eJournals Oeuvres et Critiques 49/2

Oeuvres et Critiques
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0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
10.24053/OeC-2024-0022
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2025
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Jacques Roubaud et le sonnet baroque : poésie, anthologie, critique

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Antoine Bouvet
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1 Ce sonnet apparaît déjà dans Jean Rousset, Anthologie de la poésie baroque française , Paris, Armand Colin, 1961, vol.-2, p.-267. 2 Cette citation et les suivantes : Jacques Roubaud, « Sonnet “baroque” ? Qualifier des poèmes de “baroques” revient à plonger leurs couleurs dans le détergent d’une esthétique molle. Petite lessive explicative », Magazine littéraire , n o 300, juin 1992, p. 47. Jacques Roubaud et le sonnet baroque-: poésie, anthologie, critique Antoine Bouvet Université Jean Moulin-Lyon 3, IHRIM En juin 1992, le Magazine littéraire publiait un dossier consacré au baroque. Une participation du poète Jacques Roubaud figure au milieu d’articles de spécialistes de la notion et a de quoi surprendre. Il présente en quelques mots deux sonnets peu connus du grand public : « Envie, cruauté, rancœur, faulses Doctrines » du chroniqueur provençal César de Nostredame, publié en 1608 dans les Pièces héroïques et diverses poésies , et « Des Œuvres de ma main voici la verité 1 » du Frère Zacharie de Vitré, tiré des Essays de méditations poëtiques parus en 1659. Dans les quelques lignes qui accompagnent ces deux sonnets, Jacques Roubaud formule une critique acerbe du baroque. À ses yeux, le mot lui-même est «-vide de sens 2 -», car il « a été utilisé dans tant de contextes contradictoires ou flous qu’il a perdu toute pertinence ». Le poète en vient même à se demander si la notion « a jamais eu la moindre utilité explicative ». Pour lui, les textes qualifiés de baroques se suffisent et « [i]l n’est aucun besoin de plonger, paresseusement et destructivement, leurs couleurs on ne peut plus nettes dans le détergent d’une esthétique molle-». Le baroque serait une erreur de lecture, un biais analytique qui repose sur un contresens-: Qualifier des poèmes de « baroques » est s’interdire de les lire comme ils peuvent être lus : comme des sonnets ; comme des sonnets en alexandrins ; des sonnets de méditation ; comme des poèmes construits selon un projet formel associé à un projet de contemplation, de mémoire, à la résolution d’un problème de soumission et de Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0022 3 Jacques Roubaud, Poésie, etcetera : ménage , Paris, Stock, 1995, p.-63. 4 Jacques Roubaud, Poésie : , Paris, Seuil, 2000, p.-423. 5 Jacques Roubaud, « Vasquin Philieul. Sonnets et sextine de François Pétrarque », Po&sie , n o -14, 1980, p.-26-34. fusion d’une intention intellectuelle et religieuse aux exigences d’un art, l’art dont le matériau essentiel est la langue-: poésie. Il signe son article d’une assertion radicale : « [i]l n’y a pas de “sonnet baroque” ». Le lecteur peut être surpris et étonné par la présence, dans un hors-série consacré au baroque, de cette charge virulente et radicale, adressée par un poète qui n’a jamais vraiment montré d’intérêt auparavant pour cette notion. Pour autant, peu de poètes contemporains ont lu et apprécié les sonnets du XVIe et du premier XVIIe siècles comme Jacques Roubaud ; peu aussi ont à ce point cultivé cette forme au cours des dernières décennies, en la répliquant et en jouant avec son cadre. C’est pourquoi cette disqualification radicale du «-sonnet baroque-» doit être interrogée au regard des recherches qu’il a menées, mais aussi de son œuvre poétique. Nous ne serons peut-être pas surpris de constater que l’esthétique baroque n’est pas si étrangère aux sonnets de Roubaud qu’il ne le laisse penser. L’objectif n’est certainement pas de chercher dans les interstices de sa pensée les pièces d’un procès d’intention et encore moins de prétendre réconcilier artificiellement sa poésie avec un « éternel baroque » orsien dont l’élaboration peut légitime‐ ment être mise en doute. Il s’agit plutôt de s’attacher à observer les diverses manières dont l’esthétique baroque interagit avec le projet poétique de Jacques Roubaud - sans au passage commettre l’erreur de prendre ses accusations contre le baroque plus au sérieux qu’il ne le ferait lui-même, rappelant avec humour qu’« [o]n sait depuis bien longtemps que les poètes ne savent pas ce qu’ils disent. Ils disent chaque chose et son contraire 3 -». En 1992, quand Jacques Roubaud écrit l’article du Magazine littéraire cité plus haut, il est depuis longtemps déjà habité par la « sonnetomania 4 », étonnante compulsion qui a fait de lui un lecteur avide et passionné, un collectionneur et un cartographe maniaque, un défricheur obstiné du sonnet. Sa présentation succincte des poèmes de César de Nostredame et Zacharie de Vitré dans le Magazine littéraire s’inscrit dans un projet bien identifié et très concret de compilation et d’étude fine du sonnet. Dès 1980, Roubaud publiait douze sonnets extraits de la Laure d’Avignon de Vasquin Philieul dans le numéro 14 de la revue Po&sie   5 . Ces sonnets sont certes des traductions du Canzoniere de Pétrarque, mais Roubaud insistera à plusieurs reprises au fil de sa vie sur leur importance : 142 Antoine Bouvet Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0022 6 Jacques Roubaud, « Guy Le Fèvre de la Boderie : “son pur cristal roule en sa pure trace” », Po&sie , n o -24, 1983, p.