue des frontières entre fiction et réalité. Afin d’illustrer les échappées belles et les tactiques subversives que proposent celles qui, depuis les années 1970, critiquent les logiques écocidaire et misogyne des sociétés post-modernes, ReSisters propose un voyage que je retracerai ici à l’aune des quatre topoï dont j’ai identifié la prévalence dans les trajectoires d’émancipation écoféministe. Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0014 4 Kent C. Ryden, Mapping the Invisible Landscape : Folklore, Writing and the Sense of Place , University of Iowa Press, 1993 ; Annette Kolodny, The Lay of the Land : Metaphor as Experience and History in American Life and Letters, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1975 ; Kate Millett, Sexual Politics [1970], Chicago, University of Illinois Press, 2000 ; Sherry B. Ortner, « Is female to male as nature is to culture? », in Woman, culture, and society , édité par M. Z. Rosaldo et L.-Lamphere, Stanford University Press, 1974, reproduit dans Sherry B. Ortner, Making Gender. The Politics and Erotics of Culture, Boston, Beacon Press, 1996. 5 Anne Isabelle François, « Tant qu’il y aura des forêts. Ecriture, parentés et résistances écoféministes », Ecoféminismes : récits, pratiques militantes, savoirs situés , revue Itiné‐ raires , 2021-1/ 2022, https: / / journals.openedition.org/ itineraires/ 10288. En me fondant sur les apports théoriques, expérientiels et militants du professeur de littérature Kent Ryden (pour leurs dimensions géographique, topographique et écologique), de la professeure de littérature Annette Kolodny (pour leur mise en relation des biais misogynes et écophobes dans la littérature nord-américaine à l’époque de la colonisation), de l’anthropologue Sherry Ortner (pour son hypothèse relative à une spatialisation des rapports de genre dans l’organisation des sociétés modernes et à ses valeurs métaphoriques) et de la chercheuse féministe Kate Millett (pour ses apports conceptuels quant aux conséquences économiques, physiques, affectives et psychologiques du paradigme patriarcal) 4 , j’ai conçu une nomenclature de ce que je qualifie de lieux communs, ou topoï , de la littérature écoféministe : le foyer, la lisière, la forêt et la clairière. Dans « Tant qu’il y aura des forêts », l’enseignante-chercheuse en littérature comparée Anne Isabelle François explique que « face au réseau hégémonique destructeur, menant droit à la catastrophe » et « à la quasi-absence d’expéri‐ mentation de grande envergure et de longue durée d’autres modes d’être au monde », « les fictions opèrent comme écritures de substitution de narrations qui n’ont pas (encore) eu lieu 5 ». En réponse à ce constat, je propose une hybridation entre littérature et civilisation, deux catégories disciplinaires qui scindent traditionnellement, dans le champ universitaire français, les études en langues vivantes. Puisque les exemples de façons d’habiter la terre de manière écoféministe sont rares, il convient de s’appuyer sur des œuvres de fiction pour montrer les pistes d’émancipation qu’esquissent les penseuses écoféministes. ReSisters participe d’un même effort, alliant théorie, fiction et évocations d’expérimentations réelles. L’analyse de cet ouvrage permettra, d’une part, de rendre compte de sa valeur en tant qu’objet culturel représentatif de nouvelles économies du vivant à l’œuvre dans la littérature francophone contemporaine, et d’autre part de mettre en évidence la concordance entre la 198 Noémie Moutel Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0014 6 Maria Mies, Patriarchy and Accumulation on a World Scale : Women in International Division of Labor , Londres, Zed Books, 1986. spatialisation des lieux du récit et les acceptions métaphoriques et théoriques des notions de foyer, de lisière, de