eJournals Oeuvres et Critiques 49/2

Oeuvres et Critiques
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0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
10.24053/OeC-2024-0020
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2025
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Présences du baroque dans l'oeuvre d'Yves Bonnefoy

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Iulian Toma
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1 Texte prononcé au colloque et repris dans Daniel Lançon et Patrick Née (dir.), Yves Bonnefoy. Poésie, recherche et savoirs , Paris, Hermann, 2007, p.-119-139. 2 Ibid. , p.-128-129. Présences du baroque dans l’œuvre d’Yves Bonnefoy Iulian Toma Université de Chypre En août 2006, lors d’un colloque qui s’est tenu à Cerisy-la-Salle en présence du poète sur le dialogue qu’entretient l’œuvre d’Yves Bonnefoy avec différents champs de savoir, l’historien de l’art Pierre Schneider rappelait quelques élé‐ ments constitutifs de son discours sur l’art (la méfiance envers les concepts traditionnels, la philosophie de la présence , la notion de compassion ) pour ensuite commenter ses écrits sur Goya, Giacometti, Delacroix, Manet. Au vu du caractère englobant du titre de l’intervention dont elle est tirée, « Yves Bonnefoy et l’histoire de l’art 1 », cette liste, qui n’inclut aucun représentant du baroque, mouvement dont on sait à quel point il occupe le poète, rend à première vue perplexe. Cette inadéquation, qui n’a rien d’un oubli cependant, résulte de la prise en compte délibérée par Schneider de ce pan seulement de la réflexion de Bonnefoy sur l’art qui concerne la modernité-: L’histoire de l’art selon Yves Bonnefoy coïncide dans ses grandes lignes avec l’histoire de l’art « classique » aussi longtemps que l’alliance entre l’infini divin et la finitude humaine fonctionne. Elle s’en sépare à partir du moment où Dieu se retire, entraînant avec lui la signifiance venue du fond, et contraignant l’homme en quête d’une nouvelle altérité assez radicale pour enflammer son désir de l’Un, son besoin de Sens, à se tourner vers son prochain 2 . C’est l’interaction de Bonnefoy avec ce nouveau départ de l’art, causé par le recul de la foi, qui semble retenir l’attention de Schneider. Certes, le silence du divin n’est pas étranger à la création baroque, mais la crise qu’il déclenchera n’y est qu’entrevue, d’où probablement la décision de Schneider de ne pas s’y référer. Cette exclusion apparaît presque comme une invitation à revisiter la Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0020 3 Yves Bonnefoy, Rome, 1630 , Paris, Flammarion, collection « Champs », 2012 [1994], p.-34. 4 Ibid . 5 Ibid . relation de Bonnefoy avec le baroque, ce qui ne peut se faire qu’à travers une lecture où poèmes et essais s’éclairent réciproquement. Le regard porté par Bonnefoy sur le baroque se situe au croisement de son intérêt pour l’histoire de l’art et de sa philosophie de l’acte créateur. Des essais tels que « La seconde simplicité » (1961), « L’architecture baroque et la pensée du dessin-» (1965), Rome, 1630-: l’horizon du premier baroque (1970), L’Arrière-pays (1972) témoignent de sa réflexion soutenue, réverbérée aussi par quelques-uns de ses poèmes, sur le renouveau de l’art qui s’opère dans les premières décennies du XVIIe siècle. C’est en historien de l’art, en poète et en « voyageur » que Bonnefoy livre sa lecture du baroque. Il possède à la fois l’érudition, la science de l’historicisation, la capacité d’accéder à la singularité des œuvres (formes, couleurs, techniques, matériaux…), l’art de l’ ekphrasis et celui du récit de voyage. Le baroque que l’on trouve dans les écrits de Bonnefoy est essentiellement celui des peintres, des architectes et des sculpteurs. Caravage, Cortone, Du‐ quesnoy, Bernin, Borromini, Poussin, ces noms rattachés de manière plus ou moins manifeste à l’histoire du mouvement font partie de ceux qu’il convoque régulièrement lorsqu’il interroge ce phénomène artistique. Quant à la littérature et à la musique, la place qu’elles occupent dans l’univers des manifestations du baroque retenant son attention demeure quelque peu marginale. La poésie du XVIIe siècle, à l’exception notable des Stances à l’Inconstance d’Étienne Durand, reste hors du champ de la réflexion de Bonnefoy sur la modernité et les prémices de celle-ci. Un passage de Rome, 1630 semble indiquer la raison de cette absence : se référant au terme « baroque », pris dans l’acception particulière qu’il lui confère, il considère « qu’on ne pourra plus appliquer ce mot a tous les travaux d’une époque, ni même à des esprits qu’on a rapprochés du Bernin-», « ainsi certains poètes de France », ajoute-t-il entre parenthèses 3 . Figure emblématique du baroque romain, encore