Oeuvres et Critiques
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0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
10.24053/OeC-2024-0017
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Un rouge sang. James Sacré, poète baroque ?
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Nicolas Servissolle
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1 James Sacré, Si peu de terre, tout , dans Affaires d’écriture (Ancrits divers), Saint-Be‐ noît-du-Sault, Tarabuste, 2012, p.-106. 2 Antoine Émaz, « Une simple et compliquée musique humaine », préface à Sacré ( James), Figures qui bougent un peu et autres poèmes , Gallimard, coll. « Poésie/ Gallimard », 2016, p.-13. 3 Jean-Marie Gleize, « Parnasses contemporains », dans Daniel Guillaume (dir.), Poétiques & Poésies contemporaines , Cognac, Le temps qu’il fait, 2002, p.-75. 4 C’est ce que je cherche à démontrer dans ma thèse : Cette inquiétude sans nom. Le moment baroque de la poésie de la fin du X Xe siècle ( Jude Stéfan, Emmanuel Hocquard, James Sacré). 5 Un ouvrage du poète s’intitule justement : Le renard est un mot qui ruse , dans James Sacré, La Nuit vient dans les yeux, Saint-Benoît-du-Sault, Tarabuste, 1996, p.-67-94. 6 James Sacré, La Poésie, comment dire-? , Marseille, André Dimanche, 1993, p.-64. Un rouge sang. James Sacré, poète baroque-? Nicolas Servissolle Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis N’importe quoi le mot rouge-: toute la vie dedans James Sacré 1 Dans « Une simple et compliquée musique humaine », sa préface à Figures qui bougent un peu , Antoine Émaz désigne ce qu’il nomme le « mode interrogatif » et le « mode dubitatif 2 » comme caractéristiques de l’écriture de James Sacré. Le poète fait en effet partie de cette génération qui, ayant commencé à publier dans les années soixante-soixante-dix, met la poésie en crise et s’interroge sur sa puissance et sur son sens, manifestant une inquiétude foncière. Cette inquiétude, celle « du soupçon maintenu, de la question entretenue 3 -», caractéristique de la poésie de la fin du XXe siècle 4 , s’exerce notamment sur le langage, dont la capacité de représentation est mise en doute. Aussi dans l’esprit du poète existe-t-il des mots qui rusent, comme le mot «-renard 5 -», ou le mot « feu » : « S’approcher du feu, faut faire attention-: est-ce qu’on en dit ce qu’on croit dire 6 -? -». Sans doute le mot « rouge » résiste lui aussi à la définition, fait partie de ces mots « dont le Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0017 7 James Sacré, Parler avec le poème , Genève, La Baconnière, 2013, p.-182. 8 James Sacré, Un sang maniériste. Étude structurale autour du mot « sang » dans la poésie lyrique française de la fin du seizième siècle , Neuchâtel, La Baconnière, 1977. 9 Après avoir cité la théorie des trois âges de l’art de Henri Focillon, où le maniérisme s’inscrit entre le classicisme et le baroque, il explique qu’une « conception qui a le mérite d’assurer une synthèse entre l’idée de filiation et celle de rupture (ou tout au moins de variation) s’est récemment fait jour : des théoriciens de l’art ou de la littérature comme E. R. Curtius, avaient attiré l’attention sur un procédé de génération esthétique qu’ils appelaient le “maniérisme”-» ( Ibid ., p.-36). 10 Claude Gilbert-Dubois fait paraître, en 1969, une anthologie en deux volumes - La Poésie baroque, t. I : Du Maniérisme au Baroque (1500-1600), t. II : du Baroque au Classicisme , Paris, Larousse, 1969 - avant de produire un ouvrage de théorie consacré à la notion en 1979, Le Maniérisme. Un formalisme créatif , Paris, PUF. poème ne sait jamais ce qu’ils vont dire », mais, à la différence du mot « feu » ou du mot « renard », James Sacré lui accorde sa confiance, et, plus encore, semble considérer qu’il s’est disséminé dans l’œuvre entière-: Au lieu de se trouver défini de façon précise, une fois pour toutes, le mot « rouge » s’est au contraire défait en de très nombreuses images ou sens possibles et il en va de même pour tous les mots dont le poème ne sait jamais ce qu’ils vont dire ou ce qu’ils vont enfouir dans le bruit de leur silence (si je peux me permettre cet oxymore) 7 . Or, à analyser les différentes isotopies qui croisent celle du mot « rouge », il apparaît que la valeur spécifique attribuée à ce terme se donne à lire comme un trait spécifiquement baroque de l’écriture du poète de la fin du XXe siècle et du début du XXIe siècle. James Sacré, entre Baroque et Maniérisme En 1977, douze ans après son premier recueil, Relation , et trois ans après Cœur élégie rouge , James Sacré fait paraître un travail universitaire intitulé Un sang maniériste , une « étude structurale autour du mot “sang” dans la poésie lyrique française de la fin du seizième siècle 8 ». À une époque où il apparaît nécessaire à la critique de distinguer un moment supplémentaire dans l’histoire des formes 9 , le titre, de même que la désignation périphrastique de la période d’étude concernée, interdisent a priori tout rapprochement avec le Baroque. En effet, bien que le Maniérisme soit né à la littérature après le Baroque, voire même du Baroque, par analogie avec l’histoire de l’art, notamment grâce aux travaux de Claude-Gilbert Dubois 10 , le paratexte, plutôt que d’induire une référence de l’étude au Baroque, suggèrerait plutôt une résistance particulière à son sujet. D’autant que le Maniérisme fait son apparition au moment où « le Baroque perd du terrain », où « son omnipotence est désormais sujette 26 Nicolas Servissolle Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0017 11 Maxime Cartron, L’Invention du Baroque. Les anthologies de poésie française du premier xviie siècle , Paris, Classique Garnier, 2021, p.