eJournals Oeuvres et Critiques 49/2

Oeuvres et Critiques
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0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
10.24053/OeC-2024-0023
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2025
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Le baroque d'Eugène Green

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2025
William Barreau
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1 Charpentrat, qui a écrit un ouvrage sur l’architecture baroque, dans lequel par ailleurs il tente des parallèles entre l’art de la période baroque et les développements architec‐ turaux des années 1950 et 1960 ( Baroque , Fribourg, Office du livre, 1964), détaille dans Le Mirage baroque (Paris, Éditions de Minuit, 1967) un grand nombre des utilisations abusives de ce terme dans les milieux artistiques, critiques, journalistiques… En effet, baroque est très vite devenu un adjectif qualifiant non pas un style artistique, ou une période, mais bien un terme pouvant s’appliquer à toute œuvre d’art mettant en scène un épisode de travestissement, recourant au procédé de la mise en abyme ou jouant avec le quatrième mur et les codes de représentation qui avaient cours au début du X Xe siècle. 2 C’est en ces termes qu’il lui dédie Baroque et renaissance poétique , Paris, José Corti, 1955. 3 Jean Rousset, « Adieu au baroque », dans L’Intérieur et l’extérieur. Essais sur la poésie et le théâtre au X V I Ie siècle , Paris, José Corti, 1968. Le baroque d’Eugène Green William Barreau Sorbonne Université Presque tout ce qui a été écrit sur le baroque littéraire en France depuis les années 1930 s’ouvre par une phrase, presque un chleuasme, expliquant que l’auteur a conscience des difficultés que représente cette notion, des hostilités qu’elle suscite, et s’excuse en quelque sorte d’y avoir recours tout en justifiant timidement ses choix. Après un premier moment de résistance à l’émergence de cette notion nouvelle, elle a connu dans les années 1960 et 1970 une vogue aussi remarquable qu’éphémère. En effet, le recours à ce terme - parfois abusif, comme le soulignait Pierre Charpentrat 1 - a fini par faire long feu dans le milieu académique : un très grand nombre d’universitaires ont congédié la notion de baroque par la suite, l’abandonnant généralement au nom de sa trop grande labilité. Jean Rousset lui-même, qui a souvent été considéré comme le « maître-pilote en baroquie », pour reprendre l’expression de Marcel Raymond 2 , a fini par faire ses «-adieux au baroque 3 -». Lorsque la notion a commencé à émerger en France, la résistance à celle-ci a surtout été liée à la volonté des représentants de l’histoire de l’art et de l’histoire littéraire de préserver l’idée du classicisme français et de perpétuer la doxa de l’exception nationale face au baroque qui serait avant tout italien, espagnol Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0023 4 Si l’on s’extraie des débats terminologiques très spécifiques à la définition du baroque, et que l’on regarde dans le champ d’autres disciplines, on remarque que depuis quelques décennies, des notions aussi diverses que le « sujet », la « vérité », l’« auteur », le « Moyen Âge », la « Renaissance »… ont été remises en question, amplement modifiées, parfois complètement discréditées. 5 Eugène Green, La Parole baroque , Paris, Desclée de Brouwer, 2001, p.-12. ou allemand. Dans un second temps, c’est un mouvement général de remise en cause, dans le monde intellectuel occidental, de l’élaboration de concepts diachroniques 4 qui, prenant le relai de cette première résistance nationale à la notion, a acté son abandon quasi général. Les artistes, en revanche, n’ont pas hésité à s’approprier ces termes que les universitaires avaient rejetés et à façonner leurs pratiques et leurs imaginaires esthétiques par ce qu’ils recouvrent pour eux (cela s’est produit particulièrement dans le monde de la pratique musicale). Ce peut-être d’ailleurs là l’une des raisons qui ont accentué le désamour des universitaires pour les notions «-généralisantes-»-: en augmentant leur extension, certains artistes ou certains intellectuels à large audience ont fini par rendre inopérants des concepts qui, à l’origine, avaient été élaborés dans les officines des chercheurs et des profes‐ seurs. Ce faisant, la distance prise entre les mondes médiatiques, artistiques et académiques a augmenté. Parmi les artistes qui ont beaucoup utilisé et popularisé la notion de baroque à la fin du XXe siècle, c’est à Eugène Green (né en 1947) que nous allons nous intéresser ici. Auteur né aux États-Unis, pays qu’il rejette et dont il préfère ne pas prononcer le nom, il a décidé de venir vivre en France et d’adopter le français comme langue de création, le tout dans une démarche existentielle presque mystique, comme il le rappelle lui-même : « j’étais sans langue […]. Lorsque j’ai abordé la langue française, j’ai eu l’impression qu’elle était déjà un souvenir et que je ne pouvais faire autrement que de la manifester dans le présent 5 -». Il y a quelque chose de l’ordre du ressouvenir platonicien dans ce rapport au français, qui devient ainsi une sorte de langue maternelle primordiale. Sa création artistique prend différentes formes : films, mises en scène théâ‐ trales, romans, poésies, essais. Son œuvre, riche d’intertextualité, ne fait pas mystère du substrat culturel qui l’a informée et l’on distingue aisément au moins deux éléments majeurs qui ont façonné l’esthétique de l’auteur : la culture du sud de l’Europe occidentale (principalement l’Italie, le Pays basque et le Portugal) et l’art baroque (qu’il définit dans ses écrits théoriques). Nous n’allons pas dans cette étude procéder à une analyse systématique de l’œuvre greenienne, mais simplement voir comment son baroque se trouve à la jonction des définitions 160 William Barreau Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0023 des critiques littéraires et des définitions de théoriciens de la musique ancienne, en le situant dans les débats qu’il a suscités et dans son contexte d’élaboration. Eugène Green s’est beaucoup inspiré des pratiques musicales pour élaborer une définition du baroque qui est autant un discours sur les textes anciens qu’une profession de foi dans une certaine manière de recevoir ces œuvres, de les représenter ; son baroque est ainsi autant un regard porté sur le XVIIe siècle qu’un