que Bonnefoy tienne certaines de ses œuvres pour extérieures à l’esprit du mouvement, Bernin n’aurait rien en commun avec ses contemporains français du monde des lettres, malgré quelques apparences. S’il illustre le paradigme baroque par la référence à Bernin, c’est parce que celui-ci a su retrouver « les clefs du hic et nunc - de l’expérience de rédemption promise, ici, maintenant, à la personne, absolue, unique - ce que le monde grec n’avait pas et qu’avait méconnu la Renaissance italienne 4 -». Son art « déploie la durée humaine mais en même temps la recourbe, comme en spirale, dans l’unité du divin 5 -». Ce qui définit le baroque, selon Bonnefoy, c’est 102 Iulian Toma Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0020 6 Ibid . 7 Yves Bonnefoy, Dessin, couleur, lumière , Paris, Mercure de France, 1995, p.-19. 8 Ibid., p.-20. 9 Ibid . 10 Ibid. , p.-9. 11 Ibid. , p.-11. la capacité de manifester la conscience de la finitude à travers des formes qui rendent perceptible en même temps l’intuition de l’infini. Or, les poètes français du temps de Bernin ne feraient que « ressentir le néant […], sans accomplir sa transmutation en présence 6 -» ; la tension spécifique à laquelle on reconnaît l’expérience baroque - la quête d’une synthèse féconde entre la conscience d’appartenir à l’ ici et la nostalgie de l’unité perdue - leur resterait étrangère. Ouvrant son livre Dessin, couleur et lumière , l’essai éponyme consacré à Étienne Durand rend plus explicite le doute de Bonnefoy concernant le caractère authentiquement baroque de la poésie d’un Viau, d’un Aubigné, d’un La Ceppède, d’un Chassignet ou d’un Lazare de Selve. Certes, « la hantise de l’illusoire est partout présente, dans la rime innombrable de ces années », mais, constate-t-il, « bien souvent l’idée que tout passe n’induit, classiquement, qu’à des carpe diem faciles » et les poètes « ne pensent l’impermanence que de façon négative » 7 . Le conflit entre la réalité d’un monde fuyant et l’appel de la transcendance n’aurait chez eux d’autre issue que la résignation. N’échapperaient à cet écueil que Durand, dont la poésie « semble avoir mûri par brusque illumination », et « peut-être » Malherbe, « qui lui aussi a pris conscience de ce que nous appelons aujourd’hui le primat du signifiant » et qui rêvait d’ériger la « forme stable » d’une langue standardisée, taillée « comme ce jardin à la française », en rempart contre l’inconstance et la vacuité ; et ce, quitte à « chasser la véritable nature loin des lieux de parole », au prix autrement dit d’une mise à l’écart du sensible 8 . Aux yeux de Bonnefoy, le baroque par excellence reste Durand : « Durand est seul. Aussi seul dans sa poésie […] qu’il l’aura été dans sa mort 9 -». Ce qu’il trouve de singulier chez le poète roué vif et brûlé en place de Grève, c’est d’avoir énoncé « la découverte que sont illusoires les objets que l’on croyait garantis par le savoir ou l’amour » et le « vertige qui prend l’esprit quand il voit cette découverte, cette dévastation de l’ordre du monde, s’étendre jusqu’à Dieu même 10 -». Cette crise de l’esprit pressentie d’abord dans Méditations prendrait dans « Stances à l’Inconstance » une forme bien plus manifeste et conduirait à une réflexion sur le langage d’une étonnante modernité. Car pendant qu’il ferait le constat que « l’incessante métamorphose de ce que l’on tenait pour les données stables de l’ordre et du sens du monde 11 » constitue la seule Présences du baroque dans l’œuvre d’Yves Bonnefoy 103 Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0020 12 Ibid. , p.-13. 13 Ibid. , p.-14. 14 Ibid. , p.-18. 15 Ibid. , p.-22. 16 Ibid. 17 Yves Bonnefoy, Rome, 1630, op. cit. , p.-108. certitude, Durand postulerait que l’image que nous avons de la cohérence de l’univers réside dans les mots, « identiques, indéfiniment, à eux-mêmes 12 -», qui la nomment. Ce qu’affirmeraient les « Stances à l’Inconstance », cet « hymne au Verbe, qui prend la place de Dieu », c’est que « la langue est aussi “réelle” - en son autonomie, en son être de dés qui bougent dans le cornet, et qui vont en jaillir, constellations sur la page blanche - que sont fugaces et vaines les représentations qu’elle facilite 13 ». Et Bonnefoy, à ce stade de son analyse, de dégager la poétique que proposerait ce poème : « Qu’est-ce que la poésie ? demande Durand. Aller si près des choses impermanentes du monde que cette impermanence même se découvre substance, se fasse joie ; et de ce fait le poème sera la nouvelle écriture sainte 14 ». Si la dualité du poème de Durand - où les mots dans lesquels se reflète le vide instituent en même temps dans l’espace de la parole une nouvelle forme de plein - appartient au baroque, il n’en irait pas de même de la vision morale suggérée par