-176. 12 Ibid ., p. 176-181. Selon la formule de Jean Rousset dans L’Intérieur et l’extérieur. Essais sur la poésie et le théâtre au X V I Ie siècle , Paris, José Corti, 1976 [1968], p.-239-245. 13 Claude-Gilbert Dubois achève sa partie liminaire intitulée « Archéologie d’un mot, genèse d’une idée, histoire des théories » par la question : « Le baroque existe-t-il ? » ( Le Baroque. Profondeurs de l’apparence , Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux, 1993 [Paris, Larousse, 1973], p.-52). 14 Ainsi, Bernard Chédozeau « réunit baroque et maniérisme sous le seul nom de baroque, appelant l’un baroque de persuasion, l’autre baroque de déception » (Michèle Clément, Une poétique de crise. Poètes baroques et mystiques (1570-1640) , Paris, Champion, 1996, p.-52). 15 Claude-Gilbert Dubois, Le Baroque. Profondeurs de l’apparence , op. cit ., p.-51-52. 16 « Le classicisme pourrait être un maniérisme du baroque, ce qui explique l’usage de l’adjectif préclassique utilisé pour déterminer certaines formes du baroque », poursuit en effet Claude-Gilbert Dubois ( Ibid ., p.-52). 17 Maxime Cartron, L’Invention du Baroque, op. cit ., p.-177. 18 Claude-Gilbert Dubois, La Poésie baroque, t.1,-op. cit , p.-20. à caution 11 », dans ce moment de creux où le concept de Baroque est attaqué au profit des poètes et des œuvres que son émergence a contribué à mettre au jour - période qui va, selon Maxime Cartron, de 1968 à 1990, et qui a pu apparaître comme un « adieu au Baroque 12 ». Pour autant, en dépit du doute jeté sur l’existence effective du Baroque 13 , le Maniérisme, dans les années soixante-dix, n’en laisse pas moins de se situer par rapport à lui 14 , de même que, plus paradoxalement peut-être, on explique alors volontiers le Baroque par le Maniérisme-: Par un processus semblable de génération [le maniérisme serait une « imitation créatrice de l’idéal renaissant »], le baroque pourrait bien être un maniérisme du maniérisme, auquel il emprunte quelques thèmes qu’il développe pour son propre compte personnel 15 . Le Maniérisme littéraire, qui se confond bientôt avec l’idée de renouvellement artistique 16 , en finirait presque par perdre tout contenu positif et par se dissoudre avec son aîné dans l’ensemble vague des concepts anhistoriques, au point que l’on est en droit de se demander si sa naissance ne fut pas le symptôme des difficultés rencontrées par la notion de Baroque historique, une fois émancipée du canon classiciste, durant l’après-guerre, voire comme l’un de ses avatars au sein de l’archive - au sens foucaldien du terme - où elle voit le jour. D’ailleurs, note Maxime Cartron, « Claude-Gilbert Dubois ne renie pas le Baroque 17 », citant pour preuve tel passage de son anthologie : « maniérisme et baroque, définis comme des styles, apparaissent comme des nuances à l’intérieur d’une même sensibilité 18 -». Un rouge sang. James Sacré, poète baroque-? 27 Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0017 19 Elles « s’étendent environ de 1969 à 1979 » (Maxime Cartron, L’Invention du Baroque, op.-cit ., p.-178). 20 James Sacré, Un sang maniériste, op. cit ., p.-44. 21 Ibid ., p.-45. 22 Le poète évoque, au sujet de Jean de Sponde, « la poésie “maniero-baroque” » dont il prend l’expression à Damaso Alonso ( Ibid ., p.-13). Ce qui est certain, c’est que, en dépit de l’orientation « maniériste » de l’étude, les auteurs soumis à l’analyse structurale de James Sacré sont bien des poètes considérés comme des poètes baroques : d’Aubigné, Chassignet, Théophile, Sponde et Desportes - à l’exception notable, certes, de Ronsard. On imagine alors que la volonté qui sous-tend l’analyse est d’introduire à une nouvelle lecture de chacun de ces auteurs et d’aider au départ - pour lequel le poète, qui écrit donc dans les « années maniéristes 19 -», reconnaît volontiers un manque de critères opératoires - entre Baroque et Maniérisme. Et pourtant, c’est bien sous l’angle du Baroque, en dépit de l’orientation théorique que le titre suggère, que Ronsard lui-même, dont nous attendions moins encore que les autres l’assimilation, est appréhendé. En effet, quoique James Sacré constate que « certaines grandes voix critiques prononcent assez volontiers le mot “baroque” et le mot “maniériste” à propos de [son] œuvre 20 », il ne donnera lui-même que des exemples en faveur du Baroque. Même, lorsque Marcel Raymond, après avoir analysé la présence du Baroque dans les formes gothiques de l’œuvre du poète de la Pléiade, revient sur sa pensée et la révise en faveur du Maniérisme, dont il est l’un des plus fameux promoteurs, publiant, en 1971, une anthologie intitulée La Poésie française et le maniérisme , James Sacré en contredit la thèse et précise que si le critique a modifié son jugement c’est «-sans toutefois cesser de voir en son œuvre des tendances au baroque, à un baroque redéfini qui n’est plus seulement le “barochus gothicus” dont il parlait d’abord 21 ». On s’attendrait alors à une proposition de redéfinition plus subtile du maniérisme de Ronsard, qui ne se confondrait pas avec ce qui demeure encore du Baroque, mais le débat s’arrêtera là. Or, il en est de Ronsard comme de chaque poète soumis à l’analyse de James Sacré : si le caractère baroque de leur écriture est abordé invariablement au début de chaque partie, soit qu’il le mette en perspective avec l’idée de Maniérisme, soit qu’il les associe dans une même formule 22 , jamais l’opposition n’est véritablement résolue par le poète de la deuxième moitié du XXe siècle. 