regard porté sur notre propre rapport aux créations artistiques du XVIIe siècle. C’est pourquoi nous nous intéresserons ici à la fois aux écrits théoriques de l’auteur et à des enregistrements qu’il a réalisés de poésie baroque. Ces disques constituent de véritables anthologies sonores témoignant de son appropriation esthétique de la langue et de l’art du XVIIe siècle. Ils sont également des témoignages de performances faites selon les codes que l’auteur s’est donné pour consigne de suivre, dans ce qui prend la forme d’un manifeste pour une réappropriation d’un art qui a fini par devenir pour nous inactuel. Car l’utilisation du concept de baroque par Eugène Green témoigne avant tout d’une volonté de permettre à l’art de cette période de continuer à être vivant sur la scène contemporaine. La définition greenienne du baroque-: dans le sillage des «-baroqueux-» Pour comprendre le baroque d’Eugène Green, il faut comprendre un mouvement fondamental pour l’interprétation de la musique occidentale ancienne : celui des interprétations dites « historiquement informées » ou « sur instruments anciens ». Au cours des XIXe et XXe siècle, on a pris l’habitude de jouer les musiques de compositeurs des siècles précédents, comme Bach, Haendel ou Purcell - dont l’œuvre sortait petit à petit de l’éclipse dans laquelle elle était tombé - sur des instruments modernes, en utilisant des tempi et des effectifs orchestraux qui correspondissent à ceux de pratiques romantiques, post-romantiques et symphoniques, telles qu’elles se sont développées au cours du XIXe siècle, très éloignées des pratiques d’interprétation en vogue au moment où les œuvres ont été composées. À partir du milieu du XXe siècle, des musiciens soucieux de retrouver la vérité de la musique ancienne jouent sur des instruments anciens avec des effectifs et des tempi , mais aussi des techniques de jeu qui se rapprochent le plus possible de celles qui prévalaient à la période de création des œuvres, afin de préserver la réalité sonore des compositions. Parmi les grands noms et les chefs de file de ce mouvement, qu’on qualifie ensuite péjorativement, de « baroqueux », figure l’autrichien Nikolaus Harnoncourt, qui rappelle qu’au début du XXe siècle, le Le baroque d’Eugène Green 161 Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0023 6 Nikolaus Harnoncourt, Le Discours musical , trad. Dennis Collins, Paris, Gallimard, 1984, p.-96. 7 Jean-François Paillard, La Musique française classique , Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1960, p.-5. retour en grâce de la musique baroque (qu’on appelait alors musique ancienne) a aussi été, pour un bon nombre de ses partisans, perçu comme une manière de s’extraire de ce qui était devenu un «-art bourgeois-»-: La musique ancienne n’était en effet pas considérée à l’origine comme faisant partie de la vie musicale officielle, mais comme une contre-musique, dont le fondement était idéologique, et qui était découverte et pratiquée par des cercles choisis de dilettantes enthousiastes. […]. On croyait avoir trouvé dans la musique ancienne le « pur », le « vrai » […]. La musique officielle des concerts symphoniques et des théâtres lyriques passait pour guindée et mensongère, le système entier pour «-inauthentique 6 -». Ainsi, on voit bien comment, alors que le romantisme et le post-romantisme s’étaient imposés dans les salles de concert, le baroque redécouvert a permis à ses admirateurs d’explorer une autre manière de jouer - et d’écouter - de la musique. L’hégémonie d’un certain type d’œuvres et de pratiques d’in‐ terprétations musicales a contribué à donner à la musique de l’âge baroque une aura particulière, qui a donné à sa réception un caractère relativement «-anti-système-» et novateur. Ce caractère peut expliquer par ailleurs les querelles au sujet du baroque, qui recouperaient, partiellement, des querelles entre un conservatisme et un progressisme intellectuels et esthétiques. On constate, dans les débats quant à la pertinence de l’emploi du terme de baroque pour parler de la musique française, une résistance similaire à celle qui a eu lieu dans le domaine littéraire. Ainsi le chef d’orchestre français Jean-François Paillard a rédigé un Que-sais-je ? dans lequel il défend une vision classique de la musique française, qu’il voit comme différente du baroque italien ou allemand, malgré parfois une « syntaxe » commune-: Sans doute les matériaux même avec lesquels nos artistes construisent sont en grande partie baroques […] ; mais vouloir en déduire l’esprit de notre art, c’est confondre vocabulaire et syntaxe, c’est réduire un style à un alphabet : autant juger un tableau d’après la palette du peintre… Versailles est pétri de détails baroques : les rocailles des bosquets troublent-elles l’ordonnance des jardins de Le Nôtre 7 -? Ici, pour le chef, les éléments de détails ne doivent pas faire oublier une cons‐ truction, une harmonie d’ensemble, qui elle, est considérée comme classique. C’est exactement les discours que l’on trouve dans la critique littéraire de la 162 William Barreau Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0023 8 Cette idée est le fruit de l’héritage d’une historiographie qui considère le siècle de Louis X I V comme le sommet de l’art français, et qui perçoit le reste de la production de ce siècle uniquement relativement à ce moment d’acmé : « de 1660 - ou plus exactement, peut-être, de l’arrestation de Fouquet - jusque vers 1685, retentit, dans une sorte de jardin abstrait, un extraordinaire Concert Royal qui porte à son point suprême le pouvoir qu’un état de civilisation a de s’exprimer. […]. L’épanouissement du classicisme français, pour bref qu’il ait été, n’est pas un phénomène fortuit. Il est le résultat d’une longue élaboration, le fruit d’une longue naissance qui s’est poursuivie pendant le demi-siècle que nous pouvons appeler, précisément, celui du préclassicisme, car la notion de préparation s’impose à qui regarde dans son ensemble la période littéraire que nous arbitrons de 1600 à 1650, approximativement » ( Jean Tortel, Le Préclassicisme français , «-Les Cahiers du Sud-», Paris, 1952, p.-7). 9 Rémy Stricker, Musique du baroque , Paris, Gallimard, 1968, p.-155. 10 Eugène Green, op . cit ., p.