l’éros qu’il met en scène, laquelle marquerait un dépassement du mouvement. Ce trait, il le partagerait avec la peinture de Poussin, en particulier avec une de ses toiles, Bacchanale à la joueuse de luth , qui illustrerait mieux que « nulle autre » « le vœu de Durand, d’adhésion en somme panique à l’instant sensuel, sexuel 15 ». Cette toile, aux côtés de quelques autres œuvres des années 1628-1629, représente, selon Bonnefoy, par le triomphe du corporel qu’elle proclame et la réflexion sur l’amour qu’elle suscite, rien de moins qu’un « moment fondateur de notre seul vrai classicisme 16 ». La Bacchanale à la joueuse de luth est évoquée également dans Rome, 1630 , où, bien avant son essai sur Durand, Bonnefoy reconnaît déjà dans cette période de l’activité artistique de Poussin les signes d’un éloignement de la pensée et de la sensibilité baroques. Les œuvres de ce moment-charnière de son parcours, avec cette unité qui rassemble les personnages, cette impression d’événement drama‐ tique si inusuelle, c’est apparemment le baroque, […] mais de cette équation ce qui ressort, ce n’est pas l’instant extatique d’une présence divine, c’est seulement celui tout physique de la sensation la plus sensuelle, écoutée à travers tout l’être dans son retentissement tout charnel 17 . 104 Iulian Toma Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0020 18 Ibid. , p.-36. 19 Ibid., p.-180. 20 Ibid. En rapprochant, sous l’angle de la primauté du corporel et des sens, les « Stances à l’Inconstance » de la Bacchanale à la joueuse de luth , en sus de mettre en avant le maniement très particulier du topos de l’inconstance chez Durand - qui ne succombe ni à l’hédonisme résigné ni aux lamentations convenues, mais qui inscrit la quête de l’immuable dans le langage lui-même -, Bonnefoy se fonde sur l’exceptionnalisme du poète au sort tragique pour mieux manifester son scepticisme à l’égard des poètes de son temps, avec lesquels il n’aurait en commun au fond que l’élément thématique. De même qu’il met en doute l’appartenance à l’univers baroque d’œuvres poétiques qui n’opposent au retrait du divin aucune recherche apte à resituer ontologiquement l’expérience esthétique, de même Bonnefoy refuse-t-il de tenir le mythe de Don Juan pour un archétype de l’attitude baroque. Cette figure incarnant « la fidélité panique aux appels de l’immédiat », l’assujettissement aux apparences, malgré ce qu’on croit communément, ne connaîtrait pas le « profond enracinement » qui est le propre de l’expérience baroque 18 . À jamais insatisfait, se laissant entraîner toujours plus loin dans sa quête par la conscience qu’il a du caractère vain de celle-ci, se complaisant dans l’illusion, il ne parviendrait pas à transformer l’intuition du relatif en poursuite de la plénitude. Don Juan s’abandonne voluptueusement aux jeu des faux-semblants et multiplie des expériences identiques où l’immédiat et la finitude déterminent, certes, le mouvement de la pensée, mais sans laisser entrevoir la possibilité d’un bond dans l’ ailleurs . Or « la conscience “baroque” accepte l’illusion comme telle et en fait la donnée fondamentale avec quoi il s’agit, non de se résigner au néant, mais de produire de l’être 19 -». Selon Bonnefoy, ce n’est que lorsque «-le néant aperçu se reconvertit en présence 20 -» que l’on peut véritablement parler de dynamique baroque. C’est la façon de réagir face à la désillusion qui définirait la sensibilité de l’homme baroque. À mi-chemin entre la posture de l’ascète, qui tourne le dos à l’immédiat, et celle du libertin qui, à l’autre extrémité, l’arpente en long et en large, celui-ci ne se départit pas complètement du rêve de la totalité perdue. Encore moins présente sous la plume de Bonnefoy que la littérature du premier XVIIe siècle, la musique « baroque » y est évoquée essentiellement à travers quelques commentaires sur des créations des siècles suivants. Après le déferlement du modèle néo-classique dans l’univers de l’architecture, la sensibilité baroque ne s’est pas complètement résorbée, mais a continué de se matérialiser dans la musique. Si le nouveau style, demande Bonnefoy, représente Présences du baroque dans l’œuvre d’Yves Bonnefoy 105 Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0020 21 Yves Bonnefoy, « L’architecture baroque et la pensée du destin », dans L’Improbable et autres essais , Paris, Gallimard, 1983 [1980], p.-234. 22 Ibid . 23 Ibid . 24 Ibid . 25 Yves Bonnefoy, « Mozart en son point du monde », dans Dessin, couleur, lumière , op. cit. , p.-190. 26 Ibid. , p.-174 27 Ibid. , p.-172. « une réaction de l’esprit civique, non religieux […], ne doit-on pas […] supposer que […] la tradition religieuse elle-même […] s’est renoncée comme architecture, au profit d’un art plus sensible peut-être à la finitude de l’homme, - la musique […]-? 