Oeuvres et Critiques
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0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
10.24053/OeC-2024-0021
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L'imaginaire baroque d'Yves Bonnefoy
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Angelos Triantafyllou
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1 Gilles Deleuze, Le Pli, Leibnitz et le Baroque , Paris, Éditions de Minuit, 1988, p.-5. 2 Yves Bonnefoy, L’Improbable, suivi de Un rêve fait à Mantoue , Paris, Mercure de France, 1980, p.-218. 3 Yves Bonnefoy, Le Nuage rouge, Paris, Mercure de France, 1977, p.-326. 4 Yves Bonnefoy, L’inachevé, Paris, Albin Michel 2021, p. 231 ; Entretiens sur la poésie , Paris, Mercure de France 1990, p.-272. L’imaginaire baroque d’Yves Bonnefoy Angelos Triantafyllou Université de Versailles-Saint Quentin en Yvelines La fonction poétique du baroque « Le Baroque ne renvoie pas à une essence, mais plutôt à une fonction opératoire » : cette proposition introductive de Deleuze 1 saurait illustrer aussi l’approche de la poésie de Durand par Bonnefoy. Non seulement parce que Bonnefoy était guidé par la définition de Charpentrat selon laquelle « la cohérence du monde baroque, est moins esthétique que fonctionnelle 2 », mais aussi parce qu’il a signé une préface à la réédition des poèmes de Durand, en tant que professeur au Collège de France chargé d’une Chaire d’Études comparées consacrée à la compréhension d’une fonction, la Fonction poétique. La compréhension de cette fonction était à la base de ses écrits critiques depuis sa conférence à l’Académie de Belgique de 1972, intitulée justement « Sur la Fonction du poème 3 ». Cela signifie que dans la poésie baroque de Durand, comme dans la poésie en général, Bonnefoy n’aurait pas cherché une quelconque essence du poétique, effacée face à l’expérience de la présence, mais une fonction poétique qui, loin d’être une mécanique, saurait éclairer l’acte poétique afin de « rendre aux mots leur capacité désignative », de jeter un pont entre le poète et le monde, de libérer, célébrer, sauver, le lieu et l’instant 4 . Cela veut dire que derrière le professeur, le poète espérait que la poésie de Durand ne se réduise pas à un simple objet d’érudition, qu’elle puisse continuer d’être lue, à notre époque, en tant que poésie. Pourtant, ce qui frappe dans cette préface, c’est qu’on ne saura rien du lien personnel de Bonnefoy, de ses lectures de l’œuvre de ce poète du passé. On ne sait pas dans quel (rare) recueil de poésie baroque de sa jeunesse, Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0021 5 Dominique Aury, Poètes précieux et baroques du X V I Ie siècle , préface de Thierry Maulnier, Angers, Jacques Petit, coll. « Les Lettres et la vie française », 1941. 6 Paul Éluard, Première anthologie vivante de la poésie du passé , Paris, P. Seghers, 1951. 7 Yves Bonnefoy, Théâtre et Poésie-: Shakespeare et Yeats , Paris, Mercure de France, 2017, p.-180. 8 Olivier Belin et Patrick Née, « Yves Bonnefoy ou la poésie à l’œuvre. Entretien avec Patrick Née-», Acta fabula , vol. 24, n°7, Juillet-août 2023, http: / / www.fabula.org/ acta/ document16777.php, § 56. 9 Ibid. il a pu remarquer les vers presque célèbres, comme il l’écrit, des « Stances à l’inconstance-». Il est peu probable qu’il les ait trouvés par exemple, parmi les Poètes précieux et baroques du X V IIe siècle de Dominique Aury 5 (à qui pourtant il dédicacera amicalement plus tard un exemplaire de Douve ), ou durant ses années surréalistes, dans la Première anthologie vivante de la poésie du passé d’Éluard 6 , puisque comme souvent le nom de Durand en était absent. Quoi qu’il en soit, le nom de Durand figure, sans doute au passage, pour la première fois en 1959, dans la postface que Bonnefoy ajoute à sa traduction de Hamlet 7 . Tout laisse penser que Bonnefoy n’avait pas remarqué les «-Stances-» de Durand avant de lire La Littérature de l’Âge baroque en France , de Jean Rousset, d’autant que la publication de cette œuvre de référence, qui a renouvelé le regard sur la poésie baroque, a été liée d’emblée à la poésie de Bonnefoy par le fait qu’elle suivra de six mois la parution de Du mouvement et de l’immobilité de Douve . Douve, poème baroque On peut penser que Douve n’aurait pas marqué de la même manière la poésie française sans le livre de Rousset, sans qu’il n’ait été lu comme un signe de retour à un certain baroque. Il suffit en effet de feuilleter les critiques 8 d’Albert Béguin dans le n°96 du 24-25 avril 1954 de la Gazette de Lausanne ou de Pierre Schneider dans le n°83 d’avril 1954 de la revue Critique pour constater à quel point ils essayaient de transposer les conclusions de Rousset à l’actualité poétique. Pour rendre compte de Du mouvement et de l’immobilité de Douve , recueil marquant la prise de distance de Bonnefoy vis-à-vis du surréalisme, les deux critiques (et amis de Bonnefoy) feront le lien entre Douve et la poésie des XVIe et XVIIe siècles. Béguin, qui plus tard (en 1958) fera appel à Bonnefoy pour préfacer et augmenter de nouvelles traductions de La Quête du Saint-Graal reconnaîtra dans Douve l’empreinte de «-certains des “baroques” retirés de l’oubli qu’a si bien commentés Jean Rousset-», «-un Sponde, un La Ceppède, ou cet extraordinaire Chassignet 9 » ; quant à Schneider, il inscrira lui aussi Douve « dans la tradition de la poésie dite métaphysique, celle de de 118 Angelos Triantafyllou Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0021 10 Daniel Lançon, Yves Bonnefoy, histoire des œuvres et naissance de l’auteur , Paris, Hermann, 2014, p.-128. 11 Bonnefoy, L’inachevé, op. cit. , p.-71. 12 Jérôme Thélot, Poétique d’Yves Bonnefoy , Genève, Droz, 1983, p.-44. 13 Yves Bonnefoy, La Communauté des critiques , Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 2010, p.-201. Sponde, Chassignet, La Ceppède 10 », quoique du point de vue de la contestation de ces poètes religieux. Une autre critique de Douve , celle de Jean Rousselot dans Les Nouvelles littéraires , parle elle aussi de «-baroquisme nocturne-», reflété dans l’écriture inconsciente, ou même dans le titre, allitération supposée en hommage à Jouve. Cette lecture qui a vu le jour en décembre 1953 prouve que le baroque de Douve n’était pas un simple signe de l’influence de Rousset. À différents niveaux, Bonnefoy et Rousset avaient reflété leur époque de désillusion, qui rappelait fortement celle qui suivit les guerres des religions. En effet, lorsqu'il revient sur les conditions d'écriture de ses poèmes « de ces années d’après-guerre », Bonnefoy les situe dans un « monde », dans « une société ténébreuse, désordonnée, ravagée très en profondeur par des événements et des situations ininsérables dans aucune réalité concevable ». Dans « l'imaginaire surréaliste » de ces poèmes, auraient « réussi à s'infiltrer » les « incendies » et autres « coups de feu dans le noir », qui avaient marqué «-l'Europe, avec ces immenses conflits dont nous ne sortions qu’à peine, ses camps d’extermination dont on venait de prendre conscience, ses despotismes de toutes parts 11 ». Il ne s’agit pas de dire que Bonnefoy est un poète baroque, mais qu’à partir de Douve (et des Tombeaux de Ravenne , publié un mois plus tôt) il entama un apprentissage baroque du monde afin de déconstruire l’image surréaliste. Apprentissage du baroque C’est dans le cadre de cet apprentissage que Bonnefoy étudiera l’art baroque comme un mouvement émancipateur allant au-delà du surréalisme. Mais d’autre part, son intérêt pour le baroque, ses