-34. période, qui reconnaît le terme de baroque, mais considère qu’il ne peut que ponctuellement s’appliquer à l’art français, marquée par la spécificité, d’un goût, d’un ordonnancement et d’un tempérament national 8 . Un autre critique, dans les mêmes années que Paillard, Rémy Stricker, concilie pour sa part l’emploi du terme baroque et la reconnaissance d’une spécificité nationale-: Voici venu l’instant de placer les phénomènes baroques dans la lumière des tempéra‐ ments nationaux ; on s’apercevra alors que certains pays ont infléchi les tendances fondamentales du Baroque en un sens qui agréait à leurs goûts. […]. La France, en revanche, oscille entre des périodes d’abandon et de réticences et se livre à son penchant rationaliste pour modeler au Baroque un visage plus classique où la dialectique s’efface plus souvent devant la discipline d’un accord des contrastes 9 . La spécificité française est ainsi vue par certains critiques comme un obstacle à l’usage de l’épithète baroque, quand d’autres ne voient pas pourquoi l’on ne pourrait pas concevoir plusieurs déclinaisons du style baroque. Cet argument national, Eugène Green s’en moque très fortement dans l’ouvrage qui constitut le manifeste, pour ainsi dire, de sa pratique : La Parole baroque , dans lequel il décrit la doxa considérant le baroque comme une sorte de virus, auquel la France aurait échappé-: La résistance a pris la forme d’un anti-corps glorieux, éternel ennemi du baroque, qui a trouvé dans ce moment privilégié, et dans l’organisme français, son expression la plus parfaite-: le classicisme. […]. Il y a trente ans, je le répète, cette doctrine était en France une vérité absolue, immuable, intouchable. L’expression «-baroque français-» était un oxymore, applicable, à la rigueur, à quelques collabos du règne de Henri I V10 . Le baroque d’Eugène Green 163 Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0023 11 Heinrich Wölfflin, Principes fondamentaux de l’histoire de l’art , trad. Sacha Zilberfarb, Paris, L’Écarquillé, 2023, p.-302. 12 Ibid ., p. 61. Cette expression, entre guillemets dans le texte, pourrait être de nos jours remplacés par une expression moins essentialiste comme « conditions socio-histori‐ ques-». 13 Cf. Heinrich Wölfflin, Réflexions sur l’histoire de l’art , Paris, Flammarion, 2008, notam‐ ment « L’Italie et le sens germanique de la forme » ( Italien und das deutsche Formgefühl ). 14 Martin Shaw Briggs, Baroque Architecture , T.F. Unwin, Londres, 1913. La question des spécificités nationales a beaucoup préoccupé les critiques français dans la seconde moitié du XXe siècle, comme s’il s’était agi d’un angle mort de la réflexion sur le baroque. Or, ce point a été abordé avec beaucoup d’attention par Heinrich Wölfflin, l’un des historiens de l’art qui a le plus contribué à la diffusion de la notion de baroque. Il écrit ainsi dans son ouvrage majeur, Principes Fondamentaux de l’histoire de l’art -: Malgré tous ses détours, toutes ses voies singulières, l’évolution du style, dans l’art occidental du début de l’époque moderne, conserve un caractère homogène, de la même façon que la culture de l’Europe moderne peut être comprise comme une unité cohérente. Mais à l’intérieur de cette unité, il faut tenir compte de différences profondes entre les types nationaux 11 . Pour le théoricien, qui le premier a développé une définition rigoureuse et scientifique du baroque, il n’y a pas de contradiction entre l’idée d’un art « homogène » en Europe et les « différences profondes » entre les pays. Celui par qui le baroque est pleinement entré dans le monde académique avait déjà affirmé que l’usage des étiquettes dans le cadre de l’histoire de l’art ne devait pas empêcher de voir les spécificités des œuvres, tant nationales que liées au génie propre de chaque artiste (dans le premier chapitre, il rappelle que pour les historiens de l’art, « chaque peintre peint “avec son sang” 12 »). Wölfflin a d’ailleurs consacré plusieurs autres essais à la question du caractère national de l’art 13 . Quoi qu’il en soit, le consensus quant à l’adoption de cette notion va progressivement gagner les mondes des arts plastiques et de la musique. Bien que l’on insiste beaucoup sur le caractère récent du terme en tant que terme historiographique, l’ouvrage majeur sur le sujet, de Wölfflin, Renaissance et Baroque , date de 1888. En 1913, un universitaire anglais, Martin Shaw Briggs, publie Baroque architecture , un ouvrage qui recense et commente un certain nombre des bâtiments baroques des différents pays d’Europe occidentale et s’attache à mettre en avant les points communs mais aussi les divergences entre les œuvres anglaises, françaises, italiennes, allemandes 14 . Cette notion qui est si neuve semble donc, du moins dans le domaine de l’histoire de l’art, assez bien 164 William Barreau Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0023 15 Nikolaus Harnoncourt, Le Dialogue musical. Monteverdi, Bach et Mozart , trad. Dennis Collins, Paris, Gallimard, 1985, p.-38-39. 16 Klaus Nomi, Klaus Nomi , RCA, 1981, album dans lequel figure une version du « Cold Genius song » tiré de l’opéra King Arthur de Purcell (1691) ; et Simple Man , RCA, 1982, dans lequel figure plusieurs pièces de Dowland et de Purcell, encore une fois arrangées et interprétées dans le style particulier de Nomi. circonscrite et définie dans les années 1910. Elle n’est pas encore utilisée à ce moment pour parler de musique ou de littérature, mais quelques décennies plus tard, on l’applique à ces deux arts, non sans certaines résistances. Or, ces résistances traduisent souvent une coïncidence entre les choix termi‐ nologiques et idéologiques d’une part, et les choix esthétiques d’autre part. Le chef Jean-François Paillard, qui récuse le terme baroque, interprétait la musique ancienne sur instruments modernes, au contraire d’Harnoncourt notamment, qui privilégiait les instruments anciens. On voit par ces débats que le mot baroque dit beaucoup de celui qui l’utilise, et constitue aussi un indicateur fort sur les choix esthétiques de celui qui l’emploie. Ainsi, Harnoncourt exprime dans ses études des opinions fortes, notamment sur la place du laid dans l’art-: Il n’existe malheureusement que peu de témoignages (dont quelques-uns de Monte‐ verdi) sur la manière dont on employait les sonorités de l’instrumentarium d’autrefois. Mais ceux-ci sont suffisamment intéressants pour qu’on puisse affirmer que la beauté du son était en toute occasion subordonnée à la vérité musicale et dramatique. Il est également vrai que, précisément du