Oeuvres et Critiques
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2941-0851
Narr Verlag Tübingen
10.24053/OeC-2025-0008
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Empathie et écriture de l’intime : quelles manifestations dans la littérature tunisienne d’expression française ?
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Hind Soudani
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émotion altruiste de la part de l’auteure dont l’ultime objectif est de comprendre sa mère et défendre la cause féminine. Décidément, Fawzia Zouari a fait de son roman son espace affectif lui permet‐ tant de communiquer librement à son lecteur toutes ses réactions émotionnelles. Les personnages en sont l’intermédiaire. Éprouvant de l’empathie à l’égard de sa mère, et de toutes les femmes qui partagent la même condition, l’auteure cherche à susciter de l’empathie émotionnelle chez son lecteur qu’elle interpelle sans cesse et qui peut se reconnaître dans les personnages. J’ai, de ce fait, démontré que l’empathie n’est qu’un résultat de l’identification auteure-personnage ou encore auteure-lecteur. La place importante de l’empathie dans Le Corps de ma mère de Fawzia Zouari lui permet de donner la voix aux femmes opprimées, violentées ; aux corps souffrants, sexués et malades. Pour finir, ce roman est un plaidoyer en faveur des femmes, un hymne à la mère à travers une étude de la perception du corps féminin. Bibliographie Source Zouari, Fawzia. Le Corps de ma mère, Tunis , Déméter, 2016. Études Gefen, Alexandre. Réparer le monde-: La Littérature française face au XXI e siècle , Paris, Editions Corti, 2017. Kaufman, Geoff, Libby, Lisa K. « Changing beliefs and behavior through experience-tak‐ ing-», Journal of Personality and Social Psychology , vol. 103, n° 1, 2012, p.-1-19. Laplanche, Jean, Pontalis, Jean-Bertrand. Vocabulaire de la psychanalyse , Paris, PUF, 1967. Larivée, Serge, Filiatrault, François. Compte rendu de «-La télépathie, un mythe qui a la vie dure-! Fecteau, D. (2005). Télépathie, l’ultime communication-», Revue de psychoéducation , Volume 35, numéro 1, 2006, p.-201-208, disponible sur https: / / doi.or g/ 10.7202/ 1099317ar, consulté le 15 février 2025. 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Appréhendée comme valeur, notion ou même con‐ cept, elle se retrouve en effet au cœur des débats identitaires notamment en rapport avec la psychologie comportementale et sociale. Or, si l’empathie est aujourd’hui une notion pluridisciplinaire principalement associée aux sciences humaines que sont la psychologie et la sociologie, elle n’en n’est pas moins une question fondamentale pour comprendre et interpréter l’art et la littérature dont elle est incontestablement un élément consubstantiel. Comment, en effet, pourrions-nous parler de catharsis, de plaisir de lecture, de pacte scripturaire et de littérarité singulière sans le sentiment de « se sentir dans » que représente l’empathie et que nous retrouvons dans les composants « ein » : « dans » et «- Fühlung -»-: «-sensation-» de son équivalent allemand Einfühlung . C’est donc dans la perspective d’analyser le fonctionnement de l’écriture de l’intime et de son rapport à l’empathie dans la littérature que nous nous proposons d’étudier les thèmes récurrents dans des récits littéraires francophones tunisiens. Nous évoquerons, dans cette optique, les thèmes qui reviennent souvent constituant de la sorte des lieux communs de cette littérature mais aussi ceux qui sont plus inédits, qui interpellent le lecteur voire suscitent une empathie plus marquée. Cependant, il nous semble d’abord nécessaire de parcourir les différentes acceptions associées à l’empathie. À la suite de cela, nous tenterons de voir quels sont les mécanismes mis en jeu par l’empathie en littérature, en l’occurrence la littérature francophone tunisienne. Enfin, s’il existe des centres d’intérêt différents ou une approche singulière en relation avec l’identité féminine ou masculine de l’écrivain. Œuvres & Critiques, L, 1 DOI 10.24053/ OeC-2025-0008 1 Sébastien Montel, « L’Empathie », chap. 11, dans 11 grandes notions de neuropsychologie clinique , Paris, Dunod, 2016, p.