-107-117. 7 Jacques Roubaud, « Jean du Cliquet, seigneur de Frammermont. Sonets jettez en avant-propos-», Po&sie , n o -28, 1984, p.-3-27. 8 Jacques Roubaud, « Zacharie de Vitré. Essays de meditations poëtiques sur la Passion Mort et Resurrection de Nostre Seigneur Jesus Christ », Po&sie , n o 34, 1985, p. 117-126. 9 Jacques Roubaud, « La Forme du sonnet français de Marot à Malherbe. Recherche de seconde Rhétorique-», Cahiers de Poétique comparée , n o -17-18-19, 2 vol., 1990, p.-5-386. 10 Jacques Roubaud, Soleil du soleil. Anthologie du sonnet français de Marot à Malherbe , Paris, P.O.L., 1990. 11 Pierre Getzler et Jacques Roubaud, « Le sonnet en France des origines à 1630 : matériaux pour une base de données du sonnet français-», Mezura , n o -26, 1998, p.-5-427. ils fondent le premier recueil de sonnets en langue française (la première partie du recueil ayant été publiée en 1548, soit un an avant L’Olive de Du Bellay). Toujours dans la revue de Michel Deguy, Jacques Roubaud poursuit cette entreprise de redécouverte et d’édition : vingt-deux sonnets de Guy Le Fèvre de La Boderie en 1983 6 , quarante-quatre sonnets de Jean du Clicquet en 1984 7 et seize sonnets de Zacharie de Vitré en 1985 8 (parmi lesquels figure le sonnet republié dans le Magazine littéraire sept ans plus tard). En vérité, ces démarches d’éditions sont les marques visibles d’un impressionnant projet de recherche sur les sonnets français des XVIe et XVIIe siècles que Jacques Roubaud mène en collaboration avec Pierre Getzler tout au long des années 1980. Trois ouvrages en constituent le bilan. D’abord, « La Forme du sonnet français de Marot à Malherbe. Recherches de seconde rhétorique 9 -», une étude comparative méticuleuse occupant intégralement trois numéros entiers (réunis dans deux volumes) des Cahiers de poétique comparée en 1990. Dans celle-ci, Jacques Roubaud révèle avoir compilé (avec l’aide précieuse de Pierre Getzler) plusieurs dizaines de milliers de sonnets parus entre 1536 et 1630 dans une banque de données. La même année, il fait paraître chez P.O.L. une précieuse anthologie de sonnets puisés dans les relevés établis pour « La Forme du sonnet-» et vouée à publiciser les textes mis au jour par ses recherches : Soleil du soleil. Anthologie du sonnet français de Marot à Malherbe   10 . Enfin, en 1998, Pierre Getzler et Jacques Roubaud publient ensemble « Le Sonnet en France des origines à 1630. Matériaux pour une base de données du sonnet français 11 -» qui occupe la totalité du vingt-sixième numéro de la revue Mezura . Il s’agit de la fameuse liste complète et détaillée des centaines de recueils parus entre 1536 et 1630 qu’ils ont pu identifier et qui ont servis de corpus de départ à «-La Forme du sonnet » et à Soleil du soleil . Ces trois ouvrages sont complémentaires et interdépendants : ils sont le point d’arrivée de la tentative menée par Jacques Roubaud et Pierre Getzler de dresser un inventaire complet et exhaustif de tous Jacques Roubaud et le sonnet baroque-: poésie, anthologie, critique 143 Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0022 12 Albert-Marie Schmidt, L’Amour noir, poèmes baroques , J. Roubaud (éd.), Paris-Genève, Slatkine, 1982. 13 Jacques Roubaud, « Jean du Cliquet, seigneur de Frammermont. Sonets jettez en avant-propos-», op.-cit. , p.-4. 14 Le « Projet » se formalise par une publication confidentielle dans la revue Mezura en 1979 (publication depuis longtemps introuvable, le texte a été réédité récemment : Description du projet , Caen, Nous, 2014), alors même que Jacques Roubaud y a déjà renoncé, l’ayant interrompu brusquement l’année précédente avec l’abandon du Grand Incendie de Londres - roman qui devait constituer la pièce centrale du « Projet » et qui deviendra, sous le même titre, le premier volet de son œuvre autobiographique : «-en traçant aujourd’hui sur le papier la première de ces lignes de prose (je les imagine nombreuses), je suis parfaitement conscient du fait que je porte un coup mortel, définitif, à ce qui, conçu au début de ma trentième année comme alternative à la disparition volontaire, a été pendant plus de vingt ans le projet de mon existence » ( Le grand Incendie de Londres-: récit, avec incises et bifurcations , Paris, Seuil, 1989, p.