eJournals Oeuvres et Critiques 49/2

Oeuvres et Critiques
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0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
10.24053/OeC-2024-0024
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2025
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Entretien avec Eugène Green

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William Barreau
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Entretien avec Eugène Green William Barreau Sorbonne Université William Barreau : Vous dites qu’un événement fondateur pour vous a été l’écoute d’un opéra de Cavalli, en 1977. Dans votre œuvre, vous avez représenté plusieurs fois le monde de la musique baroque : dans votre film Le Pont des Arts (2004), rythmé par le magnifique Lamento della Ninfa de Monteverdi, ou dans une scène du Fils de Joseph (2016) tournée à l’église Saint-Roch, dans laquelle le protagoniste, Vincent, tombe sur un concert au hasard d’une promenade. La musique baroque semble donc centrale dans votre poétique. Est-ce que vous pourriez nous parler un peu de votre rencontre avec l’art baroque-? Eugène Green : Tout à fait. Cet enregistrement de Cavalli était le genre d’enregistrement que j’aurais du mal à écouter aujourd’hui. Il a été fait par un chef anglais Raymond Leppard. C’était un enregistrement, fait en studio, d’une production montée au festival de Glyndebourne qui avait le mérite de s’intéresser au baroque, à une période où presque personne ne s’y intéressait. À l’époque, j’ai consulté les manuscrits à la bibliothèque Marciana à Venise : il y avait les manuscrits de trente-cinq opéras de Cavalli, et n’importe qui pouvait les consulter. Leppard avait fait des transcriptions et orchestré ces œuvres : pour la plupart, ces opéras sont écrits avec seulement la basse continue et la voix de dessus pour la partie orchestrale ; à partir de cela, on pouvait improviser les trois parties qui manquaient pour les cordes. Il a donc orchestré d’une manière moderne, ajouté d’autres instruments. C’était avec de très bons chanteurs d’opéra, mais qui ne connaissaient pas bien le style baroque. Le résultat était quelque chose d’un peu hybride, mais c’était une entrée dans cette musique et cette forme théâtrale. C’est cela qui m’a ouvert à la vraie musique baroque du XVIIe siècle. Je connaissais un peu le baroque tardif, c’est-à-dire Bach et Vivaldi, qu’on jouait avec un orchestre moderne, parfois avec un grand orchestre symphonique. Les deux opéras qui m’ont marqué étaient L’Ormindo , un des plus beaux opéras de Cavalli, et La Calisto . Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0024 WB : Dans d’autres longs métrages, c’est plutôt vers l’architecture que vous vous tournez, comme dans La Sapienza (2014), qui tire son nom de l’église de Sant’Ivo alla Sapienza de Borromini. Dans ce film, les personnages s’intéressent beaucoup aux œuvres de Borromini, Bernin ou Guarini, et ont plusieurs discussions au sujet de ce que représentent leurs œuvres, notamment une réflexion sur le rapport entre architecture et lumière. Votre rencontre avec le baroque a-t-elle aussi été architecturale ? Quel rapport entretenez-vous avec cette forme d’art ? EG : Mon premier contact avec l’architecture baroque a été à Rome. La peinture, je pouvais en voir au musée chez les Barbares, qui ont emmené beaucoup d’œuvres européennes au XIXe siècle aux musées de la nouvelle York, mais l’architecture, il faut la voir sur place. La première fois que je suis allé à Rome, j’ai été un peu choqué par l’architecture baroque, ça m’a surpris. J’avais vu l’architecture de la Renaissance à Florence et à Venise, qui m’a plu spontané‐ ment. L’architecture baroque au contraire m’a un peu déconcerté ; mais dans les années 70, après avoir fait des études de Lettres, j’ai fait une licence d’histoire de l’art, et j’avais un cours sur l’architecture baroque, surtout à Rome, mais