28 Nicolas Servissolle Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0017 Cœur élégie rouge «-sang-»-: une isotopie sacréenne et baroque Sans doute l’étude de James Sacré cherchait-elle moins, en 1979, à prouver la réalité du concept de Maniérisme, pour laquelle elle semblait pourtant prendre position dans son titre, qu’à enrichir la lecture des poèmes abordés par l’analyse de la présence en eux de l’isotopie lexicale du « sang » - ce que le sous-titre suggérait d’ailleurs en répétant le terme et en dissolvant celui de « maniérisme » dans une périphrase. Répété en pages de garde, le sous-titre insistait sur le mot « sang » en le soulignant à deux reprises au moyen d’une impression en gras. Or, nouveau signe de résistance du poète, peut-être, à l’émergence du Maniérisme, dont il finit par apparaître comme un défenseur paradoxal, le vocable qu’il place au cœur de son étude, étudié « en liaison étroite avec les notions de constance et d’inconstance 23 », de l’intériorité et de l’extériorité 24 , de la continuité et de la disjonction 25 , autant de notions qui, dans la pensée de Jean Rousset, sont typiques du Baroque esthétique, le mot « sang » y est encore mis en relation avec celui-ci, et non avec le Maniérisme pourtant attendu, dès le premier chapitre. Bien plus, ce chapitre liminaire s’achève sur une citation qui renvoie direc‐ tement au Baroque, dont le poète précise qu’il la produit « pour le plaisir 26 », l’expression n’étant, elle-même, pas peu signifiante. Il s’agit d’une réflexion d’Eugenio d’Ors qui, par le rapprochement qu’il opère de la découverte du médecin anglais William Harvey - celle de la circulation du sang dans le corps, rapprochée de celle de l’astronome allemand Johannes Kepler - à «-l’acte créa‐ teur des artistes », fait du sang l’emblème du dynamisme vital caractéristique du Baroque dont la divinité tutélaire est ici Dionysos-: Harvey, ce Kepler de la physiologie, n’accomplit-il point, par la substitution d’une image dynamique au monde fixe et statique, par la découverte de la circulation du suc vermeil dans le corps vivant, un acte semblable à l’acte créateur des artistes, qui, dans leurs toiles ou leurs statues, semblent vouloir déjouer les exigences de la loi de pesanteur par l’accumulation des « formes qui volent ? » Or, dans le sang comme dans le vin, s’agite Dionysos 27 … Le Maniérisme, notons-le, après avoir été évoqué dans les premières lignes du chapitre, a complètement disparu de la réflexion. Dès lors, le «-sang-», objet de l’étude, ne se révèle-t-il pas plus baroque que maniériste-? Un rouge sang. James Sacré, poète baroque-? 29 23 Ibid ., p.-26. 24 Ibid ., p.-27. 25 Ibid ., p.-47. 26 Ibid ., p.-11. 27 Ibid . Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0017 On aurait, certes, tout lieu de le croire dans la mesure où le critique d’art espagnol, aux yeux du poète, par le moyen de cette association, «-ramène[rait] son regard vers le cœur restreint de l’immensité baroque qu’il imaginait 28 ». Le sang n’y est plus seulement associé au Baroque, il se trouve aussi consubs‐ tantiellement lié à l’idée même de « cœur », à la manière des trois termes de l’hypostase divine. Nul doute, en effet, que James Sacré ne cite Yves Bonnefoy en ce sens-: « pour en revenir à notre isotopie “sang” citons cette autre phrase, quelque part, de Bonnefoy : / “Le baroque est, à son plus vif, comme un cœur qui bat, une circulation, pas une effusion pourtant, car la ressaisie fait partie de cet art de l’unité” 29 ». Il renchérit même aussitôt sur le symbole au moyen d’une note qui en précise plus encore les termes, s’il en était besoin-: On rapprochera cette phrase de ceci : « Les édifices baroques, retrouvant la plus grave pensée romane, réunissent tout l’être épars dans les champs ou sur les collines pour le dresser au centre du lieu sa flamme soudain plus vive. De même, et profondément on a dit d’une des églises que le Bernin a données à Rome : elle ressemble à un cœur qui bat 30 -». L’isotopie du « sang » se donnerait donc à lire comme l’essence même du Baroque esthétique. Or, le terme de « cœur », de même que celui de « rouge » avec lequel on le trouve souvent associé dans la poésie de James Sacré, jusque dans certains titres - ainsi de Cœur élégie rouge - sont des vocables fondamentaux de l’écriture du poète. En outre, autant le mot « sang », chez Eugenio d’Ors, devient le symbole de l’art et de l’existence, autant le mot « rouge » semble recueillir tout entier, pour James Sacré, le mystère de la poésie et de la vie : « le mot “rouge” s’est installé, c’est vrai, au centre de mon activité d’écrire. Dans ma vie aussi 31 ». « Le cœur bat, son rouge 32 », est-il également écrit dans Si peu de terre, tout, où se trouve aussi la citation que nous avons placée en exergue à cet article ; tandis qu’ailleurs, il nous est donné à entendre que le mot répondrait enfin de la vérité, de l’authenticité du poème. En tel cas où ce dernier se trouve gratifié, dans une parenthèse comme James Sacré en a la manière 33 , d’un qualificatif péjoratif (« rouge usé »), c’est en effet que le poème est mensonger, trompeur, controuvé, 30 Nicolas Servissolle 28 Ibid . 