-7). Obsédant et omniprésent, le « Projet » n’a pas disparu pour autant, il s’est métamorphosé : dans un renversement des plus baroques, le « Projet » est devenu, pour Roubaud, le récit de l’échec du « Projet ». Il a donc continué à le nourrir, sous d’autres formes, jusqu’au début des années 2000, notamment à travers les recherches et les expérimentations sur le sonnet mentionnées plus haut. les sonnets français publiés depuis les premières ébauches par Marot et Mellin de Saint-Gelais, dans les années 1530, jusqu’à la publication des Œuvres de Malherbe en 1630. Le travail effectué est colossal : en définitive, les deux collaborateurs recensent plus de trente-cinq mille sonnets dont les continuités et les ruptures formelles et historiques sont soigneusement analysées. On cherchera cependant en vain, parmi ces travaux passionnés, l’évocation de la notion de baroque : le mot n’apparaît nulle part dans ces trois ouvrages qui font pourtant une place importante aux poètes généralement considérés comme des modèles de de cette esthétique. Plus déconcertant encore : en 1982, alors qu’il était déjà bien engagé dans ses recherches avec Pierre Getzler, Jacques Roubaud signait un court texte de présentation pour la réédition de l’anthologie d’Albert-Marie Schmidt, L’Amour noir, poèmes baroques   12 . Dans ces quelques pages, le mot « baroque » - qui assure l’unité thématique de l’ouvrage - n’apparaît que trois fois, mentionné nonchalamment, sans aucune forme d’analyse ou de caractérisation. L’année suivante, dans sa présentation des sonnets de Jean du Cliquet pour la revue Po&sie , il laissait échapper une première critique qui résumait assez nettement son désintérêt : « entre 1570 et 1620 une grande poésie religieuse française en sonnets, dont on ne peut que réduire l’originalité en la désignant comme baroque dessine une constellation   13 -». La compilation et les multiples éditions de sonnets auxquelles il se livre s’insèrent dans le « Projet » 14 de mathématique et de poésie qu’il a commencé 144 Antoine Bouvet Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0022 15 Jacques Roubaud, Poésie, etcetera-: ménage , Paris, Stock, 1995, p.-101. 16 Jacques Roubaud, Poésie , op.-cit. , p.-154. 17 Dominique Moncond’huy, « Sonnet et entreprise de mémoire », dans A. Disson et V. Montémont (dir.), Jacques Roubaud, compositeur de mathématique et de poésie , Nancy, Absalon, 2010, p.-290-291. à formuler dès les années 1960-: entreprise d’exploration totale des formes, des harmonies et des combinaisons ouvertes par la poésie. Le « Projet » est difficile à saisir. Il est à la fois multiforme et évanescent, il implique en même temps des programmes de recherches méticuleux, des expérimentations poétiques et romanesques et conditionne la vie réelle de son auteur. Mais il fait une place centrale à ce que Roubaud appelle la «-forme-sonnet-», conjonction immédiate de la mathématique et de la poésie. La « forme-sonnet » n’est pas exactement le sonnet, mais plutôt la force vitale et créatrice contenue dans la structure du sonnet. Comme son nom l’indique, la « forme-sonnet » tire sa puissance de sa forme, mécanisme universellement partageable, fondé sur la combinatoire des rythmes, des sons et du sens, sur ce que Jacques Roubaud appelle la «-mémoire de la langue 15 -», principe fondateur de la poésie. Chaque sonnet lu ou écrit contient donc en lui-même tous les sonnets qui l’ont précédé et qui lui succéderont, comme un algorithme contient en lui-même tous les résultats possibles de son application. Le sonnet se produit dans un réseau (dont le poète n’a pas à être nécessairement conscient) qui le fait participer d’un ensemble plus vaste, universel et commun. C’est ce qui fait que « [t]out sonnet est un sonnet de Pétrarque 16 » pour Jacques Roubaud. Il ne l’est pas seulement par tradition littéraire ou par comparaison stylistique, mais bien parce que tout sonnet appartient à la « mémoire » de la « forme-sonnet » dont le Canzoniere constitue la matrice originelle. Attention au contresens, cependant : il ne s’agit pas d’instaurer une hiérarchie entre les sonnets. Au contraire, ravaler tout sonnet à un sonnet de Pétrarque revient plutôt à pondérer toutes les occurrences de sonnets à la seule « forme-sonnet » dont les sonnets de Pétrarque sont une des multiples possibilités. De Pétrarque, mais donc aussi « de Shakespeare - voire Pierre Jean Jouve », ajoute Dominique Moncond’huy : dans la « forme-sonnet », on perçoit l’« [e]ntrelacement de la mémoire de la langue, de la mémoire poétique et de la mémoire de soi - et cet entrelacement est ce tissu qui advient en espacement mental 17 -». Un des principaux objectifs du Projet est donc de faire émerger cette mémoire de la langue en s’y connectant, en se confrontant à une poésie vécue intensément (dans la lecture, l’étude et l’écriture). Cela demande un rapport immédiat aux textes, une approche brute - presque innéiste - de la poésie. C’est pourquoi Jacques Roubaud et le sonnet baroque-: poésie, anthologie, critique 145 Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0022 18 Il leur consacre une étude ( La Fleur inverse : essai sur l’art formel des troubadours , Paris, Ramsay, 1986) et évoque de nouveau leur « mémoire » dans sa présentation de l’anthologie de sonnets occitans collectés par Pierre Bec (dont le titre est une référence explicite aux travaux de Roubaud) : Pour un autre soleil… : le sonnet occitan des origines à nos jours , Orléans, Paradigme, 1994. 19 Ce que Roubaud imite à son tour dans ses pratiques personnelles : la déambulation, la récitation «-aurale-», ou le «- sonnet-walking -». 20 Jacques Roubaud, Le grand Incendie de Londres : récit, avec incises et bifurcations , Paris, Seuil, 1989, p.-188-189. 