pas uniquement. Je suis allé plusieurs fois à Rome, et là j’étais prêt à recevoir cette architecture, qui m’a beaucoup touché et parlé pour ainsi dire. Tout de suite je me suis intéressé à Borromini. Pour avoir une note dans ce cours, j’ai fait un dossier sur lui. C’est justement à ce moment que j’ai donné un nom à la compagnie de théâtre que je créais, et je l’ai appelée théâtre de la Sapience. Souvent on peut entrer dans la cour de la Sapienza , dont j’avais vu l’extérieur. En revanche, la chapelle est toujours fermée, et je l’ai découverte exactement de la même façon que les personnages du film La Sapienza : j’y suis allé plusieurs fois au cours d’un séjour, pendant des vacances de Noël. J’ai demandé au gardien si je pouvais entrer, et il m’a parlé d’un de ses collègues, qui avait la clef « et était malade », et m’a dit de revenir le lendemain. Le lendemain c’était la même chose. Une fois, il y avait un touriste anglophone, dans le film j’en ai fait un Australien, qui était très arrogant et très vulgaire. Je parlais déjà un peu italien, et je faisais le traducteur entre eux. Il a envoyé paître le touriste, et cela a créé une complicité entre nous. Il m’a dit de revenir le lendemain très tôt, et quand je suis revenu le lendemain, « son collègue avait dû rapporter la clef », puisqu’il a pu ouvrir, et il m’a laissé tout seul dans la chapelle. WB : Diriez-vous que vous avez été marqué davantage par la musique ou par l’architecture-? EG : Par les deux. Pour moi, l’architecture peut par certains aspects être comparée à la musique, parce qu’il y a la même abstraction, la même absence d’un texte - dans la musique il y souvent un texte, mais qui perd de la valeur qu’il 180 William Barreau Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0024 a seul parce qu’il devient un point de départ pour la musique. L’organisation rythmique de l’architecture, pour moi, fonctionne de la même façon que la musique. Dans mes études d’histoire de l’art, je m’intéressais surtout à l’art italien de la Renaissance et du XVIIe siècle, mais mes travaux personnels étaient presque toujours sur l’architecture. Je faisais beaucoup de visites d’architecture. Quand j’ai commencé à faire du cinéma, j’ai trouvé qu’il y avait un rapport entre d’un côté la musique et l’architecture et de l’autre le cinéma, que je pense avoir explicité quelque part, mais je ne me souviens plus de ce que j’ai écrit. Peut-être dans Poésie du cinématographe y a-t-il un fragment à ce sujet. WB : Vous mentionnez dans votre essai La Parole baroque la figure d’un musicien qui a illustré le mouvement de l’interprétation de la musique ancienne, le claveciniste Gustav Leonhardt. Vous lui dédiez également une poésie, un tombeau plus précisément, dans votre dernier recueil paru, En glanant dans les champs désolés (2023). Comment cette figure vous a-t-elle marqué-? EG : J’ai eu la chance de le connaître un peu personnellement. J’étais en relation avec Jean-Paul Combet pour les disques Alpha. Leonhardt, après avoir enregistré pour Philips, se trouvait mieux avec Alpha, et je l’ai rencontré plusieurs fois ; une fois dans un concert privé de clavicorde, cet instrument un peu étrange qu’on ne peut même pas jouer dans une église, car il est fait pour un salon. J’ai discuté avec lui, il trouvait ma démarche intéressante. Il est venu au théâtre de l’Épée de bois, quand on jouait La Place royale de Corneille et il a beaucoup aimé. Il m’a invité chez lui à Amsterdam, pour une soirée pour ses amis, où j’ai donné une petite conférence sur mon travail, et un petit spectacle de textes déclamés. Nous sommes restés en contact. Malheureusement, il a donné un concert privé à l’hôtel Lambert, avant qu’il ne soit vendu à un émir ; j’étais invité et je n’ai pas pu aller à ce concert. Sa mort m’a vraiment fait quelque chose, car il représentait- c’était quelqu’un d’assez austère, bien qu’il ait eu un très bon sens de