développements sur l’architecture et la sculpture baroques étaient une manière de « définir en mots différents 12 » et différés son « art poétique ». Le baroque permet à Bonnefoy d’inclure dans la création poétique, au même point, ceux qui écrivent avec des mots et ceux dont l’œuvre avait recourt à la langue de manière indirecte, mettant alors l’accent sur l’art de Poussin ou de Giacometti 13 . Il en conclut que puisque l’intuition poétique peut opérer aux marges de la parole dans les images peintes, l’histoire de la poésie devrait questionner non seulement les œuvres poétiques, mais aussi les œuvres plastiques, architecturales et musicales. Bonnefoy écrira même qu’il L’imaginaire baroque d’Yves Bonnefoy 119 Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0021 n’aurait pas étudié les ambiguïtés de l’œuvre plastique de Poussin s’il n’était pas préoccupé de l’écriture poétique. À ses yeux la poésie serait froide si elle ne savait partager ses rêves avec ses amis peintres, Poussin ou Piero della Francesca 14 ; au point que le travail des peintres se réfléchit aussi dans l’élaboration de Douve . C’est ce questionnement du baroque dans les arts plastiques que Bonnefoy prendra comme exemple pour étudier le signe pictural dans le cadre de la préparation d’une thèse de doctorat envisagée depuis 1950 sous la direction de Jean Wahl et intitulée « Signe et signification 15 ». Si cette thèse n’a jamais vu le jour, ce sera cette recherche qui conduira Bonnefoy à visiter, en tant que boursier, non seulement Ravenne mais aussi Rome, dès 1950, les « petites églises préromanes et le grand art baroque 16 ». Il demanda même à son ami Ubac de l’aider à prendre contact avec André Chastel, pressenti pour diriger (à l’École des Hautes Études) sa thèse complémentaire sur « La signification des formes chez Piero della Francesca ». Cet historien de l’art bien plus tard soutiendra la candidature au Collège de France de son ancien étudiant, devenu ami. Bonnefoy rendra même un hommage posthume ému, non seulement à son maître en histoire de l’art, à l’écoute du passé qu’on étouffe, mais aussi au lecteur qui partagea avec lui une poésie (Mallarmé, Dante, Shakespeare) ouverte à la peinture baroque (Piero della Francesca, Caravage) 17 . Chastel aidera sa recherche, lui indiquant quelques thèmes, « souvenirs poétiques et iconographiques associés aux vieilles basiliques », l’invitant à « les regarder, même dans leur gloire baroque », bien plus « qu’à scruter les textes périmés 18 ». Suivant son conseil, Bonnefoy découvrira le baroque des églises pseudo-romanes de Bernin, concluant : « je m’attendais à une ville antique, et j’ai surtout goûté la ville baroque 19 -». Dès les années 1950, Bonnefoy ne se contente pas d’étudier l’art baroque, il le théorise souvent en en élargissant le sens et surtout les limites temporelles. Un demi-siècle avant de préfacer les « Stances à l’Inconstance » Bonnefoy, dans divers textes repris dans L’Improbable , faisait l’éloge de l’inconstance baroque dans la poésie de Gilbert Lely : il aimait identifier la licence amoureuse et le règne du chaos contre toute permanence de ce commentateur des « passages 120 Angelos Triantafyllou 14 Yves Bonnefoy, Entretiens sur la poésie , Éditions de la Balconnière, Neuchâtel, 1981, p. 30 et 59 15 Yves Bonnefoy, Correspondance , Paris, Les Belles Lettres, 2019, p.-355. 16 Ibid. , p.-79. 17 Yves Bonnefoy, « André Chastel », Revue de l’Art , 1991, n°93, p. 28-30, repris dans Yves Bonnefoy, Dans un débris de miroir , Paris, Galilée, 2006, p.-41-47. 18 Yves Bonnefoy, Correspondance , op.-cit. , p.-357. 19 Ibid. , p.-245. Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0021 soudain baroques » (autrement dit sensuels, solennels) de Sade 20 . Ou il admirait la grandeur du baroque sans limites dans l’œuvre de son ami Raoul Ubac 21 . Ou encore il opposait déjà les grands peintres baroques à la poésie de Valéry qui ne savait pas se servir de la machinerie de l’illusoire contre l’exil de l’existence 22 . C’est dans un long commentaire des études de Berenson et de Berne-Joffroy à propos de Caravage que Bonnefoy décrit le baroque comme une tension entre divin et corporel, rythmes et formes 23 . Cette première référence à la « littérature secondaire » historique sur le fait baroque est moins circonstancielle qu’elle n’en a l’air, puisque bien plus tard, Bonnefoy lui consacrera plusieurs pages, projetant par exemple l’imaginaire de Berenson sur ses propres voyages, « attachés à ses pas », dans ces mêmes lieux de l’Italie des années 1950 24 . L’aboutissement de ses voyages à Rome sera son poème rimbaldien « Dévotion », où la joie baroque est incarnée dans les briques rougies par le soleil des chapelles visitées (à Sainte-Marthe d’Agliè) 25 . Cette quête du baroque culmine vers une importante étude publiée dans la revue l’ Arc en 1959 26 . Publié aux côtés des textes de ses amis Starobinski, Butor ou Barthes, le texte de Bonnefoy constitue sa première rencontre avec Jean Rousset, dont la « flânerie romaine » propose une première « image inconstante » du poète baroque (« poète au miroir qui ne connaît son vrai portrait ») et la première rencontre de Bonnefoy avec Bernin, maître du mouvement. Craignant le maniérisme qui occulterait à ses yeux les besoins profonds de la poésie, Bonnefoy ne se référera jamais à l’ Anthologie de la poésie baroque de Rousset. Néanmoins, il semble avoir suivi le conseil par lequel Rousset achève l’introduction à son anthologie, si bien qu’il a pris en effet le chemin de Saint-Yves de la Sapience et du Palais Barberini 27 , intrigué sans doute L’imaginaire baroque d’Yves Bonnefoy 121 20 Yves Bonnefoy, L’Improbable , op- cit. , p.-96. 21 Ibid. , p.-59. 22 Ibid. , p.-103. 23 Ibid. , p.-161-166. 24 Yves Bonnefoy, « L’âge d’or de la littérature secondaire », Michel Zink (dir.), L’œuvre et son ombre. Que peut la littérature secondaire ? , Paris, Éditions de Fallois, 2002, repris dans Yves Bonnefoy, L’Imaginaire métaphysique , Paris, Seuil, 2006, p.-140 et sq. 25 Yves Bonnefoy, L’Improbable , op. cit. , p.-136 26 L’Arc , n o 6, printemps 1959 : « La seconde Simplicité » de Bonnefoy (repris dans L’Improbable , op. cit. , p. 187-189) suit les textes de Michel Butor, « Palerme », Jean Rousset, « Flânerie Romaine » (repris dans L’Aventure baroque , Genève, Zoé, 2006, p. 33-40), Jean Starobinski, « Paysages avec ruines antiques » et Roland Barthes, « Tacite et le baroque funèbre » (repris dans Essais critiques (1964), Œuvres Complètes tome II : 1962-1967, éd. Éric Marty, Paris, Seuil, 2002, p.-366-368). 27 Jean Rousset, Anthologie de la poésie baroque française , tome I, Paris, Armand Colin, 1961, p.-26. Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0021 par cette « flânerie romaine » de Rousset jusqu’à Saint-Yves de Boromini, avant de rédiger Rome, 1630 et surtout L’arrière-pays qui finit par le souvenir de la « découpe sur les nuages » de la même chapelle et qui commence par l’évocation de la foudre dans un tableau de Poussin exposé dans le même palais romain 28 . Leçons qui l’ont poussé à remplacer, pour quelques mois, Rousset à sa chaire de Genève, après une conférence sur le baroque, prononcée à Lausanne. Dans L’Arc , Bonnefoy résume sa vision du baroque roman tardif, comme un réalisme passionnel qui unifierait l’ornement et le nombre, dans les colonnes torses et les grands cercles de pierres des façades. Intitulant son article « La seconde simplicité », Bonnefoy traduit le baroque par le consentement héroïque dans les formes terrestres, la joie imparfaite de la terre, la présence réelle du lieu et de l’instant. Le destin baroque C’est en 1964, présentant dans la revue Critique 29 une des meilleurs études sur le baroque 30 (comme il l’écrit), celle de l’historien Pierre Charpentrat, que Bonnefoy saisira pour la première fois l’unité essentielle du baroque, non en tant que style, mais comme un rythme, répétition de la parole de l’être, présence conçue comme ordre de forces. C’est alors qu’il empruntera la définition de Charpentrat : « la cohérence du monde baroque, est moins esthétique que fonctionnelle […], résul‐ tant d’une hiérarchisation consciente, d’une organisation 31 ». Bonnefoy trouve chez Charpentrat plusieurs éléments pour fonder par la suite sa propre poétique-: il suit Charpentrat 32 lorsque celui décrit les retables baroques comme des œuvres qui communiquent à tous «-le flamboiement de la Présence réelle-», ou lorsqu’il fait allusion à l’art baroque comme celui de l’inachèvement que représente la rocaille, ou lorsqu’il reconnaît dans les vides de l’architecture baroque l’échec de dieu. Bonnefoy prolongera même l’intuition historique de Charpentrat 33 (qui fit de Baudelaire un des ceux qui ont redécouvert les vestiges de cet art oublié, dans les pignons de la grande place de Bruxelles), comparant la structure intime des églises baroques au boudoir de Baudelaire. Des années plus tard, dans l’essai qu’il publie 122 Angelos Triantafyllou 28 Yves Bonnefoy, L’Arrière-pays , Genève, Skira, 1972, p.-12 et 152. 29 Yves Bonnefoy, « L’architecture baroque et la pensée du destin », Critique n°223, décembre 1965, repris dans L’Improbable , op. cit. , p.-213-235. 30 Yves Bonnefoy, L’Improbable , op. cit., p.-213. 31 Ibid. , p.-218. 32 Pierre Charpentrat, Baroque. Italie et Europe centrale, Fribourg, Office du Livre, (Photogra‐ phies de Peter Heman, Préface de Hans Scharoun), 1964, p.-136-137. 33 Pierre Charpentrat, Baroque , op. cit. , p.-10. Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0021 dans L’Éphémère (1970) et qui oppose Baudelaire à Rubens 34 , Bonnefoy revient sur le « boudoir de la mort des amants » à Bruxelles pour définir le baroque du déliement et de la grâce, tel que l’aurait rêvé Baudelaire, dont le style « composite », (superposé d’éléments maniéristes), refléterait l’unité (sacrifice christique) de toute œuvre forte et lucide. D’autant que ce secret baudelairien du baroque initié par Charpentrat permettra alors à Bonnefoy de donner une définition (plusieurs fois reprise par la suite) de l’essence de l’art en général en tant que lucide prise de conscience de la présence, rêve de présence matérielle qui vient à la rencontre de ceux qui le décident. C’est alors que Bonnefoy élargit la définition du baroque par Charpentrat comme «-organisation » vers une définition du baroque comme matière. Il passe ainsi du paradigme architectural au paradigme poétique, puisqu’il se sert d’un vers du «-Temple de l’inconstance-» de Du Perron («-De plume molle en sera l’édifice-») afin de définir la matière molle 35 . Cette première référence à la poésie baroque, Bonnefoy ne la tire pas au livre de Charpentrat, mais directement de Jean Rousset. Charpentrat aurait ainsi aidé Bonnefoy à lire chez Rousset la résurrection de la poésie baroque, et les analogies avec l’architecture de Bernin. Ce sont ces analogies générales que Bonnefoy note en premier chez Rousset et Marcel Raymond 36 . Mais pour repérer le vers de Du Perron, Bonnefoy a dû sans doute consulter La Littérature de l’Âge baroque en France 37 , surtout la partie de la thèse où Rousset parle des plumes (« substances volatiles et ondoyantes ») illustrées par Du Perron ou Borromini. D’autant que par la suite Bonnefoy reprend le fil tendu par Rousset entre les vers de Du Perron et les « Stances à l’Inconstance » d’Étienne Durand. Bonnefoy résume dans une même phrase le problème de la matière posé par Du Perron (qu’il exclut du baroque) et la solution proposée par le vrai baroque de Durand-: matière (molle) et change éternels (immortels). C’est la première fois que Bonnefoy parle de poésie baroque et d’Étienne Durand. Pourtant, il ne le nomme pas, comme s’il ne se sentait pas prêt encore à entrer avec lui dans une relation de responsabilité assumée (comme il le dira de Nerval 38 ). Commentant le livre de Charpentrat, Bonnefoy expérimente sa propre défi‐ nition de ce rêve « transspatial et transhistorique », élargissant le sens, la visée historique et philosophique du baroque. Le baroque, conclut Bonnefoy, serait le désir d’être des perspectivistes du Quattrocento (Piero della Francesca, L’imaginaire baroque d’Yves Bonnefoy 123 34 Yves Bonnefoy, Le Nuage rouge, op. cit. , p.-66. 35 Yves Bonnefoy, L’Improbable , op. cit. , p.-218. 36 Ibid. , p.-217. 37 Jean Rousset, La Littérature de l’Âge baroque en France , Paris, José Corti, 1953, p.-45-46. 38 Yves Bonnefoy, La Vérité de parole , Paris, Mercure de France, 1988, p.-41. Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0021 Mantegna) achevé par Caravage et Poussin 39 . Bonnefoy ne cachait pas que le mot baroque lui paraissait usé, même s’il reconnaissait encore vivante, comme le suggérait Charpentrat, sa vocation d’unité, au moins chez certains héritiers romantiques, sans oublier que de ce romantisme de l’intime il faudrait exclure tous ceux qui, comme le rappelle Rousset 40 , ne s’identifiaient qu’aux caractères extérieurs, illusionnistes, du baroque. Poétique de l’inconstance baroque (Rome, 1630-; L’Arrière-Pays) Tout amateur qu’il se savait, doutant de l’intérêt qu’elle puisse «-présenter aux yeux des historiens des faits et des formes 41 », c’est « en ami de la poésie » que Bonnefoy consacra à la poétique baroque toute une étude, devenu vite classique. Publiée en 1970, Rome, 1630 sera saluée par le monde universitaire : à peine deux ans plus tard Marc Fumaroli 42 inscrira Bonnefoy, cet « hanté par l’art baroque », dans la lignée des critiques créateurs, de Baudelaire à Claudel, partageant ses réhabilitations, paradoxes, émotions sur le baroque. Au même moment, d’autres comparatistes comme Adrian Marino lui empruntaient la définition du baroque comme «-volonté d’intériorisation 43 -». Enfin, même Jean Rousset 44 , dans ses textes bilans des années 1980, reconnaissait l’importance de l’œuvre de Bonnefoy, la classant parmi les synthèses importantes aux côtés de Pierre Charpentrat pour avoir senti les oppositions ou touches personnelles des artistes du baroque roman. Même Gilles Deleuze 45 reconnaîtra au « mouvement d’intériorité-» proposé par Bonnefoy un élément unificateur du baroque. 124 Angelos Triantafyllou 39 Yves Bonnefoy, L’Improbable , op. cit., p. 76 et 233 ; Yves Bonnefoy , L’Imaginaire métaphysique, Paris, Seuil, 2006, p.-58-59. 40 « Le Baroque n’est pas identique au Romantisme, on a pu le constater à plus d’une reprise […]. À vrai dire, ce Romantisme est le Romantisme intérieur, celui de Rousseau, de Nerval, de V. Hugo et de Novalis ; c’est le plus pur. Il y a un autre Romantisme, plus périphérique, théâtral et illusionniste, qui porte certains caractères extérieurs du Baroque ; ainsi peut s’expliquer la méprise anachronique qui projette le Romantisme dans le X V I Ie siècle baroque. […] » ( Jean Rousset, La Littérature de l’âge baroque en France , op- cit. , p.-251-252). 41 Yves Bonnefoy, Poésie et architecture , Bordeaux, William Blake and Co., 2001, p.-17. 42 Marc Fumaroli, « La maison du père », Contrepoint , n°7-8, 1972, repris dans Odile Bombarde et Jean-Paul Avice (dir.), L’Herne, Yves Bonnefoy , Paris, L’Herne, 2010, p.-161-167. 