Oeuvres et Critiques
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0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
10.24053/OeC-2024-0018
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« Maintenir la blessure ouverte » : un épisode italien de la réception du baroque dans l'oeuvre critique et poétique de Piero Bigongiari (1914-1997)
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Michele Bordoni
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1 L’auteur souhaite remercier le département INCAL de l’UCLouvain et le GEMCA (Group for Early Modern Cultural Analysis) pour le financement reçu pour la révision linguistique de cet article. Il adresse également ses remerciements à Estela Bonnafoux pour la relecture du texte et ses précieux commentaires. 2 Omar Calabrese, L’Età neobarocca , Bari, Laterza, 1987. 3 Piero Bigongiari, Antimateria , Milan, Mondadori, 1972. « Maintenir la blessure ouverte » : un épisode italien de la réception du baroque dans l’œuvre critique et poétique de Piero Bigongiari (1914-1997) 1 Michele Bordoni UCLouvain, GEMCA Compris comme une période de décadence esthétique, comme une constante anhistorique du goût moderne, ou comme une révolution fondamentale dans l’art et la littérature, le baroque en Italie a souvent été un terrain d’affrontements. Des conceptions culturelles et philosophiques résolument différentes se sont ainsi opposées, de l’idéalisme de Croce au néobaroque d’Omar Calabrese 2 . Dans cet article, nous analyserons la manière dont le poète et essayiste Piero Bigongiari (Pistoia, 1914-Florence, 1997) utilise le concept de baroque pour structurer une réflexion stratifiée et complexe sur l’histoire de la modernité et, en particulier, sur sa poétique personnelle. Après un préambule nécessaire sur la carrière poétique de Bigongiari, l’analyse présentera un bref résumé du débat italien sur le baroque dans la première moitié du XXe siècle. En suivant notamment l’hypothèse d’une relation entre deux réflexions, celle de Luciano Anceschi et celle de Bigongiari, nous analyserons le besoin de Bigongiari de retrouver dans le baroque la matrice génétique du groupe dit de l’«-hermétisme florentin-» et de sa propre poésie. Plus précisément, nous nous appuierons sur l’emblématique pour comprendre la genèse de l’hermétisme florentin, et sur la musique et la science baroques pour éclairer la genèse de la poésie de Bigongiari. Enfin, grâce à quelques témoignages textuels des poèmes du poète toscan, en particulier du livre de 1972 intitulé Antimateria ( Antimatière ) 3 , nous mettrons en Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0018 4 Pour une définition de la «-troisième génération-», voir Anna Dolfi, Ermetismo e oltre , Rome, Bulzoni, 1997. 5 Certains de ces textes sont traduits par Antoine Fongaro dans Piero Bigongiari, Bigongiari , traduit par Antoine Fongaro, Florence, Industria Tipografica Fiorentina, «-Collection bilingue de poésie de l’Institut Culturel Italien de Paris-», 1972. 6 Cette réflexion est facilitée par l’obtention de la chaire de littérature italienne en 1965 à l’université de Florence. 7 Enza Biagini, « Préface », dans Piero Bigongiari, La Poesia pensa , éds. Enza Biagini, Paolo Fabrizio Iacuzzi et Anna Dolfi, Florence, Olschki, 1999, p. X I X . En particulier, Biagini compare les intérêts de Bigongiari à des « constellations » benjaminiennes qui font écho les unes aux autres tout en étant éloignées. 8 Certains de ces textes ont également été traduits par Antoine Fongaro dans Piero Bigongiari, Ni terre ni mer, Paris, Orphée/ La Différence, 1994. Pour une réflexion sur la traduction des textes de Bigongiari, voir Antoine Fongaro, « Tradurre Bigongiari: Testo, évidence la continuité entre les productions théorique et poétique de Bigongiari, en notant leur matrice baroque commune. Le contexte italien et Piero Bigongiari La figure de Piero Bigongiari a occupé une place centrale dans la culture italienne tout au long du XXe -siècle. Son premier témoignage poétique remonte au début des années 1940, lorsque paraît La Figlia di Babilonia (1942). À la même époque, Bigongiari publie plusieurs essais critiques sur la poésie de ses contemporains Mario Luzi, Oreste Macrì et Alessandro Parronchi. En outre, avec le critique Carlo Bo, il esquisse certains traits fondamentaux de la nouvelle poésie, dite de « troisième génération 4 -». Avec les recueils suivants Rogo (1952), Il Corvo bianco (1955) et Le Mura di Pistoia (1958) 5 , La Figlia di Babilonia est rééditée dans le recueil Stato di cose de 1960, qui marque un tournant dans sa production poétique. En effet, à partir des années 1960, l’écriture poétique s’accompagne d’une réflexion théorique et critique de plus en plus intense 6 . Au cours de cette période, Bigongiari a développé une théorie « asystématique 7 » de la littérature, fondée sur l’intégration de différentes approches issues des études contemporaines de sémiologie, de linguistique, de critique structuraliste et post-structuraliste, de psychanalyse (en particulier jungienne et lacanienne), ainsi que d’études einsteiniennes et de physique quantique. Les volumes d’essais La Poesia come funzione simbolica del linguaggio ( La Poésie comme fonction symbolique du langage , 1972) et L’Evento immobile ( L’Événement immobile , 1985) ainsi que l’ouvrage posthume La Poesia pensa ( La Poésie pense , 1999) témoignent de cet effort critique, auquel s’ajoute toutefois une vaste production poétique. Les volumes les plus significatifs de cette nouvelle saison sont Antimateria (1972), Moses (1986), Nel delta del poema (1989) et Dove finiscono le tracce (1998) 8 . 44 Michele Bordoni Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0018 poetica, poesia », dans Per Piero Bigongiari, Atti della giornata di studio svoltasi presso il Gabinetto Vieusseux di Firenze il 25 novembre 1994, éd. Enza Biagini, Rome, Bulzoni, 1997, p.-77-88. 9 Massimo Fanfani, « La vicenda del termine “ermetismo” », dans Anna Dolfi (dir.), L’Ermetismo e Firenze. Atti del convegno internazionale di studi , Florence, Firenze University Press, vol.-I, p.-47-59. 10 Francesco Flora, La Poesia ermetica , Bari, Laterza, 1936. 11 En français dans le texte. Enfin, dans la production critique, les volumes consacrés à la critique d’art méritent d’être mentionnés, en particulier l’ouvrage en deux tomes intitulée Il Caso e il caos composée de Il Seicento fiorentino ( Le Seicento florentin , 1975) et Dal barocco all’informale ( Du baroque à l’informel , 1980). L’importante production de Bigongiari, tant sur le plan poétique que critique, se trouve néanmoins réduite par les manuels de littérature à l’étiquette qui désigne la toute première partie de la production du poète toscan, celle de l’« hermétisme florentin 9 -». Le terme « hermétisme » a en effet été utilisé par le critique Francesco Flora dans un livre de 1936 10 pour critiquer les tendances symbolistes de la poésie italienne contemporaine qui, selon lui, était victime d’une dépendance excessive à l’égard d’éléments stylistiques obscurs, d’une fas‐ cination irrationnelle et illogique pour les images de l’altérité et de la recherche d’une musicalité du vers en forte opposition avec la communicabilité du texte. La référence de Flora à Hermès condense intrinsèquement les accusations de détachement de la réalité au profit d’une recherche de l’absolu et de l’idéal, la torsion de la forme dans l’aspiration à l’infini et la mystification du message derrière les contorsions élitistes des poèmes. Bigongiari, tout comme ses associés Luzi et Parronchi, a été identifié comme un « hermétiste florentin » en raison de sa ville d’origine. Cependant, même avec l’enthousiasme de sa jeunesse, la poétique de base de l’hermétisme florentin préconisait un détachement décisif par rapport à une vision anhistorique du poète et proposait en réalité la rénovation éthique de la société à partir d’une rupture avec le langage du régime fasciste. Dans un essai de 1957 consacré à la réception de Hölderlin, Bigongiari a pu expliciter le clivage entre la position critique de Flora et les véritables intentions de l’hermétisme florentin-: Il est assez intéressant, me semble-t-il, que dans la phase de rupture du classicisme fin de siècle 11 du X V I I Ie siècle, c’est-à-dire dans une période encore pleinement établie par la raison […], ma génération, qui a été accusée d’irrationalisme à gauche et à droite, ait pris des mesures pour arriver à une conséquence et à une cohérence fantastiques, que j’ai notamment aimé appeler la non-raison, à travers toute la raison examinée. Il en va ainsi de la quête de ma génération de remonter la « série » historique roman‐ « Maintenir la blessure ouverte » : un épisode italien de la réception du baroque 45 Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0018 12 Piero Bigongiari, « Hölderlin e noi », Poesia italiana del Novecento , Florence, Vallecchi, 1965, p. 276 (« È assai interessante, mi pare, che nella fase di rottura del classicismo fin de siècle settecentesco, cioè in un periodo ancora pienamente istituito dalla ragione […] la mia generazione, che fu accusata di irrazionalismo a destra e manca, abbia preso le mosse per arrivare a una conseguenza e consistenza fantastica, che io per esempio amavo definire non-ragione, attraverso tutta la ragione esaminata. Accade alla ricerca della mia generazione di risalire la “serie” storica romanticismo-illuminismo, quasi ricuperando, con moto inverso, un sentimento solo dietro alle sue ragioni: così come la forma retrograda si alterna alla diretta nella musica seriale »). Toutes les traductions de l’italien vers le français sont les nôtres. Toute exception sera mentionnée. 13 Andrea Battistini, « Préface », dans Daniela Baroncini (dir.), Ungaretti Barocco , Rome, Carocci, 2008, p.