21 D’ailleurs, dans l’article du Magazine littéraire cité en introduction, Roubaud étend d’un mot sa critique du baroque au surréalisme, par exemple, ce qui montre bien que le problème est plus épistémologique qu’esthétique. Op. cit. , p. 47 : le baroque est « [v]ictime d’un sort analogue à celui de l’adjectif “surréaliste“, et témoignant comme lui d’une dégradation aussi peu enviable le mot lui-même a été utilisé dans tant de contextes contradictoires ou flous qu’il a perdu toute pertinence.-» 22 Jacques Roubaud, Poésie, etcetera : ménage , op.-cit. , p.-75. 23 Ibid. , p.-78. 24 « Il n’y a pas de poésie ailleurs que dans un objet de langue. / Il n’y a pas de poésie dans le coucher de soleil  ; / il n’y a pas de poésie dans la prose, ni dans la philosophie, ni dans la finance, ni dans la chanson, / etcetera / la poésie n’existe que dans les poèmes ; et dans les concaténations, assemblages et constructions de poèmes.-» ( Ibid. , p.-81). Roubaud envisage les trobar provençaux 18 comme figures originaires de sa démarche : poètes-artistes qui nourrissent leur poésie de leurs errances et de leurs jeux et dont les errances et les jeux sont eux-mêmes matière poétique 19 , dans un aller-retour constant qui va de la vie vécue à la poésie vécue : La poésie est pour moi une activité formelle, tout autant qu’une forme de vie, et mon modèle est celui qu’ont inauguré pour nous les troubadours (et toute poésie de l’avant et de l’ailleurs n’est reconnaissable pour moi qu’à partir de ce modèle) 20 . On commence peut-être ici à percevoir le sens profond de la critique roubal‐ dienne du baroque, qui ne porte pas tant sur ses caractères esthétiques que sur l’idée même d’esthétique au sens où les études littéraires l’envisagent 21 . Penser la poésie en termes d’esthétiques (concurrentes, complémentaires, contiguës, etc.), c’est chercher à lui assigner un contenu qui lui est extérieur - à lui faire dire quelque chose qu’elle ne dit pas d’elle-même. Dans Poésie, etcetera : ménage , Jacques Roubaud insiste longuement sur l’aspect presque anti-intellectualiste de sa démarche poétique : « la poésie ne dit rien. La poésie dit 22 ». Plus loin, il ajoute - non sans une touche d’humour : « la poésie ne dit pas “quelque chose” mais kekchose. Désignons par kekchose ce que la poésie dit et qui ne peut se dire 23 -». Aux yeux de Jacques Roubaud, assigner un discours (poétique) à la poésie revient à trahir la poésie : c’est l’arracher à son statut de pur « objet de langue 24 -», de mise en structure de la matière vivante du langage. 146 Antoine Bouvet Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0022 On pourrait débattre longuement de l’intransigeance (et peut-être de l’aporie ? ) de cette démarche, mais force est de constater que le baroque est spécialement concerné par la critique : « concept moderne projeté sur un passé qu’il rapproche de nous au risque de le déformer à la façon d’une loupe grossissante 25 » écrivait Jean Rousset au terme d’un demi-siècle de recherches, le baroque impose une distorsion des textes, une lecture qui est inévitablement anachronique, mais qui déplace les textes pour mieux révéler ce qu’ils contiennent - et ce qui résonne en eux de notre modernité. Ainsi, tout en refusant le qualificatif de « baroque », Jacques Roubaud est un lecteur et un compilateur expert des sonnets de la période et, bien qu’il ne reconnaisse manifestement pas l’utilité du baroque comme outil d’analyse critique, il semble que ses propres sonnets retiennent certains détails signifiants de l’esthétique baroque. Le trait le plus immédiatement assimilable à l’esthétique des sonnets baroques est peut-être celui de la mise en spectacle de la matière poétique dans le sonnet. Les minutieuses analyses formelles menées sur les sonnets de la période 1530-1630 aboutissent entre autres à démontrer que le sonnet possède une ca‐ ractéristique minimale qui fonde la norme, le degré zéro de la « forme-sonnet » : une structure dont l’unité repose sur quatorze vers 26 . Cette unité minimale rend visibles les marques de conformité et de transgression qui traversent le poème. Or, les sonnets de Jacques Roubaud se présentent très souvent comme des variations formelles qui mettent en spectacle le sonnet lui-même : chaque sonnet agit à la fois comme une célébration et une remise en cause de la «-forme-sonnet-», jouant avec les marques de la tradition et les inflexions de la modernité, déjouant les attentes du lecteur et la fixité présumée de la structure. Prenons par exemple le sonnet intitulé « Osaka », dans Churchill 40 et autres sonnets de voyage -: Mishinakajima-Minamigoto-? Non. 1 2 3 4’ 5 6 - 7 8 9 10 11’. Triste de ne pas arriver avec la stati-on susnommée à remplir un alexandrin juste Jacques Roubaud et le sonnet baroque-: poésie, anthologie, critique 147 25 Jean Rousset, Dernier regard sur le baroque , Paris, José Corti, 1998, p.-7. 26 Ce qui justifie l’existence (marginale, mais persistante depuis la Renaissance jusqu’à nos jours) de demi-sonnets de sept vers, de double-sonnets de vingt-huit vers ou de sonnets de quinze vers qui répondent à une structure [14+1] etc. : toutes sont des formes d’amplifications ou d’amputations de la matrice [14]. Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0022 27 Jacques Roubaud, Churchill 40 et autres sonnets de voyage , Paris, Gallimard, 2004, p. 122. 