43 Adrian Marino, « Essai d’une définition de la notion de “baroque littéraire” », Baroque , n o 6, 1973, https: / / doi.org/ 10.4000/ baroque.414, p.-5. 44 Jean Rousset, «-Sur l’actualité de la notion de Baroque », Baroque , n o 9-10, 1980, https: / / journals.openedition.org/ baroque/ 532, p. 1-3 ; « Dernier regard sur le baroque. Petite autobiographie d’une aventure passée-», Littérature , n°105, 1997, p.-115. 45 Gilles Deleuze, Le Pli , op.-cit. , p.-170, note 6. Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0021 Rome, 1630 , se voulait un tableau vivant du Seicento, avec ses forces et ses tensions 46 . Mais il s’agit surtout d’une interprétation personnelle, à contre-cou‐ rant de toute définition historico-esthétique du baroque comme trompe-l’œil, à partir de certaines œuvres (facilement reconnaissables) d’une période (entre renaissance et classicisme), ou d’une interprétation négative du monde exté‐ rieur 47 . L’objet baroque de Bernin offrirait une rencontre existentielle avec son destinataire, sa durée, son destin, transformant le visuel en présence 48 . Il semblerait même qu’en tant qu’« objet tangible 49 », le livre Rome, 1630 , surtout dans son édition italienne, Roma, 1630 , a pu représenter, pour Bonnefoy, à un certain moment, une telle « méditation baroque sur l’existence 50 », une « médiation » entre l’invisible et « l’existence incarnée 51 ». Dans un texte rétrospectif de 2006 52 , Bonnefoy ressent ce livre sur le baroque, cette édition réputée inexistante (à cause d’une banqueroute de l’éditeur romain) - jusqu’à ce qu’en 1983 une amie achète l’un des deux (seuls ? ) exemplaires à une librairie romaine, peu avant que le livre ne redevienne à nouveau introuvable, « âme errante-» - comme une métaphore du baroque lui-même. Renouant avec Piero della Francesca, Bernin, Crotone ou Poussin se foca‐ liseraient à la présence des êtres/ choses particuliers, critiquant notre façon signifiante de lire, en rendant visible le sens 53 : faisant sensible le change, transmutant le néant en être, fondant sur la durée humaine une unité (divine) en spirale 54 . Unité réalisable instantanément dans l’artiste, insiste Bonnefoy, entre âme (conscience) et corps, forme et invisible, géométrie et sensualité, événements et objets éternels, sacré et raison, perspective et substance 55 . De cet ésotérisme de l’évidence, ou réel profond, l’éloquence baroque ne serait que la trace 56 . Deleuze retiendra cette vision du baroque comme une manière de réaliser quelque chose dans l’illusion, ou selon les termes de Bonnefoy de dissoudre l’illusion en produisant de l’être, et la désillusion en convertissant le néant en présence. Si Bonnefoy met en doute la tentative d’incarnation du baroque, c’est parce qu’elle ne va jamais jusqu’au bout. On dirait même que par anticipation, L’imaginaire baroque d’Yves Bonnefoy 125 46 Yves Bonnefoy, Rome, 1630 , Paris, Flammarion, 1994, p.-5 47 Ibid. , p.-42. 48 Ibid. , p.-125. 49 Ibid. 50 Ibid. , p.-160. 51 Ibid. , p.-248. 52 Yves Bonnefoy, Dans un débris de miroir , op.-cit. , p.-49-52. 53 Yves Bonnefoy, Rome, 1630, op. cit. , p.-249. 54 Ibid. , p.-34. 55 Ibid. , p.-31. 56 Ibid. , p.-42 et 44. Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0021 dans Rome, 1630 , Bonnefoy dresse le portrait fictif du poète baroque qui saurait écrire les « Stances à l’inconstance ». « Comme certains poètes de France 57 », écrit Bonnefoy pensant déjà à Durand, ce poète devrait savoir abdiquer son amour de soi 58 , refuser les fausses preuves, renoncer à ses doutes 59 , acquiescer au destin, ne pas avoir peur de la finitude, mais la circonscrire 60 , estomper en soi les grandes formes cosmiques 61 , liquider l’idée de l’ordre 62 , accepter un univers proche de celui de Giordano Bruno ou de Galilée, où les sphères célestes seraient corruptibles comme la terre 63 . Le poète baroque devrait être au carrefour entre le rêve métaphysique et la fin de ce rêve. Et c’est L’Arrière-pays 64 (1972) qui dissipe le dernier rêve métaphysique du « vrai lieu », par une définition du baroque aux confins des arts (appuyée à nouveau sur Mantegna et Piero della Francesca), comme une reproduction des apparences qui transmue le néant de ce qui passe, subordonnant le lieu à la courbe de la terre. De l’aveu de Bonnefoy, cette nouvelle quête du baroque était une tentative de réinterpréter Douve 65 . Comme Douve , l’ontologie baroque dissimulait le réel sous le rêve, sauvait l’être sous une fiction, et n’était dépassée dans une transcendance incarnée que par « l’élection de la voûte 66 ». Aux yeux de Bonnefoy, la grande voûte baroque, depuis les constructions paysannes oubliées de Provence, ou les colonnes torses de la petite église en face de la demeure de son grand père, incarne la «-parole voûtée » de la poésie, l’appel de la lumière - ou comme il dira à propos de Tiepolo, « la transmutation » à travers les contre-jours, « toujours en cours, toujours à finir, de l’existence en lumière » -, qui corrige les inconséquences, les idéalismes de Mantegna ou du Quattrocento 67 . 126 Angelos Triantafyllou 57 Ibid. , p.-34. 58 Ibid. , p.-32. 59 Ibid. , p.-180. 60 Ibid. , p.-44-45. 61 Ibid. , p.-252. 62 Ibid. , p.-20. 63 Ibid. , p.-22-23. 64 Yves Bonnefoy, L’Arrière-pays , op.-cit. ,-p. 67-68. 65 « Je puis, après quelque trente ans, reparcourir Du mouvement et de l’immobilité de Douve signe après signe, et j’ai retrouvé la clef un moment perdue d’ Hier régnant désert , le second livre, en m’aidant d’ailleurs pour cela d’une écriture encore - je pense à L’Arrière-Pays - bien plus que d’une pensée explicitement formulable » (Yves Bonnefoy, Entretiens sur la poésie , op.-cit. , p.-130). 66 Yves Bonnefoy, Poésie et architecture , op. cit. , p.-13-; L’Inachevable , Paris, Albin Michel, 2010, p.-23. 67 Yves Bonnefoy, Dessin Couleur et Lumière , Paris, Mercure de France 1995, p.-45 et 191. Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0021 Depuis ses premiers textes sur Piero della Francesca jusqu’aux poèmes en rêve sur Rome 68 , le baroque n’a rien d’absolu sans pouvoir se réduire à « un simple vœu de l'esprit 69 »; mais il est une qualité essentielle pour tout artiste qui adopte un nouveau rapport au temps, au divin, à l’espace. Le baroquisme serait une intuition qui va au-delà de Bernin 70 , jusqu’à Tiepolo 71 , Mozart, Novalis, Hölderlin, Nerval, Delacroix, Turner, Giacometti 72 . C’est cette peinture des « vanités » qui est à la base des « Stances à l’Inconstance » de Durand et de leur analyse par Bonnefoy 73 . Pour lui, Durand serait le poète de cette nouvelle conscience que tout est « change », de cet éloge de l’instant vécu comme plénitude, de la reconquête de la parole sur le langage. Dans sa postface à la traduction de Hamlet , le nom de Durand s’ajoute à ceux de Villon et de Maynard, poètes précurseurs de Keats et de Goethe 74 mais surtout de Baudelaire, opposés à Racine, éloignés de tout langage sacré. Mais c’est en 1989, dans les cours d’Études comparées de la Fonction poétique au Collège de France, que Bonnefoy parle de cette poésie non en tant que baroque mais comme la poésie qui annonce et dépasse le baroque, participant au ressaisissement de l’esprit, à la renaissance qui suivit les guerres de religions, par le triomphe du doute sur l’évidence, de la présence sur le vide des signes. Étienne Durand, poète de l’an 1990 C’est en 1990 qu’aura lieu l’édition chez Droz 75 comme le prolongement naturel des cours au Collège de France. Elle viendra sans doute combler un manque puisque les poèmes d’Étienne Durand restaient méconnus et surtout inaccessi‐ bles, depuis l’édition de 1906. Mettre en lumière cette œuvre oubliée, c’est avant tout un acte de générosité, étant donné la double autorité d’Yves Bonnefoy, poète mondialement reconnu et professeur au Collège de France, qui s’est chargé de la préfacer et de la rééditer. L’édition porte par ailleurs la marque de cette double intention : poétique et scientifique. Aujourd’hui, l’impression de 1906/ 1907 semble académique : elle fait état de recherches dans les catalogues de L’imaginaire baroque d’Yves Bonnefoy 127 68 Yves Bonnefoy, Rue Traversière , Paris, Mercure de France, 1977, p.