-11. tisme-Lumières, presque comme par mouvement inverse, un sentiment n’existant que derrière ses raisons : tout comme la forme rétrograde alterne avec la forme directe dans la musique sérielle 12 . Pour Bigongiari, l’accusation d’irrationalisme portée par Flora et les critiques contre l’hermétisme provient d’une lecture historique erronée du phénomène. Les fondements romantiques puis symbolistes des poèmes de Luzi, Parronchi et Bigongiari ne se trouvent pas dans la volonté de laisser libre cours à l’imagi‐ nation et d’abandonner la raison, mais plutôt dans le désir de présenter une pensée parfaitement logique à travers le sentiment que cette pensée provoque. Dans cet essai, il est possible d’entrevoir la première étape d’une reconstruction des fondements théoriques de l’hermétisme florentin - et de la poésie de Bigongiari - à partir d’un moment historique antérieur au romantisme et aux Lumières, à savoir le baroque. Cette hypothèse se fonde sur certaines références intertextuelles relatives au débat sur l’époque et le concept de baroque en Italie entre les années 1930 et 1950, ainsi que sur la présence croissante de ces références dans la produc‐ tion théorique et poétique de Bigongiari au cours des années 1970-1980. En particulier, en se référant à l’accusation d’irrationalité que Flora formule contre l’hermétisme, Bigongiari montre qu’il connaît bien les antécédents de cette accusation. Francesco Flora était en effet un élève de Benedetto Croce, la figure la plus centrale et la plus critiquée de la philosophie et de l’esthétique en Italie. En 1929, Croce a publié un ouvrage monumental , Storia dell’età barocca in Italia ( Histoire de l’âge baroque en Italie ), dans lequel la catégorie de « baroque » était utilisée de manière négative pour désigner la poésie italienne de l’époque. En conservant un point de vue littéraire exclusivement italocentrique et en se limitant aux formes du XVIIe siècle 13 (tout en restant sourd aux éventuelles résonances avec d’autres époques), Croce définit le baroque comme une ère de 46 Michele Bordoni Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0018 14 Benedetto Croce, « Baroque », Essais d’esthétique , éd. et trad. G. A. Tiberghien, Paris, Gallimard, «-Tel-», 1991, p. 158 (« Dunque, il barocco è una sorta di brutto artistico, e, come tale, non è niente di artistico, ma anzi, al contrario, qualcosa di diverso dall’arte, di cui ha mentito l’aspetto e il nome, e nel cui luogo si è introdotto o si è sostituito. E questo qualcosa, non obbedendo alla legge della coerenza artistica, ribellandosi a essa o frodandola, risponde, com’è chiaro, a un’altra legge, che non può essere se non quella del libito, del comodo, del capriccio, e perciò utilitaria o edonistica che si chiami. Onde il barocco, come ogni sorta di brutto artistico, ha il suo fondamento in un bisogno pratico, quale che questo sia, e comunque si sia formato, ma che, nei casi come questo che si considera, si configura semplicemente in richiesta e godimento di cosa che diletta, contro tutto, e, anzitutto, contro l’arte stessa », Benedetto Croce, Storia dell’età barocca in Italia , Bari, Laterza, 1929, p.-25). 15 Benedetto Croce, « Imprese e trattati delle imprese », Poeti e scrittori del pieno e del tardo Rinascimento , Bari, Laterza, vol. II, 1945, p.-352-365. décadence culturelle, rationnelle et artistique. Un passage qui apparaît dans les premières pages de l’ouvrage est très explicite-: Donc le baroque est une sorte de laid artistique et, comme tel, n’est nullement artistique mais tout au contraire quelque chose de différent de l’art dont il a pris l’aspect et le nom et dans le domaine duquel il s’est introduit et s’est substitué à lui. Et ce quelque chose, n’obéissant pas à la loi de la cohérence artistique, se rebellant contre elle ou la contournant, répond de façon évidente à une autre loi qui ne peut être que celle du bon plaisir, de la commodité, du caprice et, pour cette raison, utilitaire ou hédonistique comme on voudra l’appeler. C’est pourquoi le baroque, comme toutes les espèce de laid artistique, se fonde sur un besoin pratique, quel qu’il soit et de quelque manière qu’il soit formé, mais qui, dans des cas comme celui que nous étudions, se présente simplement comme la recherche et la jouissance de ce qui plaît contre tout, et d’abord contre l’art lui-même 14 . Les accusations de Flora contre les « hermétistes », lorsqu’elles sont juxtaposées à celles de son maître contre l’ère baroque, présentent un certain degré de similitude. L’obscurité de l’hermétisme apparaît ainsi comme l’aspect vingtième siècle de la laideur baroque, et le sentimentalisme (antirationnel) des hermétistes est comparable à l’hédonisme et au caprice de l’ère baroque selon Croce. La position du philosophe napolitain, aussi autoritaire et marquante soit-elle, n’était pas la seule dans le débat sur le baroque. Une première réaction s’est produite dès les années 1930, avec la publication en 1934 de l’étude pionnière de Mario Praz sur les emblèmes, intitulée Studi sul concettismo ( Études sur le conceptisme ). Ce n’est pas un hasard si le volume s’ouvre sur une accusation iro‐ nique à peine voilée concernant le manque de lucidité de Croce dans son analyse des emblèmes 15 et ses efforts pour une compréhension globale de la période : « vains passe-temps de cerveaux oisifs, ils [les emblèmes] proclament l’érudit « Maintenir la blessure ouverte » : un épisode italien de la réception du baroque 47 Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0018 16 Mario Praz, Studi sul concettismo , Milan, SE, 2014, p. 13 (« Vani passatempi di cervelli oziosi , li [gli emblemi] proclama lo studioso serio-»). 17 Luciano Anceschi, Idea del barocco. Studi su un problema estetico , Milan, Nuova Alfa, 1984, p. 12 (« Anche il romanticismo […] col suo storicismo, da un lato, e, dall’altro, con la sua dichiarazione della geniale attività dell’artista libero e unico creatore delle proprie leggi estetiche e morali, avrebbe potuto trovare il senso del Barocco o come momento necessario della storia della cultura o come antecedente plausibile dei propri modi e desideri-»). 18 Ibid ., p.-24. sérieux 16 -». Une autre voix s’est élevée contre cette position anti-baroque, cette fois du côté de la philosophie phénoménologique, celle de Luciano Anceschi. Dans une série d’études consacrées au baroque, le philosophe entreprend de reconstruire l’histoire du concept d’un point de vue radicalement différent de celui de Croce, c’est-à-dire en partant de présupposés historiographiques et esthétiques (et non purement littéraires). Anceschi, en particulier, a eu le mérite d’actualiser les visions de Wölfflin et de D’Ors, en insistant sur la récursivité de la notion de baroque à plusieurs époques. Anceschi insiste notamment sur la proximité entre le baroque et le romantisme-: Même le romantisme […], avec son historicisme, d’une part, et, d’autre part, avec sa déclaration de l’activité géniale de l’artiste libre et seul créateur de ses propres lois esthétiques et morales, aurait pu trouver le sens du baroque, en en faisant soit un moment nécessaire dans l’histoire de la culture, soit un antécédent plausible de ses propres voies et désirs 17 . À cette donnée, déjà importante en soi pour la vision du baroque de Bigongiari, s’ajoute la référence fondamentale d’Anceschi à la proximité entre baroque et XXe siècle. Le baroque, « réaction de l’âme à l’angoisse 18 », s’apparente pour Anceschi à l’époque contemporaine en raison de certains bouleversements structurels, résumés par le philosophe dans les éléments de la nouvelle science, de la nouvelle peinture et de la nouvelle musique-: Si je devais faire une étude sur la véritable essence des formes réelles du baroque, je voudrais commencer par une hypothèse de recherche : prouver si et dans quelle mesure, parmi d’autres ferments différents, la nouvelle doctrine et l’image de l’univers, que la nouvelle science et la nouvelle philosophie […] étaient en train d’élaborer, n’ont pas, par hasard, agi dans ce changement. C’est peut-être la diffusion et presque la montée latente de ce sens qui dérange et perturbe, de ce sens de l’ infini , qui explique 48 Michele Bordoni Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0018 19 Ibid ., p. 28 (« Se io dovessi fare uno studio sull’essenza reale delle forme reali del barocco, vorrei cominciare con un’ipotesi di ricerca: provare se e quanto, tra gli altri diversi fermenti, non abbia agito, per avventura, in questo mutarsi, la nuova dottrina e immagine dell’universo, che la nuova scienza e la nuova filosofia […] andarono elaborando. È forse per il diffondersi e quasi per il latente lievitare di questo senso che turba e inqueta, di questo senso dell’ infinito che si spiegano tante ragioni delle nuove forme: dall’architettura, […], dalla pittura […] alla poesia […] ma soprattutto alla musica nuova »). 20 Ibid ., p. 34 (« Si sa in cosa consista la questione del Barocco; si vuol sapere quel che s’intende quando nel discorso critico ci si serve di questo “segno”: se si tratta di un “simbolo storico” strettamente legato ad una particolare manifestazione dell’arte e della cultura, oppure di una “costante eterna” che trova il suo fondamento in una interpretazione metafisica del reale »). 