forêt et de clairière. Dans ReSisters , le paradigme capitalo-patriarcal constitue le cadre de vie urbain, salarié et consumériste des quatre personnages principaux : Mehdi, Lila, Pierre et Parvati. La structure politique, sociale et idéologique de cet environnement est mise en évidence par la représentation d’une pyramide du « capitalisme patriarcal néocolonial », inspirée des théories avancées par la sociologue Maria Mies 6 . Sur son large socle, plantes, insectes, mammifères et poissons montrent comment la pyramide capitaliste repose sur ce que ce régime d’exploitation économique qualifie de « ressources naturelles ». Au-dessus, le premier niveau indique la dimension raciste de l’essor capitaliste, et porte le mot « colonies ». L’étage suivant représente des femmes, des enfants, un balai et une table mise : il représente le « travail domestique des femmes ». Plus haut, petites zones de culture et de cueillette représente « l’auto-production alimentaire ». L’étage suivant, par le biais de billets et de sweat-shops, montre l’importance du « travail au noir, travail informel, travail des enfants » dans le système hégémonique et financier globalisé. Ces cinq premiers étages de la pyramide sont les strates superposées de ce que Maria Mies qualifie d’« économie invisible », au sens où les formes de vie non-humaines, l’exploitation des peuples et des terres colonisés, le travail domestique des femmes et l’auto-production alimentaire ne sont pas comptabilisés par la logique capitaliste ni comme produisant officiellement de la richesse, ni comme étant dignes de protection, de législation ou de rémunération digne. Ne reste au sommet de la pyramide que deux strates appartenant à « l’économie visible » : « le travail salarié » et « le capital », c’est-à-dire la fortune et le patrimoine que possèdent les élites dirigeantes. Maria Mies résume cette organisation sociale hiérarchisée par la notion de «-division internationale du travail-». Cette pyramide illustre la hiérarchisation classique des valeurs dans le topos du foyer. Dans le cadre d’une proposition de cartographie d’un imaginaire écoféministe, ce topos renvoie à un espace où des personnages exercent ou intériorisent une forme d’autorité patriarcale. Il désigne concrètement le siège de la famille hétérosexuelle et monogame, et plus largement l’ordre consumériste néo-libéral, qui s’appuie sur la division internationale du travail décrite par Maria Mies. En affinité avec les travaux de Kate Millett, le topos du foyer désigne aussi un biais cognitif révélé par les recherches en psychologie féministe, par lequel l’idéologie patriarcale est intériorisée par les personnes qu’elle opprime. ReSisters. Carte au trésor pour voyages en terres écoféministes 199 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0014 7 Ynestra King, « Healing the Wounds », in Reweaving the World : the Emergence of Ecofeminism , édité par Irene Diamond et Gloria Orenstein, San Francisco, Sierra Club Books, 1990, p.-106, traduit en français par les autrices. 8 Ursula K. Le Guin, « Women/ Wilderness », in Healing the Wounds : The Promise of Ecofeminism , édité par Judith Plant, Gabriola Island, New Society Publishers, 1989, p. 45-46, traduit par les autrices. 9 Simone de Beauvoir, Le Deuxième sexe [1949], Paris, Gallimard, 2006, p.