29 Ibid ., p.-39. 30 Yves Bonnefoy, « La Seconde simplicité », dans L’improbable et autres essais , Paris, Gallimard, coll. « Folio/ Essais », 1992 [Mercure de France, 1980], p. 187-188. Cité par James Sacré, Ibid . 31 James Sacré, Parler avec le poème, op. cit ., p.-180. 32 James Sacré, Si peu de terre, tout , op. cit ., p.-65. 33 En l’occurrence, une parenthèse « précisante » dans la terminologie de Michel Bernier. Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0017 « comme un leurre […] pour faire un mauvais signe au monde », et qu’il languit dans « ses machines de mots 34 ». Le critère est, là encore, la vitalité. De sorte que si le mot « rouge », au même titre que le mot « jardin », appartient à ces termes que le poète considère « solides et sûrs 35 -», c’est parce qu’il demeure vif, parce qu’il est de ces mots qui, contrairement au mot «-renard-», ne rusent pas. Si James Sacré admet parfois quelques réserves quant à la notion de motif structural qu’il trouve réductrice, il avoue son goût pour celle d’ isotopie , que, presque vingt ans après Un sang maniériste , il n’aura pas reniée 36 . La théorie de la psychologie de l’amateur, selon Yves Bonnefoy 37 , trouverait là une preuve supplémentaire de sa pertinence, dans la mesure où tout porte à croire que l’isotopie du « sang », qui innerve selon James Sacré l’ensemble de la poésie baroque, se retrouve aussi dans la sienne, mais distillée à travers les isotopies du «-cœur-» et du «-rouge-», dont il cultive savamment la polysémie 38 . De fait, les termes «-cœur-», «-rouge-», «-sang-» fonctionneraient un peu comme ces mots-clefs (« associational clusters ») qui permettent qu’on lise sous la ligne d’un récit normal (« the literal line of development ») comme une sorte de sens plus profond (ou le thème, mais amplifié) dispersé, se découvrant à la fois par avancées et retours mémorisants dans la lecture de l’œuvre 39 , et que Henry A. Sauerwein isole à travers Les Tragiques , renouvelant les études existant sur le poème, qui avaient alors tendance à n’y voir qu’une œuvre spontanée, et démontrant l’existence d’une autre ligne de sens que celle du sens littéral, travaillant et structurant le texte, quoique plus obscurément. Au sujet de cette lecture, bien que le travail du critique « abouti[sse] à une trop grande simplification de l’œuvre d’Aubigné », sans doute en raison du postulat un peu mécaniste de ces deux lignes de sens parfois concurrentes, quelquefois fusionnant, toujours concomitantes, l’idée n’avait toutefois pas manqué de séduire le poète 40 . Un rouge sang. James Sacré, poète baroque-? 31 34 James Sacré, Si peu de terre, tout, op. cit ., p.-106. 35 James Sacré, La Poésie comment dire-? , op. cit ., p.-111. 36 Ibid ., p.-191-192. 37 Dans « Deux livres sur Caravage », Yves Bonnefoy suggère qu’il faut aimer une œuvre pour la comprendre, et conclut de celui de Berne-Joffroy, contre celui de Berenson : « ce livre est maintenant, en français, l’ouvrage essentiel sur Caravage. Il est aussi, comme le veut son auteur, une importante contribution à une psychologie encore obscure, celle du rapport de l’amateur et de l’œuvre-» ( L’Improbable et autres essais, op. cit ., p.-166). 38 Soit qu’il les considère comme des noms propres, soit qu’il joue sur l’analogie vaste que la couleur et le symbole permettent. 39 James Sacré, Un sang maniériste , op. cit ., p.-72. 40 A la condition, toutefois, que les mots-clés soient «-susceptibles de vie-» ( Ibid ., p.-73). Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0017 À l’occasion du colloque organisé à Pau par Christine Van Rogger Andreucci, James Sacré écrit ce poème qu’il dédie à ses lecteurs, où « le mot aimer » apparaît comme la clé de son intention poétique - ainsi que l’indiquait par ailleurs l’une des parties de La Poésie comment dire -? intitulée «-Écrire pour aimer 41 -»-: Parfois le mot aimer convient, On le sait sans trop pouvoir se l’expliquer, Il semble que cela emporte où c’est comme plus rien Comme plus rien mais pourtant Le plus solide consentement, Ni désastre ni parousie, On n’a que deux mots donnés tout entiers-: je t’aime […] 42 . Or, dans Cœur élégie rouge , trente ans plus tôt, le poète confiait déjà-: Je viens dans l’élégie pour dire avec la simplicité qu’il faut : je t’aime et je le sens bien le rouge de mon cœur est naïf-: L’odeur d’un chemin où sont passées les charretées de foin s’en va-; le rouge devient plus rouge 43 . De Cœur élégie rouge jusqu’à aujourd’hui, le poète ne cessera d’interroger le mot « rouge » et de lui accorder une forme de prééminence dans son œuvre. En 1996, dans un entretien avec Marie Lise Gallon, il suggère qu’on le retrouve « dans tous les mots du poème » et en fait le signe non seulement de son style, mais encore du désir humain, illustrant cette installation du mot dans son écriture et dans sa vie déjà évoquée plus haut, quoiqu’à la manière, cette fois, d’une circulation, celle du sang dans le corps - qui n’est pas sans faire écho au commentaire de d’Ors sur Harvey -, dans une équivalence du poème et du corps, de la circulation et de l’énonciation-: ROUGE. Le rouge qui vient aux joues, au corps. À la fin on devine qu’il y a du rouge (et du comme) dans tous les mots du poème. À force d’être mis avec tant d’autres mots le mot « rouge » dit sans doute que tous sont la marque du désir dans le poème. Le désir qui est peut-être un autre nom de l’énonciation. Or celle-ci ne paraît pas seulement dans le « je » du poème mais bien dans toute la matière de l’écriture, dans le moindre des agencements qui la pétrissent ; l’énonciation qui pétrit le poème, qui le pétrit de 32 Nicolas Servissolle 41 James Sacré, La Poésie comment dire-? , op. cit., p.