-20. 69 Bonnefoy, Rome, 1630, op. cit. , p.-88. 70 Yves Bonnefoy, L’Improbable , op. cit. , p.-232. 71 Yves Bonnefoy, Dessin Couleur et Lumière , op. cit. , p.-158. 72 Yves Bonnefoy, Giacometti , Paris, Assouline, 1998, p.-15. 73 Lionel Verdier, « L’expérience de la Précarité : l’écriture des Vanités dans la poésie contemporaine-», Littératures Classiques , n°56, 2005, p.-313 et 318. 74 Yves Bonnefoy, Rome, 1630 , op.-cit. , p.-144. 75 Étienne Durand, Poésies complètes , éd. Hoyt Rogers et Roy Rosenstein, préface d’Yves Bonnefoy, Genève, Droz, coll. «-Textes littéraires français-», 1990. Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0021 ventes de livres du XVIIe siècles, et autres manuscrits conservés à la Bibliothèque nationale ; elle est réalisée par Fréderic Lachèvre 76 , érudit bibliophile intéressé à la poésie d’Étienne Durand dans le cadre de travaux sur la littérature libertine du XVIIe siècle. Mais elle ne porte la moindre mention du caractère baroque de cette poésie, soucieuse de rendre justice à un livre d’amour composé par un poète d’imagination pour sa cousine (Marie de Fourcy). Or, l’édition à laquelle accepte de collaborer Bonnefoy n’est que partiellement plus académique. Sans doute, Roy Rosenstein, professeur de littérature comparée à l’American University of Paris, donne à l’édition l’autorité nécessaire. Mais Bonnefoy n’aurait pas pris publiquement la défense de la poésie de Durand sans son long rapport de proximité et de sympathie avec Hoyt Rogers, poète et traducteur de sa poésie, y compris de son essai sur le baroque romain. Bonnefoy convainc Rosenstein et Rogers de réinterpréter Durand, de déplacer le centre de gravité de ses poésies d’amour vers les « Stances à l’Inconstance ». En effet, les trois avant-dires de l’édition chez Droz résument l’œuvre de Durand autour du concept de l’inconstance. Bonnefoy se réfère déjà aux « Stances » dans ses cours de 1988, année où Rogers et Rosenstein publient « De l’inconstance thématique à une poétique de l’inconstance », article qui servira de matrice pour leurs préfaces respectives. Leur article se ferme par une référence à « L’acte et le lieu de la poésie », conférence prononcée par Bonnefoy au Collège de Philosophie et reprise dans L’Improbable 77 avec ses premiers écrits sur le baroque. Paru dans Neophilologus 78 en 1988, l’article part de la revalorisation de l’inconstance par Jean Rousset comme trait particulier de la poésie pétrarquiste tardive de la fin de la Renaissance. Ce fil rouge de l’exposé de Rousset, partant de l’inconstance amoureuse dans la pastorale dramatique pour finalement décrire le temple de la déesse Inconstance chez Du Perron et Durand, sera repris aussi par la préface de Bonnefoy. Une mention, lors de son commentaire sur Charpentrat, identifiant l’art baroque à l’inconstance de Protée, montre qu’il n’ignorait pas la section comportant les poèmes sur l’inconstance blanche et noire de l’ Anthologie de la poésie baroque française de Rousset. Dans le sillage de Rousset, Rogers et Rosenstein décrivent le passage de la poésie baroque de l’inconstance amoureuse à l’inconstance cosmique. C’est dans cette inconstance thématique, à la frontière du profane et du sacré, qu’ils 128 Angelos Triantafyllou 76 Méditations de É.D ., réimprimées sur l’unique exemplaire connu, s.l.n.d. (vers 1611), précédées de la vie du poète par Guillaume Colletet et d’une notice par Frédéric Lachèvre, Paris, H. Leclerc, 1906. 77 Yves Bonnefoy, L’Improbable , op.-cit. , p.-113 et 124. 78 Hoyt Rogers et Roy Rosenstein, « De l’inconstance thématique à une poétique de l’inconstance-», Neophilologus , n o 72, 1988, p.-180-90. Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0021 79 Roy Rosenstein, « Étienne Durand et les flammes de l’amour », Durand, Poésies complètes , op.-cit. , p.-1-12. 80 Hoyt Rogers, «-Étienne Durand et l’esthétique de l’inconstance-», Ibid. , p.-13-22. 81 Yves Bonnefoy, Correspondance , op. cit. , p.-277. 82 Ibid. , p.-198 (Chr. Dotremont-31 oct.1971), 677 ( J. Dupin -19 oct. 1971). inscrivent aussi la poésie d’amour de Durand, tout en soulignant sa différence avec l’inconstance chez Sponde ou chez Lingendes. Pour eux, la poésie de l’inconstance amoureuse ou cosmique de Durand s’écroule au niveau formel (syntaxe, rime, mots, thèmes) entraînant la disparition du « poète », ne laissant derrière qu’un commentaire sur l’acte d’écrire. Dans l’édition chez Droz, ce sont ces remarques sur l’inconstance qu’ils ajoutent aux données puisées chez Colletet et Lachèvre. À présent, Rosenstein 79 présente Durand comme un poète maudit avant Baudelaire, revisitant par ses (« célèbres ») « Stances » un thème conventionnel. Quant à Rogers 80 , il interprète l’esthétique de l’inconstance de Durand par l’instabilité sociale de son époque, isolée entre la recherche grammaticale de Malherbe et la recherche de la permanence de Sponde et de Chassignet. Les imperfections poétiques céderaient aux vues consécutives de son tableau fantastique, aussi baroques que les tableaux de Bernin, Borromini, Tintoret, ou aussi modernes que les séquences d’un film. Bonnefoy préfacier Le texte de Bonnefoy tient lieu de préface à cette édition savante. Comme bien d’autres, il est le fruit d’une nécessité sinon d’une urgence mais nullement d’une obligation, puisque Bonnefoy refusa toute préface, même pour Douve . Écrire une préface, c’est pour Bonnefoy, une marque d’affection pour un poète 81 , une occasion de revenir sur un poète bien établi (Baudelaire, Mallarmé, Apollinaire, Desbordes-Valmore) pour renouveler, ou même réviser sa lecture. Mais Bonnefoy préface aussi des œuvres moins reconnues pour assurer leur importance, dont certaines de ses amis André Frénaud, Georges Heinen, Chris‐ tian Dotremont, Roberto Mussapi etc. Étienne Durand pourrait faire partie de ces amis inconnus du passé. Avant Durand, Bonnefoy s’était engagé en octobre 1971 à préfacer les poèmes d’un autre poète du pré-baroque « gothique », Maurice Scève 82 , qui faisait partie de ses lectures depuis l’adolescence. Ce projet serait annulé par les aléas de la vie de Bonnefoy ou bien parce que les « Stances » de Durand auraient enlevé entre-temps la fascination pour « Délie » et la transcendance de Scève, projet remplacé par la préface à La Chanson du Roland . Car pour Bonnefoy, une préface ne saurait être indifférente ou neutre. Elle L’imaginaire baroque d’Yves Bonnefoy 129 Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0021 83 Ibid. , p.-143 et 173. 84 Yves Bonnefoy, L’Imaginaire métaphysique , op. cit. , p.-77. 85 Yves Bonnefoy, L’Inachevable , op. cit. , p.-246. 86 Ibid. 87 Yves Bonnefoy, «-Préface-», Durand, Poésies complètes , op.-cit. , p.