-129. En ce sens, Medhi, Lila, Pierre et Parvati sont de jeunes urbains qui prennent graduellement conscience de leur aliénation à des régimes de salariat et de consommation qui les acculent et les épuisent. Ils et elles perçoivent peu à peu les contours et limites du topos du foyer. L’existence d’une lisière, d’un envers du décor, s’immisce dans leur quotidien par l’entremise de « papiers mystères », qui vont peu à peu venir craqueler le vernis du paradigme du « capitalisme patriarcal néocolonial ». Pierre, employé de la multinationale agro-alimentaire « Unibioo » trouve un matin, sur son bureau, le papier suivant : Aucun membre de la nature vivante ne peut plus ignorer la menace extrême qui pèse sur la vie sur Terre. Dans le monde entier, nous nous trouvons face à la déforestation, à la disparition de centaines d’espèces vivantes, à la pollution croissante du patrimoine génétique par des substances toxiques et des radiations de faible intensité. Nous sommes face à des atrocités biologiques inédites, propres à la vie moderne 7 . Dans le récit, ces mots d’Ynestra King, activiste écoféministe états-unienne, sont attribués à un.e signataire anonyme, qui appose les lettres « RS » en fin de message, accompagnées d’un dessin d’abeille. Pierre le jette directement dans la corbeille à papier, avant qu’un second ne tombe de sa poche alors qu’il rejoint son amie Parvati dans un café. Elle ouvre la feuille pliée en quatre, repère le «-RS-» et l’abeille, puis lit : Ce qui se passe aujourd’hui ne s’était jamais produit. Nous qui vivons en cette époque, nous entendons des nouvelles qui n’avaient jamais été entendues auparavant. Quelque chose de nouveau est en train de se passer. Filles, les femmes prennent la parole. Elles arrivent, depuis les sages distances, sur des pieds parfaits 8 . Ces mots d’Ursula Le Guin précèdent un troisième message, qui apparaît sur l’écran d’ordinateur de Pierre, le lendemain. C’est un emprunt à Simone de Beauvoir : C’est le principe mâle qui a triomphé. L’esprit l’a emporté sur la vie, la transcendance sur l’immanence, la technique sur la magie 9 . 200 Noémie Moutel Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0014 10 Marie Wilson, « Wings of the Eagle », in Healing the Wounds : The Promise of Ecofeminism , op.-cit. , p.-213, traduction des autrices. 11 Roger Dajoz, Précis d’écologie , Paris, Dunod, 1985, p.-505. Le soir, il lit, tracé sur la buée du pare-brise de sa voiture : La Terre grouille de vie, la poussière n’est pas vraiment poussière, elle est pleine de vie. Nous sommes faits de poussière d’étoiles. NOUS SOMMES LE COMPOST DU FUTUR 10 . Fissurant le quotidien de Pierre, les « papiers mystères » apparaissent en entête de l’ordre du jour d’une réunion, sur la serviette en papier de son plateaurepas, scotché sur la porte de l’ascenseur ou inscrit à l’intérieur de l’emballage d’un morceau de sucre. Tous ces éléments mettent en évidence l’existence d’une lisière, c’est-à-dire étymologiquement, le bord ou la limite d’un espace. Métaphoriquement, ce topos renvoie à une zone intermédiaire où peuvent coexister deux mondes. En profonde affinité avec la notion d’écotone, il désigne plus précisément ce qui se produit à l’endroit où un écosystème en jouxte un autre. En biologie, l’effet-lisière rend compte d’une « richesse spécifique, supérieure à celle des écosystèmes dont ils constituent la zone de transition 11 -». Perturbé par l’apparition de ces « papiers mystère » (ou « papiers lisière ») à l’orée de son monde, Pierre les montre à Parvati, Mehdi et Lila. Il partage avec elleux cet espace liminaire, ainsi que sa richesse spécifique. Lila, littéralement « au foyer », à élever un jeune enfant, s’empare de l’enquête et identifie les sources écoféministes de ces extraits. La fiction rejoint la réalité. La bibliographie thématique écoféministe fait irruption dans l’univers diégétique de ReSisters tandis que Lila s’imprègne de ces sources. Elle découvre, à l’envers du système patriarcal, technocratique et néo-libéral, une constellation d’autres mondes possibles : Je commençais à entrevoir l’existence d’un univers parallèle, une nébuleuse inconnue, soigneusement cachée au grand public […] maintenant, tout autour du monde ‘nor‐ mal’, un halo de marges scintillait. La réalité se craquelait, des failles apparaissaient, et