28 On pense bien sûr au sonnet inachevé, au « Paresseux » et au « Sonnet sur des mots qui n'ont point de rimes ». Voir respectivement Marc-Antoine Girard de Saint-Amant, Œuvres , éd. J. Bailbé et J. Lagny, Paris, Librairie Marcel Didier, 1971, vol. 1, p. 290-291; vol.-2, p.-82-83-; vol. 4, p.-314-315. 29 Notamment dans la pointe du sonnet pour chercher un effet de clausule déceptif. Voir Paul Scarron, Recueil de quelques vers burlesques. Une anthologie , éd. J. Leclerc et C. Nédelec, Paris, Classiques Garnier, 2021, p.-454 et p.-492. il est vrai que verlainienne en diable ici mètres impairs que choisit la métrique au trois au cinq au sept attachée atavique les corbeaux ont aussi l’impaire passion leur accent osakien n’est pas moins sarcastique que celui de leurs cousins de Tokyo. Ce sont leurs remarques désobligeantes qui m’accompagnent dans ma promenade autour du moustiquehabité-lac. Mon hôte au restaurant chanta une belle chanson ancienne de Nara hier. Le patron est revenu dans cette ville pour restauranter avec sa mère. Civil j’improvise un quatrain de remerciement. Il boite un peu 27 . Les deux premières strophes offrent de manière assez transparente le spectacle d’un sonnet en train de se faire. Cette manière de rompre la diégèse du sonnet est un procédé fréquent du sonnet baroque, régulièrement employé par Saint-Amant 28 ou Scarron 29 , par exemple, ou - dans le domaine espagnol - par Góngora, dont Jacques Roubaud cite souvent les sonnets comme étant sa première expérience de la « forme-sonnet » et le point de départ de sa «-sonnetomania-». Dans « Osaka », Jacques Roubaud commence par évoquer, sans aucun contexte, un toponyme appartenant à la ville japonaise. C’est tout de suite un premier bouleversement de la « forme-sonnet » française : le nom « Mishina‐ kajima-Minamigoto -» possède une consonance exotique difficilement lisible et prononçable pour un lecteur qui ne maîtrise pas le japonais. Cette première marque de transgression se résout dans une seconde : la voix du poète compte en vérité les syllabes de ce long toponyme pour voir s’il peut en faire un alexandrin. Le constat complétant le premier alexandrin est elliptique, déceptif 148 Antoine Bouvet Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0022 30 Si l’on recherche un exemple significatif parmi les très nombreuses occurrences de syllepses baroques, on peut se tourner vers le sonnet de Tristan, « Le Navire », recueilli dans La Lyre , qui décline astucieusement un réseau métaphorique associant le navire et le pin, tous deux désignés par le mot latin «- pinus -». Il s’agit pour autant d’un exemple parmi des centaines d’autres. Voir François Tristan L’Hermite, Œuvres complètes , vol. 2, éd. J.-P. Chauveau, Paris, Honoré Champion, 2002, p.-349. 31 S’agit-il d’un des bassins où convergent les nombreux canaux de la ville ou plus prosaïquement du lac Biwa, le plus grand du pays, situé à quelques dizaines de kilomètres d’Osaka-? 32 Marc-Antoine Girard de-Saint-Amant, «-La Pipe-», Œuvres , vol.-1, op.-cit. , p.-279-280. et comique-: «-Non-». Ce «-non-» trouve un écho au troisième vers dans le mot « stati-on », sur lequel Jacques Roubaud insiste en rendant la diérèse visible typographiquement, réussissant cette fois-ci, grâce à l’échec du premier vers, à compléter l’alexandrin. Fusion de la «-forme-sonnet-» avec le sujet du poème : le mot « stati-on » agit comme une syllepse dont la polysémie convoque à la fois l’infrastructure publique du métro d’Osaka et le douzième jalon dans la lecture de l’alexandrin, le terminus dans la progression du regard 30 . L’échec de la coïncidence parfaite entre le toponyme japonais et le vers dodécasyllabique détermine la nature poétique du lieu : non pas alexandrine et régulière, mais «-verlainienne-», impaire et déréglée. Le poème donne à voir la genèse du poème. La visite d’un lieu (ou peut-être, simplement, la lecture de son nom sur une carte ou sur un panneau de signalisation) engendre une évasion intérieure dans le tissu des mots, le jeu, la manipulation de leur matière sonore et volumique. Cette recherche intros‐ pective affecte en retour la matière du monde par les mots et la manière de désigner les choses. Le sonnet cesse donc de se regarder lui-même au huitième vers et se tourne enfin vers son objet : la description intime d’Osaka. Mais la poésie continue de teinter l’espace vécu de la ville. Le chant des « corbeaux », versificateurs involontaires, est empreint de «-l’impaire passion-» du «-trois-», du « cinq » et du « sept ». Dans le premier tercet, Jacques Roubaud fait mention d’un plan d’eau dont le nom reste inconnu 31 , mais qu’il désigne par un hapax étrange, le « moustique-habité-lac », sorte de traduction littérale de l’anglais qui amalgame tout un processus actif (la prolifération des moustiques dans les régions lacustres) dans un seul syntagme-valise. Cette manière de soumettre les choses du monde perçu et vécu à des jeux poétiques de subversions et de réversions est au cœur de l’esthétique baroque. Dans le theatrum mundi baroque, toute chose n’est jamais exactement ce qu’elle prétend être ou ce qu’elle montre d’elle-même et se révèle toujours susceptible d’être autre chose que ce qu’elle est. L’espérance n’est pas plus tangible et solide que la fumée d’une pipe 32 , l’esclave maure est noire comme la nuit mais cache Jacques Roubaud et le sonnet baroque-: poésie, anthologie, critique 149 Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0022 33 Claude Malleville, « Imitation du Cavalier Marin », Œuvres poétiques , vol. 1, éd. R. Ortali, Paris, Librairie Marcel Didier, 1976, p.