21 Ibid ., p. 50 (« Con il suo spirito di sistematicità aperta, la fenomenologia sembra in questo caso l’orizzonte più consono-»). tant de raisons des nouvelles formes : de l’architecture […], de la peinture […] à la poésie […], mais surtout à la nouvelle musique 19 . Dans la réflexion d’Anceschi, le baroque se présente finalement plus comme un « signe » que comme une idée récurrente, ou - en suivant Saussure - comme une entité relationnelle entre une constante anhistorique et une incarnation historique précisément énoncée-: On sait en quoi consiste la question du baroque, on veut savoir ce que l’on entend lorsque ce « signe » est utilisé dans le discours critique : s’agit-il d’un « symbole historique-» étroitement lié à une manifestation particulière de l’art et de la culture, ou d’une « constante éternelle » qui trouve son fondement dans une interprétation métaphysique de la réalité 20 -? Cette différence majeure avec la méthode de Croce est résumée par Anceschi dans l’ouverture de sa dernière étude consacrée au baroque : « avec son esprit de systématicité ouverte, la phénoménologie semble dans ce cas l’horizon le plus approprié 21 -». Si l’on considère la production de Bigongiari, il est intéressant de noter l’apparition simultanée des premiers textes critiques et poétiques du poète florentin et des études phénoménologiques d’Anceschi. En particulier, la notion d’«-ouverture-» de la méthode phénoménologique semble se retrouver implici‐ tement dans la déclaration méthodique de la critique hermétique prononcée par Bigongiari dans une étude des années 1960. La nouvelle critique y est comparée et y est assimilée à la critique italienne des années 1930 en raison de cette ouverture-: La critique française […] a établi qu’il ne peut exister de méthode aprioriste de recherche de la vérité ; mais cette méthode n’est rien d’autre que la structuration in re « Maintenir la blessure ouverte » : un épisode italien de la réception du baroque 49 Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0018 de la possibilité même de recherche qui est implicite en elle. La méthode vient ensuite comme la forme même de l’expérience-: la possibilité formelle qu’elle contient 22 . Cette série de similitudes structurelles permet de pousser l’analyse plus loin. Le rapport entre Flora et Croce, avec l’assimilation conséquente de l’hermétisme et du baroque à la laideur et à l’irrationnel, semble ouvrir la possibilité d’un rapport direct entre Anceschi et Bigongiari. En réévaluant le baroque, le XXe -siècle --et en particulier l’hermétisme florentin et la poésie de Bigongiari-- semble également sortir d’une impasse critique limitée par la perspective de l’idéalisme. Dans les paragraphes suivants, en prenant les catégories d’Anceschi comme base d’analyse, nous montrerons les interactions entre la sémiologie, la musique, la poésie, la science baroque et la poétique de Bigongiari. Le symbole et le signe Il existe une continuité entre la vision d’Anceschi du baroque comme « signe » et la réflexion sémiologique de Bigongiari. Ce dernier a commencé ses études sur le signe au début des années 1960, en particulier dans les textes contenus dans le recueil d’essais La Poesia come funzione simbolica del linguaggio 23 . Dans ce volume, la poésie est comprise comme un « symbole polysensoriel », c’est-à-dire comme le processus de signification qui, diachroniquement, se modifie et change en fonction du lecteur. La notion de symbole comme «-polysensoriel-», c’est-à-dire comme « pluralité des sens 24 », avait déjà été explicitée dans un article des années 1930 intitulé La Solitudine dei testi ( La Solitude des textes ) 25 . L’œuvre d’art n’est pas, pour Bigongiari, étrangère au temps qui la produit, mais entretient avec lui des relations qui modifient, selon les moments historiques où elle est lue, son poids dans l’écosystème culturel et littéraire de l’époque. Contrairement à Barthes, Bigongiari insiste sur la « cotangence » de l’histoire et du symbole, de l’histoire et de l’œuvre d’art-: 50 Michele Bordoni 22 Piero Bigongiari, La Poesia come funzione simbolica del linguaggio , Milan, Feltrinelli, 1972, p. 10-11 (« La critica francese […] ha stabilito che non può esistere un metodo aprioristico di ricerca della verità; ma che appunto il metodo non è altro che lo strutturarsi in re della stessa possibilità di ricerca che le è implicita. Il metodo viene dopo come la forma stessa dell’esperienza: la possibilità formale che essa contiene-»). 23 Sur la sémiologie de Bigongiari, et en particulier sur celle de La Poesia come funzione simbolica del linguaggio , nous signalons l’étude très pertinente de Federico Fastelli, « Bigongiari teorico. La poesia come funzione simbolica del linguaggio », dans Anna Dolfi (dir.), L’Ermetismo e Firenze , op. cit. , vol.-II, p.-335-346. 24 Roland Barthes, Critique et vérité , Paris, Seuil, 1966, p. 51 (cité dans Piero Bigongiari, La Poesia come funzione simbolica del linguaggio , op. cit. , p.-11). 25 Piero Bigongiari, «-La solitudine dei testi-», Campo di Marte , 15-août 1938. Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0018 26 Roland Barthes, Critique et vérité , op. cit. , p.-54. 27 Piero Bigongiari, La Poesia come funzione simbolica del linguaggio , op. cit. , p. 11 («-Ma quello che ci lascia perplessi è l’affermazione barthesiana che “l’opera è per noi senza contingenza”; quando ci pare che l’opera sia, al contrario, una continua contingenza, una continua, se vogliamo, cotangenza, un sistema di rapporti che essa ogni volta istituisce non solo con la propria situazione storica di partenza ma con ogni situazione storica di arrivo, o meglio, con ogni situazione di arrivo che in quanto tale diventa storica »). 28 Ibid ., p. 13 (« Ove non esista questa continua complementarietà, sparisce la stessa comunicabilità della comunicazione: i segni tornano natura, che per statuto non signi‐ fica. Ora la storia si pone, in questa dialettica, proprio come la metafora antinaturalistica per eccellenza: e questo distingue la nostra posizione da ogni storicismo, che è invece fondamentalmente naturalistico, anzi direi è l’altra faccia dell’era naturalistica che il mondo ha traversato tra la fine dell’Otto e i primi del Novecento-»). Mais ce qui nous laisse perplexe, c’est l’affirmation de Barthes selon laquelle « l’œuvre est pour nous sans contingence 26 », alors qu’il nous semble que l’œuvre est au contraire une contingence continue, une cotangence continue, si l’on veut, un système de relations qu’elle établit à chaque fois non seulement avec sa propre situation historique de départ, mais avec toute situation historique d’arrivée, ou plutôt avec toute situation d’arrivée qui devient historique en tant que telle 27 . Cette réflexion est le cœur de la thèse de Bigongiari-: la poésie n’est pas une donnée objective, un ensemble d’éléments pouvant être analysés de manière scientifiquement définitive, ni une idée abstraite et irréalisable, mais plutôt une fonction, une dynamique et une processualité, une poièsis . La notion de « fonction », concept issu de la logique mathématique et indiquant la loi de correspondance entre un domaine x et un codomaine y , où chaque élément de x correspond à un et un seul élément de y selon diverses lois propres à la fonction, est un concept relationnel qui s’applique, au niveau littéraire, dans la juxtaposition de la constante du texte et de la variante du lecteur-: Là où cette complémentarité continue n’existe pas, la communicabilité même de la communication disparaît : les signes retournent à la nature, ce qui, par statut, n’a pas de signification. Or, l’histoire se présente, dans cette dialectique, précisément comme la métaphore anti-naturaliste par excellence : ce qui distingue notre position de tout historicisme, qui est au contraire fondamentalement naturaliste, je dirais même qu’il est l’envers de l’ère naturaliste que le monde a traversée entre la fin du X I Xe et le début du X Xe -siècle 28 . Ces réflexions, nettement anti-crociennes, surtout dans la dernière citation, sont suivies, dans le même recueil, par d’autres études principalement consa‐ crées à des thèmes baroques. En particulier, à l’occasion de la réédition enrichie « Maintenir la blessure ouverte » : un épisode italien de la réception du baroque 51 Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0018 29 Enzo Giudici, Maurice Scève poeta della Délie , t.-I, Rome, Edizioni dell’Ateneo, 1965. 30 Mario Praz, Studi sul concettismo , op. cit. , p.-16. 31 Piero Bigongiari, La Poesia come funzione simbolica del linguaggio , op. cit. , p. 41 (« La romantizzazione sentimentale dell’immagine che libera l’emblema dalla sua fissità-»). des Studi sul concettismo de Mario Praz et du volume d’Enzo Giudici intitulé Maurice Scève poeta della Délie 29 , Bigongiari écrit un article intitulé Scève entre Pétrarque et Mallarmé consacré aux emblèmes de la Délie (1534) de Maurice Scève et il renvoie l’épopée du symbole et du signe symboliste et vingtièmiste à une base purement baroque et maniériste. Ce sont précisément les réflexions de Mario Praz qui servent de point de départ aux théories de Bigongiari. L’essayiste romain - qui, dans les années 1930, avait déjà fréquenté à Florence les mêmes cercles culturels que les jeunes hermétistes, comme le café Giubbe Rosse - avait en effet été le premier à reconnaître une fixité allégorique dans la poésie de Pétrarque. Par la suite, cette fixité devint un emblème moral et l’image standardisée d’une vérité immobile 30 . La complication du signe poétique par l’intersection avec le signe iconique pratiquée par Scève permet « la romantisation sentimentale de l’image qui libère l’emblème pétrarquiste de sa fixité 31 ». Dans l’emblème baroque - Bigongiari reconnaît déjà dans Délie les germes de la période postérieure - le signe se rapproche de la puissance du symbole du XXe siècle, en s’ouvrant à une interprétation polyvalente et tout sauf stable. Le long passage que nous citons offre une démonstration efficace de la capacité de Bigongiari à reconnaître les germes de la modernité dans l’époque baroque-: La possibilité pour l’image de se structurer en dessin, c’est-à-dire d’engager le sens de la vue en termes linéaires, d’engager visuellement le lecteur, naît de cette relation entre les arts de la Renaissance qui implique une conversion unitaire au centre et qui, dans la sphère maniériste, s’enferme dans l’emblème dont on usera et abusera précisément à l’époque baroque, au moment, je veux dire, du détachement des arts de leur compétition unitaire, au moment du détournement de sens et, par conséquent, de leur divergence progressive, de la compétition, de la dilapidation qu’implique l’explosion baroque. Alors l’emblème devient moralisant ; bloqué de façon maniériste dans la figure, il se débloque dans les significations qui se multiplient, par rapport au point de vue figural qui reste bloqué […] selon la maniera . Et l’emblème vise alors à la polyvalence du symbole, à la polysémie : c’est-à-dire qu’il ne sort pas de ses possibilités figuratives : le signifiant reste maniériste, pseudo-renaissant, tandis que les significations se compliquent, corrompant ainsi moralement, pluriellement, dans la zone contre-réformée avec le jeu admis de l’ambiguïté, sa possibilité de sens que depuis la Renaissance il portait avec lui comme « unique ». […] Le signifiant éclatera, pour 52 Michele Bordoni Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0018 32 En français dans le texte. 