une lueur d’espoir me parvenait par les interstices. Selon la nomenclature des topoï d’une trajectoire d’émancipation écoféministe, Lila, par son enquête, s’aventure au-delà de la lisière jusque dans le topos de la forêt. Elle arpente une zone perçue comme étant à l’écart ou à l’opposé du monde dit civilisé. Elle explore volontairement les marges, reflétant les propos d’Annik Schnitzler au sujet de la portée politique de la forêt : « [la] hors-la-loi qui se réfugie dans la forêt ne la considère pas comme une simple cachette : elle est aussi l’endroit en marge qui fait perdre à l’ordre établi sa crédibilité » 12 . Le ReSisters. Carte au trésor pour voyages en terres écoféministes 201 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0014 12 Annik Schnitzler, Forêts d’Europe, Paris, Éditions de la Martinière, 2011, p.-185. topos de la forêt est envisagé dans la nomenclature proposée comme un espace où la notion anglo-saxonne de « wilderness » est mise à l’épreuve du texte. Soit parce que les protagonistes humain.es y font l’expérience d’une nature dite « sauvage », soit parce qu’un processus de réensauvagement est en cours. Epuisée par son enquête, Lila s’endort. Par un biais narratif onirico-magique, elle se réveille dans une forêt. La schématisation d’une trajectoire d’émancipation écoféministe en quatre étapes se termine par le topos de la clairière. Ce lieu peut être comparé à un endroit d’où se réorienter totalement, comme si l’on y trouvait une nouvelle boussole éthique et politique grâce à laquelle s’aiguiller. Le topos de la clairière emprunte sa fonction émancipatrice, subversive et contestataire à l’historiogra‐ phie critique féministe portant sur la place et l’usage de la sorcellerie dans les sociétés occidentales, afin de désigner des lieux où des systèmes de croyance décrédibilisés par la pensée technocratique sont réinvestis et réactivés. De manière concrète, le topos de la clairière est un endroit caché, à ciel ouvert, où de nouvelles formes d’intimité et de développement sont rendues possibles. Dans son acception métaphorique et littéraire, ce topos indique un renouvellement ontologique, un endroit où une forme d’empowerment se produit. Perdue dans la forêt, Lila rencontre le personnage de Noé, qui lui annonce : « tu es ici au Refuge. Chez les ReSisters ». Noé décrit d’abord le lieu dans sa dimension matérielle : « un terrain quelque part, plus ou moins en friche, avec quelques bâtiments délabrés, mais encore habitables ». Puis, elle en esquisse les contours politiques : « on accueille les personnes en quête d’une autre vie, celles que le capitalisme patriarcal a blessées comme il a blessé la terre, et qui veulent bâtir un autre monde. On essaie d’appliquer des idéaux écoféministes ». Les personnes qui peuplent et font exister le Refuge cultivent la terre, s’expriment par l’art, construisent des structures légères pour s’y réunir, s’éduquent et s’entraident, fabriquant un tissu de relations de proximité propre à favoriser ce que la sociologue Geneviève Pruvost qualifie d’« entre-subsistance ». En tant que lieu à la fois radical, sécurisant et résilient, le Refuge représente littéralement l’utopie écoféministe, au sens d’un lieu qui n’existe pas mais dont la possibilité permet d’imaginer d’autres rapports à la réalité. À son arrivée au Refuge, Lila est invitée à découvrir une fresque appelée « Si l’écoféminisme était une maison ». Y est représentée une maison aux diverses pièces, qui reconfigurent la notion classique de «-foyer-». Au sous-sol se situe l’espace de la « Reconnexion au Sauvage », associé au nom de Clarissa Pinkola Estes. Au rez-de-chaussée et dans le jardin adjacent, la « Spiritualité 202 Noémie Moutel Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0014 de la terre » est liée aux travaux de