l’humour - une sorte de rigueur dans sa démarche, et une intégrité artistique. Il n’a jamais fait de compromis artistiques. Dans le monde dans lequel on vit, c’est quelque chose de très appréciable. Je trouve certaines de ses interprétations trop cérébrales, mais certaines sont parmi les plus belles que je connaisse. J’ai assisté à plusieurs concerts publics qui m’ont beaucoup marqué. WB : Quelle place pensez-vous que les interprètes et artistes qui font vivre, d’une manière ou d’une autre, l’art ancien auprès d’un public contemporain, doivent avoir ? La posture du musicien et celle du metteur en scène de théâtre ou d’opéra, ou du récitant, sont-elles similaires-? Entretien avec Eugène Green 181 Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0024 EG : Il y a effectivement quelque part la même démarche, puisqu’au départ, il y a une insatisfaction avec la façon d’interpréter ce répertoire, puis des recherches sur des documents d’époques, et une interprétation artistique de ces éléments. Ces sont les trois étapes pour moi essentielles et l’une ou l’autre de ces étapes manque dans certaines propositions. Par exemple le fait de ressentir une insatisfaction dans les interprétations « modernes » manque parfois. Ensuite la recherche historique, certains ne la font pas eux-mêmes et s’appuient sur les travaux d’autres, ce qui est respectable, mais il y a aussi des gens qui cherchent juste un gadget pour se distinguer, et prennent des éléments tout à fait extérieurs. Ce qui peut aboutir à du théâtre néo-soixante-huitard avec un accent marseillais, qu’on appelle du théâtre baroque. La troisième étape c’est le fait qu’il y a un moment où il faut faire une interprétation artistique de cette recherche. Il faut être artiste, et accepter de sauter ce pas. Ma démarche a été soutenue par Georges Forestier mais les universitaires qui ont suivi parlent de « la science » - qu’on ne peut pas négliger, bien sûr, mais refusent l’interprétation artistique : on ne peut pas passer des éléments scientifiques à une interprétation sans qu’il y ait une interprétation précisément, sinon il n’y a rien d’artistique. Pour la gestuelle par exemple, il y avait Dean Barnett qui avait le mérite d’être un pionnier, mais c’était un musicologue, pas un artiste. Il a cherché des sources scientifiques pour la gestuelle, mais la seule source détaillée qu’il ait trouvée est un traité néerlandais de 1830. C’est dire s’il s’agit d’une base scientifique pour interpréter les pièces de Racine, de Molière et de Corneille avec des références historiques ! WB : Justement au sujet de la mise en scène théâtrale, c’est surtout dans les années 1990 que vous avez proposé, avec votre compagnie, « le théâtre de la Sapience », un certain nombre de mises en scène de pièces de théâtre, notamment Mithridate de Racine, en 1999 à la chapelle de la Sorbonne. Or, dans votre roman Les Atticistes , vous racontez de manière un peu détournée l’opposition que cela a suscité ; il y a en effet un personnage secondaire qui propose des mises en scène similaire à celles que vous proposiez et qui se retrouve au cœur de cabales. Comment comprenez-vous ces oppositions-? EG : L’opposition à mon travail a deux sources. D’abord il y avait des universi‐ taires ; le sieur Fumaroli, a été résolument hostile, et m’a fait savoir que les acteurs du XVIIe siècle parlaient comme ceux d’aujourd’hui. Georges Forestier pour sa part a un peu ouvert une brèche en soutenant pleinement mon travail, et en nous permettant de jouer à la chapelle de la Sorbonne. Ensuite il y avait l’hostilité du monde du théâtre officiel. Ce sont des gens qui n’ont jamais rien vu de ce que je proposais mais que l’idée même de ma démarche suffisait à mettre dans tous leurs états. Ils trouvaient cela moralement répréhensible. Quelqu’un 182 William Barreau Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0024 au ministère de la culture, qui y était