-II. devrait rappeler son point de vue sur la poésie : l’acceptation de la mort contre le vide d’un monde d’illusions. Bonnefoy est conscient, par exemple dans ses lettres à Dotremont de mars-mai 1971 83 , qu’une préface parle d’une œuvre, pensée, présence, qui est aussi une absence, d’un retour, au risque de paraître subjective, partielle voire maladroite. Inquiet de ses limites critiques, il est confiant en son projet propre d’écrivain au risque de ne pas sortir de sa pensée. À l’opposé d’un exposé didactique, ses préfaces exposent son propre projet d’écrivain mais aussi la silhouette du poète préfacé. Il lui accorde même souvent plus d’originalité que celui-ci n’en revendique. Pour Bonnefoy, Durand ne pourrait pas se réduire à un poète baroque parmi d’autres, car il appartient à son avenir. Si bien que cette préface ne se présente pas comme une critique « conséquente » : elle ferait partie de ces « critiques aimantes » qui « laissant le cœur s’exprimer, brise[nt] l’entrave et avec l’entrave l’orgueil 84 ». Face à Durand, Bonnefoy aurait agi sans doute en tant que critique mais aussi en tant que professeur au Collège de France, ce qui lui aurait « permis de ne pas [s’]écarter de [ses] soucis propres », de ne pas cesser d’être le poète qui garderait « l’impression d’avoir, la plume en main, lu [cette œuvre], ce qu’[il] n’aura[it] pu faire, sans elle, que de façon moins poussée 85 -». Cela veut dire que par sa lecture aimante plume en main, Bonnefoy ne cherche pas à comprendre l’œuvre de Durand, mais le mouvement de son œuvre, de son acte d’écrire. Même s’il s’agit du plus connu de ses poèmes, les « Stances » seraient une œuvre-destin, annonçant celle de Baudelaire ou de Rimbaud. Cette nouvelle lecture permettrait de mieux comprendre un poète qui, comme Bonnefoy le pense à propos de bien d’autres grands auteurs, semblait « empiegé » dans son texte « autant qu’il a pu y aller loin 86 », en ajoutant un nouveau point de vue, celui d’une finitude partagée. Typographiquement, les pages de Bonnefoy précèdent celles de Rogers et Rosenstein et souvent leur répondent. Bonnefoy reprend l’argument de la superficialité des premiers poèmes de Durand, du manque de hauteur et d’originalité au point d’avouer qu’il aurait abandonné leur lecture s’il n’avait pas cherché derrière la vacuité des mots de Durand - et de la poésie d’une époque (pense-t-il) sans grande ambition métaphysique ou spéculative 87 . Ce qui 130 Angelos Triantafyllou Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0021 88 Ibid. , p. XIV. 89 Ibid. , p. VII. 90 Lettre d'Yves Bonnefoy à Derrida, 12 décembre 1990 citée in Benoît Peeters, Derrida , Paris, Flammarion, 2010, p.-546 et 701. 91 Yves Bonnefoy, L’Inachevé, op. cit. , p.-171. 92 Collège de France, Résumés des cours et séminaires 1988-1989 - Yves Bonnefoy, « La Poétique des peintres au X V I Ie siècle en Italie-», p.-625-656. ne l’empêche pas de voir une cime de l’esprit et de la conscience baroque 88 . Le vide des poèmes de Durand ne serait pas un défaut esthétique mais un choix du poète, une réaction contre la poésie de convenance dont les mots se vident de l’être, pendant les périodes où, selon les mots de Durand, le «-penser change-», la foi s’affaiblit ou les objets du monde apparaissent illusoires 89 . Il ne faut pas sous-estimer le fait que Bonnefoy rédige sa préface, lui-aussi, à un moment de change ; non seulement parce que 1991 signala la fin d’une époque, la fin de la guerre froide (aussi déstabilisante que la fin des guerres des religions ou de la guerre mondiale qu'il avait vécue); mais aussi parce qu’il réagit contre cette nouvelle époque de « consensus », proposant la même année la candidature de Derrida au Collège de France, - espérant que les « ellipses » de sa pensée (à la manière de la spirale baroque), sauraient sauver la pensée du change, le point de vue « antagoniste » qui répondrait à la « vocation » d’« inquiéter » la pensée du Collège 90 . Cette conjoncture a poussé Bonnefoy à faire l’éloge de l’inconstance en termes postmodernes, concluant que la poésie de Durand posait des « inquisitions déconstructionnistes », dans le sens que, à la manière de Derrida (dont la perception était proche de la poésie, selon Bonnefoy) 91 , Durand mettait en question l’incessante dérive des systèmes des concepts, l’excès du signifiant ou l’illusion du signifié. Autrement dit, Durand poserait la question que Bonnefoy avait mise à la base de son écriture depuis Douve , d’un signifiant qui ne signifie plus mais qui désagrège les systèmes signifiants, en tant qu’appel à l’acte d’écrire. Ainsi, chez Durand, Bonnefoy reconnaît la dialectique (qui serait à la base de toute poésie) entre absence et présence, entre « Stances à l’absence » et « Stances à l’Inconstance ». Bonnefoy évoque erronément des « Stances à l’absence » (au lieu de « Stances de l’absence ») pour insister sur l’analogie ontologique et structurelle entre les deux poèmes. C’est au nom de la présence qui remonte de l’absence, de l’angoisse métaphysique qui annule la frivolité, que Bonnefoy fera l’éloge des « Stances à l’Inconstance » pour avoir rétabli le rapport à l’être, pour le ressaisissement dont elles témoignent. Ressaisissement de l’esprit est le terme que Bonnefoy emploie dans ses cours au Collège de France pour parler de la Renaissance, dans le sens où « ce qui est se dégage de sa vêture de fantasmes 92 ». Mais c’est le même terme qu’il utilise à trois L’imaginaire baroque d’Yves Bonnefoy 131 Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0021 93 Yves Bonnefoy, «-Préface-», Durand, Poésies complètes , op. cit. , p. II. 94 Yves Bonnefoy, La Vérité de parole , op. cit. , p.-18. 95 Yves Bonnefoy, Rome, 1630 , op. cit. , p.-179. 96 Yves Bonnefoy, « Inquiétude », Régis Debray et Patrice Hugues (dir.), Dictionnaire culturel du Tissu , Paris, Éditions Babylone et Fayard, 2005, p.-134-135. reprises pour caractériser les « Stances à l’Inconstance 93 », comme dépassement sinon déni de la frivolité des premiers poèmes, vers une pensée voire une acceptation cosmologique et métaphysique de l’impermanence d’un monde désormais vide. Dans les « Stances », Bonnefoy met en avant aussi un autre ressaisissement, poétique cette fois, qui s’exprimerait par la fin des descriptions abstraites, l’emploi des mots avec une réalité et une gravité nouvelles, qui démentiraient le vide de l’être. Pour parler du baroque des « Stances », Bonnefoy emploie un langage « structuraliste », quand il insiste sur le refus par le baroque d’un sens au-delà des mots, ou d’une autonomie mallarméenne des mots, d’une poésie où le verbe aurait pris la place de Dieu. Aussi Bonnefoy relève-t-il dans les «-Stances-» un dernier ressaisissement, la beauté des images, parmi les plus belles de notre langue, comme il le remarque. Bonnefoy ne parle pas comme un littéraire, il ne fait pas l’éloge des formes et des images comme telles, puisqu’il ne confond pas « la poésie avec l’art, la vérité avec l’invention, la qualité avec la surprise 94 -». Car pour Bonnefoy, le tableau fantastique de Durand n’est pas une figure de style, il rappelle l’architecture des édifices de Titien par leurs couleurs changeantes, ou les tableaux du baroque romain. Il y voit l’équivalent pictural du primat du signifiant mis en avant par Malherbe. Sauf que là où Malherbe pense l’impermanence du monde et de l’art de façon négative, Durand considère cette impermanence comme une joie, comme une libération. Car, comme Bonnefoy le rappelle dans Rome, 1630 95 , ce qui caractérise l’art baroque, ce n’est pas son sens de la réalité changeante, mais la manière dont il réagit face à cette réalité. Ce n’est pas l’inconstance mais sa réaction à l’Inconstance qui fit de Durand un grand poète. Seul le point de vue de la finitude permet à Bonnefoy de comparer le poète Durand aux