point de vue de l’esthétique générale, la beauté a un effet plus fort lorsqu’elle est issue de la laideur 15 . Ce genre de réflexion, qui intègre par exemples les dissonances dans le discours musical, est aussi opposé aux pratiques symphoniques que les réflexions portées par les musiciens de jazz. Et ce n’est pas par hasard d’ailleurs qu’entre le jazz et la musique baroque, il y ait de nombreuses affinités : des musiciens comme Christina Pluhar ou l’ensemble Les Witches, jouant des œuvres du XVIIe siècle, revendiquent d’avoir une pratique de l’improvisation proche de celles des musiciens de jazz. De la même manière, des musiciens de jazz comme Jacques Loussier ou Keith Jarret se sont aussi approprié le répertoire baroque, chacun à sa façon. Les avant-gardes musicales se sont aussi nourries du baroque : les débuts du synthétiseur Moog ont été immortalisés par l’album Switch-on-Bach de Wendy Carlos (Columbia Masterworks, 1968), qui interprète intégralement sur cet instrument nouveau des pièces originalement écrites pour clavecin, orchestre ou chœur. Le chanteur Klaus Nomi, figure de la musique underground new-yorkaise mort précocement du sida, interprète par ailleurs dans ses albums des pièces de Purcell ou de Dowland, qui appartiennent au répertoire baroque 16 . Le baroque d’Eugène Green 165 Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0023 17 Wanda Landowska, Musique ancienne , Paris, Mercure de France, 1909, p.-155. 18 « Le “beaucoup”, terme important dans l’esthétique musicale de nos jours, présente paraît-il, un grand attrait pour le gros public et chaque organisateur de concerts et presque tous les chefs d’orchestre sont très heureux quand ils peuvent mettre sur leurs affiches-: Grand festival-! Concert monstre-! Cinq cents exécutants -» ( Ibid ., p.-161). On le voit, le baroque devient un art historique d’une certaine manière non patrimonial, à la différence de l’art du XIXe siècle, qui est en quelque sorte devenu un art officiel et a fini par dégoûter une partie des intellectuels ou des artistes. On voit que ce répertoire redécouvert a nourri des interprétations aussi diverses que celles d’avant-garde ou « historiquement informées », les deux pouvant parfois aller de pair. Derrière le débat sur l’usage ou non du terme baroque, il y a en fait un débat sur le rapport à l’art et sur le rôle des instances de légitimation dans le processus de création d’un discours sur l’art, ainsi qu’un débat esthétique, entre le goût romantique pour les effets d’ensemble et les gros effectifs, et le goût au contraire pour le détail et les effectifs chambristes. C’est ce que dit Wanda Landowska l’une des pionnières du retour de la musique baroque (bien qu’elle écrivît avant que le terme lui-même ne s’imposât), commentant l’évolution de l’instrumentation et de la composition des orchestres-: N’oublions pas que nous sommes à la fin du dix-huitième siècle et le « beaucoup » devient un des principaux termes de l’esthétique. Nous avons tort d’y voir un élément de progrès ; les concerts monstres existaient bien au dix-septième siècle, et on les a abandonnés ensuite par raffinement 17 . L’interprète fustige ensuite ce goût du « beaucoup », qui empêche d’entendre les subtilités de la musique ancienne lorsqu’on l’interprète avec les mêmes instruments et les mêmes techniques de jeu que la musique moderne 18 . Ainsi, elle défend une approche plus respectueuse des œuvres anciennes : clavecin au lieu du piano, plus petits effectifs, surtout choraux… En ce sens, le baroque en musique est perçu à rebours des styles qui lui ont succédé, plus délicat, plus subtil. Or, c’est ici l’exact inverse des oppositions que l’on a souvent faites, en littérature, entre la modération et l’atticisme des classiques, et l’excès et l’exubérance baroques : le baroque, mis en opposition avec le romantisme, et non plus avec le classicisme, est maintenant du côté de la retenue. Or, c’est dans la lignée de ces réflexions musicales que s’inscrit Eugène Green. Pour lui, le baroque est également dans une large mesure contraire à la monumentalité, parce qu’il est avant tout fragile-: Le paradoxe baroque, qui pour les hommes qui le vivaient n’avait rien de paradoxal, est l’expression d’une condition tragique. Par sa nature même l’homme baroque exprime 166 William Barreau Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0023 19 Eugène Green, op . cit ., p.-20. 20 Jean Rousset, dans Angelus Silesius, Le Voyageur chérubinique & la Sainte joie de l’âme , éd. et trad. Jean Rousset, Paris, GLM, 1949. 21 Jean Rousset, La Littérature de l’âge baroque en France. Circée et le paon , Paris, José Corti, 1953. toujours simultanément deux idées contradictoires qu’il tient pour vraies : ainsi, il œuvre en permanence pour détruire ce qu’il crée 19 . Le baroque est donc pour lui un art travaillé par cet « oxymore baroque » qui créé et détruit en même temps, qui existe de manière précaire. Une approche qui lie les différents arts Le baroque dans la réflexion d’Eugène Green permet une approche intermédiale, qui met l’accent sur les relations existant entre les arts : architecture, sculpture, peinture, musique, poésie. Cela se constate dans son essai, La Parole baroque , où il consacre un chapitre à l’analyse de chacune de ces formes d’art ; il dédie plusieurs pages à l’analyse de peintures du dix-septième siècle français, quelques pages à la chapelle de la Sapienza de Borromini, édifice qui exerce une fascination certaine sur lui, puisqu’il en a tiré le nom de sa compagnie théâtrale (le «-théâtre de la Sapience-») et d’un de ses films, La Sapienza (2014). Cette approche rejoint l’histoire même de la notion de baroque, qui au départ était plutôt appliquée à l’architecture et à la peinture, avant de progressivement être utilisée pour définir tous les arts - y compris la littérature - et donc de recouvrir une période entière de l’histoire de l’art et/ ou de la civilisation européenne. L’auteur est ici héritier des démarches comme celle de Jean Rousset, qui revendique de s’intéresser à l’histoire de l’art autant qu’à celle de la littérature. Le critique suisse, dans la notice biographique en tête de son édition d’une sélection de poèmes d’Angelus Silesius, parle ainsi des deux volumes de poèmes où convergent des courants multiples : la sagesse illuminée de Jakob Böhme, la mystique espagnole, l’imagination voluptueuse et extasiée de la Contre-Réforme, un