favorable m’a dit qu’on me qualifiait de « monarchiste qui représentait un danger pour la République ». Effectivement, le personnage qui s’oppose au baroque, dans Les Atticistes , correspond à un monsieur qui était un peu à cheval entre l’Université et le théâtre officiel. C’était un normalien, professeur de psychanalyse lacanienne à l’université de Saint-Denis, et qui était devenu, par une rhétorique de normalien, une référence culturelle. C’était ce qu’on appelait un dramaturge : il préparait des programmes pour expliciter les mises en scène conceptuelles et leur donner des pseudo-ré‐ férences culturelles et historiques. J’aurais aimé discuter avec ce monsieur, mais il n’y avait pas de discussion possible. Il se sentait probablement menacé. Comme beaucoup de psychanalystes, il avait des problèmes psychologiques : il était paranoïaque, et il avait peur que quelqu’un ne contestât sa science. Ce qui est représenté dans Les Atticistes est réel. En revanche, ce n’est pas un roman à clefs, mais certaines choses sont bien vraies. Par exemple, le grand universitaire, très violent à mon égard, est celui qui a proposé d’introduire, comme alternative au mot « classique, » le mot « atticisme ». Il y avait des atticistes et des asianistes. Les asianistes c’étaient à la fois les baroques et les sous-produits du baroque, puisque le baroque n’existait pas en France, et les gens qui se disaient progressistes (parce que lui n’était pas particulièrement progressiste). Finalement, dès que les gens sont dans les institutions, c’est un peu ce que je dis dans le roman, ils finissent par se rejoindre, les atticistes officiels et les asianistes officiels peuvent se mettre d’accord. Quant aux gens aujourd’hui qui appellent leurs mises en scène « historiquement informé », je préfère dire «-hystériquement informé-». WB : Nous avons parlé de vos mises en scène, mais vous avez aussi fait des enregistrements. Comme Gustav Leonhardt, vous avez enregistré des disques pour le label Alpha, fondé en 1999 par Jean-Paul Combet. Notamment, en collaboration avec Vincent Dumestre (qui a fait la musique du Pont des Arts ) le C D La Conversation , mêlant déclamations et pièces de luth. Vous avez aussi dirigé, pour le même label, la collection de littérature orale Voce Umana . Pourriez-vous nous expliquer un peu la manière dont vous percevez, dans le domaine littéraire, l’enregistrement-? EG : Je trouvais ça bien ! d’autant plus que ce sont les seules traces qui existent maintenant de mon travail. Si de nos jours on capte les mises en scène, cela se faisait peu dans les années 90, et uniquement pour les grosses productions. De Mithridate par il exemple, il existe un enregistrement de France Culture, mais pas de captation visuelle. Les enregistrements étaient une idée de Jean-Paul Combet. D’abord il m’a proposé de faire quelque chose avec Vincent Dumestre, avec qui Entretien avec Eugène Green 183 Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0024 je m’entendais déjà très bien. Cela a donné cet enregistrement, La Conversation , qui a été critiqué par les savants, non pas sur sa qualité artistique, mais parce qu’il mettait en relation Robert de Visée, un musicien «-classique-», avec Théophile de Viau, un poète « baroque ». Le disque a été bien reçu. C’est Jean-Paul Combet également qui m’a proposé de diriger la collection Voce Umana . Le premier disque que j’ai fait était une déclamation du Sermon sur la mort de Bossuet, puis nous avons établi un partenariat avec France Culture, qui réalisait les enregistrements que nous utilisions pour les disques, et que la radio pouvait diffuser. Malheureusement cela s’est ralenti par rapport au programme que nous voulions faire, pour des raisons financières surtout. Quand Alpha s’est trouvé en difficulté, la maison a été rachetée par un groupe qui ne s’intéressait pas à cette collection car elle n’était pas assez rentable. Il y