plus grands, lui réservant une place dans le panorama de l’histoire littéraire. Si Bonnefoy a pu décrire le textile baroque comme une expérimentation de l’informe pour cacher le caché 96 , c’est que Durand lui a présenté l’inconstance baroque, non comme inquiétude spirituelle, mais comme dynamisme de la pensée. C’est pourquoi c’est en dehors de la poésie, de sa poésie baroque, que Bonnefoy cherche à situer ses éventuels compagnons, condamnés comme lui, que ce soit Vanini et son intuition philosophique ou Nicolas Poussin et sa critique morale. Ceci permet à Bonnefoy de définir pour une fois la grande poésie comme la rencontre de la sensibilité et de l’intellect. Si Lucilio Vanini n’est lié à Durand que par sa fin (exécuté quelques mois après lui), le jeune 132 Angelos Triantafyllou Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0021 Poussin pourrait être moins ignorant de cette poésie de l’inconstance que ne le pense Bonnefoy. On peut supposer que Poussin n’ignore pas le sort de Durand, soit par son « maître » perspectiviste Quintin Varin, associé comme Durand à Marie de Médicis, soit par le valet de celle-ci Alexandre Courtois. Son premier bref voyage à Rome date de ce moment où Varin aussi, alarmé de la mort de Durand, s’exile, abandonnant à Rubens la décoration du Palais du Luxembourg - à l’opposé de Poussin qui, à son retour, y prendra part 97 . La poésie de Durand aurait résumé les tentations que le baroque voulut ré‐ soudre entre dépense (pour dissimuler la misère) et éternité. Même si Bonnefoy évite de parler de Durand créateur de ballets et de fêtes royales, les fantastiques peintures du ciel évoquées dans les « Stances » ne sont pas sans lui rappeler les fêtes nocturnes dans les parcs et, à travers elles, Bernin qui a su transformer son architecture métaphysique en décor des fêtes, bals et feux d’artifices coûteux 98 . Les « Stances » auraient ainsi ouvert la voie à un nouvel art poétique plus près du principe horacien du baroque Ut pictura poesis . C’est pourquoi quand Bonnefoy voudra reprendre en volume sa préface sur Durand, il ne l’inclura pas parmi ses écrits sur la poésie, mais il en fera l’introduction de ses nouveaux essais sur l’art 99 , de sorte que les quatrains des « Stances à l’Inconstance » vont suivre, sans commentaire, en une sorte d’annexe, diverses monographies allant de Mantegna et Poussin à Delacroix et De Chirico, Hopper et Giacometti, en passant par Mozart ou Cartier Bresson, comme pour continuer la conversation infinie établie par le baroque entre poésie et peinture 100 . Réception du baroque à l’âge postmoderne La préface de Bonnefoy était censée contribuer à ce que la poésie d’Étienne Durand retrouve un public. Rien n’est moins sûr, d’autant que depuis lors ni Bonnefoy 101 ni aucun de ses commentateurs n’ont mentionné le nom de Durand. Dans le même sens, la réception académique, en France, de l’édition chez Droz fut limitée, si l’on en juge par exemple à partir de la brève note insérée dans L’imaginaire baroque d’Yves Bonnefoy 133 97 Méditations de É.D., op. cit., p. LIII- LV. 98 Yves Bonnefoy, Rome, 1630 , op. cit. , p.-162 99 Yves Bonnefoy, Dessin, couleur et lumière , op. cit. , p.-7-22 100 Ibid. , p.-305-307 101 Lorsque Bonnefoy reviendra «-Sur la poésie-» de la «-belle Renaissance-», de l’époque de Shakespeare et du Caravage, dans son entretien avec Béatrice Bonhomme, en 2000 ( L’Inachevable , op. cit. , p. 48 et 61), il rappellera ses critiques envers Malherbe, d’Aubigné, Jodelle ou Ronsard, mais il ne parlera pas de Durand. Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0021 la Revue d’Histoire Littéraire de la France 102 , qui ne commente même pas la préface de Bonnefoy. Toutefois, la réception de la poésie de Durand semble être plus conséquente auprès des universités américaines dans les années qui ont suivi l’édition de 1991. On doit citer en premier l’article de 1997, paru dans les Dalhousie French Studies 103 où, dans le prolongement de sa thèse de doctorat soutenue dans la même université canadienne, consacrée au rapport de Bonnefoy avec les artistes de la présence, Anja Pearre présente la première réaction à l’édition et à la préface de Bonnefoy. Le titre et les premières lignes indiquent le parti pris de l’article, situant Bonnefoy comme un «-contemporain face à l’inconstance d’Étienne Durand ». Pearre se concentre sur Bonnefoy, en tant que Professeur au Collège de France, ne se référant qu’au passage à la contribution de Rosenstein et de Rogers sur l’ontologie et l’esthétique de l’inconstance. Pearre concentre son article sur le regard qu’un poète du XXe siècle porte sur un poète mort du XVIIe siècle, si bien qu’à plusieurs occasions elle situe son analyse sous le signe de la pensée de la déconstruction et de l’art postmoderne. Tout en se permettant certaines corrections épistémologiques, elle traduit dans le langage de Heisenberg, ou du logocentrisme, la mention très critique que Bonnefoy fait de la physique de l’incertitude et des «-inquisitions déconstructionnistes-». En écartant nombre d’interrogations laissées à dessein ouvertes par Bonnefoy, Pearre présente Durand comme un précurseur sinon comme un confrère des poètes modernes. Surtout, elle reconnaît dans les vers mêmes de Bonnefoy des réactions pétrarquistes, shakespeariennes voire surréalistes contre le postmodernisme. Pearre ne cache pas son étonnement devant le jugement restrictif et injuste de Bonnefoy à propos des sonnets de Durand, jugés arides et sans intérêt. L’esthétique engagée de Durand serait, pour elle, un antidote aux excès de la déconstruction. La référence de Bonnefoy à la déconstruction est le signe que la réapparition des poèmes de Durand n’est pas étrangère au moment donné où cette théorie dominait dans les universités américaines. Pour preuve, lorsque en 1998 Hoyt Rogers 104 publie sa thèse sur Durand, soutenue en 1978, il cite les objections de Bonnefoy vis-à-vis de la déconstruction sans nier pour autant une possible lecture du sens et de la présence dans la poésie de Durand, soit en introduisant 134 Angelos Triantafyllou 102 Alain Génetiot, Comptes-rendus, Revue d’Histoire littéraire de la France , 92 e année, n o 5, septembre-octobre 1992, p.-888. 103 Anja Pearre, « Un contemporain face à l’inconstance d’Étienne Durand », Dalhousie French Studies , vol. 39-40, 1997, p.-193-201. 104 Hoyt Rogers, The Poetics of Inconstancy Étienne Durand and the end of Renaissance Verse , Chapel Hill, The University of North Carolina, 1998, p.-151. Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0021 sa propre perspective déconstructiviste 105 , soit en reprenant les conclusions dé‐ constructionnistes d’autres critiques postmodernes américains 106 , citant même le point de vue de Derrida 107 . À un moment où Paul de Man voulait déconstruire le texte et où Bonnefoy cherchait à déconstruire la présence, Rogers se propose de prolonger l’idée de la préface de Bonnefoy et de construire, à partir de Durand, une poétique de l’inconstance. D’ailleurs, dans les premiers pages de sa thèse, ce traducteur de Bonnefoy explique que c’était bien le poète lui-même qui dès 1969, alors qu’il travaillait déjà à son essai sur Rome, 1630 , avait suggéré à cet ami américain de préparer une thèse sur Étienne Durand et l’inconstance. Confirmant ces pages dans un récent e-mail de juillet 2024, Rogers présente la préface comme un don offert par Bonnefoy à « son » édition des œuvres poétiques de Durand 108 . Pour lui, cette réédition était importante parce qu’elle palliait le manque, depuis un siècle, d’une édition critique, mais aussi parce que grâce à la préface de Bonnefoy, Durand aurait droit à être appelé un grand poète 109 . Élargissant le point de vue de Bonnefoy, à partir de Durand, Rogers veut établir, suivant en cela André Chastel 110 , la poétique de la génération de 1600 comme une poétique profane et sacrée 111 , davantage métaphysique que baroque 112 , dont Shakespeare serait le représentant le plus éminent 113 . Allant à l’encontre de Bonnefoy et de Rousset, Rogers avance l’hypothèse que les imperfections des Méditations annoncent les « Stances à l’Inconstance 114 ». Traduisant l’esprit de Bonnefoy, Rogers croit que les commentaires en vers de Durand ne servent pas seulement à conjurer la mortalité, mais aussi à restaurer en partie cette perte 115 . L’imaginaire baroque d’Yves Bonnefoy 135 105 Ibid. , p.