-45. 34 Pierre Perrin, « Le Papillon. Dernière partie. Stances. », Divers insectes , Paris, Jean Duval, 1645, p.-47-48. 35 Le concept de « chaîne de sonnets », aux implications profondément baroques, est élaboré dans Jean Rousset, « Préface », Jean de La Ceppède. Choix de textes , Paris, GLM, 1947. 36 Le terme est employé par Jacques Roubaud dans l’article du Magazine littéraire cité au début de notre étude pour qualifier les sonnets de César de Nostredame et Zacharie de Vitré qu’il présente. Voir supra . le soleil dans ses yeux 33 , le papillon est à la fois « nymphe » et « mary », insecte et oiseau, oiseau et fleur 34 . L’esthétique baroque repose en grande partie sur des réseaux d’équivalences métaphoriques qui mettent en doute la matérialité du monde perçu et lui substituent la vraisemblance de la langue poétique, seul recours à l’impermanence et à l’inconstance qui le caractérisent. Dans ce sonnet aussi, le réel est remodelé par la poésie et la poésie se fond dans le réel : Osaka et le sonnet sur Osaka sont une seule et même chose. La matière de la ville - les animaux qui l’habitent, les mots qui servent à la nommer etc. - fusionne avec la matière poétique des mots - leurs syllabes, leurs sonorités. D’où la prégnance des effets de forme et de structure dans la poésie baroque : la disposition et l’architecture du texte réorganisent du monde. Ici, le mélange de la « forme-sonnet » et du paysage d’Osaka débordent ensemble dans le second tercet. Dernier lieu d’union du poétique et du monde, le « quatrain de remerciement » associe une forme poétique (le quatrain) à une situation concrète (le remerciement à l’hôte du restaurant). Le sonnet mentionne que le quatrain « boite un peu » (est-ce à dire que lui aussi ne parvient pas aux « stati-ons » métriques convenues ? ) et de ce fait il déborde du sonnet et il fait désormais «-boiter-» le sonnet aussi. Cet effet de clausule comique est en vérité construit avec une extrême précision, puisque que ce n’est pas exactement le « quatrain », thème de la phrase finale, qui excède le sonnet - au contraire : désigné par le pronom « Il », il entre exactement dans le cadre fixé par le mètre du vers et la rime retenue - c’est bien le prédicat, l’action de « boiter un peu », qui fait boiter un peu le sonnet, qui le déséquilibre, dans une mise en abyme remarquable. On peut cependant relever des exemples plus transparents encore de sonnets au style baroquisant parmi tous les sonnets de Jacques Roubaud, notamment la section « Square des Blancs-Manteaux, 1983. Méditation de la mort, en sonnets, selon le protocole de Joseph Hall », dans La Forme d’une ville change plus vite, hélas, que le cœur des humains . Cette « chaîne 35 -» de vingt «-sonnets de méditation 36 -» consiste en une série de variations sur le thème du deuil. Comme les « chaînes de sonnets » des 150 Antoine Bouvet Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0022 baroques religieux, la section permet une double lecture à la fois « horizontale » et « verticale », qui superpose les poèmes par « pli 37 » : les sonnets se lisent horizontalement selon l’ordre de la dispositio (on chemine dans une argumentation qui progresse chronologiquement du premier vers le dernier sonnet de la chaîne, chaque texte s’enchérissant des précédents et nourrissant les suivants) et verticalement en mettant l’accent sur l’ elocutio (l’unité thématique et les réseaux isotopiques qui traversent la chaîne enrichissent chaque sonnet de la présence de tous les autres). L’unité des vingt sonnets de Jacques Roubaud est assurée par le retour obsédant d’un lexique du deuil (« mort », « ombre », « sombre », « noir ») et une rhétorique de la copia , fondée sur la répétition lancinante de syntagmes dans les strophes ou de mots à l’intérieur des vers. Cette écriture est très singulière dans le contexte de la poésie contemporaine : résolument moderne, mais empreinte aussi d’une emphase anachronique et d’une spectacularité étrange qui rappellent les sonnets d’un certain baroque mystique que Jacques Roubaud connaît puisqu’il en a fait figurer les principaux noms (Le Saulx, Chassignet, Sponde, etc.) dans le corpus de textes établi avec Pierre Getzler. Cette orientation esthétique est très claire dès le premier sonnet, «-The Entrance-»-: À l’entrée de la Mort, où tu entres, désentre, Décentre de la Mort la démence et le sens, Du Senti de la Mort t’absente, et te ressente, Consente de la Mort la constante Constance. Écarté de la Mort, contente-toi, repente Sur la Pente de Mort, de sa Lampe, sa trempe, Rampe toi vers la Mort, et l’accède, et l’accente, Contemple-toi de Mort l’indécence, le temple. À l’orée de la Mort qui te porte, déporte, Emporte-toi la Mort, amphores ou comportes, Farouche toi la Mort, la sans souche, sans bouche. À l’Effrai de la Mort, dépêche-toi, dépèle, Au Décri de la Mort, abaisse-toi, rappelle Du Tout frayée la Mort qui te touche, te couche 38 . Le poème est surchargé de répétitions et de variations rhétoriques qui fonctionnent comme des éléments décoratifs prenant le pas sur l’argument du Jacques Roubaud et le sonnet baroque-: poésie, anthologie, critique 151 37 Cette analyse est celle de Michèle Clément dans Une poétique de crise : poètes baroques et mystiques (1570-1660) , Paris, Honoré Champion, 1996, p.