21 -» Par son caractère éphémère et son déploiement temporel, la musique, plus que toute autre forme d’art, aurait à voir avec la perception de la durée. Et ce «-temps ouvert-», vide d’éternité, c’est la musique «-qui peut le mieux, se vivant comme immédiateté, le saisir, et […] le retrouver dans son fond comme divin 22 ». Cette dynamique proprement baroque Bonnefoy la reconnaît dans des opéras comme Don Giovanni et La Flûte enchantée , dans « les derniers quatuors de Haydn, de Mozart, de Beethoven où l’unité vécue par Bernin est véritablement reconquise », en particulier dans la Messe de Lord Nelson , ce « dernier grand redéploiement “baroque” de l’univers 23 -». C’est à ces compositeurs que revient donc, lorsque l’architecture baroque décline, d’«-assurer la relève 24 -». L’idée que l’essence même de la musique a partie liée avec le temps réapparaît dans l’essai « Mozart en son point du monde ». C’est du reste en vertu de cette particularité qu’elle aurait un rapport privilégié à tout ce qui touche à la condition humaine 25 : à nos aspirations spirituelles et « nobles » (le Bien, l’Amour, la recherche de Dieu), comme à nos pulsions les plus élémentaires et les plus inavouables 26 . Et Bonnefoy, qui ne méconnaît pas les théories psychanalytiques, de s’interroger au début de son essai si celles-là ne sont pas bien souvent, en réalité, qu’un déguisement de celles-ci. C’est une question, si l’on suit son raisonnement, que Mozart ne pouvait ne pas se poser, lui qui était si proche de ce « lieu de l’illusion la plus riche, la plus complexe » qu’est l’opéra, où, de surcroît, il était si facile de « substituer la réalité sensible, tout immédiate, aux profondeurs symboliques qui jusqu’alors révélaient Dieu dans son œuvre », témoin d’une époque où « le baroque, le rococo ont vu s’effacer de façon troublante les frontières entre rituel et théâtre », ayant grandi « dans le salon des grands de ce monde » où l’apparence et le protocole étaient de mise 27 . Dans la société de son temps, Mozart aurait ainsi occupé « une place que l’on peut dire idéale, où l’illusoire et le réel se rencontrent » ; il « fut, en son point du monde, 106 Iulian Toma Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0020 28 Ibid. , p.-176. 29 Pour une analyse minutieuse et une précieuse mise en perspective de «-Mozart en son point du monde » on pourra consulter Michèle Finck, « Yves Bonnefoy et Mozart : de Don Giovanni à Così fan tutte », Dalhousie French Studies , vol. 60, 2002, p. 17-27). Dans « La “précarité sublime” de Così fan tutte : Jouve et Bonnefoy » ( in Aude Locatelli, Musique et littérature , Aix-en-Provence, Presses Universitaires de Provence, 2011, p. 67-76), Natacha Lafond confronte, à partir de leur prise en compte de la dimension baroque de Così fan tutte ,-les lectures que proposent Bonnefoy et Jouve de cet opéra. 30 Yves Bonnefoy, «-Mozart en son point du monde-», op. cit. , p.-178-179. 31 Ibid. , p.-181-182. 32 Ibid. , p.-182. le miroir où la société tout entière pouvait se refléter 28 -». C’est ce que Bonnefoy s’attache à faire comprendre à travers sa lecture des quatre opéras les plus connus du compositeur viennois 29 . Et ce qui lui apparaît comme étant l’élément qui lie en profondeur ces œuvres, c’est la mise en scène du surgissement des pulsions érotiques, sous une forme, certes, dissimulée, codifiée, convertie en authentique quête de vertu. Les manifestations des instincts primaires y seraient concurrencées par un insoupçonnable amour d’autrui. C’est ainsi que Bonnefoy croit déceler, au milieu du déchaînement libidinal symbolisé dans Le Nozze di Figaro par la multiplication des duos (« partage d’intimité à niveau profond », « union déjà sexuelle »), par le « chant impérieux du comte poursuivant Suzanne de son désir », par la « voix robuste de Figaro », une confiance dans la vitalité du peuple dont l’éros, tel celui du valet du comte Almaviva, imperméable au vice du « mensonge » minant celui de l’aristocratie, serait à même de restructurer les rapports sociaux et de « révéler à nouveau l’identité de la nature et de la vertu 30 -». De même, dans Don Giovanni , Mozart, persuadé désormais que « tous les comportements sociaux et pas seulement ceux d’une certaine classe » sont en réalité « des déguisements d’une pulsion très élémentaire, à dominante sexuelle » et demandant à son héros non seulement de séduire Zerline (auquel cas il ne serait qu’un simple Don Juan), mais aussi de « lui faire avouer, du plus profond de son être, qu’elle est d’accord avec lui, avec le désir, qu’il n’y a donc de réel, au sens le plus fort de ce mot, que le plaisir » qui lui est proposé, ferait de celui-ci « l’Ennemi » d’une société dont il démasque brutalement l’hypocrisie