certain esprit « berniesque », et ce pan-concettisme qui tend alors à ramener la poésie au jeu d’esprit, à l’énigme, à la surprise, au miroitement verbal 20 . Dans ces quelques mots de Rousset, on voit une sensibilité à l’art, la référence obligée au Bernin, sculpteur devenu le parangon de l’art baroque, mais aussi une conception assez européenne. Dans La Littérature de l’âge baroque en France   21 , le critique commente plusieurs tableaux ou façades d’églises, ce que fait également Eugène Green dans La Parole baroque . Cette sensibilité aux différents arts Le baroque d’Eugène Green 167 Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0023 22 Eugène Green, « Art cinématographique. D’après trois tableaux de Philippe de Cham‐ pagne (sic) », dans Le Présent de la parole , Paris, éditions Léo Scheer, 2004. Ces trois tableaux sont exposés au Louvre Apparition de saint Gervais et saint Protais à saint Ambroise , huile sur toile, 3,6 x 6,78m, 1957/ 8 ; Ex-voto de 1662 , également connu sous le nom de La mère Catherine-Agnès Arnauld et la sœur Catherine de Sainte Suzanne Champaigne , huile sur toile, 1,65 x 2,29 m, 1662 ; Le Christ Mort , huile sur bois, 0,68 x 1,97m, c.-1650-54. 23 Ce lien entre le monde de la représentation musicale et dramatique et le travail d’Eugène Green a déjà été étudié, cf. Céline Candiard, « Le théâtre baroque aujourd’hui en France : la musique pour modèle-», Littératures classiques , 2016/ 3, n° 91, p.-153-161. innerve son œuvre poétique. Plusieurs de ses poèmes ont ainsi été écrits en référence à des œuvres de Philippe de Champaigne : Apparition de saint Gervais et saint Protais à saint Ambroise , Ex-voto de 1662 , Le Christ Mort   22 . Son film La Religieuse portugaise (2009), met en scène des personnages qui vont à Lisbonne tourner une adaptation cinématographique du célèbre roman de Guilleragues. Et dans presque chacun de ses films, une scène nous montre des musiciens interprétant de la musique baroque : dans Le Pont des arts , grandement consacré à cette thématique, on voit l’un des personnages écoutant un enregistrement de musique : la question de l’adaptation, de l’enregistrement est ainsi également intégrée à la création greenienne. Toutefois, ses développements plus théoriques sont davantage inspirés par les pratiques des musiciens, notamment lorsqu’il propose, à la fin de son livre La Parole baroque , un précis de prononciation reconstituée et de déclamation « baroque », pour le français, l’anglais et le latin. L’ouvrage est d’ailleurs ac‐ compagné d’un C D d’illustration dans lequel on peut entendre l’auteur lui-même déclamant des textes d’époque, selon les préceptes qu’il explique dans les dernières pages de son essai. Le fait que l’ouvrage s’achève par cet appel à la prononciation restituée nous montre bien que le projet greenien est de mettre en œuvre pour la poésie et le théâtre, ce qui a été mis en œuvre pour la musique 23 . C’est vers cela que tend tout l’essai : une proposition pour l’interprétation des textes anciens, comme les musicologues ont fait des propositions pour l’interprétation des musiques anciennes. Or, ce besoin même de proposer une nouvelle manière d’interpréter les œuvres patrimoniales est lié précisément à un besoin de conjurer leur caractère dépassé : appeler ces œuvres baroques c’est éviter de les appeler anciennes. (In)actualité du baroque Il y a ainsi un rapport assez particulier au temps passé et au concept de canon artistique chez un auteur comme Eugène Green. Une grande partie de ses 168 William Barreau Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0023 24 Wanda Landowska, op . cit ., p.-24. réflexions est teintée d’une forme d’antimodernisme, déjà présent dans l’essai de Wanda Landowska, paru en 1909, qui consacre plusieurs chapitres à la question du progrès-: La religion du progrès est très répandue de nos jours et compte des adeptes fanatiques. […]. Je veux bien croire que le progrès existe dans la science, dans la mécanique, dans l’industrie. Mais qui voudra m’expliquer en quoi consisterait le véritable progrès musical et par quoi le compositeur le plus moderne serait supérieur à Bach, à Mozart, à Palestrina 24 -? Face aux tenants du progrès qui préfèrent l’art plus récent, Landowska fait un éloge des anciens. Dans sa terminologie (qui est celle des musiciens et musicologues jusque dans les années 1950), la musique ancienne , qui s’oppose à la musique moderne , a sa préférence, et elle ne manque aucune occasion pour fustiger les modernes. Les amateurs du baroque sont des redécouvreurs qui veulent exhumer les œuvres ensevelies par les critiques et les amateurs d’art pendant le temps d’hégémonie du concept de progrès . Eugène Green, comme Nikolaus Harnoncourt ou Wanda Landowska, est dans la lignée d’auteurs comme Théophile Gautier qui, dans Les Grotesques , réhabilite les poètes qu’il nomme de cette manière, en inversant la hiérarchie des valeurs léguée par la tradition classique et relayée par les académismes et l’enseignement. Il y a dans ce geste de retour en arrière une forme de rébellion contre l’art institutionnel et officiel. De ce fait, la redécouverte d’une forme d’art issue de l’histoire culturelle occidentale, mais qui a été délégitimée, permet aux redécouvreurs de parvenir à des fins assez similaires à celles auxquelles parviennent certains auteurs d’avant-garde. Il y a, dans cette querelle entre les anciens et les modernes, entre les pro-baroques et les anti-baroques, une confrontation paradoxale entre deux revendications d’authenticité, deux formes de purisme : d’une part le purisme de la perpétuation d’une réception orthodoxe de la poésie du premier dix-septième siècle, d’une doxa héritière de la tradition de l’histoire littéraire constituée à partir de Voltaire, représentée par des auteurs comme Marc Fumaroli, et d’autre part le purisme de la volonté de retrouver les pratiques anciennes. Ce purisme se revendique non pas comme un conservatisme (et de fait, il s’agit là d’une rupture avec les pratiques théâtrales des vingtième et vingt-et-unième siècles) mais plutôt comme un moyen de rendre plus vivantes des œuvres dont on pense que la réception a été modifiée par la suite, en refusant les mises en scènes trop contemporaines. En ce sens, l’approche « baroqueuse » s’oppose tant à Le baroque d’Eugène Green 169 Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0023 25 Voir Marc Fumaroli, L’Âge de l’éloquence , Paris, Albin Michel, 1994. 