-252-255. 38 Jacques Roubaud, La Forme d’une ville change plus vite, hélas, que le cœur des humains , Paris, Gallimard, 1999, p.-148. Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0022 sonnet : les hypozeuxes qui forment le premier hémistiche de chaque vers et font varier les occurrences de « la Mort », les homéotéleutes qui font bégayer le vers (« entres, désentre », « constante Constance », « porte, déporte », «-sans souche, sans bouche-», «-te touche, te couche-») et les assonances en [-] qui se fondent petit à petit dans les tercets dans les échos de [or] et de [u] 39 . La comparaison avec des sonnets baroques est tentante. Il est d’ailleurs intéressant de noter que les poèmes de César de Nostredame et de Zacharie de Vitré auxquels Jacques Roubaud refuse le qualificatif de « baroques » dans l’article du Magazine littéraire cité plus haut sont tous deux construits sur une rhétorique répétitive et accumulative similaire : enchaînements de gradations rythmiques chez César de Nostredame et hypozeuxes chez Zacharie de Vitré. On constate aussi que cette même langue baroque traverse la chaîne des sonnets de Jacques Roubaud. On la retrouve presque à l’identique dans le seizième sonnet, «-The Petition and Enforcement-», par exemple-: Effacez cette nuit investie de sa Mort Effacez ce matin complaisant à sa Mort Effacez cette porte étanche de sa Mort Effacez cette chambre éparse de sa Mort. Effacez ces rideaux du travers de sa Mort Effacez ce réveil habité de sa Mort Effacez ces miroirs nuageux de sa Mort Effacez ce soleil du plancher de sa Mort. Effacez cette main attiédie dans sa Mort Effacez cette bouche empoisonnée de Mort Effacez ce regard lignifié de Mort. Enfoncez cette mort, enfouissez cette Mort Effrayez cette mort, atterrez cette Mort Emportez cette mort ou persiste sa Mort 40 . Le texte est plus clair et repose sur des superpositions moins complexes de dispositifs rhétoriques, mais l’idée est la même : la mise en regard du syntagme [Effacez + pronom démonstratif] au début de chaque vers et du terme « Mort » à 152 Antoine Bouvet 39 Nous ne pousserons pas l’analyse plus loin car ce sonnet est assez précisément étudié dans un article de qualité : voir Ann Smock, « Jacques Roubaud’s “Sonnetomania” », Literary Imagination , vol.-12, n o -3, 2010, p.-344-354. 40 Jacques Roubaud, La Forme d’une ville change plus vite, hélas, que le cœur des humains , op.-cit. , p.-163. Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0022 41 Jacques Roubaud, ∈ , Paris, Gallimard, 1988, p.-8. 42 Ibid. , p.-14. 43 Ibid. , p.-8. chaque rime, avec des variations dans le tercet final. Le verbe initial est remplacé par trois autres (« Enfoncez », « Effrayez », « Emportez ») et les occurrences du mot « mort » sont doublées à la fin des deux hémistiches, comme pour signifier la fortification (l’ Enforcement ) de la volonté de dépassement du deuil. Finalement, dans ce sonnet, chaque vers est une boucle parfaite qui renvoie à toutes les autres, comme une chaîne de vers à l’intérieur de la chaîne de sonnets. Or, cet aspect de la poétique de Jacques Roubaud est un des plus constants dans son œuvre : le poème se décuple en poèmes multiples qui contiennent eux-mêmes d’autres poèmes et ainsi de suite. Cette structure fractale est particulièrement évidente dans la structure du premier recueil de Jacques Roubaud, ∈ , qui paraît en 1967. Il s’agit d’un recueil des plus inhabituels qui peut être lu selon quatre protocoles concurrents et coïncidents. Le second de ces modes de lecture consiste à lire le recueil comme étant divisé en cinq «-paragraphes 41 -» : le premier, le troisième et le cinquième de ces paragraphes sont des « sonnets de sonnets 42 » de formes variables. Par exemple, le premier paragraphe (qui est aussi le plus complet et ordonné) est constitué d’une chaîne logique de sonnets en prose : chaque sonnet lu individuellement représente en réalité un des vers d’un sonnet de sonnets. La logique de ces chaînes de quatorze sonnets n’est peut-être pas évidente au premier abord, mais on peut en théorie lire ces ensembles de quatorze sonnets comme un seul sonnet, articulé selon la structure de deux quatrains et deux tercets, signalés par une nomenclature de symboles en tête de chaque texte. Le premier paragraphe entier est formé de vingt-neuf sonnets, soit deux super-sonnets constitués chacun de quatorze sonnets et séparés par un sonnet. Or, Jacques Roubaud précise, dans le « mode d’emploi » du recueil, que celui-ci est inachevé, que les paragraphes doivent être considérés comme « ouverts » et que tous les textes « pourront être ultérieurement modifiés, partiellement ou totalement 43 ». Cela laisse entendre qu’en changeant d’échelle, ces deux sonnets de sonnets seraient en toute logique les deux premiers vers d’un sonnet composé de sonnets de sonnets. Dans cette partie du recueil, Jacques Roubaud envisage la « forme-sonnet » comme un objet fractal, nécessairement incomplet car infini. Entraîné par sa propre force vitale - sa « mémoire » - le sonnet génère constamment du sonnet dans le sonnet. La poésie est mouvante, mobile, entraînée dans un mou‐ vement perpétuel d’autogénération anarchique. Là encore, on croit distinguer en filigrane certaines des caractéristiques wölffliniennes et roussetiennes du Jacques Roubaud et le sonnet baroque-: poésie, anthologie, critique 153 Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0022 44 Jacques Roubaud, Poésie : , op.