-153. 42 Cité par Christine Van Rogger Andreucci dans son « Introduction » à Supplément Triages , actes du colloque James Sacré à l’université de Pau, les 17, 18 et 19 mai 2001, Saint-Benoît-du-Sault, Tarabuste, 2002, p.-5. 43 James Sacré, Cœur élégie rouge , Marseille, André Dimanche, 2001 [Paris, Éditions du Seuil, 1972], p.-131. Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0017 désir : l’énonciation qui fait le style du poème : le mot « rouge » est peut-être une marque de mon style. Mais tous les autres mots alors aussi bien dans leurs façons d’être là. Oui tout ça, le désir : parfois dans sa véhémence affirmée, parfois dans ses maladresses qui savent pas dire. Le mot « rouge », tous les autres : le poème, tendre et violent, son impatience et son calcul, soudain tout, rien-: le désir 44 . James Sacré reviendra sur cette importance du mot plus récemment, en 2010, avec Yves-Jacques Bouin, Séverine Recouvrot et Claude Vercey-: « Rouge » est capable en somme de se lier à n’importe quelle notion, sens, symbole ou image, et à toute une gamme de sonorités… on passe facilement du « ou » au « on », au « eau » ; le son « je » contaminé par le rouge le transporte aisément en d’autres rouages phonétiques et de proche en proche, par ressemblances ou par contrastes, en toute autre construction sonore. Je crois avoir pris conscience ainsi que dans mes poèmes le mot rouge, d’une façon ou d’une autre, sémantiquement ou phonétiquement, et aussi par des transports grammaticaux ou rhétoriques possibles, peut rimer avec tous les autres mots, et que tous les mots en fait riment entre eux dans un poème 45 . On comprend alors que le « sang » est un avatar du « rouge » chez James Sacré : si l’un circule dans le Baroque, l’autre se trouve diffusé dans l’œuvre entière. De sorte que l’un et l’autre apparaissent comme des équivalents : le sang maniériste est un rouge baroque . Quant à James Sacré, il a trouvé, dans la poésie des seizième et dix-septième siècles, une écriture qui ressemble à la sienne, à la façon extrême-contemporaine dont Jude Stéfan, un poète appartenant à la même génération, se reconnaît dans Sponde et Chassignet. En témoigne encore la préface qu’il consacre au volume des Poésies complètes de Jean de Sponde-: Tant de poètes du temps passé qui nous font signe dans notre devenir ! Les rencontrer dans la fraîcheur de l’actualité n’est pas toujours facile. Et par exemple Jean de Sponde ? Il faut remercier Alan Boase d’avoir permis et favorisé, par diverses études et éditions de ses œuvres, notre rendez-vous aujourd’hui avec ce surprenant poète. La générosité savante de ses commentaires et ses enthousiasmes ont su tirer d’un oubli de presque trois siècles la force emportée et douloureuse d’une œuvre exceptionnelle 46 . Ainsi, de la même manière que Pound est le contemporain de Properce, dans une conception de la relation aux œuvres passées que Jude Stéfan dit « extrême-contemporaine » - et que l’on peut entendre comme contemporaine Un rouge sang. James Sacré, poète baroque-? 33 44 James Sacré, Parler avec le poème, op. cit ., p.-180. 45 Ibid ., p.-182. 46 James Sacré, « Préface » à Jean de Sponde, D’amour et de mort. Poésies complètes , Paris, La Différence, 1989, coll. « Orphée-», p.-7. Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0017 d’extrêmes dans le temps -, l’œuvre de Jean de Sponde est rencontré par James Sacré dans « la fraîcheur de l’actualité ». En effet, à l’instar de ce que Jean Rousset, à la suite de Thuillier, peut dire des objets de l’histoire de l’art, les poèmes de Sponde constituent pour lui des « objets présents 47 ». Bien plus, le poète semble y voir une œuvre susceptible de « nous [faire] signe dans notre devenir 48 -». Ce que confirme la réponse à la question que lui pose Antoine Émaz, dans le numéro 15 de Nu(e) , en 2001 49 , où James Sacré exprime une forme de reconnaissance envers « les œuvres poétiques (celles de la fin du 16 e siècle et certaines du 17 e ) qui [lui] ont beaucoup donné 50 ». Or, cet intérêt pour la période est lié, chez James Sacré, à ce qui le rattache à la sémiotique : une certaine conception de la grammaire, et notamment d’une grammaire anticlassique, dont il découvre les linéaments chez Jean de Sponde, justement. Une conception anticlassique de la grammaire A Raoul Fabrègues et Paul Le Jéloux, en 1984, James Sacré confie : « j’aime beaucoup les poètes du XVIe siècle. Le français, à la fin du XVIe , est une langue beaucoup plus rythmée, plus heurtée, qui a été un peu oubliée 51 ». Quarante ans plus tard, en 2024, cet engouement ne s’est pas démenti, notamment parce que le Baroque serait « plus