26 Cf. Marc Fumaroli, Paris-New York et retour , Paris, Fayard, 2009. 27 Bossuet, Sermon sur la mort , déclamé par Eugène Green, label Alpha, 2016 (enregistre‐ ment également édité avec l’album Tenebræ , Alpha, 2002)-; Charles Perrault, Contes de ma mère l’oye , déclamés par Eugène Green, label Alpha, 2007. 28 Maxime Cartron, L’Invention du Baroque. Les anthologies de poésie française du premier X V I Ie siècle , Paris, Classiques Garnier, 2021, p.-33. la classicisation qu’à la contemporanéisation des œuvres. Il est amusant que Fumaroli par exemple, qui a été le grand pourfendeur de l’anachronisme, et par son ouvrage majeur a promu le recours aux documents anciens pour la recherche littéraire 25 , et qui ne cache pas son aversion pour l’art contemporain 26 , n’ait pas agréé cette démarche : cela s’explique sûrement par le fait que, bien qu’elle partage plusieurs de ses vues, elle soit, paradoxalement du côté de l’avant-garde. Les anthologies sonores Logiquement, la définition du baroque d’Eugène Green est liée à l’idée d’une performance. Il s’attacha donc avant tout au théâtre, dont il fait de nombreuses mises en scène dans les années 1990. Il déclame aussi des sermons de Bossuet, éclairé à la bougie, depuis la chaire de l’église Saint-Etienne du Mont. De ces performances, il ne reste que le souvenir qu’en gardent des coupures de presse ou ceux qui y ont assisté. En revanche, Eugène Green a pérennisé son approche à travers des anthologies sonores : particulièrement deux C D dans lesquels il a enregistré un ensemble de pièces poétiques, choisies par ses soins et déclamées par lui selon ses préceptes : La Conversation (1999), le troisième album édité par le jeune label Alpha, et le C D accompagnant l’ouvrage la Parole baroque (2001). En plus de ces deux enregistrements, on peut signaler deux autres C D de déclamations-: l’un consacré à Bossuet, et l’autre aux contes de Perrault 27 , dont nous ne parlerons pas ici car ce sont des enregistrements dédiés à un seul auteur et qui reprennent une ou plusieurs œuvres selon une organisation qui ne dépend pas d’un choix d’Eugène Green (une seule œuvre, le Sermon sur la mort , ou bien un cycle, les contes), là où les enregistrements que nous allons analyser sont des anthologies composées de plusieurs auteurs ou plusieurs pièces tirées de divers endroits, mêlant différents genres littéraires, voire intégrant des morceaux musicaux. En ce sens, cette petite étude se place dans la lignée du travail de Maxime Cartron pour qui l’anthologie est, entre autres choses un « dictionnaire qui définit une notion - le Baroque - par les textes 28 » : après nous être intéressé au contexte intellectuel qui a informé les recherches et les écrits plus théoriques 170 William Barreau Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0023 29 Huile sur bois, 1,91 x 2,85 m, entre 1625-1650, musée du Louvre. 30 Robert de Visée, Livre de guittarre, dédié au Roy , Paris, Jérôme Bonneuil, 1682 et Livre de pièces pour la guittarre dédié au Roy , Paris, A. Letteguine, 1686. 31 Nicolas Boileau, Préface des Œuvres diverses du Sr Boileau Despréaux , dans Œuvres complètes , éd. Françoise Escal, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1966, p.-2. d’Eugène Green, nous allons voir quelle définition du baroque se dégage, «-par les textes-», de ses anthologies sonores. Pour ce faire, nous allons décrire et préciser la composition de chacune de ces anthologies. Tout d’abord, De Visée et De Viau : La Conversation , Alpha, 1999. Le disque se trouve dans étui en carton épais qui suit la charte graphique de la collection dans laquelle il s’inscrit (nous y reviendrons plus en détail par la suite). L’extérieur de l’étui est illustré par la reproduction en gros plan des deux personnages situés au premier plan du tableau d’Eustache Le Sueur, Vue de Paris avec le plan de la Chartreuse de Paris porté par deux angelots   29 . Le C D est accompagné par un livret de 28 pages qui contient des notes explicatives au sujet de l’enregistrement et reproduit les textes déclamés. Il y a au total sept pièces de Théophile de Viau présentes dans cette anthologie. Parmi celles-ci, trois sonnets, une pièce de stances, une ode, une épître et un extrait d’une scène de théâtre en vers-: • Sonnet-: «-Sacrez murs du soleil-» ( Œuvres , 2 e partie) • Stances-: «-Quand tu me vois baiser tes bras-» ( Œuvres , 1 ère partie) • Sonnet-: «-Je songeois que Phyllis-» (Pièces attribuées ou non recueillies) • Sonnet : « Chère Isis [tes beautez ont troublé la nature] » ( Œuvres , 2 e partie) • Ode-: «-Un corbeau devant moi-» ( Œuvres , 1 ère partie) • «-Lettre à son frère-» ( Œuvres , 3 e partie) • La Mort de Pyrame (tirée de Pyrame et Thisbé ) Entre ces différents poèmes on trouve des pièces de musique de Robert de Visée, enregistrées par le théorbiste et chef d’orchestre Vincent Dumestre. Ces pièces ont été publiées en 1682 et 1686 30 ; elles sont donc postérieures aux poèmes de Théophile. On voit dans ce choix la conception que se fait Eugène Green d’un baroque large, qui recouvre aussi la période classique. Toutefois, la remarque que fait Boileau à propos de Pyrame et Thisbé dans la préface de ses Œuvres nous rappelle que Théophile était encore lu dans la deuxième moitié du XVIIe siècle 31 . Ce disque se caractérise principalement par son esthétique de l’économie des moyens et de la douceur : une voix humaine, celle d’Eugène Green, un instrument à cordes pincées, le théorbe de Vincent Dumestre, se succèdent, voire se mêlent lors de la déclamation de la « Lettre à son frère ». L’ambiance Le baroque d’Eugène Green 171 Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0023 32 Théophile de Viau, Œuvres poétiques suivies des Amours tragiques de Pyrame et Thisbé , éd. Guido Saba, Paris, Classiques Garnier, 2008, p.-170. 