-cit. , p.-447. 45 Maxime Cartron, L’Invention du baroque , Paris, Classiques Garnier, 2021, p.-431. baroque : la prééminence du décor qui prend son autonomie par rapport au sujet, la tendance à la surcharge et au déséquilibre, la préférence pour les formes ouvertes et la profondeur volumique. Nécessairement, ce mouvement de la poésie vers elle-même et pour elle-même confine à l’excès, mais ce poids des mots et des pages est aboli par la virtualité mathématique de la « forme-sonnet » : le sonnet contient toujours, en germe, l’infini de tous les sonnets possibles. Pour Jacques Roubaud, cette boucle infinie, ce ruban de Möbius, est la forme exacte de la « mémoire de la langue » qui génère de la poésie-: Chaque sonnet est semblable à une sphère, à une sphère mathématique. Chaque sonnet est clos. Sa fin boucle sur son début. Sa surface s’incurve, enfermant le sens en son cœur. Sphère, sphéroïde, donc. La mathématique m’avait appris que sous le masque d’une perfection parménidienne, lisse en apparence, la sphère mathématique recèle un véritable grouillement de structures hétérogènes, troubles, antagonistes, étranges, au premier regard inaperçues 44 . « Il n’y a pas de “sonnet baroque” » car il n’y a pour Jacques Roubaud que le sonnet : objet-poésie total dont chaque occurrence résonne avec toutes les autres. Introduire des distinctions dans cette catégorie monadique revient à contester l’idée qu’il défend d’une forme traversée par sa «-mémoire-». À la lueur de ces précisions, on comprend pourquoi le baroque semble insatisfaisant à ses yeux : il est incompatible avec la conception vitaliste de la poésie qu’il entend mettre au jour grâce à l’étude et à la pratique de la « forme-sonnet ». Le baroque, au contraire, agit comme un outil d’analyse relevant d’une épistémologie constructiviste : c’est la recomposition de toute une grille d’événements - his‐ toriques et culturels, certes, mais aussi stylistiques, rhétoriques, grammaticaux, linguistiques etc. - qui révèle le sens général de cette orientation spécifique de la poésie de la fin du XVIe et de la première moitié du XVIIe siècle. On distingue aussi mieux l’objectif du geste anthologique de Jacques Rou‐ baud, qui entre en totale dissonance avec celui des anthologistes du baroque. Maxime Cartron rappelle qu’« à aucun moment les anthologies baroques ne révèlent la vérité historique du passé : elles le récrivent afin de le faire concorder avec une représentation de nature idéologique 45 ». Outre la vocation de publicité du concept qu’elles défendent, les anthologies baroques cherchent à reconstruire 154 Antoine Bouvet Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0022 46 Jean Rousset, Dernier regard sur le baroque , op.-cit. , p.-32-33. 47 Jean Rousset, « Peut-on définir le baroque ? », Baroque [en ligne], n o 1, 1965, § 1 (DOI : 10.4000/ baroque.88), consulté le 23/ 08/ 2024. le passé avec les outils du présent et, dans une certaine mesure, à éclairer le présent à l’aide des textes du passé-: […] à la double existence des œuvres qui nées dans le passé vivent pour nous dans le présent, répond le double regard qui est fatalement le nôtre : le regard historique qui restitue le passé, le regard actuel nourri d’expérience contemporaine qui ressent les œuvres anciennes comme si elles étaient d’aujourd’hui ; cette distorsion, le savoir historien la dénonce sous le nom d’anachronisme comme il dénonce l’appel au baroque parce qu’il pose au X V I Ie siècle des questions qui ne sont pas les siennes. À vrai dire, la fragilité de l’hypothèse baroque tient à l’ambivalence de sa définition : proposée tantôt comme style, comme système formel, elle se prête au regard moderne ; tantôt comme cadre chronologique, elle renvoie à une culture dont elle prétend dégager les tendances dominantes 46 . En rapprochant - à l’aide d’un « mot magique […] perfide autant que stimu‐ lant 47 -» - ces deux moments de l’Histoire européenne, l’entreprise baroque met spontanément en valeur l’écart qui apparaît en négatif. Le geste anthologique et poétique de Jacques Roubaud cherche au contraire à abolir la distance entre les textes, à manifester la force vitale - ce « soleil du soleil » - qui s’autogénère dans les sonnets de la Renaissance et traverse le temps jusqu’à nous. Bibliographie - Sources Getzler, Pierre et Roubaud, Jacques. « Le sonnet en France des origines à 1630 : matériaux pour une base de données du sonnet français-», Mezura , n o -26, 1998, p.-5-427. Malleville, Claude. 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