soucieux de l’articulation grammatical et rhétorique de la phrase-», bien plus que le Romantisme, par exemple, « qui mettra de plus en plus l’accent sur l’image et la métaphore et peut-être aussi une musicalité plus fluide, moins brusquement ou fortement rythmée 52 -». C’est ce que le poète reconnaissait déjà dans la préface des Poésies complètes de Jean de Sponde, en 1989-: Les poèmes de Jean de Sponde nous rappellent aussi qu’il existe dans l’histoire de la poésie française un fort courant d’écriture qui a su mettre l’accent sur autre chose que l’image. On sait que le romantisme et le surréalisme nous font croire (et les 34 Nicolas Servissolle 47 Jacques Thuillier distinguait l’histoire, qui «-s’occupe du passé -», et l’histoire littéraire ou l’histoire de l’art, qui « s’occupent d’ objets présents qui ont un passé » (« Histoire littéraire et histoire de l’art », Revue d’histoire littéraire de la France , n° 95, 1995/ 7, Presses Universitaires de France, p. 151. Cité par Jean Rousset, « Dernier regard sur le baroque. Petite autobiographie d'une aventure passée-», Littérature , n°105, 1997, p.-111). 48 James Sacré, «-Préface-» à Jean de Sponde, D’amour et de mort, op. cit ., p.-7. 49 «-Tu as écrit Un sang maniériste : cet ouvrage était-il seulement recherche savante, ou bien travail sur une résonance entre ton écriture et le “baroque” ? » (« Langues et le monde qu’on regarde-», entretien avec Antoine Émaz, Nu(e), n°15, mars 2001, p.-11). 50 Ibid . 51 James Sacré, Parler avec le poème, op. cit ., p.-201. 52 Nicolas Servissolle, entretien inédit avec James Sacré. Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0017 poéticiens font chorus) que la poésie c’est d’abord la métaphore. Bien sûr, pourquoi ne pas s’engouffrer dans la déréliction d’écrire en métaphorisant à l’infini : une rose est une métaphore est une rose est une métaphore… etc. Mais cela ne doit peut-être pas empêcher que se poursuive autrement, aussi, l’errance et les enthousiasmes de la poésie dans l’histoire de notre langue. Et par exemple, comme nous y invite Jean de Sponde, du côté des articulations du discours 53 . En quoi Jean de Sponde pouvait-il apparaître, en raison de son travail d’« ar‐ rangement de motifs qui pétrissent toute la consistance de la langue-: sonorité, grammaire, rythmes et sémantisme-», «-comme un précurseur de nos actuelles façons d’écrire 54 -», et notamment de la manière de James Sacré, ce que le poète reconnaît volontiers : « oui, parlant de ce que j’aime dans les poèmes de Jean de Sponde, je parle sans doute de ce que je fais quand j’écris 55 -». Pour ce qui est de la grammaire, elle est, dans l’esprit du poète, loin d’être le symbole de l’académisme ou de la règle, mais, au contraire, le signe de la vie de la langue, à condition d’être « courante ». En effet, retraçant son apprentissage de la grammaire, à travers toute une « activité scolaire (de la maternelle à l’université) », James Sacré évoque la découverte, en sus de la grammaire « utile et discrète (comme il aurait fallu ; comme tous les professeurs disent que la grammaire peut faire) », donnée comme un « moyen de mieux tout comprendre », d’une autre grammaire, à laquelle « s’abandonner », sinon « à forcer dans ses arrangements et ses figures », d’une grammaire qui «-devenait surtout un moyen d’être (ou de ne plus être) à travers les paysages et les mots) », d’une grammaire qui donnait la « capacité d’arranger mal et bien des phrases, puis sauter la palisse, mesurer saccager le carré d’herbe d’un pré voisin… », d’une grammaire à « courir », « comme on court le guilledou 56 ». Cette grammaire « à la fois docile et sauvage » s’oppose à la grammaire scolaire, normative, mais aussi au dictionnaire. C’est, en tout cas, ce que l’on peut lire dans le poème « Traverses » de Cœur élégie rouge , dont le contenu, interprété d’un point de Un rouge sang. James Sacré, poète baroque-? 35 53 James Sacré, «-Préface-» à Jean de Sponde, D’amour et de mort, op. cit ., p.-15-16. 54 Ibid ., p.-13. 55 Nicolas Servissolle, entretien inédit avec James Sacré. 56 James Sacré, La Poésie comment dire-? , op. cit ., p. 111. Voir aussi plus loin : «-au lieu de courir après du sens avec des règles pour bien dire bien en main, c’était courir, fouetté, gourmand de grammaire de plus en plus incertaine elle aussi malgré que ses marques articulatoires se montraient plus visiblement dans l’écriture. Espèce d’affairement quelque peu idiot, mais, pour moi, quelque chose de gagné, j’en suis sûr, contre une poésie trop imbue de ses charmes, de son intelligence ou d’un prétendu savoir hautain ; celle à images par exemple, ou celle encore qui croit disparaître entre du silence et le blanc des pages-» ( Ibid. ). Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0017 57 James Sacré, Cœur élégie rouge, op. cit ., p.-112. 58 Jacques Bousquet, La Peinture maniériste , Neuchâtel, Ides et Calendes, 1964, p.-23. 59 « Si tout ne se donnait à lire qu’à travers cette grammaire utile qu’il fallait apprendre à manier, je découvrais qu’on pouvait aussi s’abandonner à elle, ou bien la forcer dans ses arrangements et ses figures, et même faire à l’occasion des fautes de grammaire : écrire-» ( James Sacré, La Poésie comment dire-? , op. cit ., p.-111). 