a eu très peu de disques, mais je trouve que c’était tout de même une bonne chose. France Culture également, c’est presque miraculeux que cela existe encore dans le monde moderne… WB : Parfois quand vous parlez, mais aussi quand vous écrivez, on retrouve chez vous un ton satirique. Peut-être peut-on y voir la trace de votre lecture de certains auteurs du XVIIe siècle ? Est-ce que vous ne voyez pas, a posteriori , votre tendance satirique comme une forme d’imprudence, alors que vous avez été confronté à tant d’oppositions-? EG : Disons que, oui, mais, je ne tiens pas compte de cela. C’est un trop grand plaisir de faire de la satire. Je ne sais pas si c’est sous l’influence du XVIIe siècle, bien que je ressente une certaine affinité… c’est comme pour mon cinéma ; lorsqu’on me parle d’influences, je suis réticent. Ce sont peut-être des choses qui m’ont formé, et qui font partie de ma culture, mais tout cela est digéré. En tout cas, je n’ai jamais à l’esprit, en écrivant, de références précises. WB : Par exemple, dans vos films, le fait que vos personnages s’expriment de manière frontale face à la caméra ne renvoie-t-il pas aux pratiques de mise en scène du théâtre baroque-? EG : Non, je n’ai jamais pensé à cela. Cela m’est venu naturellement, puisque dans mon cinéma, je cherche l’intériorité, qui passe par le regard avant tout, donc je veux qu’on voie le regard. Toute forme d’art pictural qui souligne particulièrement l’intériorité a une tendance à utiliser le cadrage frontal, par exemple tout l’art roman, ou les icônes de tradition orthodoxe. Dans l’art baroque, souvent, pour souligner d’une manière particulière l’intériorité, il y a ce que j’appelle un « regard-caméra » : dans le tableau baroque, il y a parfois un personnage qui regarde le spectateur, c’est un peu similaire. Mais je n'ai pas 184 William Barreau Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0024 mis en scène mes films en pensant au théâtre baroque, où effectivement le jeu est également frontal. WB : Si vous dites que le fait qu’il y ait un regard frontal dans vos films n’est pas une réminiscence du théâtre baroque, y a-t-il pour autant dans votre œuvre en général, poésie, romans, films, dans votre manière de créer, une influence du baroque-? EG : Ce que j’ai défini comme l’oxymore baroque semblerait dépassé aujour‐ d’hui, puisque c’est la raison qui règne d’une manière univoque car dans notre monde, tout est déterminé par la raison, la matérialité. Toutefois, pour moi non. Je crois à cet oxymore, et cela me pousse assez naturellement vers un état d’esprit qui est celui de l’époque baroque. Mais je n’ai pas l’impression de chercher à imiter. WB : Ce que vous dites tend à une possible définition du baroque qui ne serait pas purement historique. Il y a un passage dans La Parole baroque où vous parlez d’une «-façon d’exister baroque-»… EG : Je n’aime pas qu’on extrapole ce terme. Sinon, on en arrive à la situation des années 70, où tout spectacle de travestis était qualifié de baroque. WB : C’est d’ailleurs la principale critique que les opposants au baroque ont formulée : la trop grande extension du terme, comme dans la définition transhistorique du baroque exposée dans les années 30 par Eugenio d’Ors. EG : Oui, c’est vrai. En revanche, dans la mesure où l’oxymore baroque n’a pas été tout à fait résolu chez certaines personnes ou chez certains artistes, on peut parler d’un état intérieur qui correspond à celui de l’homme européen de l’époque baroque. En ce sens-là, oui, je pense que je vis partiellement - mais dans un monde qui est très différent - comme les gens de l’époque baroque. WB : Un autre sujet de débats est l’idée que le baroque n’aurait pas touché la France, qu’il serait un art plutôt latin. Vous vous moquez de cela dans La Parole baroque , en parlant (avec ironie) du classicisme français comme d’« un anti-corps glorieux-» à la maladie baroque, qui