Rosemary Ruthford Rueter, la « Pensée postcoloniale » à Vandana Shiva, et l’« Écologie profonde » à Val Plumwood. Au premier étage, l’espace « Sciences alternatives » est placé sous l’égide de Carolyn Merchant et celui du « Partage du travail du care » sous celle de Maria Mies. De la fenêtre de la chambre à coucher flotte l’étendard de l’« Écosexualité ». Dans le grenier sont rangés les « Ecrits précurseurs », où les mots « Révolution » et « Mutation » évoquent l’œuvre de Françoise d’Eaubonne. Cette organisation spatiale des divers courants de la pensée écoféministe investit la maison, et redéploie l’étymologie du mot « foyer ». Provenant « du latin populaire focarium , dérivé du latin classique focus », son origine fait référence à la focalisation, au sens d’un point de vue, d’un endroit d’où émanent et où convergent différentes perspectives. Réunies par l’architecture d’une maison familiale, les chercheuses, psychanalystes, poétesses, écrivaines, philosophes et scientifiques écoféministes deviennent les figures de proue de nouvelles formes de sororité. L’ouvrage ReSisters , par son titre autant que par son contenu, fait le lien entre l’origine française de l’écoféminisme, initialement défini par Françoise d’Eaubonne, et ses nombreuses mutations et adaptations dans la sphère anglo‐ phone. Le premier déchiffrement des lettres qui composent le mot «-resisters-» produit l’effet d’une double erreur, à la fois orthographique et grammaticale : s’il s’agit là du verbe «-résister-», il manque l’accent aigu sur le premier <e>, et la désinence -s, marque des noms pluriels en français, ne peut être affixée à un verbe. Le choix du titre est audacieux et ludique. Il faut quelques connaissances en anglais pour repérer le nom «-sister-», remarquer que le préfixe reindique une réitération, et enfin saisir que le -s du pluriel rime avec solidarité, et bien sûr, sororité. ReSisters propose des voies pour résister ensemble, pour redevenir sœurs (et frères) de la terre et du vivant, des peuples colonisés, ainsi que de tous les êtres assignés à l’exploitation et à la pauvreté. Dans Quotidien Politique , Geneviève Pruvost rend compte de dix années d’enquête dans des lieux alternatifs politisés, à dimension communautaire, où se mêlent les questions de subsistance, de féminisme et d’écologie. Pensé comme une communauté rurale et alternative à petite échelle, le Refuge se caractérise par des traits sociologique et anthropologique similaires à ceux que Pruvost étudie sur le terrain : Une première modalité de l’écoféminisme vernaculaire place au même niveau l’en‐ gagement féministe et l’engagement dans l’entre-subsistance, pensé en termes éco‐ logiques, menant de front toutes ces luttes. […] Ce type d’écoféminisme peut se déployer sur des terres de femmes, dans des collectifs écoqueers, des collectifs vegans féministes, des fermes bio qui affichent leur engagement féministe LGBTQIA+ ou la ReSisters. Carte au trésor pour voyages en terres écoféministes 203 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0014 13 Geneviève Pruvost, Quotidien politique. Féminisme, écologie, subsistance, Paris, La Découverte, 2021, p.-267-268. 14 Constance Rimlinger, Féministes des champs. Du retour à la terre à l’écologie queer , Paris, Presses Universitaires de France, 2024. non-mixité (refuge face aux violences) et se trouve le plus souvent à la campagne pour renouer avec l’économie de subsistance 13 . Plus récemment encore, l’enquête de la sociologue Constance Rimlinger, paru sous le titre Féministes des champs, invite à saisir et à comprendre les utopies concrètes portées par des personnes inspirées des théories et pratiques écofé‐ ministes 14 . Pour celles et ceux qui, comme les personnages de ReSisters, sont en quête de sens et d’un renouvellement de leurs valeurs, qui sont