60 C’est ce que suggère Gwenaëlle Dubost en qualifiant la poésie de James Sacré non d’agrammaticale, mais d’« anormative », ou « hors la norme » (« Une poésie “agram‐ maticale” », dans Christine Van Rogger Andreucci (dir.), Supplément Triages , op. cit ., p.-125). 61 James Sacré, Si peu de terre, tout, op. cit ., p.-129. vue métapoétique, pourrait évoquer quelques poétiques traverses où le poète, un temps, s’est fourvoyé-: Elles furent des chemins inventés pas très loin des fermes. J’y poursuivis mes vaches en pleurant. Le ciel y fut trop près des prairies. Elles menèrent à des lieux perdus, après des buissons-: l’orobanche y envahit les trèfles maigres. Elles nourrissaient les dictionnaires 57 . Volontiers anticlassique, sa conception « ouverte » de la grammaire trahirait, une nouvelle fois, l’orientation baroque de son écriture. Certes, si l’on considère, avec Jacques Bousquet, que le Maniérisme « n’est […] pas caractérisé par une manière, mais bien plutôt par le goût de la manière, nous dirions aujourd’hui : le goût du style 58 », nous serions tentés de le considérer plutôt comme un poète maniériste, d’autant qu’une section de La Poésie comment dire ? s’intitule « Des manières de poète ». Mais nous savons désormais de quoi Maniérisme est le signe. En outre, sa conception du style comme liberté, et non plus simplement comme écart 59 , son invitation implicite à évacuer l’idée de norme 60 , n’éliminent-elles pas l’explication maniériste ? D’ailleurs, que James Sacré compare la grammaire à un vaste champ où courir la poésie, qu’il suggère les voies d’un lyrisme peu audacieux - « chemins inventés pas très loin des fermes » - mollement lacrymal - « j’y poursuivis mes vaches en pleurant » - peut-être idéalisant - « [l]e ciel y fut trop près des prairies » -, où il avoue s’être fourvoyé, en jouant sur une analogie avec la campagne et sur la polysémie, dans un tel contexte, du mot « traverse » - à la fois raccourci et obstacle -, est loin d’être innocent. James Sacré est un poète « de la terre » ainsi qu’il le déclare explicitement dans Si peu de terre, tout ; un poète du monde paysan, voire un poète paysan, ce que suggère le sous-titre « Paysan comme (quatre fois) » ; en tout cas : « Quelque chose entre le mot terre et le mot paysan 61 », comme nous le trouvons écrit dans « Boues séchées, poussières des mots ». Or, si l’on en croit Eugenio 36 Nicolas Servissolle Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0017 62 Eugenio d’Ors, Du Baroque, trad. Agathe Rouart-Valéry, Paris, Gallimard, 2000 [1935], p. 101. Il évoque aussi la prédilection du Baroque pour le folklore, et James Sacré, qui dénonce un certain folklore rural dans Quelque chose de mal raconté , en reconduit paradoxalement l’intérêt pour tâcher d’en approcher la spécificité-: «-Les gestes qu’on peut faire dans l’espace mal délimité des villages / c’est, qu’on dit dans les livres, / les restes défaits d’anciennes coutumes ça n’a plus de sens / […] / la Saint-Jean personne en pète plus pareil sans doute, n’empêche / est-ce qu’autrefois c’était pas déjà de mêmes anciens rites défaits / qu’on faisait la couleur et l’avenir du temps ? » ( Figures qui bougent un peu et autres poèmes , op. cit ., p.-159). 63 James Sacré, La Poésie comment dire-? , op. cit ., p.-137. 64 Michel Collot, « Paysages avec », dans Christine Van Rogger Andreucci (dir.), Supplé‐ ment Triages , op. cit ., p.-15. 65 Christine Van Rogger-Andreucci, «-Introduction-», Ibid ., p.-5. 66 Jean-Claude Pinson, Sentimentale et naïve . Nouveaux essais sur la poésie contemporaine , Seyssel, Champ Vallon, 2002, p.-235. 67 James Sacré, Si peu de terre, tout, op. cit ., p.-65. d’Ors, que le poète aime à citer, voilà encore un trait typique : « Le baroque contient toujours, dans son essence, quelque chose de rural, de paysan 62 -». Bien sûr, James Sacré ne se prive pas de faire également allusion au corps humain, qui serait une préoccupation maniériste, et parfois même crûment, sur le mode blasonnant de Jude Stéfan : « Une aisselle un pli de slip 63 » ; il n’en évoque pas moins la campagne où il est né, les animaux de la ferme, de l’enfance, et surtout le paysage, dont Michel Collot, qui en révèle la dimension éthique, souligne la « place importante et constante 64 », et dont nous savons qu’il est caractéristique du Baroque esthétique, avant d’être constitutif de la sensibilité du Préromantisme, puis du Romantisme. Certes, Christine Van Rogger Andreucci, note que lorsque James Sacré évoque la campagne « [c]e n’est pourtant pas ce “retour au sentiment de la nature” dont parle Yves Bonnefoy qu’on observe ici, car “les grands aspects simples du monde terrestre” préoccupent moins ce poète que les menus gestes quotidiens 65 -»-; mais précisément, l’humilité paysanne de son écriture vient offrir un contrepoint revendiqué à une certaine conception classique de la langue. Pour Jean-Claude Pinson, en effet, ce que le poète laisse affleurer, c’est «-l’envers paysan du beau jardin de la langue française 66 -». Ce serait d’ailleurs sur cette opposition que s’enracinerait son parti pris pour le « sale », le « sali » - termes choisis, à l’instar de « cœur » et « rouge », « parce qu’ils sont vivants ». D’ailleurs, un poème intitulé « Un oiseau (pas longtemps) » note-: « La couleur du cœur est sale 67 -». En somme, lorsque James Sacré défend l’idée d’une langue « sale », c’est autant pour défendre une conception moderne de la langue et de l’écriture que pour dénoncer l’idéologie qui sous-tend cette qualification, pour lutter contre « le mirage d’une langue classique, pétrifiée, Un rouge sang. James Sacré, poète baroque-? 