expliquerait pourquoi la France a été épargnée. Néanmoins, votre esthétique est très influencée par l’Italie et le Portugal. Cet intérêt pour le baroque n’est-il pas aussi un intérêt pour les pays du sud de l’Europe occidentale-? EG : Le baroque est un mouvement pan-européen, mais qui est, heureusement différent d’un pays à l’autre. Comme à l’époque il n’y avait pas encore de globalisation, ou de barbarisation puisque c’est de cela qu’il s’agit. Par exemple Entretien avec Eugène Green 185 Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0024 dans l’architecture, simplement à Rome, entre le Bernin et Borromini, il y a une véritable antithèse. Le Bernin représente la pensée jésuite, contrairement à Borromini ; certes il ne connaissait pas les augustiniens de Port-Royal, mais quelque part il les rejoint. Et tout cela se trouve dans la même ville ! C’est comme entre le baroque romain ou celui de Venise, celui de Longhena, il y a une véritable différence. Et tout cela seulement à l’intérieur de l’Italie, puisque cela ne faisait qu’une seule aire culturelle. Entre le baroque de Vienne et le baroque de Prague, il y a une très grande différence. Le baroque français était donc différent du baroque des autres pays, et des autres pays latins - puisque la France est un pays latin, qui parle une langue latine, qui est très lié par la langue, la culture, la religion, aux autres pays latins. Je trouve qu’en France, il y a une tension encore plus grande entre les deux éléments de l’oxymore baroque, puisqu’il y a, grâce au pouvoir du politique, une tendance au rationalisme beaucoup plus forte que dans d’autres pays au XVIIe siècle. Je trouve une respiration dont j’ai besoin en Italie ou au Portugal, mais le baroque est une série de différentes oppositions. WB : En plus de cet intérêt pour des pays comme l’Italie ou le Portugal, vous avez un fort intérêt pour les langues comme le Basque, le Portugais, l’Italien, dans lesquelles vous avez même réalisé des films. Comment vous identifieriez-vous linguistiquement-? EG : Disons qu’une partie de mon drame personnel est que, là où je suis né, j’ai compris que les gens n’avaient pas de langue, et pour moi tout passe par la langue. Ma vie était donc un peu une quête, la quête d’un Graal. La langue que j’ai trouvée est la langue française., mais en même temps, un de mes amis m’a défini comme un « artiste européen d’expression française », et je pense que cela correspond à quelque chose. Chaque langue est une vision du monde, a quelque chose d’unique et mérite respect. J’ai une tendresse particulière pour certaines langues européennes, qui m’ont attiré, et toutes ces langues m’ont apporté quelque chose ; je connais leur littérature et je connais des gens qui parlent ces langues, c’est une ouverture sur le monde. Ce sont des langues que je peux utiliser activement. C’est aussi faire l’expérience de devenir quelqu’un d’autre à travers une autre langue, puisque je sens très fortement que je ne suis pas la même personne selon la langue que je parle. Tout passe pour moi, au premier plan, à travers le filtre de la langue française. Les autres ce sont des apports, des enrichissements. WB : J’ai évoqué plus tôt dans cet entretien votre recueil de poèmes récemment paru, En glanant dans les champs désolés . Quelle place a la poésie pour vous, elle reste le pan le moins connu de votre œuvre-? 