confrontés de diverses manières au néolibéralisme, à l’extractivisme, aux transgressions génétiques et biomédicales, ainsi qu’aux radicalismes nationalistes, l’option qui vise à prendre la clé des champs n’est pas toujours une possibilité. Pour penser le monde au‐ trement, pour prendre conscience de ce qui ordonne nos conditions matérielles d’existence, encore faut-il pouvoir changer de point de vue, passer de l’autre côté du miroir : voilà ce que ReSisters offre comme pistes d’émancipation par la littérature. Les derniers mots du récit sont à la fois performatifs, situationnistes et pragmatiques. Le livre y est nommé en tant qu’objet, et sa propension à favoriser l’émancipation écoféministe y est assumée : Cet objet vous permet de vous connecter au Refuge. Chaque fois que vous le prendrez dans vos mains, vous pourrez vous relier à la communauté de ReSisters et plonger dans ce lieu intime de puissance et d’espoir. Si vous êtes face à un dilemme dans votre travail, votre vie privée, vos engagements, eh bien… Venez construire un bout de monde avec nous, ça pourrait vous aider-! Bonne lecture et… bons voyages en terres écoféministes-! Bibliographie Burgart Goutal, Jeanne et Chapon, Aurore. Resisters, Paris, Tana Editions, 2021. Burgart Goutal, Jeanne. Etre écoféministe . Théories et pratiques , Paris, L’échappée, 2020. Beauvoir, Simone de. Le Deuxième sexe [1949], Paris, Gallimard, 2006. Dajoz, Roger. Précis d’écologie , Paris, Dunod, 1985. François, Anne Isabelle. «-Tant qu’il y aura des forêts. Écriture, parentés et résistances écoféministes-», Ecoféminismes-: récits, pratiques militantes, savoirs situés , revue Itinéraires , 2021-1/ 2022, https: / / journals.openedition.org/ itineraires/ 10288. 204 Noémie Moutel Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0014 King, Ynestra. «-Healing the Wounds-», in Reweaving the World-: the Emergence of Ecofeminism, édité par Irene Diamond et Gloria Orenstein, San Francisco, Sierra Club Books, 1990. Kolodny, Annette. The Lay of the Land. Metaphor as Experience and History in American Life and Letters , Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1975. Le Guin, Ursula K. «-Women/ Wilderness-», in Healing the Wounds-: The Promise of Ecofeminism , édité par Judith Plant, Gabriola Island, New Society Publishers, 1989. Mies, Maria. Patriarchy and Accumulation on a World Scale-: Women in International Division of Labor , Londres, Zed Books, 1986. Millett, Kate. Sexual Politics [1970], Chicago, University of Illinois Press, 2000. Moutel, Noémie. Cartographier des trajectoires d’émancipation écoféministe à partir de l’uvre de Theodore Roszak , Thèse de doctorat, Université d’Angers, 2023, https: / / these s.hal.science/ tel-04502006v1. Ortner, Sherry B. «-Is female to male as nature is to culture-? -», in Woman, culture, and society , édité par M. Z. Rosaldo et L. Lamphere, Stanford University Press, 1974, p.-68-87. Ortner, Sherry B. «-Is female to male as nature is to culture-? -», in Sherry B. Ortner, Making Gender, The Politics and Erotics of Culture , Boston, Beacon Press, 1996. Pruvost, Geneviève. Quotidien politique. Féminisme, écologie, subsistance , Paris, La-Dé‐ couverte, 2021. Rimlinger, Constance. Féministes des champs. Du retour à la terre à l’écologie queer, Paris, Presses Universitaires de France, 2024. Ryden, Kent C. Mapping the Invisible Landscape : Folklore, Writing and the Sense of Place , University of Iowa Press, 1993. Schnitzler, Annik. Forêts d’Europe , Paris, Éditions de la Martinière, 2011. Wilson, Marie. «-Wings of the Eagle-», in Healing the Wounds-: The Promise of Ecofeminism , édité par Judith Plant, Gabriola Island, New Society Publishers, 1989. ReSisters. Carte au trésor pour voyages en terres écoféministes 205 Œuvres & Critiques, XLIX, 1 DOI 10.24053/ OeC-2024-0014