33 Albert-Marie Schmidt, L’Amour noir , Monaco, éditions du Rocher, 1959. qui est reconstituée est presque celle de la veillée. Les moments musicaux - qui valent pour eux-mêmes, mais que nous analysons ici relativement aux moments de poésie - permettent à la fois de faire une pause dans le cours de la déclamation, et donc de reposer l’oreille d’un auditeur pas forcément habitué à la déclamation « baroque ». Car Eugène Green accentue beaucoup, fait des pauses, joue sur le volume de sa voix pour mettre en avant certains vers. Sa déclamation se caractérise ainsi, non seulement par une simple tentative de restitution d’une parole baroque, mais aussi par la volonté de créer une « dynamique », d’ interpréter le texte. Or, il nous semble que cette interprétation est elle aussi « oxymorique » et mêle à un calme et une douceur une certaine emphase. Les poèmes choisis dans cette anthologie sont pour la plupart dédiés à l’amour, mais à un amour douloureux, qui a à voir avec la mort et la souffrance, tendance qui culmine avec la dernier poème, le récit de la mort de Pyrame. Les pièces musicales choisies pour figurer dans cette anthologie bi-médiale sont ainsi en mode mineur, traditionnellement associé à des sentiments plus sombres ou à la mélancolie. Le thème de la mort revient dans la plupart des pièces, et notamment sur le couple conceptuel mort/ vie, par exemple dans la « Lettre à son frère » : « Il faudra qu’on me laisse vivre / Après m’avoir fait tant mourir ». On retrouve aussi une description d’une sorte de chaos, de subversion de l’ordre naturel d’expression quasi shakespearienne, dans l’ode suivante-: J’entends craqueter le tonnerre-; Un esprit se présente à moy-; J’oy Charon qui m’apelle à soy, Je voy le Centre de la terre. Ce ruisseau remonte en sa source-; Un bœuf gravit sur un clocher Le sang coule de ce rocher Un aspic s’accouple d’une ourse […] 32 . Le baroque qui se dégage ici est donc du côté du baroque noir, étrange et volontiers inquiétant. Il est similaire au baroque qu’évoque Jean Rousset dans La Littérature de l’âge baroque en France , qui consacre des passages importants à la question de la mort et à celui d’Albert-Marie Schmidt qui, dans L’Amour noir   33 , s’intéresse au caractère parfois sombre, mélancolique de l’amour dans les poèmes de l’âge baroque. 172 William Barreau Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0023 34 Nicolas Poussin, L’Annonciation , huile sur toile, 104,3 x 103,1 cm, 1657, National Gallery, Londres. 35 En revanche, les éditions Desclée de Brouwer, lorsqu’elles ont réimprimé l’ouvrage en 2014, n’ont pas réédité le C D d’accompagnement, et le lecteur qui s’est procuré cette réimpression se trouve donc privé de la partie sonore de l’ouvrage. La Parole baroque quant à elle est une anthologie sonore qui accompagne le livre imprimé ainsi intitulé. Le disque est simplement présenté dans un petit étui en carton, illustré par la reproduction de l’ Annonciation de Nicolas Poussin, conservée à la National Gallery de Londres 34 . Les textes déclamés ne sont pas imprimés. L’enregistrement sert surtout à illustrer le propos de l’ouvrage d’Eugène Green, qui se conclut par la présentation des résultats de ses recherches en termes de phonétique historique proposant une prononciation restituée. Il y a une vraie dépendance entre l’enregistrement et le livre. Ce dernier n’a d’ailleurs pas été commercialisé en dehors de ce cadre 35 . Si le disque présente une composition inédite, il est une collection de plusieurs enregistrements réalisés par ailleurs. Voici la liste des pièces-: - La Fontaine, «-Le Chêne et le roseau-» (tiré d’un enregistrement des Fables paru en 1995 aux disques Sonpact). - Torquato Tasso, « La Mort de Clorinda », (extrait du chant X I I de la Jérusalem délivrée , strophes 64 à 96, enregistrement France Culture). - Théophile de Viau, « La Mort de Pyrame » (extrait de Pyrame et Thisbé , acte V , scène 1, tirée de l’album La Conversation ). - William Shakespeare, “The Death of Kings” (Richard ii, acte I I I scène 2, enregistre‐ ment France Culture). - William Shakespeare, “To be or not to be”, (Hamlet, acte I I I , scène 1, enregistrement France Culture). - Bossuet, «-Qu’est-ce que notre être-? -» (extrait du premier point du Sermon sur la mort , enregistrement France Culture, aussi édité dans le C D consacré à Bossuet). - Racine, « Je ne le croiray point ? » (extrait de Mithridate , acte I I I , scène 4, enregistre‐ ment France Culture). Il y a plusieurs choses à remarquer dans ces choix. La première, c’est que l’auteur s’intéresse non pas uniquement à la poésie française mais plus largement à la poésie européenne, en intégrant Le Tasse et Shakespeare, ce qui témoigne de sa volonté de ne pas se fonder sur un critère national ou linguistique mais au contraire de privilégier des critères esthétiques et thématiques pour rapprocher les pièces entre elles, ce qui est tout à fait revendiqué par Eugène Green qui se moque de l’idée d’une exception française comme nous l’avons déjà remarqué. Cela traduit par ailleurs son goût pour les arts italien, portugais, catalan. Le baroque d’Eugène Green 173 Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0023 36 Jean-Loup Charvet, L’Éloquence des larmes , Paris, Desclée de Brouwer, 2000 (posthume) et Blandine Verlet, L’Offrande musicale , Paris, Desclée de Brouwer, 2002. Les autres ouvrages de cette collection portent essentiellement sur la musique chorale, byzantine ou médiévale. Un autre ouvrage d’Eugène Green y a paru : Présences. Essai sur la nature du cinéma , 2003. Ce goût est aussi affiché dans sa création poétique : le recueil Le Présent de la parole (Léo Scheer, 2004) s’ouvre par une épigramme du père Antonio Vieira : « O que entra pelos ouvidos crê-se, o que entra pelos olhos necessita » (« Ce qui entre par les oreilles se crée, ce qui entre par les yeux s’impose »). Le recueil En Glanant dans les champs désolés (Champ Vallon, 2023) est inauguré pour sa part par une épigramme de Josep Vicenç Foix. Or, en plus de ne pas se borner à des frontières géographiques strictes dans ses anthologies, Eugène Green a aussi des limites chronologiques assez larges. Les œuvres ici rassemblées ont été publiées en 1581 pour la plus ancienne ( La Gerusalemme liberata ) et jouée en 1673 pour la plus récente ( Mithridate ). Par ces choix, ce disque couvre une période qui correspond assez aux découpages traditionnellement faits pour cette période, toutefois, cela suppose que l’anthologiste intègre des auteurs comme La Fontaine et Racine au corpus des auteurs baroques, auteurs que la tradition scolaire et universitaire considère comme des représentants du classicisme louisquatorzien. Troisième élément remarquable, les choix thématiques. Tous ces extraits sont des réflexions sur la mort, la fragilité de l’existence, ou le caractère éphémère et insaisissable de l’existence ; le dernier extrait, la scène 4 de l’acte III de Mithridate , serait le seul