et les duperies au nom d’une vertu qu’il se sent incapable d’atteindre mais qu’il croit possible 31 . Tel Lucifer « qu’il va rejoindre dans les flammes », Don Giovanni incarnerait « moins le déni de l’idée de Dieu que la nostalgie […] de ne pouvoir l’égaler 32 -». Mais de tous les opéras de Mozart commentés par Bonnefoy, en sachant qu’il ne s’attarde pas sur La Flûte enchantée , deux paragraphes seulement lui étant consacrés, c’est Così fan tutte qui, à ses yeux, réalise de la manière la plus accomplie la conversion du Présences du baroque dans l’œuvre d’Yves Bonnefoy 107 Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0020 désir érotique en agapè . C’est dans cette œuvre que se dessine « la sorte de fondement dans la réalité humaine […] qui établirait les conduites et les valeurs de la société sur mieux que la nuit des pulsions primaires 33 -». Ce n’est pas dans l’intrigue, nous prévient Bonnefoy, qu’on trouvera le socle de ce rapport à autrui porté au-delà de l’instinct que suggèrerait Mozart, mais dans la réaction suscitée chez le spectateur. Indépendamment de l’action des quatre protagonistes, la singulière catharsis provoquée par cet opéra, en particulier par son finale , cette scène « en un sens si vide et concluant un livret de si peu de poids 34 -», repose sur l’empathie du spectateur auquel l’évanescence des personnages rappelle sa propre fragilité-: Des marionnettes, a-t-on dit souvent de Guglielmo et de Ferrando, de Dorabella et de Fiordiligi […]. Mais devant ces êtres si grevés d’irréalité, et de ce fait même, n’est-on pas obligé, au contraire - oubliant toutes ces péripéties ineptes, toutes ces formes d’aveuglement, et toute psychologie, toute sociologie - de percevoir qu’ils sont la réalité humaine la plus à découvert, la plus tragiquement exposée ; et n’avons-nous pas à éprouver envers chacun d’eux […] de la compréhension, de la solidarité : ce que l’on peut dire de la compassion-? Mais c’est alors avoir reconnu en eux le fait et l’action du temps, où tout être humain a son grand rendez-vous, avec la mort ; […] c’est donc là de quoi se sentir réels , de la réalité même de cet univers qui de toutes parts nous dépasse, réels au moment même où on aurait dû avoir toutes les raisons du monde de se savoir ne pas l’être. Ce qui, disons-le enfin, est évidemment cause de joie […] 35 . Cette joie est le résultat de la compassion cristallisée par la scène ultime de Così , où le vide révélé par les actions des quatre pantins s’emplit soudain de ce vide même et prend ainsi une dimension existentielle, elle découle de ce que Bonnefoy appelle la « transmutation du néant en être 36 ». Cette formule, où l’on reconnaît la définition qu’il propose de la création baroque 37 , trouve un écho dans cette image traduisant en langage visuel l’inconsistance des personnages mozartiens-: une sorte de ciel d’été à l’heure déjà du couchant, quand de grands nuages rouges s’étagent l’un près de l’autre sur des assises d’écume comme s’ils étaient les acteurs 108 Iulian Toma 33 Ibid. , p.-182. 34 Ibid. , p.-187. 35 Ibid. , p.-188. 36 Ibid. , p.-189. 37 « Le baroque aime, transsubstantie, ce qui est limité, ce qui passe […] » ; on le reconnaît à son « vouloir de transmutation du néant ». (Yves Bonnefoy, L’Arrière-pays , Paris, Gallimard, 2005 [1972], p.-150-151) Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0020 d’une scène essentielle, dans un théâtre de l’absolu, mais traversés déjà, défaits même, à tous les niveaux de leur présence brillante, par une mystérieuse dérive 38 . L’image de ce ciel refait surface dans la conclusion de l’essai, où « ses grands nuages pourpres, à la fois irréels et suprêmement réels », ces «-nuées superbes, étincelantes dans leur couleur à la Tiepolo », par la référence au grand peintre vénitien, réaffirment l’ambivalence du baroque, exacerbée par le rococo. Il est significatif que l’essai précédant dans Dessin, couleur et lumière le texte sur Mozart est consacré à Tiepolo, chez qui, constate Bonnefoy, si le souci du divin, comme chez tous les baroques, est bien présent, la couleur en revanche, acquiert une autonomie que la « couleur baroque », avec son « épaisseur » encore sujette aux aspirations spirituelles, ne possédait pas 39 . Tels ces nuages que Bonnefoy emprunte à l’imaginaire de Tiepolo, les protagonistes de Così , avec leur frivolité et leur pesanteur existentielle, avec leur plaidoyer pour la compassion et la joie, témoigneraient de « cette Europe de 1791, qui voit finir un monde, mais riche encore de tous ses biens » et qui basculera dans « l’abstraction d’un théâtre néo-classique de la raison et de la vertu 40 », loin de l’exubérance et de l’ambiguïté du baroque et du rococo. Cette idée d’ambivalence qui accompagne sa réflexion sur le