33 Ibid ., p. 39-40 (« La possibilità che l’immagine possa strutturarsi in disegno, cioè impegnare in termini lineari il senso della vista, impegnare visivamente il lettore, esce da quel rapporto tra le arti rinascimentale che ha implicato una conversione unitaria al centro e che in ambito manieristico si blocca in emblema di cui si farà uso ed abuso appunto in epoca barocca, al momento, voglio dire, del distaccarsi delle arti da questo loro concorso unitario, al momento della diversione di senso e, della conseguente, progressiva loro divergenza, della gara, della dilapidazione che l’esplosione barocca implica. Allora l’emblema si fa moralistico; bloccato manieristicamente in figura, si sblocca nei significati che si moltiplicano rispetto al punto di vista figurale che rimane bloccato […] secondo la maniera. E l’emblema mira in tal momento alla polivalenza del simbolo, alla polisemia: cioè non si smuove dalle sue possibilità figurali: il signifi‐ cante rimane manieristico, pseudorinascimentale, mentre si complicano i significati, corrompendosi pertanto moralisticamente, pluralisticamente, in area controriformata col gioco ammesso dell’ambiguità, la sua possibilità di significare che dal Rinascimento si era portata dietro come “unica”. […] Il significante scoppierà, a dir così, e pour cause , quando la seminagione e la diaspora dei significati sarà maturata dall’interno, in tutta la sua ambiguità simbolista-»). 34 L’étude de Giancarlo Innocenti, L’Immagine significante , Padoue, Liviana, 1980, suit l’approche méthodologique de Bigongiari. Ce livre est issu d’un travail de doctorat encadré par Adelia Noferi, la principale spécialiste de Bigongiari. 35 Pour le concept d’iconotexte voir la préface d’Alain Montandon au volume qu’il a dirigé : Iconotextes , Paris, Ophrys, 1990, p. 7. La définition qu’il en donne est la suivante : «-la spécificité de l’iconotexte comme tel est de préserver la distance entre le plastique et le verbal pour, dans une confrontation coruscante, faire jaillir des tensions, une dynamique qui opposent et juxtaposent deux systèmes de signes sans les confondre. » Dans le cas de l’emblème et de la devise, la dynamique de tension entre le plastique et le verbal s’exprime dans les énoncés métaphoriques des mots et des images, ces derniers pris séparément et ensemble. 36 Le concept de « processus emblématique » est développé par Daniel S. Russell, The Emblem and Device in France , Lexington, French Forum, 1985. ainsi dire, et pour cause 32 , lorsque l’ensemencement et la diaspora des significations auront mûri de l’intérieur, dans toute son ambiguïté symboliste 33 . Dans l’histoire des études emblématiques, cette volonté de réconcilier le signe baroque et les théories sémiotiques du XXe siècle est certainement la plus avancée et la plus audacieuse 34 . L’emblème est reconnu par Bigongiari comme le prototype du symbole baroque, le noyau figuratif qui, en se décomposant en ses différents composants, permet une vision fonctionnelle et instable de lui-même. Le rapport entre l’image et le mot dans l’iconotexte 35 baroque, en particulier, met en marche le processus 36 de signification, l’établissement de la fonction du signe et la prolifération interprétative du lecteur. Le signe de la Renaissance se transforme, dans la mentalité emblématique, en un symbole baroque, polyvalent et multiforme. Ce fait est remarquable en soi et implique une reconstruction historique de la poésie moderne à partir de la charge révolutionnaire du baroque. « Maintenir la blessure ouverte » : un épisode italien de la réception du baroque 53 Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0018 37 Piero Bigongiari, La Poesia come funzione simbolica del linguaggio , op. cit. , p. 42 (« Al termine di tale corruzione dell’emblema […] sarà il costituirsi del simbolo mallarméano; ch’è il segno scorporato e geometrico dell’esistenza a cui allude, esso privo di corpo, nel suo fervore mentale e metaforico, cioè traspositivo, mentre proprio, in esso, l’esistenza, divenuta un traslato esemplare, si scorpora e perde la sua problematicità, a dir così, fisica-»). 38 Piero Bigongiari, Il Seicento Fiorentino . Tra Galileo e il Recitar Cantando , Bologne, Cappelli, 1975, p. 7 (« [Il volume] si propone di esaminare in alcuni momenti culminanti o comunque caratteristici la crisi del segno dal barocco all’informale-»). Une autre citation permet cependant de relier la réflexion générale sur l’emblème et la poésie à une correspondance directe entre le symbole baroque et la poésie hermétique. Si l’emblème baroque est en effet perçu dans sa charge dynamique et propulsive, si une fonction poétique et symbolique peut être décelée dans les emblèmes, la poésie du symbolisme de la fin du XIXe siècle est au contraire identifiée comme l’arrêt de la dynamique symbolique-: Au terme d’une telle corruption de l’emblème […] se constituera le symbole mal‐ larméen, qui est le signe désarticulé et géométrique de l’existence à laquelle il fait allusion ; il est dépourvu de corps, dans sa ferveur mentale et métaphorique, c’est-à-dire transpositionnel, alors que précisément, en lui, l’existence, devenue traduction exemplaire, est désarticulée et perd sa problématicité pour ainsi dire physique 37 .- Si le symbolisme de Mallarmé a souvent été associé à la poésie de l’hermétisme florentin, il suffit de rappeler comment, à la base de cette poétique, il y avait, selon la déclaration directe de Bigongiari, un effort pour dépasser le trait logiciste et rationnel du symbole romantique et des Lumières. Il semble qu’en rappelant le parcours qui va de l’emblème baroque au symbole symboliste, Bigongiari indique comment la poésie contemporaine et hermétique est une tentative de récupérer la vitalité du langage poétique compris comme fonction, comme dynamis , propre à l’emblématique baroque. En revanche, dans le volume consacré à la peinture florentine du XVIIe siècle, la recherche généalogique de la culture moderne et contemporaine passe précisément par la crise du signe de la Renaissance : « [le volume] se propose d’examiner, à certains moments culminants ou en tout cas caractéristiques, la crise du signe, du baroque à l’informel 38 ». Le résultat ultime de cette rupture est l’informel, courant pictural qui renonce à la forme et au concept en faveur de la liberté chromatique et de la présence matérielle de la couleur sur la toile. Adelia Noferi, critique perspicace de Bigongiari, a montré comment la métaphore de l’informel se réfère à la fois au 54 Michele Bordoni Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0018 39 Adelia Noferi, « Ipotesi sull’Informale e la poesia della Terza Generazione », Il Gioco delle tracce , Florence, La Nuova Italia, 1979, p. 329. Cet article avait été publié comme préface au volume de Margherita Bernardi Leone, Informale e terza generazione , Florence, La Nuova Italia, 1975. 40 « C’est dans cette valeur agonique et agonistique du mot et du signe que réside la dynamique dialectique de l’informel » (Adelia Noferi, « Ipotesi sull’Informale e la poesia della Terza Generazione-», art. cit., p.-352). 41 Piero Bigongiari, Il Seicento Fiorentino , p. 7 (« [La pittura barocca] è la risposta razionale, in interiore Psyche , alla nuova scienza galileiana e al “recitar cantando” della Camerata de’Bardi-»). 42 Pour une étude récente sur la genèse de la Camerata, voir Lucia Bertolini, Federico Della Corte, Carolina Patierno, Elisabetta Selmi et Elisabetta Tonello, éds., Tecnica, toni e commistione di generi. Dai prodromi del melodramma al 1636 , Milan-Padoue, E-Campus University Press-Padova University Press, 2024. courant pictural et à l’hermétisme florentin dans les réflexions du poète toscan 39 . En particulier, Noferi note que l’hermétisme réagit à la fixité des structures et des significations du lyrisme mallarméen et pétrarquiste par une attention décisive non au fait linguistique, mais à la fabrication du langage 40 , à la recherche de la fonction qui permet à la poésie de réapparaître continuellement sous une espèce symbolique. Cette dynamis du signe est la nouveauté du baroque, qui devient ainsi le moment privilégié d’une vision inédite du XXe siècle. Toujours dans le Prologue de la dyade Il Caso e il caos , Bigongiari souligne la contribution centrale de la musique et de la nouvelle science pour briser la nature unitaire du symbole : « [la peinture baroque] est la réponse rationnelle, in interiore Psyche , à la nouvelle science galiléenne et au “recitar cantando” de la Camerata de’Bardi 41 -». Le discours sur le signe est donc lié à celui de la musique et de la science, avec de forts échos anceschiens. Mais si la crise du signe permet une vision de la poésie hermétique conforme aux principes baroques, la musique et la science seront utilisées par Bigongiari pour reconstruire les fondements épistémologiques de sa poétique. Recitar Cantando La Camerata dei Bardi est unanimement reconnue comme le prodrome théo‐ rique du développement de la musique d’opéra 42 . Elle réunit Giulio Caccini, Emilio de’Cavalieri, Jacopo Peri, Vincenzo Galilei - le père de Galilée et le théoricien le plus important du groupe - et Ottavio Rinuccini. En s’appuyant sur la nécessité de récupérer l’ancienne musique du théâtre antique, leurs réflexions entraînent la création d’un genre entièrement nouveau et purement baroque. C’est précisément ce dernier aspect que Bigongiari met en avant dans son analyse de la rupture du signe pictural au XVIIe siècle, mais aussi dans sa réflexion « Maintenir la blessure ouverte » : un épisode italien de la réception du baroque 55 Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0018 43 Piero Bigongiari, Il Seicento Fiorentino , op. cit. , p. 31 (« Quanto di idea è contenuto nell’emblema tardomanieristico, si fa affetto, sentimento che dall’invisibile e dal dimos‐ trativo favoloso vuol trovare semplicemente un nuovo modo di stare nel mondo-»).