37 Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0017 68 James Sacré, « Langues et le monde qu’on regarde », entretien cit., p. 22. La formule est d’Antoine Émaz. 69 James Sacré, Un sang maniériste, op. cit ., p.-109. 70 James Sacré, Parler avec le poème, op. cit ., p.-183. 71 Ibid ., p.-129-130. 72 Ibid ., p.-130. éternelle 68 », dont il offrirait « l’envers paysan ». Dans Un sang maniériste , déjà, la leçon qu’il tirait de l’étude de l’œuvre de Philippe Desportes était cette « prémonition » qu’il y décelait, « comme le signe d’un savoir que l’œuvre est aussi mortelle et que c’est en cela qu’elle nous est familière et qu’elle nous parle 69 ». Aussi, le mot « rouge », chez James Sacré, s’il est signe de vie, est-il conséquemment signe de mort. Avec lui, la pensée du change gagne le poème, de la même manière que chez Stéfan la réflexion sur la précarité de la vie gagne la poésie-: « Rouge » qui est aussi bien le sang vivant en notre corps que le sang de la blessure qui entraîne la mort, finit par me dire fortement cet autre oxymore biologique que forment, dans leur liaison, la vie et la mort. N’importe quel mot, et pour moi il se trouve sans doute que c’est par le mot «-rouge-» que j’en ai d’abord fait l’expérience, me conduit devant l’énigme de ce mot « mort » qui n’empêche pas le vivant et qui même l’avive tout en l’érodant par longue et continuelle usure ; devant l’énigme du mot « vie » qui permet le travail de la mort. Chaque mot, comme le mot « rouge », est un emmêlement de vie et de mort (un mot qui parle le monde et qui est en même temps un mot-trou dans lequel disparaissent les choses de ce monde) 70 . C’est dans une même perspective que James Sacré recourt au topos littéraire qui associe le geste de la poésie et celui du labour à travers un souvenir d’enfance : Oui, à je sais plus quel âge, mon père m’a fait labourer, les deux grands bœufs, sortis de l’étable, parfois le cheval mis devant, le cliché dit que ça ressemblait à des pages d’écriture ces va-et-vient à l’autre bout de la grand-pièce du Champ d’hommes (je pensais « Chandomme », en voyant dans le mot surtout la longueur du travail à faire, la solitude, et guère d’idée quant à ce qu’allait devenir ces labours) 71 . Bien sûr dénonce-t-il aussitôt l’association comme une rêverie, afin de garantir le lecteur de n’y pas voir la croyance en quelque correspondance néoplatoni‐ cienne (romantique ou symboliste) que ce soit-: Si ça ressemblait à de l’écriture c’était pas plus sans doute que si mon activité avait été tout autre, trier des haricots, manoquer du tabac ou chercher sous les plus belles bouses de vaches, dans les prés, de fabuleux insectes 72 . 38 Nicolas Servissolle Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0017 Pour autant, ses métaphores n’en demeurent pas moins empruntées au monde de la campagne, et il ne peut s’empêcher de relier les deux activités de cultiver et d’écrire à « la même argile originelle 73 ». C’est enfin ce qui explique sa conception de la grammaire, inspirée de Sponde, comme un « arrangement » de rythmes ou de mots, de matériaux divers, où la notion de geste n’est pas loin - geste de poète paysan, geste de poète baroque. Ainsi, à travers l’isotopie du « rouge » et l’importance qu’il donne à ce que Mallarmé a nommé la « syntaxification », James Sacré peut apparaître, au terme de cette étude, comme un poète doublement baroque : d’abord, parce que le mot « rouge » fonctionne dans son œuvre comme le mot « sang » dans la poésie baroque, dont il se donne comme un équivalent ; ensuite, parce qu’il considère que l’écriture poétique est d’abord affaire de grammaire. Or, ce « travail sur la langue » qu’en 1979 Matthieu Bénézet et Philippe Lacoue-Labarthe considéraient comme un signe du temps, et dont ils faisaient remonter l’origine au moment du « désastre » (« [C]’est Baudelaire qui, pour nous, a ouvert la voie. Et Mallarmé, si on sait le suivre. Ou si on a le courage de le suivre de côté 74 -»), James Sacré en situe l’émergence bien en amont, confirmant que le Baroque pourrait bien être le «-creuset de la poésie française 75 -». Bibliographie - Sources Sacré, James. 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James Sacré, poète baroque-? 39 73 Ibid . 74 Matthieu Bénézet et Philippe Lacoue-Labarthe, « L’Intimation », dans Matthieu Bénézet et Philippe Lacoue-Labarthe (dir.), « Haine de la poésie », Paris, Christian Bourgois, coll. «-Première livraison-», 1979, p.-20. 75 Maxime Cartron, L’Invention du Baroque, op. cit ., p.-247. Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0017 Sponde, Jean de. D’amour et de mort. Poésies complètes , éd. James Sacré, Paris, La Différence, coll. «-Orphée-», 1989. - Études Bénézet, Matthieu et Lacoue-Labarthe, Philippe. « L’Intimation », dans Matthieu Bénézer et Philippe Lacoue-Labarthe (dir.), «-Haine de la poésie-», Paris, Christian Bourgois, coll. «-Première livraison-», 1979, p.-9-21. Bonnefoy, Yves. «-La Seconde simplicité-», dans L’improbable et autres essais , Paris, Gallimard, coll. «-Folio/ Essais-», 1992 [Mercure de France, 1980], p.-187-189. 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