légèrement en décalage, car il traite plutôt de la question du mensonge, de la manipulation et de la trahison. Dans tous les cas, il s’agit de thèmes qui sont chers aux critiques des années 1960, et assez proches de ceux de La Conversation . Il y a une vraie continuité entre les deux enregistrements, et c’est bien la même esthétique qui y est revendiquée. La Parole baroque prend place dans la collection « Texte et Voix » de la maison d’édition Desclée de Brouwer, collection qui a pour particularité que tous les ouvrages sont accompagnés de C D . Plusieurs musiciens interprétant la musique baroque ont publié dans cette même collection comme le contreténor Jean-Loup Charvet ou la claveciniste Blandine Verlet 36 . Cette collection met l’accent sur la spiritualité, et met en avant des auteurs qui appartiennent au mouvement de la musique « historiquement informée », par exemple le musicologue Marcel Pérès, qui a fait pour le chant médiéval un travail similaire à celui d’Harnoncourt pour la musique baroque. La Conversation fait partie intégrante de la collection discographique Ut pictura musica , la collection majeure du label Alpha à cette période. Ce disque est même, précisément, le troisième à avoir paru. Cela n’est pas neutre : en effet, le 174 William Barreau Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0023 fondateur de ce label discographique, Jean-Paul Combet a façonné un véritable univers avec cette collection de disque, univers qui n’est pas sans proximité avec les conceptions greeniennes du baroque. Le titre même de cette collection nous indique qu’il s’agit de faire se croiser les arts : la pochette de chaque album est illustrée par la reproduction du détail d’un tableau et il y a dans le livret un commentaire de ce tableau par un historien de l’art. Les pochettes des disques sont en carton, et l’intérieur est imprimé avec un motif marbré similaire à celui que l’on trouve à l’intérieur des reliures anciennes, faisant ainsi de l’objet même une sorte de livre, ce qui est renforcé par le fait que le livret, glissé à l’intérieur de la pochette, porte souvent sur sa couverture, la reproduction d’un imprimé d’époque (souvent la page de titre de la partition). L’esthétique de la collection semble par ailleurs inspirée de celle de la revue FMR créée par Franco Maria Ricci (en 1982 pour l’édition italienne et en 1986 pour la française). En effet, dans les deux cas, est fait le choix du fond noir pour mettre en avant l’œuvre reproduite, de gros plan sur un détail, et le recours à une police d’écriture à empattement de couleur blanche. Une autre collection de disques avait déjà repris les codes de la revue FMR : la collection « Gallerie » d’Archiv Produktion (filiale de Deutsche Grammophon consacrée au baroque) dans les années 1980. La proximité est encore plus grande avec les codes de la revue italienne, car dans les deux cas on a affaire à un objet d’art qui se détache sur fond noir, après qu’il a été détouré. Le label Alpha au contraire présente un détail de tableau dans un cadre rectangulaire, et n’a donc pas recours au détourage. Cette esthétique est en tout cas celle de la mise en avant du détail au détriment du monumental, elle revendique une certaine subtilité, et une attention d’esthète pour les «-morceaux choisis-». Tout cela correspond bien au baroque musical qui a été définit par opposition aux grands orchestres romantiques et aux compositions cherchant à provoquer l’émotion par les effets de fortes proportions et de contrastes violents. L’esthé‐ tique qui a présidé à l’élaboration du label Alpha, dans lequel trouve tout à fait sa place l’anthologie sonore d’Eugène Green, est héritière des réflexions de Wanda Landowska et de Nikolaus Harnoncourt sur la musique ancienne : il s’agit pour eux de faire attention à la subtilité du détail plutôt qu’à une impression d’ensemble fondée sur la monumentalité. Ainsi, nous avons vu qu’Eugène Green développe une définition du baroque dans plusieurs de ses travaux et dans ses anthologies, qui recoupe en partie l’esthétique propre de ses films ou de ses recueils poétiques, et qui assume tout à fait sa filiation avec les démarches des musiciens et des historiens de l’art. Le baroque greenien reste assez proche de celui de Rousset ou de Schmidt, mais il se double d’une sorte de profession de foi pour interpréter ces œuvres, Le baroque d’Eugène Green 175 Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0023 s’éloignant de la position du critique au profit de celle du metteur en scène et de l’artiste, position qu’il revendique : son essai n’est pas une thèse ou un travail universitaire. Sa définition met l’accent sur le lien avec les autres arts, particulièrement la musique. Or, c’est précisément là que se trouve l’originalité et l’intérêt du travail d’Eugène Green sur le baroque : parce qu’il nous dit beaucoup sur sa volonté de mettre en avant une esthétique qui repose à la fois sur la simplicité, l’alliance des contraires, un rapport assez spirituel et intériorisé à l’art, et une conscience de sa part d’artifice. En se plaçant du côté de la réception, son approche du baroque est une sorte de manifeste indirect pour un nouveau rapport à l’art et à la performance artistique, qui dépasse peut-être simplement le cadre de l’intérêt porté à l’art du dix-septième siècle, mais qui peut être lu pour éclairer certains pans de sa création poétique ou cinématographique. Ses anthologies quant à elles, si elles témoignent de ses conceptions, valent également en tant que document témoignant de ses performances, qui restent malgré tout, plus que son approche d’essayiste, la part vraiment originale de l’approche greenienne du baroque : car s’il semble reprendre les éléments thématiques et stylistiques traditionnellement associés à l’art de cette période, ce qui le distingue essentiellement est le fait que, pour lui, le baroque est affaire de subtilité et de finesse, là où d’aucuns voient dans le caractère artificiel de cet art une recherche de l’effet facile et du clinquant. Bibliographie Angelus Silesius. Le Voyageur chérubinique & la Sainte joie de l’âme , éd. et trad. Jean Rousset, Paris, GLM, 1949. Boileau, Nicolas. Œuvres complètes , éd. Françoise Escal, Paris, Gallimard, coll. «-Biblio‐ thèque de la Pléiade-», 1966. Briggs, Martin Shaw. Baroque Architecture , T.F. Unwin, Londres, 1913. 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