- 44 Ibid ., p.-39. 45 Il semble utile de rappeler que, là encore, Mario Praz avait consacré une étude au mélange de la poésie et de la peinture dans les mêmes années ( Mnemosyne. The Parallel Between Literature and the Visual Arts , Princeton, Princeton University Press, 1970-; cf . la traduction française : Mnemosyne : parallèle entre littérature et arts plastiques , trad. Claire Maupas, Paris, G-J. Salvy, 1986). 46 Piero Bigongiari, « Ut poesis pictura », La Poesia pensa , op. cit. , p. 116 (« Nel Seicento fiorentino si ha un vero e proprio rovesciamento di senso nel concetto implicito della famosa analogia oraziana “ut pictura poesis”. Si arriva, nel travaso del fatto poetico in fatto pittorico, a un “ut poesis pictura” »). sur la nature sémiotique des arts, qu’il développe à l’intérieur de l’article « Ut poesis pictura » paru dans les années 1990. En particulier, au lieu de se concentrer sur Vincenzo Galilei, Bigongiari consacre la majorité de ses études au poète et librettiste Ottavio Rinuccini, considéré comme fondamental dans la recréation généalogique de l’hermétisme florentin et de la poésie de Bigongiari elle-même. La réflexion sur le recitar cantando est, comme nous l’avons dit, intrinsèque à la réflexion sur la peinture, impliquant l’idée que, si l’on doit parler de baroque, il faut l’étendre - de manière anti-crocienne - à tous les arts et pas seulement à la littérature. La nouveauté apportée par la Camerata de’Bardi est, conformément au fondement sémiotique de l’analyse, ramenée à un motif sémiotique. C’est, notamment, encore à l’emblème que Bigongiari se réfère : «-ce qui est contenu dans l’emblème maniériste tardif de l’idée devient affection, sentiment qui, de l’invisible et du fabuleux démonstratif, veut simplement trouver une nouvelle façon d’être au monde 43 ». Les « masses d’énergie psychique libérées de l’idée » qui, dans la théâtralisation musicale, prennent mouvement et vie, fonctionnent comme des activateurs de régions psychiques jamais avivées à la Renaissance. En effet, pour Bigongiari, le recitar cantando est en définitive la « découverte de l’intériorité 44 » après une période d’allégorisation et de fixation sur des modèles et des figures de sentiment. Cette vision emblématique de la musique baroque tend à mettre en évidence non seulement la perméabilité du XVIIe -siècle au brassage des arts 45 , mais surtout l’imbrication critique de leurs domaines propres : « dans le XVIIe siècle florentin, il y a un véritable renversement de sens dans le concept implicite de la fameuse analogie horatienne “ut pictura poesis”. On aboutit, dans le transfert du fait poétique au fait pictural, à un “ut poesis pictura” 46 ». Mais si la musique, dans ce cas, se dote des traits distinctifs de la poésie, avec Rinuccini « la poesis perd la caractéristique fondamentale implicite de son être, elle perd son poiein , et se présente comme une reviviscence 56 Michele Bordoni Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0018 47 Ibid ., p. 123 (« Ed è che la poesis perde la caratterisctica fondamentale implicita al suo essere, perde il suo poiein , e si presenta come reviviscenza teatrale-»). 48 Ibid ., p.-137 («-Azioni psichicamente analizzate nella loro suspence -»). 49 Ibid ., p. 143 (« [Il disegno] reagisce come segno, nascente come traccia, che implica nel suo farsi il concettualizzarsi stesso dell’opera nel suo significato occulto, e non più riversando nell’opera, e a detrimento della sua esistenza come mimesi di una realtà, quella rinascimentale, antropocentrica e celebrativa di una certezza che non esisteva più-»). 50 Ibid ., p.-127. 51 Ibid ., p.-147. 52 Ibid ., p.-149. théâtrale 47 ». Les livrets du poète, selon la lecture de Bigongiari, dissolvent l’emblématique en « actions psychiquement analysées dans leur suspens 48 », mettant en évidence non pas tant la valeur conceptuelle de la valeur morale que le pathétisme émotionnel de la voix chantée. Ainsi, par contrecoup, le dessin est intellectualisé : [le dessin] réagit comme un signe, surgissant comme une trace, qui implique dans sa réalisation la conceptualisation même de l’œuvre dans son sens caché. Il ne se déverse plus dans l’œuvre et au détriment de son existence comme mimèsis d’une réalité, celle de la Renaissance, anthropocentrique et célébrant une certitude qui n’existait plus 49 . Le thème de la trace nous ramène à celui de la fonction qui, comme nous l’avons vu dans le paragraphe précédent, est une véritable caractéristique de la critique structuraliste et, selon la reconstruction de Bigongiari, du groupe hermétique. Il semble que la conception que Bigongiari fait du baroque - et du baroque de Rinuccini - n’est pas le fruit du hasard, et repose sur un pari historiographique non négligeable. Il en fait la base des expériences culturelles les plus centrales de l’hermétisme et de sa propre poésie : Leopardi 50 - auquel le poète a consacré de multiples études -, Wagner 51 et le Sturm und Drang 52 . Ces trois références confirment en outre la correspondance de l’hermétisme avec le domaine de la raison dépassée par le sentiment qu’il suscite à la fin du XVIIIe siècle et par l’hypothèse d’Anceschi sur la proximité du romantisme et du baroque. La réflexion sur le baroque ne s’arrête cependant pas à la recherche d’un antécédent à l’expérience de l’hermétisme, mais, plus audacieusement encore, va jusqu’à établir une comparaison précise entre le XVIIe et le XXe siècle. C’est à ce moment-là que la revalorisation du baroque joue un rôle fondamental dans la poétique de Bigongiari. « Maintenir la blessure ouverte » : un épisode italien de la réception du baroque 57 Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0018 53 Piero Bigongiari, Il Seicento Fiorentino , op. cit. , p. 9 (« E questo [il rinnovamento barocco] va di pari passo col dilatarsi fenomenologico dell’universo, che trova le sue premesse nella nuova scienza galileiana-»). 54 Ibid ., p. 10-11 (« [I]l costituirsi progressivo e correlato della prospettiva caotica è il filo che unisce gli ultimi quattro secoli di pittura, a partire dai sussulti della prospettiva euclidea rinascimentale, attraverso il rinascimento “sporco”, cioè attraverso il manierismo, fino al barocco […] e fino appunto alla nuova prospettiva caotica dei contemporanei-»). Le chaos baroque et les perspectives galiciennes Dans la préface du volume d’études consacré aux peintres florentins du XVIIe siècle, Bigongiari suit l’hypothèse d’Anceschi en retraçant les nouvelles découvertes scientifiques à la base de la révolution du goût esthétique baroque. En particulier, du point de vue strictement florentin utilisé par Bigongiari, le rôle le plus important dans ce changement de perspective est celui joué par Galileo Galilei. Les découvertes du physicien et philosophe toscan, principalement liées au renouvellement de la vision et à la décentralisation de la Terre qui en découle, constituent l’élément déclencheur de la nouvelle peinture. Celle-ci, définitivement libérée des canons figés de la réalité emblématique et de la Renaissance, se présente comme la première héritière des nouvelles découvertes sur l’infinité du cosmos : « et il [le renouveau baroque] va de pair avec l’expansion phénoménologique de l’univers, qui trouve ses prémices dans la nouvelle science galiléenne 53 ». On perçoit, notamment, le passage d’une condition d’immobilité à une condition d’énergie en mouvement, similaire à la condition qui s’opère lors de la transition entre fixité sémiotique et pouvoir symbolique: [L]a constitution progressive et corrélée de la perspective chaotique est le fil qui unit les quatre derniers siècles de peinture. Ce dernier a pour point de départ les soubresauts de la perspective euclidienne de la Renaissance, passe par la Renaissance “impure”, c’est-à-dire par le maniérisme, pour atteindre le baroque […] et enfin, précisément, la nouvelle perspective chaotique des contemporains 54 . Ce passage est central et nous permet de comprendre la manière subtile dont Bigongiari lit le baroque, tantôt comme la base indispensable du XXe siècle, tantôt du point de vue des découvertes du XXe siècle. Si, en général, le baroque est considéré comme le précurseur du XXe siècle, ce dernier - dans l’œuvre de Bigongiari-- participe aussi à la redécouverte du baroque. La dimension la plus évidente de cette double lecture est le traitement de la perspective d’Alberti. Partant du principe qu’elle était au centre de la peinture de la Renaissance - même si Bigongiari n’admet pas qu’elle était la seule autorisée - 58 Michele Bordoni Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0018 le critique et poète toscan assimile passage d’une vision anthropocentrique à une vision plus incertaine et glissement de la perspective centrale à une perspective non seulement non géométrique, mais aussi non euclidiennement géométrique. La découverte de la géométrie non euclidienne est une réalisation du XXe -siècle, mais Bigongiari insiste à plusieurs reprises sur la qualité non linéaire de la vision dans le baroque. Par exemple, lorsqu’il évoque le peintre Cecco Bravo (l’un de ses préférés), il déclare : « avec Cecco Bravo, c’est une perspective émotionnelle qui prend le dessus. Les “objets atmosphériques” de Cecco Bravo naissent […] comme des moments de condensation d’un mouvement rotatif qui se dissout à travers des vibrations successives 55 ». Ou encore, toujours à propos du même artiste-: La lumière spatiale de Cecco Bravo place devant la surprise d’un espace immense ou en tout cas indéfinissable, immensurable, la figure surprise dans son élan, qui se mesure dans toutes les dimensions possibles de son propre déchaînement, se recroqueville sur elle-même, explose dans son propre sentiment extrême ou se replie dans sa propre réserve psychologique 56 . Les peintres du XVIIe -siècle sont tous soumis à la même règle, la règle du chaos, extrêmement novatrice : « le pinceau du peintre ne peut revenir en arrière. La loi de la forma formans est liée à l’irréversibilité de la forme agente : sa progressivité se produit ex chao 57 -». Le chaos est une catégorie fondamentale dans la recherche de Bigongiari, tant sur le plan théorique que poétique. Un brillant article d’Adelia Noferi retrace l’importance des études d’Edgar Morin et de Lupasco dans l’élaboration du con‐ cept de chaos 58 . Selon Noferi, il renverrait à l’abîme productif qui, contrairement « Maintenir la blessure ouverte » : un épisode italien de la réception du baroque 59 55 Ibid ., p. 64 (« Con Cecco Bravo subentra una prospettiva emozionale. Nascono gli “oggetti atmosferici” di Cecco Bravo […] come momenti di condensazione del moto rotatorio che si scioglie per vibrazioni successive-»). 