-209-2026. 2 Gérard Jorland, « L’Empathie, histoire d’un concept », dans Alain Berthoz, Gérard Jorland (dir.), L’Empathie , Paris, Odile Jacob, 2004, p.-19. 1 L’empathie-: une notion pluridisciplinaire 1.1 L’empathie-: quelle définition ? Antithétique à l’indifférence, du grec ancien ἐν / en, « dans, à l’intérieur », et πάθoς / páthos, « souffrance, ce qui est éprouvé », le terme empathie est souvent considéré en rapport avec son équivalent anglais empathy lui-même issu du grec ancien ἐμπάθεια, empátheia « affection » et calque de l’allemand Einfühlung . Synonyme de compassion, sollicitude, allocentrisme ou même de bienveillance, l’acception du terme empathie en relation avec l’esthétique et la littérature dérive pour sa part de la traduction du terme allemand Einfühlung , tel qu’utilisé par le philosophe Robert Vischer, en 1873, dans sa thèse de doctorat Über das optische Formgefühl . Il y explique qu’à l’origine, il s’agit d’« un thème du romantisme allemand qui désigne une projection du moi dans les êtres, et destiné à rendre compte d’un mécanisme de sensibilité esthétique par lequel nous accédons au sens de l’œuvre d’art en nous mettant à la place de l’objet représenté 1 .-» L’empathie est donc plurielle. Elle est en l’occurrence qualifiée par les chercheurs de « mot-valise », d’« auberge espagnole » ou encore de «-concept ‘‘nomade’’ par excellence » par le philosophe français Gérard Jorland qui explique que le concept d’empathie « migre sans cesse d’une discipline à l’autre, de l’éthique à l’esthétique à la psychologie à la philosophie voire même à la théologie 2 .-» C’est la raison pour laquelle avant d’étudier les manifestations de l’empathie en littérature et ses apports, il nous semble nécessaire de définir ses champs d’investigations. 1.2 L’empathie-: un concept des sciences humaines ou une valeur morale-? «-Se mettre à la place de l’autre-»-: c’est par cette expression courante que l’on tend souvent à expliquer la question de l’empathie. Or, cette posture qui traduit la nature de l’élan empathique, en apparence assez simple, mobilise un ensemble de compétences essentielles relatives à la communication, aux questions senso‐ rielles et à la réflexion. C’est ce qui explique que les psychologues évoquent différents types d’empathie. Ainsi, faisant partie des notions abordées dans ce que les psychologues appellent les CEM (Cognition-Émotion-Motivation), 90 Hind Soudani DOI 10.24053/ OeC-2025-0008 Œuvres & Critiques, L, 1 l’empathie en fonction des cas de figure peut être émotionnelle ou cognitive ou encore compassionnelle. Elle mobilise donc un ensemble de capacités chez l’homme qui lui per‐ mettraient d’avoir une posture d’implication mentale par rapport à l’autre, de partage de ressenti et même de volonté aide. L’empathie s’affirme de la sorte essentiellement comme mode de partage communicationnel. Être empa‐ thique‚ nous rend donc réceptif et capables de décoder les émotions exprimées par autrui, voire d’y prendre part, nous permettant ainsi de communiquer plus efficacement. Elle s’avère de ce fait un élément fondamental de la nature humaine‚ qui nous permet de comprendre le monde qui nous entoure de manière plus inclusive. C’est ce rôle qui est d’ailleurs mis en avant dans le rapport du texte littéraire avec son récepteur, à savoir : nous donner la possibilité de nous projeter mentalement à la place d’autrui, de nous impliquer dans sa perspective du monde qui l’entoure et dans sa compréhension des expériences vécues. Un processus empathique met donc en lumière, chez les lecteurs, des réac‐ tions d’ordre émotionnel puisqu’il permet de rentrer dans le monde perceptif d’autrui et d’approcher au plus près ses affects. De ce fait, si l’empathie est fondamentalement une valeur, émotionnellement et cognitivement, attachée à la nature humaine, elle s’avère être aussi une posture psychologique essentielle pour saisir pleinement la portée d’une œuvre littéraire. D’ailleurs, n’est-ce pas là l’une des vocations des avertissements, préambules, préfaces et autres textes par lesquels les auteurs accompagnent souvent leurs récits pour préparer le lecteur de prime abord à se mettre dans une posture d’implication à la fois mentale et émotionnelle-? 