baroque (comme sur la poésie et l’art en général), Bonnefoy l’encapsule dans la formule vorrei e non vorrei empruntée à Don Giovanni , ces paroles prononcées par Zerline étant tenues pour dignes de ceux que « instinctivement nous appellerions des poètes 41 ». La poésie de cet opéra est saluée par Bonnefoy dès Pierre écrite (1965) dont un des poèmes cite les paroles adressées par Don Ottavio à Donna Anna et à Donna Elvira lorsqu’ils sont conviés par Don Giovanni au bal qu’il organise : Les lampes de la nuit passée, dans le feuillage, Brûlent-elles encor, et dans quel pays ? C’est le soir, où l’arbre s’aggrave, sur la porte. L’étoile a précédé le frêle feu mortel. Andiam, compagne belle , astres, demeures, Rivière plus brillante avec le soir. J’entends tomber sur vous, qu’une musique emporte, L’écume où bat le cœur introuvable des morts 42 . Présences du baroque dans l’œuvre d’Yves Bonnefoy 109 38 Yves Bonnefoy, «-Mozart en son point du monde-», op. cit. , p.-187. 39 Ibid. , p.-159. 40 Ibid. , p.-192. 41 Yves Bonnefoy, L’Alliance de la poésie et de la musique , Paris, Galilée, 2007, p.-39. 42 Yves Bonnefoy, « “Andiam, compagne belle…” », Poèmes , Paris, Gallimard, 2015 [1978], p.-238. Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0020 Ce n’est visiblement pas la scène de l’acte I où résonnent ces paroles qui est convoquée par le jeu intertextuel. Aucun élément de l’intrigue correspondant à ce moment précis ne semble être reproduit par Bonnefoy. Coupée de son con‐ texte, greffée à une méditation sur la finitude dont elle vient comme un souvenir interrompre le cours, cette phrase ne signifie plus rien au-delà d’elle-même. Pure forme sonore, elle fait allusion, peut-on supposer, à ces phrases qu’on trouve, dit Bonnefoy, « partout dans l’œuvre de Mozart », qui « doivent leur beauté, mystérieuse au fait qu’elles ne sont qu’elles-mêmes, semblant ne rien signifier, ne rien exprimer d’autre que leur simple présence musicale » et qui « métaphorisent ainsi l’acte nu d’exister 43 ». Fidèle à sa conception de la création artistique comme réponse à une interrogation ontologique, Bonnefoy décèle dans la musique de Mozart l’aspiration à faire de l’éphémère, reconnu comme réalité souveraine, un absolu. Si tout ce qui existe (« astres », « demeures », « rivières ») est voué à la disparition, la musique, celle de Mozart notamment, a le pouvoir d’« emporter » cette « écume » menaçant toute chose « où bat le cœur introuvable des morts-». À sa manière, le compositeur viennois prolonge la quête que suggèrent les formes baroques d’un ici qui ne soit pas vide d’infini. Ce sont surtout les discours sur l’art plastique du XVIIe siècle qui livrent la vision de Bonnefoy du baroque. Mais plutôt que de détailler chacune de ses réflexions (sur le « baroque de Caravage 44 -», le baroque «-tardif 45 -», le «-grand débat de Bernin et Borromini 46 -», le «-premier-» Poussin, etc.) qui mériteraient une étude à elles seules, il convient de se tourner vers les poèmes de Bonnefoy reflétant cette préoccupation. Le dialogue lyrique de Bonnefoy avec l’architecture baroque se limite au poème en prose à structure anaphorique Dévotion (1959) où, parmi les réalités énumérées, de nature spatiale pour la plupart, figurent la « cathédrale de Valladolid » (avec sa « porte murée de briques couleur de sang », sa « façade grise », ses « grands cercles de pierre » et son « paso chargé de terre morte noire-») ainsi que les églises «-Sainte Marthe d’Agliè, dans le Canavese-» (avec sa « brique rouge […] qui a vieilli prononçant la joie baroque ») et Saint-Yves de la Sagesse conçue par Borromini 47 . Énoncé laconiquement, solennellement, 110 Iulian Toma 43 Yves Bonnefoy, «-Mozart en son point du monde-», op. cit. , p.-191. 44 Yves Bonnefoy, « Deux livres sur Caravage », dans L’Improbable et autres essais , op. cit. , p.-162. 45 Yves Bonnefoy, « La seconde simplicité », dans L’Improbable et autres essais , op. cit. , p.-188. 46 Yves Bonnefoy, « L’architecture baroque et la pensée du destin », dans L’Improbable et autres essais , op. cit. , p.-232. 47 Yves Bonnefoy, Poèmes , op.-cit. , p.-180. Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0020 48 Repris dans Yves Bonnefoy, Le Nuage rouge , Paris, Mercure de France, 1977. 49 Repris dans Yves Bonnefoy, Dessin, couleur, lumière , op.-cit. 50 Yves Bonnefoy, « “Une Cérès à la nuit, d’Adam Elsheimer” », dans Dessin, couleur, lumière , op.-cit. , p.-79. 51 Ibid. , p.