56 Ibid ., p.-67 (« La luce spaziale di Cecco Bravo mette davanti alla sorpresa d’uno spazio immenso o comunque indefinibile, immisurabile, la figura sorpresa nel suo slancio, che si misura in tutte le possibili dimensioni del proprio scatto, si raggomitola su di sé, esplode nel proprio sentimento estremo o si ritira nel proprio riserbo psicologico-»). 57 Ibid ., p. 10 (« Il pennello del pittore non può tornare indietro. La legge della forma formans è legata all’irreversibilità della forma agente: la sua progressività avviene ex chao -»). 58 Adelia Noferi, « Ipotesi sull’informale e la poesia della Terza generazione », art. cit., p. 334-345. Les références à Lupasco et Morin sont contenues dans Edgar Morin (dir.), L’Evènement , Paris, École Pratique des Hautes Études, 1972 (Noferi cite la traduction italienne-: Edgar Morin (dir.), Teorie dell’evento , Milan, Bompiani, 1974, p.-153-166). Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0018 au hasard, est au cœur de la nature dynamique de la réalité 59 . Déjà au cours des années 1960, dans l’introduction à l’ouvrage Poeti italiani del Novecento , le chaos jouait un rôle important dans la classification historiographique opérée mise au point par le poète-: L’hermétisme a substitué au néant symboliste, vécu comme un pôle dialectique, […] le silence opposé à la parole : l’“absence” hermétique est plutôt l’absence de langage ; et précisément dans le silence avant le mot a mûri le concept de chaos originel, qui est le monde sans langage, dans lequel le signe naît comme signe d’opposition et acquiert un sens qui décrit son intentionnalité historique 60 . Les recherches des années 1960 et 1970 61 se fondent sur les études consacrées à la peinture florentine et à d’autres œuvres picturales du XXe -siècle. Elles nous permettent de reconstruire la genèse de la relation entre le chaos post-galiléen et le chaos du XXe siècle, en passant par le biais du symbolisme mallarméen. Compris comme dynamis , le chaos est perçu positivement par Bigongiari, et indique le « particularisme des phénomènes du microcosme » ainsi que « l’ambiguïté de la réalité 62 ». Ce dynamisme a été découvert par les peintres et les poètes baroques, qui ont également découvert l’impossibilité, une fois le signe (pictural ou verbal) tracé, de restaurer l’énergie plastique du chaos. À cela s’ajoute donc le hasard, le geste sémiotique qui, par nature, distingue et bloque. Ce n’est pas une coïncidence si les emblèmes figurant sur les pages de titre des livres consacrés aux peintres florentins et à l’art informel font référence à cette dynamique. Si dans le dernier volume, l’emblème [Fig. 1] symbolise le « gouffre du chaos 63 », dans le volume de 1975, c’est un véritable dispositif 60 Michele Bordoni 59 Enza Biagini, « Piero Bigongiari: i “giochi del caso” fra teoria, critica e poesia » Italies , n o 9, 2005, p.-255-281. 60 Piero Bigongiari, Poesia italiana del Novecento , op. cit. , p. 17 (« L’ermetismo sostituì al Nulla simbolista, esperito come polo dialettico, […] il silenzio a cui si oppone la parola : l’“assenza” ermetica è piuttosto assenza di linguaggio; e proprio nel silenzio prima della parola maturò quel concetto di caos originario che è il mondo privo di linguaggio, in cui nasce il segno come segno d’opposizione e acquista un senso che ne descrive l’intenzionalità storica »). 61 Pour une chronologie des acquisitions des peintures baroques de la collection, ainsi que des peintures du X Xe siècle, voir l’excellente étude de Francesca Baldassarri, La Collezione Piero ed Elena Bigongiari. Il “Seicento fiorentino” tra favola e dramma , Milan, Federico Motta, 2004. 62 Enza Biagini, « Piero Bigongiari: i “giochi del caso” fra teoria, critica e poesia », art. cit., p.-162. 63 Riccardo Donati, L’Invito e il divieto. Piero Bigongiari e l’ermeneutica d’arte , Florence, Società editrice fiorentina, 2002, p. 90. Le symbole du chaos est tiré du volume L’escalier des sages ou La philosophie des anciens , à Groningue, chez Charles Pieman, 1686, f. 29 v. Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0018 iconotextuel qui est mis en place par Bigongiari pour expliciter le rapport entre hasard et chaos. L’emblème (en jargon technique, la devise) présente en effet une rose avec la devise P E P U LIT VI R E S C A S U S Q U I ANIM O T U LIT E Q U O (« celui qui persiste dans l’équité vainc le pouvoir du hasard »). Il est tiré d’un jeu de cartes de la Renaissance, probablement parvenu à Bigongiari par le biais d’une reproduction du XIXe siècle [Fig.-2] 64 . Le sens de ce dispositif renvoie au hasard, la rose étant le symbole de l’éphémère, de la caducité (du latin cado , casum ), et s’oppose ainsi à l’image du chaos dans l’exergue du livre de 1980. Sous cette devise, Bigongiari écrit également la phrase suivante (en français) : « un coup de pinceau toujours abolira le hasard ». La référence au coup de dés de Mallarmé, plus qu’évidente, renvoie inévitablement à un report ante litteram des problèmes du symbolisme. En outre, ce report semble rappeler comment, sur le plan historiographique, l’absence de besoin de classification symboliste du baroque a permis une plus grande liberté et un plus grand pouvoir symbolique du signe poétique ou pictural. Fig. 1 : L’escalier des sages ou La philosophie des anciens , à Gro‐ ningue, chez Charles Pieman, 1686, f. 29 v. Fig. 2 : Joseph Strutt, The Sports and Pastimes of the People in England , Londres, Methuen and Co., 1801, p. 264. « Maintenir la blessure ouverte » : un épisode italien de la réception du baroque 61 64 Joseph Strutt, The Sports and Pastimes of the People in England , Londres, Methuen and Co., 1801, p.-264. Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0018 65 Piero Bigongiari, Il Seicento Fiorentino , op. cit. , p. 71 (« Scontrandosi con la Controri‐ forma, da cui queste forme provenivano, ecco che si provoca questa controdeflagrazione formale che ha ingannato fin qui gli storici del barocco,che non si sono accorti di questa “antimateria” seicentesca, né l’hanno annoverata tra i fenomeni nuovi del secolo-»). 66 Piero Bigongiari, « Il non luogo della poesia (1971) », Anna Dolfi (dir.), Nel mutismo dell’universo. Interviste sulla poesia 1965-1994 , Rome, Bulzoni, 2001, p. 18 («-Chiuso con Torre di Arnolfo il ciclo “elementare” di Stato di cose , questo che vi offro è un libro di forze “antielementari”: un libro in cui le cose non stanno-»). 67 Cet aspect est très évident pour deux raisons : la première est d’ordre textuel et la se‐ conde d’ordre paratextuel. Dans les nombreux poèmes du recueil, pour commencer par le premier aspect, il est de fait possible de déceler un ensemble non négligeable de termes appartenant au jargon physique ou chimique, tels que « ultrason infrason » (« Amore », p. 14 ; dans le texte original « ultrasuono infrasuono ») ; « désolation magnétique » (« Temporale a Urbino », p. 19 ; dans le texte original « desolazione magnetica »)-; «-le frémissement de la molécule qui déplace le système » (« Uomini e spettri », p. 70 ; La conflagration entre la perspective non euclidienne et les théories du chaos donne lieu à une phrase d’une très grande densité intertextuelle-: En se heurtant à la Contre-Réforme, dont ces formes sont issues, on provoque cette contre-déflagration formelle qui a trompé jusqu’à présent les historiens du baroque, lesquels n’ont pas remarqué cette “antimatière” du X V I Ie siècle, ni ne l’ont comptée parmi les nouveaux phénomènes du siècle 65 .- Le terme « antimatière » fait référence à la physique subatomique et aux théories du début du XXe siècle, et la juxtaposition avec le baroque s’inscrit dans la volonté de Bigongiari de lire ce dernier à travers le filtre du XXe siècle. La référence aux théories de l’antimatière ne représente cependant que le premier niveau intertextuel. Tout un ouvrage poétique de Bigongiari, publié en 1972 (c’est-à-dire en même temps que ses recherches sur le baroque), s’intitule en effet Antimateria et constitue un véritable tournant dans la production poétique de l’auteur. En effet, dans un entretien de 1971, l’écrivain de Pistoia expliquait comment le passage de sa poésie des années 1960 à celle des années 1970 avait été guidé par un recalibrage substantiel de certaines données factuelles jusqu’alors incontestables, à un « état de fait » (en italien « stato di cose ») apparemment non modifiable : « après avoir clos avec Torre di Arnolfo le cycle “élémentaire” de Stato di cose [ État de fait ], ce que je vous offre est un livre de forces “anti-élémentaires” : un livre dans lequel les faits ne sont pas 66 ». Cette œuvre, véritable réaction au bouleversement baroque du XXe siècle (les choses qui « ne tiennent pas »), est une réponse au problème de l’absence (un thème d’une grande importance déjà dans les années 1930), mais une absence de centralité, de centre gravitationnel. La portée lyrique du recueil n’évoque pas directement des thèmes scientifiques 67 , mais l’absence est donnée sous 62 Michele Bordoni Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0018 dans le texte original « il fremito della molecola che sposta il sistema »)-; « qui sème la grande mort macromoléculaire / indestructible-» («-La mano doppia-», p. 259 ; dans le texte original « chi semina la grande morte macromolecolare / indistruttibile-»). Dans de nombreux cas, il y a un chevauchement entre l’aspect physique et humain, comme dans le poème Il Nife tiene . En effet, «-nife-» est le terme scientifique pour le noyau de la Terre, qui est composé de nickel et de fer, ce qu’exprime la formule chimique NiFe : « le nife tient : ce qui est sur la terre / explose s’évapore devient fou / manque à toute cohésion touche rampe, / mais ne manque pas / de se réaliser le serpent sous la terre / se lève haut rouge sur la joue » (p. 29 ; dans le texte original « Il nife tiene: quanto è sulla terra / esplode evapora impazzisce viene / meno a ogni coesione lambe striscia, / ma non manca / di avverarsi la biscia sotto terra / levarsi alto rossore sulla guancia »). Ailleurs, le même chevauchement humain/ minéral se déploie dans le naturel/ verbal, comme dans Agosto 68 : « la nature s’effrite en insectes / légumes, en spores féroces / du possible, verbal ambigu / entre ses règnes qui meurent en figures » (p. 151 ; dans le texte original « la natura si sbriciola in insetti / vegetali, in spore accanite / del possibile, ambigua verbale / tra i suoi regni che muoiono in figure-»). 