1.3 L’empathie en littérature-: l’humanité en miroir Loin d’être une simple distraction, la fiction est un puissant levier pour cultiver l’empathie. En nous transportant dans des réalités différentes, elle nous apprend à ressentir et à comprendre les autres et à nous connecter à une humanité partagée. En effet, la littérature ne fait pas que raconter des histoires. À travers les mots, elle nous fait entrer dans la vie d’autrui, nous permettant ainsi de découvrir certaines réalités qui nous entourent et dont nous ne sommes pas forcément conscients. Par conséquent, en lisant, nous apprenons à voir le monde à travers d’autres prismes, à éprouver des émotions qui nous étaient étrangères, et finalement, à devenir plus humains puisqu’on s’ouvre à l’autre. Or, cette expérience immersive que permet la lecture ne pourrait pas opérer si le récepteur n’était pas au préalable dans une posture empathique. Une posture qui d’ailleurs Empathie et écriture de l’intime 91 DOI 10.24053/ OeC-2025-0008 Œuvres & Critiques, L, 1 3 Lionel Tran, « Pourquoi la littérature développe l’empathie ? », Les Artisans de la fiction , septembre 2024. URL-: https: / / urlz.fr/ upSf. 4 Ibid . devra à certains égards être celle de l’émetteur tout autant que le récepteur, étant donné que l’auteur doit parfois se mettre à la place de son éventuel lecteur pour savoir de quelle manière il serait plus propice de s’adresser à lui pour réellement l’impacter. L’empathie devient ainsi un levier de la fonction conative jakobsonienne du discours vu qu’il est question d’interpeler et de susciter certaines réactions. Par ailleurs, dans son article « Pourquoi la littérature développe l’empathie ? » l’auteur français Lionel Tran, se demande-: «-et si la littérature était la clé pour comprendre et ressentir ce que d’autres vivent ? Dans un monde obsédé par l’individualisme 3 ». Cependant, certains philosophes se demandent si les œuvres littéraires, nous engageant sur le sentier de l’émotionnel, ne nous détourneraient pas de la sorte de la réflexion rationnelle. Loinel Tran explique dans ce contexte que Platon [dans La République ] et d’autres philosophes de la Grèce antique […] considé‐ raient que la poésie et les histoires détournaient les citoyens de la quête de la vérité en jouant sur leurs émotions plutôt que sur leur rationalité. […] La littérature, en éveillant des émotions telles que la tristesse ou la colère, éloignait les lecteurs de la maîtrise de soi, essentielle pour atteindre la sagesse 4 . Toutefois, n’est-ce pas là l’une des valeurs essentielles qui était jadis octroyée au genre littéraire comme le théâtre avec sa fonction cathartique ? N’est-il pas aussi essentiel de comprendre les émotions de l’autre pour mieux saisir la nature humaine dont la composante sensorielle et affective est tout aussi importante que la composante cognitive et rationnelle-? Aussi, la posture empathique qui consiste à partager le ressenti de l’autre sans pour autant prendre sa place ne serait-elle pas la clé pour une meilleure appréhension de l’humain ? Pour mieux en découdre, nous avons choisi de nous intéresser à la littérature tunisienne d’expression française comme champs d’investigation. 2 L’empathie dans la littérature tunisienne d’expression française Faisant partie des littératures francophones et plus particulièrement de la littérature maghrébine d’expression française, la littérature tunisienne bien que représentée par un nombre considérable d’écrivains abordant des thèmes 92 Hind Soudani DOI 10.24053/ OeC-2025-0008 Œuvres & Critiques, L, 1 5 Samia Kassab-Charfi, Adel Khedher, Un siècle de littérature en Tunisie , Paris, Honoré Champion, 2019, p.