-86. l’attachement à ces édifices, comme aux autres objets de la « dévotion » d’ailleurs, ne saurait être davantage particularisé. La peinture du XVIIe siècle en revanche mêle souvent ses formes, couleurs, thèmes et sujets à la parole poétique de Bonnefoy. Celles qui prédominent sont les allusions et références à Elsheimer, notamment à son tableau « La dérision de Cérès-» (v. 1605), et à Lorrain, peintre dont le poète admire particulièrement « Psyché devant le palais de l’Amour » (1664). C’est certainement la singularité de ces deux œuvres qui fascine Bonnefoy : la première, résolument baroque, paraît annoncer en même temps par son obscurité mystérieuse les «-peintures noires » de Goya, tandis que la seconde dégage une mélancolie que les codes esthétiques de l’époque semblent méconnaître. Le tableau d’Elsheimer, pour s’en tenir à cette création seulement et à l’exploitation poétique qu’en fait Bonnefoy, est le sujet aussi de deux de ses essais : « Elsheimer et les siens 48 » (1968) et « “Une Cérès à la nuit, d’Adam Elsheimer” 49 » (1992). Du mythe de Cérès le peintre allemand retient cet épisode relaté par Ovide dans ses Métamorphoses , où cette divinité qui arpente la terre à la recherche de sa fille enlevée par Pluton, harassée et assoiffée, frappe à la porte d’une chaumière et reçoit à boire de la part de la vieille femme qui l’habite. La voyant avaler avec avidité, un enfant la raille en la traitant de gloutonne et se fait transformer par la déesse excédée en lézard. Devant le tableau qui reproduit cette scène, Bonnefoy dit avoir éprouvé un véritable « saisissement », tant il fut troublé par l’impression « d’être en présence d’un de ces moments de l’esprit où […] une pensée nouvelle, encore peu avertie de son sens possible, trouve pourtant sa forme, ses signes, sa cohérence 50 ». Il met ainsi l’accent, dans son premier essai, sur la vulnérabilité de la déesse et l’absence qui la ronge, lesquelles représenteraient symboliquement l’unité perdue. En contrepartie, le feuillage éclairé qui se trouve derrière Cérès serait la réponse de l’ ici au recul du divin dont il ne peut s’accommoder. Quant à l’essai de date plus récente, Bonnefoy, dont la lecture souligne les forces inconscientes que ferait paraître l’onirisme de ce tableau, y conclut qu’Elsheimer « pose la question de l’amour : de son fait, de sa possibilité que ne garantit plus à ses yeux d’homme des temps nouveaux la pensée en place, théologique, illusoire ; mais qui n’en sont pas pour autant infirmés, peut-être 51 ». Dans le regard pensif de Cérès le poète devine un remord Présences du baroque dans l’œuvre d’Yves Bonnefoy 111 Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0020 52 Ibid. 53 Yves Bonnefoy, « La justice nocturne », dans Les Planches courbes précédé de Ce qui fut sans lumière et de La Vie errante , Paris, Gallimard, 2023 [2015], p.-220. 54 Yves Bonnefoy, « Cérès aurait bien dû », dans Les Planches courbes précédé de Ce qui fut sans lumière et de La Vie errante , op.-cit. , p.-361. témoignant de la persistance de ce qui semblait se défaire, de cet amour que lui réclamait maladroitement l’enfant 52 . Un an après la publication du second essai, Bonnefoy écrit dans un des poèmes en prose de La Vie errante (1993) : « je rêve que je n’ai retenu de la peinture du monde que la Dérision de Cérès , d’Adam Elsheimer, et la Diane et ses filles , de Vermeer 53 -». Cela en dit long de la fascination qu’exerce sur lui cette œuvre. Mais c’est dans quelques poèmes des recueils Les Planches courbes (2001) et La Longue Chaîne de l’ancre (2008) que ce tableau est pris en charge véritablement par la parole poétique. Troisième d’un ensemble de trois courts poèmes réunis sous le titre « Les chemins », « Cérès aurait bien dû » invite à imaginer une rencontre entre la déesse et le satyre Marsyas enfant, mentionné dans les poèmes antérieurs, qui aurait pu combler le vide laissé dans sa vie par la disparition de sa fille-: Cérès aurait bien dû, Suante, empoussiérée, L’attendre, qui cherchait Par toute la terre. Elle eût reçu de lui Repos, refuge, Et ce qu’elle perdit, Elle l’eût reconnu Dans son demi-jour clair Et, d’un cri, embrassé Et riante emporté Dans ses mains véhémentes, Au lieu qu’encor, de nuit Sous des arbres bruyants, Elle s’arrête, frappe À des portes closes 54 . À travers la figure de Marsyas, c’est la musique, une forme d’art, qui est envisagée par Bonnefoy comme lieu où le divin serait à même de regagner son 112 Iulian Toma Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0020 55 Ibid. , p.-425. 56 Yves Bonnefoy, « Beauté et vérité », dans Les Planches courbes précédé de Ce qui fut sans lumière et de La Vie errante , op.-cit. , p.-438. 57 Ibid. , p.