68 « La mia casa natale, / arca in mezzo alla polvere / più non rispecchia il mare / venuto a lambirla per vie celesti e irate […] ed ero tutti quelli che scendevano o salivano, / che scendono o salgono, che seguitano a scendere o a salire / e scenderanno e saliranno: / io solo lassù, non so se sceso o salito ma in alto lassù tra lingue d’acqua limacciosa ». 69 « Non sporgerti / dal treno fermo; Nicht hinauslehnen, / c’è cresciuto il bambino troppo piccolo / per sporgersi, col naso sopra e gli occhi / tra Pistoia e Firenze e poco oltre. » 70 « Girano i lari ancora in un viaggio senza ritorno, / forse è un ritorno l’andare senza posarsi, / son veloci radici e non annunciano nulla / i fulmini che volano senz’ali nella tenebra ». les formes du souvenir et de la mémoire, du manque et de la mort. Les neuf sections de l’œuvre de Bigongiari sont en effet toutes peuplées de fantômes, de voyages frontaliers, de situations à la limite du passé et du futur où l’individu se superpose à sa lignée --légère réminiscence de l’ Igitur de Mallarmé. Quelques exemples textuels choisis parmi les nombreux disponibles permet‐ tent de préciser la dimension antimatérielle de la mémoire et de la mort : «-Ma maison natale, / une arche au milieu de la poussière / ne reflète plus la mer / qui est venue la laper par des voies célestes et irisées […] et j’étais tous ceux qui descendaient ou montaient, / qui descendaient ou montaient, qui continuaient à descendre ou à monter / et descendaient et montaient : / moi seul là-haut, je ne sais pas si je suis descendu ou monté, mais tout là-haut parmi les langues d’eau boueuse 68 -» (« Lingua unica », p. 36-37) ; « Ne te penche pas / du train à l’arrêt ; Nicht hinauslehnen, / là grandit l’enfant trop petit / pour se pencher, avec son nez au-dessus et ses yeux / entre Pistoia et Florence et un peu au-delà 69 » (« New York in the dark », p. 57) ; « Les Lares tournent encore dans un voyage sans retour, / peut-être est-ce un retour pour aller sans se reposer, / ils sont des racines rapides et n’annoncent rien / l’éclair qui vole sans ailes dans l’obscurité 70 -» («-Lari in cammino-», p.-79)-; « Les morts et les vivants montent « Maintenir la blessure ouverte » : un épisode italien de la réception du baroque 63 Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0018 71 « I morti e i vivi salgono le scale / che la nafta ha lasciato, un vento freddo / un saliscendi messaggero senza / mani né occhi ». 72 « Pietro! Un grido sulla cascata fa centro / e i morti, i miei morti lo tengono in alto / mentre un’ombra si sbriciola là dentro ». 73 Ibid. , p. 260 (« In verità il poeta ama scendere e salire - invidia per gli uccelli! - tra le frasche più alte e le più basse della sua vita […]. La verticalità non è altro che il senso di una prospettiva interiore: un inganno teso al tempo, con la parola che significa. Descensus e ascensus pesano tra loro come per chi tira su l’acqua col secchio da un pozzo. Altro inganno prospettico, quello spaziale: l’orizzonte, invero, non attesta che un essere qui di quel particolare momento significativo, un essere uguale del diverso, appunto perché diverso-»). 74 « Anche se non la intendi - stai scattando una foto / ai fantasmi qui seduti - e i fantasmi non si alzano / non importa assai di più che il piccolo occhio si / sia aperto, forse sfocato, su di loro… / Veniamo di là, proseguiamo - siamo a ridosso della / frontiera - tra poco ». les escaliers / que le naphte a laissés, un vent froid / un messager qui monte et qui descend sans / mains ni yeux 71 -» (« Naftalm », p. 93) ; « Pietro ! Un cri sur la cascade frappe / et les morts, mes morts le tiennent en l’air / tandis qu’une ombre s’écroule là-dedans 72 » (« Sine titulo », p. 108). Le chaos qui régit cette antimatière est bien exprimé dans les mots de l’avant-propos qui clôt le texte-: En vérité, le poète aime descendre et monter - envie pour les oiseaux ! - entre les branches les plus hautes et les plus basses de sa vie […]. La verticalité n’est rien d’autre que le sens d’une perspective intérieure-: une tromperie étirée dans le temps, avec le mot qui signifie. Descensus et ascensus pèsent l’un contre l’autre comme pour celui qui puise l’eau d’un puits avec un seau. Autre tromperie de la perspective, celle de l’espace : l’horizon, à la verité, n’atteste rien d’autre qu’un être-là de ce moment significatif particulier, un être égal au différent, précisément parce que différent 73 . Le temps et l’espace se retournent l’un contre l’autre dans la parole du poète, oiseau qui monte et descend de branche en branche, mélangeant et transportant des éléments d’une feuille à l’autre, du haut vers le bas, des profondeurs de la mémoire au présent du chant, mêlant l’espace et le temps, les tordant. La présence de fantômes dans Antimateria est une indication de cette attention portée à l’espace-temps, à la superposition einsteinienne de ces dimensions. Nous pouvons évoquer, par exemple, les poèmes de la dernière section, intitulée Trasmutazione , notamment le poème A un tavolo della promenade George V a Mentone (« À une table sur la promenade George V à Menton »), et en particulier les vers : « Même si vous ne le pensez pas - vous prenez une photo / des fantômes assis ici - et que les fantômes ne se lèvent pas / cela n’a pas beaucoup plus d’importance que le petit œil s’est / ouvert, peut-être mal cadré, sur eux… / Nous arrivons par-là, continuons - nous sommes près de la / frontière - dans un petit moment 74 » (p. 252-253). Les oiseaux eux-mêmes, qui peuplent les pages 64 Michele Bordoni Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0018 Nous renvoyons aussi à certains passages du long et dense La Mano doppia ( La Double main ) : « La mort est partout où la vie n’est pas / mais la vie n’est pas partout où la mort n’est pas, / la ligne de l’aiguisage tremble entre ses antonymes, / cependant le sillon - vous savez, il ne divise pas unit » (p. 260. « La morte è dappertutto dove non è la vita / ma la vita non è dappertutto dove non è la morte, / la linea dell’affilo trema tra i suoi contrari, / comunque il solco - lo sai, non divide unisce »). 75 « Son venuti a trovarmi calpestando / la rena del ricordo, semovendo / le pozze della morte cristalline-». 76 Piero Bigongiari, L’Evento immobile , Milan, Feltrinelli, 1985, p. 12. Le texte italien est le suivant: « Anche la repetitio vocale, il vocalizzo che prolunga la dizione del nome nel canto, è un segno che cerca, nel proprio echeggiare, la traccia del ritorno affermativo del nome […]. In questo senso il «recitar cantando», il canto monodico senza contrappunto, è un tentativo di raggiungere nel recitativo l’innocenza primaria della voce nella polifonia che il subconscio tenderebbe a sostituire come pericolo della d’ Antimateria , accomplissent, en animaux psychopompes, une opération de transport du passé vers le présent, ainsi qu’une irruption combinatoire du passé dans le présent. Par exemple, le poème Gabbiani sull’Arno davanti a casa mia (« Mouettes sur l’Arno devant ma maison ») offre dans ses lignes un exemple réussi du mélange du passé, du présent, du temps et de l’espace : « Ils sont venus me rendre visite en piétinant / les sables de la mémoire, en semant / les pactes cristallins de la mort 75 » (p. 132). Les métaphores « sables de la mémoire » et « mares de la mort » sont un excellent exemple du potentiel poétique qu’il y a à lier une essence temporelle (la mémoire) et une concrétisation spatiale et matérielle (la sable), à unir masse et énergie, matière et antimatière. L’importance de ces oiseaux et, en général, des retours thématiques qui font d’ Antimateria un poème plutôt qu’un recueil de poèmes, qu’il faut réciter de manière épique et cadencée, se trouve dans la formulation inépuisable et la modification ultérieure d’une dictée considérée à l’origine comme définitive. Si quelque chose revient, c’est que la décharge d’énergie de son événement n’a pas été complètement épuisée, ou que tout événement, tout signifiant, se donne à une infinité de significations toujours réactivables. Un passage du premier essai préliminaire de L’Evento immobile est très important pour comprendre ce mode de composition-: Même la repetitio vocale, la vocalisation qui prolonge la diction du nom dans le chant, est un signe qui cherche, dans son propre écho, la trace du retour affirmatif du nom […]. En ce sens, le recitar cantando , le chant monodique sans contrepoint, est une ten‐ tative d’atteindre dans le récitatif l’innocence première de la voix dans la polyphonie. L’inconscient tendrait à la remplacer par le danger de la perte de la responsabilité du moi face à l’ actio scenica , qui exige instantanément cette responsabilité de la parole directe, sans écho 76 . « Maintenir la blessure ouverte » : un épisode italien de la réception du baroque 65 Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0018 Nous retrouvons ici, outre le thème de la perte de centralité du sujet, la nécessité de renvoyer à l’ancrage baroque (le recitar cantando ) la nature musicale de sa propre poésie. Les expédients techniques utilisés par le poète pour faire émerger au-dessus et au-dessous de la page une énergie vocale significative sont nombreux et impossibles à répertorier ici. En premier lieu, nous pouvons remarquer les allitérations, comme dans les cas suivants : « iridarsi di spruzzi a primavera / ma per ringavagnare la speranza / occorreva quel vimine, quel verde 77 -» («-8-Aprile 1964-», p.