-34. 106 Ibid. , p.-30 et 82. 107 Ibid. , p.-202. 108 Ibid. , p. 11. Dans son e-mail de juillet 2024, Rogers m’écrit : « Yves Bonnefoy m’a suggéré le thème de ma thèse pour l’Université d’Oxford […] et il a également fourni le prologue à mon édition des œuvres poétiques de Durand pour Droz […]. Le Baroque en peinture et en littérature, était un univers esthétique très cher à notre maître, et son livre Rome, 1630 est un des six ouvrages de sa main que j’ai traduit en anglais. Il y travaillait quand je l’ai connu en 1969…-». 109 Hoyt Rogers, The Poetics of Inconstancy , op. cit. , p.-13. 110 Ibid. , p.-220. 111 Ibid. , p.-209. 112 Ibid. , p.-15. 113 Ibid. , p.-30. 114 Ibid. , p.-184. 115 Ibid. , p. 206. Une dernière approche du «-commentaire-» de Bonnefoy aux «-Stances à l’inconstance » d’Étienne Durand aura lieu, d’un point de vue thématique, dans l’article de 2005 de Lionel Verdier déjà cité, sauf que cette fois son auteur ne prendra pas en Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0021 Malgré leurs limites et leurs divergences, ces lectures semblent confirmer le point de vue de Bonnefoy, à savoir qu’il faudrait lire Durand d’un point de vue éthique plutôt qu’esthétique (Pearre) sans oublier pourtant que pour Bonnefoy cela voulait dire que l’esthétique des églises romanes s’oppose moralement à l’esthétique du rêve 116 . Pourtant, il faudrait comme Rogers faire le parallèle entre le baroque de Durand et celui des peintres (Bernin, Borromini 117 ). Si Bonnefoy n’a pas fait ce parallèle, il est vrai qu’il juxtaposait les poèmes de Shakespeare et les tableaux (Caravage, Carrache) de la Galerie Farnèse. Car si dans son texte sur Durand, Bonnefoy ne parle de Shakespeare, dans ses traductions, il décrit la même crise de conscience éprouvée par Durand, entre sentiment héroïque et trivial, entre être et non-être, entre doute et admiration devant l’univers 118 . Sauf qu’à partir de Shakespeare, Rogers ajoute à l’analyse des mots de Durand (qui par leur sens «-illimité-» démentent le vide, comme dit Bonnefoy), l’ironie qui pourrait mettre en question le sérieux même des « Stances » de Durand 119 . Toujours est-il que Rogers ne désigne que partiellement et avec précaution l’esthétique de Durand comme baroque, comme pour justifier l’absence du terme de la préface de Bonnefoy. Baroque, case vide En effet, à propos de Durand, Bonnefoy évite d’utiliser le terme de baroque pour éviter sans doute de restreindre ses poèmes dans le cadre d’une analyse formelle, stylistique, qu’il refuse pour toute œuvre, y compris la sienne (à l’exception de quelques réflexions théoriques intempestives sur la rime, la strophe ou la prosodie). Une telle analyse porterait l’empreinte de la culture du temps, dissimulerait le vécu du poète et nierait la finitude. Quelques réflexions sur les mots ou un bref éloge des superbes images et du genre de la stance seront les seuls moments de la préface où Bonnefoy se réfèrera aux formes de Durand. Même lorsqu’il évoque la « beauté » du poème de Durand, pour lui la valeur du baroque, comme pour les peintres romans, serait une question de vérité, de vigueur de pensée 120 . L’invention formelle ne serait qu’une invention de parole. C’est pourquoi c’est l’inconstance comme thème qui donne aux « Stances » le 136 Angelos Triantafyllou compte la préface publiée dans l’édition chez Droz mais le texte de la réimpression dans le recueil de Bonnefoy, Dessin, couleur et lumière . 116 Yves Bonnefoy, Entretiens sur la poésie , op.-cit. , p.-31. 117 Hoyt Rogers, The Poetics of Inconstancy , op.-cit. , p.-222. 118 Yves Bonnefoy, Théâtre et Poésie , op.-cit. , p.-210 et 82. 119 Hoyt Rogers, The Poetics of Inconstancy , op.-cit. , p.-151. 120 Yves Bonnefoy, dans Durand, Poésies complètes , op.-cit. , p.-III. Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0021 121 Yves Bonnefoy, Entretiens sur la poésie , op. cit. , p.-137. 122 Il y insiste dans sa dernière interview avec Rogers en 2015 : Yves Bonnefoy, L’Inachevé, op.-cit. , p.-200. 123 Yves Bonnefoy, L’Improbable, op.-cit. , p 217 124 Yves Bonnefoy, Raturer outre , Paris, Galilée, 2012, p. 11 ; Pétrarque, Je vois sans yeux et sans bouche je crie . Vingt-quatre sonnets traduits par Yves Bonnefoy , accompagné de dessins originaux de Gérard Titus-Carmel, Galilée, 2012. 125 Yves Bonnefoy, Rome, 1630 , op.-cit. , p.-37. 126 Yves Bonnefoy, L’Imaginaire métaphysique , op.-cit. , p.-79. caractère d’un poème baroque. Même lorsque Bonnefoy loue les « Stances » de Durand, en tant que forme supérieure aux autres genres, par exemple à ses sonnets, ce n’est que du point de vue de la durée, de l’ampleur de développement que cette forme permet à la méditation. Si les « Stances » ont attiré l’attention de Bonnefoy, c’est sans doute parce que, comme la poésie de Bonnefoy, la poésie baroque est organisée autour de ques‐ tions, répétitions, hésitations, sous la forme d’une spirale qui s’élargit. Surtout, chez Durand l’invocation à l’inconstance est perçue par Bonnefoy, à la manière de Douve , comme un signifiant sans signifié, énigmatique. Autrement dit, l’in‐ constance baroque ne serait qu’une « case vide », terme que Bonnefoy emprunta au langage structuraliste pour désigner Douve 121 en tant que mot dépassant les acceptions du dictionnaire, comme le «-signifiant flottant-» de Lévi-Strauss mais aussi comme les noms nullement descriptifs qui rendraient poétiques, aux yeux de Bonnefoy, les « entités mathématiques 122 ». L’inconstance ne serait qu’un rappel du lien, évoqué par Charpentrat, entre la mathématique baroque de Leibniz et l’intérieur des églises baroques 123 . Longtemps après sa rencontre avec Durand, Bonnefoy se confronta à nouveau au baroque, revenant cette fois à ses origines, au sonnet pétrarquiste ou shakespearien. Mais même de cette vrille, de cette contrainte créative aidant selon Bonnefoy à condenser le temps ou à déconstruire les souvenirs 124 , il fait un dernier rappel de sa définition du baroque en tant que décision d’adhérer à la liberté 125 , autre nom de cette déesse Inconstance qui à chaque fois donne au «-poète-serf-» de Durand, la liberté. Au bout de cette lecture de Durand, on ne peut que reposer la question qui inquiétait tant Bonnefoy à la fin de chacune de ses lectures, de savoir à quel degré il n’a pas transformé les « Stances » en un «-miroir de ses façons de penser ou d’être, au moment même où [il croyait] pourtant qu’[il s’était] approché du plus intime de l’œuvre 126 -». L’imaginaire baroque d’Yves Bonnefoy 137 Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0021 Bibliographie - Sources Durand, Étienne. Méditations de É.D. , réimprimées sur l’unique exemplaire connu, s.l.n.d. 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