-439. éclat. Mais cette rencontre n’ayant pas eu lieu, il ne reste plus à l’art et à la poésie qu’à l’imaginer-et à tenter de retrouver par leurs propres moyens l’ Un illusoire dans le Multiple du réel. La même nostalgie de l’unité sacrée attribuée par Bonnefoy au baroque transparaît dans «-Je m’éveillais-», le troisième des douze poèmes de la section « La maison natale » du recueil Les Planches courbes . Le « je » qui assume le discours onirique - le poème étant effectivement structuré comme un récit de rêve - se voit à la place de l’enfant ayant moqué Cérès-: Ai-je voulu me moquer, certes non. Plutôt ai-je poussé un cri d’amour Mais avec la bizarrerie du désespoir, Et le poison fut partout dans mes membres, Cérès moquée brisa qui l’avait aimée 55 . Comme dans l’essai de 1992 dont l’idée y est transfigurée poétiquement, l’amour que l’enfant espère recevoir en retour de celui qu’il témoigne à la déesse se heurte à l’incompréhension vindicative de celle-ci. La dévotion ne trouve plus ni ses mots ni se gestes pour réinstaurer l’éternel. Cérès réapparaît dans le dernier poème de la section où le sujet réclame de la compassion pour cette apparition «-pourtant divine 56 -»-: Et pitié pour Cérès et non moquerie, Rendez-vous à des carrefours dans la nuit profonde, Cris d’appels au travers des mots, même sans réponse, Parole même obscure mais qui puisse Aimer enfin Cérès qui cherche et souffre 57 . La Cérès divine devenue inaccessible, c’est la Cérès terrestre, vulnérable et miséreuse, qu’il s’agit désormais d’aimer. Et c’est cet amour que traduit le poème. C’est ce même amour que Bonnefoy prête à Elsheimer dans « La dérision de Cérès », poème de la section « Presque dix-neuf sonnets » du volume La Longue Chaîne de l’ancre , où l’apostrophe convoque la figure du peintre pour que le poète lui fasse part de son intuition et de son vœu-: Ah, peintre, qu’est-ce donc que cette main Que tu prends dans la tienne quand tu dors, Présences du baroque dans l’œuvre d’Yves Bonnefoy 113 Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0020 58 Yves Bonnefoy, L’Heure présente et autres textes , Paris, Gallimard, 2020 [2014], p.-112. Pourquoi la retiens-tu, cette main d’enfant, […] Moi je rêve que tu en guides la confiance, Jusqu’à celle qui juge, qui condamne, Mais qui aime, et qui souffre. Que tu réconcilies L’enfant et le désir. Qu’il n’y ait plus D’étonnement dans l’un, de vindicte dans l’autre 58 . La dimension compassionnelle qu’il croit déceler dans l’œuvre du peintre allemand, comme l’atteste « “Une Cérès à la nuit, d’Adam Elsheimer”, resurgit dans le sonnet sous la forme de cette image où la figure de l’enfant s’attirant les foudres de Cérès accompagne l’artiste jusque dans son sommeil. À ce rêve se joint celui du poète qui ne cesse d’imaginer une Cérès sachant répondre à l’affection, aussi imparfaite que soit sa manifestation extérieure, par de l’affection. Mais de même que dans « Cérès aurait bien dû », cette aspiration s’exprime au conditionnel, de même dans « La dérision de Cérès » reste-t-elle confinée dans l’espace du rêve. Dès lors, quel destin attend cet élan vain vers la transcendance ? Devenir poème ou œuvre d’art et muer ainsi, comme le fait le baroque, l’absence pressentie en Présence . Imperméable à la théâtralité de la forme et à l’extravagance rhétorique, la poésie de Bonnefoy contraste avec les catégories auxquelles on recourt tradi‐ tionnellement pour penser le baroque. Rien d’étonnant à cela, vu la méfiance notoire du poète envers l’image. L’attachement de Bonnefoy au baroque se manifeste en réalité non pas sous la forme d’une intention mimétique vis-à-vis de son extériorité, mais en tant que volonté de mettre en avant sa subtile tension qui, en deçà de l’insolite et de l’évidence, s’est propagée, à travers la poésie moderne, jusqu’à lui. C’est ce dont témoigne sa poésie, c’est ce que disent ses essais. Bibliographie - Sources Bonnefoy, Yves. Le Nuage rouge , Paris, Mercure de France, 1977. Bonnefoy, Yves. L’Improbable et autres essais , Paris, Gallimard, 1983 [1980]. Bonnefoy, Yves. Dessin, couleur, lumière , Paris, Mercure de France, 1995. Bonnefoy, Yves. L’Arrière-pays , Paris, Gallimard, 2005 [1972]. Bonnefoy, Yves. L’Alliance de la poésie et de la musique , Paris, Galilée, 2007. 114 Iulian Toma Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0020 Bonnefoy, Yves. Rome, 1630 , Paris, Flammarion, collection «-Champs », 2012 [1994]. Bonnefoy, Yves. Poèmes , Paris, Gallimard, 2015 [1978]. Bonnefoy, Yves. Les Planches courbes précédé de Ce qui fut sans lumière et de La Vie errante , Paris, Gallimard, 2023 [2015]. - Études Finck, Michèle. « Yves Bonnefoy et Mozart : de Don Giovanni à Così fan tutte », Dalhousie French Studies , vol. 60, 2002. Lafond, Natacha. «-La “précarité sublime” de Così fan tutte : Jouve et Bonnefoy-», dans Locatelli, Aude, Musique et littérature , Aix-en-Provence, Presses Universitaires de Provence, 2011. Lançon, Daniel et Née, Patrick (dir.). Yves Bonnefoy. Poésie, recherche et savoirs , Paris, Hermann, 2007. Présences du baroque dans l’œuvre d’Yves Bonnefoy 115 Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0020