-15)-; «-quanto è lontano non dal cosmo ma / dal ricordo così come si caccia / una ciocca ribelle di sugli occhi 78 » (« Monte pisano-», p. 78) ; « Il singhiozzo del corvo sul terrazzo / davanti al panorama / è pianto dello spazio che non ama / esser diverso dal suo strazio 79 » (« Un panorama peso in se stesso », p. 192) 80 . Les rimes internes, les paronomases et les répétitions sont également intéressantes-: «-Ma, re, mare ch’io non conosco che nel salino, / mare che non distingui e predi e lasci prede, / mare che come un granchio vai di tralice / un re arturiano che non galoppa che di tralice 81 » (« Prés Salés », p. 43). D’autres exemples peuvent être cités : « dove le radici hanno un bianco raccapriccio, / dove finisce il capriccio sul volto più svagato 82 » (« In medio stat viscidum », p. 61) ; « Nel cestino del nastro telegrafico / Morse è aggrovigliato anche il rimorso / un serpe vertebrato all’infinito 83 » (« Il fanciullo gabbiano », p. 87) ; « è disastro anche il crescere di un astro 84 » (« È ora un grido », p. 95). De même, dans les vers « è / selvaggio l’eterno ma anche tenero 85 -» (« Due giorni di viaggio scrutando sul Mar Sottile », p.-143), on note 66 Michele Bordoni perdita della responsabilità dell’io di fronte all’ actio scenica che richiede instantemente tale responsabilità della parola diretta, non echeggiante.-» 77 Les effets phoniques de ces vers en italien ne peuvent être rendus en français. Nous en proposons néanmoins une traduction substantielle : « irisé de gerbes au printemps / mais pour faire renaître l’espoir / il fallait de l’osier, du vert.-» 78 « Comme il est loin non pas du cosmos mais / de la mémoire comme on poursuit / une mèche rebelle sur les yeux.-» 79 « Le sanglot du corbeau sur la terrasse / devant le panorama / pleure l’espace qui n’aime pas-/ être différent de son tourment-». 80 Pour une analyse de ce texte, voir Gilberto Isella, «- Antimateria : le immagini del tempo e del significare-», dans Per Piero Bigongiari , op. cit. , p.-27-39. 81 « Mais, roi, mer que je ne connais pas mais dans le sel, / mer que tu ne distingues pas et proie et laisse proie, / mer que comme un crabe tu vas par treillis / un roi arthurien qui ne galope pas mais par treillis-». 82 « Les racines ont une blancheur glauque, / où le caprice s’achève sur le visage le plus insouciant-». 83 « Dans la corbeille de la bande télégraphique / Morse est empêtré même de remords / un serpent vertébré à l’infini-». 84 «-Le désastre est aussi la croissance d’une étoile-». 85 «-C’est / sauvage l’éternel mais aussi tendre-». Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0018 la recomposition anagrammatique de « eterno » en « tenero ». Enfin, dans certains cas, il semble que le vers soit orienté, dans son déroulement, moins par le sens que le poète veut transmettre que par le signifiant, dans une coprésence impressionnante de figures rhétoriques et de calembours qui rendent la page versifiée dense. Un exemple notable est le poème Alibi dans la sixième section, La Parola insensata ( La Parole insensée ) : « La ruggine di primavera svola / con ali di farfalla sul biancospino: / bianco lo spino che in questa cupa / perfezione ti ferisce l’indice: / che indicava l’universo, maximus / in minimis, nel riverso cole- / ottero che non può volare / e ronza: emette un bronzeo dilagare / di viola perduti, sforzo inane / sulle ali brunine 86 » (p. 197). Une dernière précision concerne le mètre : Antimatiera procède par juxtapositions de poèmes. Des vers courts (jamais, ou presque jamais, très courts) sont suivis de vers très longs, presque prosaïques, qui n’obéissent pas à un cadre métrique classique - conçu comme une violence du signifié sur le signifiant - ni à aucune autre forme canonique reconnaissable 87 . Conclusion Cet article a analysé les multiples interactions entre le baroque et le XXe siècle de Piero Bigongiari. Loin de considérer cette analyse comme exhaustive, nous avons émis l’hypothèse selon laquelle le baroque - en particulier la peinture, la musique et la science - agit comme l’agent premier et fondamental de la crise du signe poétique placé au centre de la poétique et de la critique de Bigongiari. L’asystématicité de l’intellectuel toscan, même si elle s’accompagne d’une série de renvois internes à cette masse de pensée, a rendu le siècle de Galilée presque inséparable du XXe siècle, créant une série de chevauchements difficilement séparables entre recitar cantando -musique sérielle, physique ga‐ liléenne-physique subatomique, peinture baroque-peinture informelle. Plutôt qu’une faiblesse, cette lecture contemporaine du baroque permet de comprendre sa présence dans l’œuvre de Bigongiari au même titre que des expériences moins lointaines. C’est pourquoi cet article n’a pas insisté sur le côté textuel de l’analyse : trop de références sont évoquées simultanément dans les poèmes « Maintenir la blessure ouverte » : un épisode italien de la réception du baroque 67 86 « Le mildiou printanier vole / avec des ailes de papillon sur l’aubépine : / blanche l’épine qui dans cette lugubre / perfection blesse votre index : / qui a indiqué l’univers, maximus / in minimis, dans la loutre retournée qui ne sait pas voler / et qui bourdonne : elle émet un flot de bronze / de violettes perdues, effort inepte / sur des ailes brunes ». 87 Cette question est abordée dans les dernières pages de l’essai Piero Bigongiari, « Dal simbolo simbolista al segno, dal segno al simbolo linguistico », L’Evento immobile , op. cit. , p. 57. En particulier, Bigongiari dialogue ici avec Stefano Agosti, Il Testo poetico , Milan, Rizzoli, 1972, p.-39-42. Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0018 de Bigongiari, et distinguer l’influence d’un Marino ou d’un Rinuccini de celle d’un Leopardi ou d’un Mallarmé dans le système de dynamiques et d’énergies de Bigongiari semblait de peu d’utilité 88 . C’est pourquoi, plutôt que d’insister sur la relation directe entre les poèmes de Bigongiari et la littérature baroque, cet article a préféré retracer le préambule épistémique qui sous-tend toute la réflexion du poète toscan. Le problème du signe, en particulier, a été au cœur de la correspondance entre le baroque et le XXe siècle, tant pour la question de l’emblématique que pour celle de la musique, de la peinture et de la science. En somme, pour étayer les hypothèses de Bigongiari sur la proximité entre l’hermétisme baroque et florentin, le XXe siècle et les propres poèmes de Bigongiari, s’est imposée la question du symbole comme activité du langage, comme énergie, comme dynamis et comme chaos. Avec cette approche symbolique, la poésie du XXe siècle - et avec elle le baroque - s’est détachée des cristallisations théoriques de Croce et de l’idéalisme italien, en proposant une lecture différente et renouvelée de sa propre poéticité-: J’ai publié un livre sur le X V I Ie siècle florentin. Le X V I Ie siècle est, selon moi, le premier siècle moderne. C’est le siècle qui, sortant du maniérisme et de la complétude de la Renaissance, a proposé le sens de l’ambiguïté comme double aspect d’une même chose. […] Les grands portraits du Titien ou de Raphaël représentent des hommes qui ne peuvent être divisés en deux, pour ainsi dire. Le sens de la rupture est apparu lors de la crise d’identité du X V I Ie siècle, qui est la crise du moderne dans laquelle nous nous trouvons encore aujourd’hui. Le portrait de la Renaissance était un effort pour maintenir ensemble les possibilités d’un sens unitaire, malgré l’incroyable pluralité du moi. Le X V I Ie siècle, en revanche, consiste à maintenir la blessure ouverte, à ne pas la considérer comme guérie avant l’heure, quand elle n’est pas incurable 89 . 68 Michele Bordoni 88 Une comparaison entre l’imagerie baroque allégorique, fabuleuse et mythologique et les poèmes de Bigongiari (en particulier dans les recueils Moses et Col dito in terra ) a été proposée par Oreste Macrì, Studi sull’ermetismo. L’enigma della poesia di Bigongiari , Lecce, Milella, 1987, p.-80-81. 89 Piero Bigongiari, Nel mutismo dell’universo , op. cit. , p. 262-263. Ces mots sont tirés d’une interview réalisée en 1997 (« Ho pubblicato un libro sul Seicento Fiorentino. Il Seicento, secondo me, è il primo secolo moderno. È il secolo che, uscendo dal manierismo e dalla compiutezza rinascimentale, propone il senso dell’ambiguità come doppio aspetto della stessa cosa. […] I grandi ritratti di Tiziano o Raffaello raffigurano uomini che non possono essere divisi in due, per così dire. Il senso della rottura è sorto lungo la crisi d’identità del Seicento, che è la crisi del moderno in cui ci troviamo ancora oggi. Il ritratto rinascimentale era lo sforzo di tenere assieme le possibilità d’un significare unitario, nonostante l’incredibile plurisenso dell’io. Il Seicento, invece, vuol dire tenere aperta la ferita, non considerarla rimarginata prima del tempo, quando non sia immedicabile »). Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0018 Bibliographie - Sources L’Escalier des sages ou La philosophie des anciens , à Groningue, chez Charles Pieman, 1686. Anceschi, Luciano. Idea del barocco. Studi su un problema estetico , Milan, Nuova Alfa, 1984. Bigongiari, Piero. «-La solitudine dei testi-», Campo di Marte , 15-août 1938. Bigongiari, Piero. Poesia italiana del Novecento , Florence, Vallecchi, 1965. Bigongiari, Piero. Antimateria , Milan, Mondadori, 1972. Bigongiari, Piero. La Poesia come funzione simbolica del linguaggio , Milan, Feltrinelli, 1972. 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