186 William Barreau Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0024 EG : C’est pourtant le plus central. C’est-à-dire que tout part de là. J’ai connu plusieurs éveils artistiques, mais le premier, le plus dramatique peut-être, était à travers la poésie en patois saxo-normand. J’étais marqué, presque dès mon enfance, par Shakespeare, mais sinon, une sensibilité générale à la poésie est venue à travers la poésie du XXe siècle, que j’ai découverte vers mes 19 ans, soit un an avant de quitter la Barbarie, à travers la poésie de la première moitié du siècle. Le poète qui m’a marqué le plus était Yeats, bien qu’il m’agace beaucoup. La poésie de Eliot aussi, qui est en partie, quelque chose de purement faux, une conception intellectuelle, mais il y a des fragments qui sont vraiment très beaux. J’ai ensuite découvert quelques poèmes moins importants de la fin du XIXe siècle, et toute la poésie française, puis la poésie des autres langues que je lis, l’allemand, l’italien, le portugais. Un peu de poésie castillane, la poésie catalane aussi, dans laquelle ont été écrites des œuvres vraiment très belles. La poésie reste centrale dans ma vie. Je crois que la poésie est une fiction, mais dans la poésie lyrique, il y a une sincérité du je qui regarde le monde, c’est ce qui est le plus près de l’être qui parle. Ma poésie est très importante pour moi, mais est tellement décalée par rapport à ce qu’on appelle aujourd’hui poésie. Mon petit essai, paru en 2022, a presque créé un scandale - dans la mesure où il a été remarqué. Je comptais beaucoup sur ce recueil qui est sorti en septembre, qui est une anthologie (car j’ai écrit beaucoup plus de poèmes que cela). Je pensais que ce serait un peu remarqué, mais pour les gens qui parlent de la poésie et qui s’intéressent à la poésie, c’est de la non-poésie, puisque ça ne rentre pas dans leur esthétique, dans la forme de ce qu’on appelle aujourd’hui la poésie. WB : Justement, dans votre essai sur la poésie dont vous venez de parler, En faisant, en trouvant : notes sur la poésie (2022), vous vous référez au travail des troubadours pour définir ce qu’est selon vous la poésie. Plus tôt, vous avez récrit l’histoire de Perceval dans votre roman Un conte du Graal (2014), Avez-vous finalement laissé un peu de côté la période baroque au profit de la période médiévale-? EG : Le titre à l’origine était Faire et trouver . D’abord je ne parle pas d’inspiration, pour moi il n’y a pas d’inspiration baroque, pas plus qu’il n’y a d’inspiration médiévale. Peut-être que, parce que je vieillis, il y a une transformation intér‐ ieure, mais le Moyen Âge m’a toujours intéressé, surtout le premier Moyen Âge, la période romane. J’y trouve un peu l’essence de l’art occidental, Quelque chose que l’on a depuis perdu. Dans l’art roman -- et c’est en s’éloignant de cela qu’on a abouti à l’oxymore baroque - il n’y a aucune contradiction entre la matière et l’esprit. L’esprit est présent dans tout élément du monde. Dans une représentation visuelle d’un personnage roman, il y a le visage qui Entretien avec Eugène Green 187 Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0024 nous regarde. C’est dans le visage qu’on voit ce qui est représenté, de manière frontale. Tout le corps est simplement constitué de lignes. Le corps est une énergie, ce qu’on retrouve à l’époque baroque, sauf qu’à cette époque, cette énergie représente le corps qui n’existe plus, puisque le monde est devenu un songe, et les formes matérielles n’existent plus. Pour l’artiste roman, il n’y avait pas cette contradiction. Tout était énergie. Pour faire exister une forme qu’on voit dans le monde, il suffisait de faire des lignes en mouvement qui représentassent l’énergie et l’esprit, qui était aussi la matière. L’esprit prenait des formes, que l’on voit dans les formes du monde, mais tout était esprit, et en même temps la matière n’était pas séparée de l’esprit. Effectivement, j’aime beaucoup les romans de Chrétien de Troyes, j’aime l’art roman, dont on voit de très beaux exemples en Catalogne, j’aime la poésie des troubadours, c’était notre première poésie européenne. Mais il n’y a pas eu de changement dans mes centres d’intérêt. Tout vient de ma vie vécue dans ce monde. Mais je partage en effet un certain idéal qui correspond en partie à celui du Moyen Âge, comme on voit dans mon roman Moines et chevaliers . 188 William Barreau Œuvres & Critiques, XLIX, 2 DOI 10.24053/ OeC-2024-0024