-18. divers, ne semble pas jouir de la même notoriété que la littérature maghrébine algérienne ou même marocaine. C’est d’ailleurs ce constat que confirme les universitaires tunisiens Samia Kassab-Charfi et Adel Khedher dans leur ouvrage Un siècle de littérature en Tunisie . Ils expliquent, en effet, que dans le massif assez monumental de la littérature dite maghrébine, dont les auteurs ont un lien originel plus ou moins maintenu avec le Maghreb, qu’ils y soient ou non implantés, la voix des écrivains tunisiens semble toute petite, par rapport à celle, peut-être plus portante sur la scène éditoriale et médiatique, des auteurs algériens et marocains. Cette perception se retrouve non seulement dans la représentation collective extérieure, autrement dit européenne, mais aussi et peut-être surtout en interne, dans le champ même de l’université tunisienne, milieu où la littérature locale demeure paradoxalement un corpus peu exploré et plutôt minoré 5 . Par conséquent, dans l’objectif de mieux faire connaître cette littérature dite du sud, nous nous sommes orientée vers la littérature francophone tunisienne comme champs d’étude de la question de l’écriture de l’intime en rapport avec l’empathie, surtout que ce corpus se caractérise par une approche et une esthétique de l’art de la narration qui méritent qu’on s’y attarde. Nous évoquerons, par ailleurs, dans un premier temps la littérature des diasporas en Tunisie, puis les récits signés par des écrivaines tunisiennes enfin nous nous intéresserons aux œuvres des écrivains au masculin. Nous traiterons de la question de l’écriture de l’intime, de l’empathie ainsi que des similitudes et divergences que nous pourrions relever en fonction de l’identité genrée et/ ou identitaire de l’écrivain tunisien en question. 2.1 Empathie et écriture romanesque dans la littérature tunisienne d’expression française-: Les diasporas, une voix à part La Tunisie, ce pays méditerranéen où il faisait bon vivre a vu s’installer sur ses terres des étrangers de différentes nationalités dont les Andalous, les Maltais, les Italiens et les Français. Ces communautés faisaient alors partie intégrante de la mosaïque populaire tunisienne et les textes que nous ont laissés certains écrivains de ces diasporas en sont la preuve. C’est ce que rappelle Kassab-Charfi et Khedher dans le chapitre III, de leur ouvrage, ayant le titre évocateur de « Les années 1930 : Tracées cosmopolites - sardes, italiennes et françaises ». Ils y expliquent notamment qu’ Empathie et écriture de l’intime 93 DOI 10.24053/ OeC-2025-0008 Œuvres & Critiques, L, 1 6 Ibid , p.-94-95. 7 Roberta Catalano, « L’erranza di due poeti italiani nella Tunisia del primo nove cento », dans Samia Kassab-Charfi et Adel Khedher, Un siècle de littérature en Tunisie , p.-93. En cette sombre époque de la fin du XIXe siècle et du début du XXe, dans cette Tunisie misérable où la tuberculose, le typhus exanthématique, et jusqu’à la peste (qui frappe en 1929) sévissent, où l’immigration, en particulier maltaise et sicilienne, dessine un nouveau relief ethnique et culturel au paysage de la Tunisie, apparaissent des auteurs que l’on peut assimiler à cette catégorie si bien résumée dans l’expression de Clarice Tartufari, « des branches d’un arbre transplanté ». L’un d’eux écrit d’ailleurs en italien : c’est Francesco Cucca (1882-1947), le « sarde arabe », fils d’émigrants sardes comme nous l’apprend Roberta Catalano dans le volume collectif consacré en 2000 aux Mémoires italiennes de Tunisie , […]. Outre Francesco Cucca, Kassab-Charfi et Khedher citent le Français né en Tunisie, Arthur Pellegrin (1891-1956), ainsi que Albert Canal (1875-1931) et l’italien Mario Scalési (1892-1922) qui ont fondé en 1920 avec Abderrahmane Guiga (1889-1960) la Société des Écrivains d’Afrique du Nord (SEAN) : un cercle trans-maghrébin réunissant « des écrivains et intellectuels d’origines variées, dont l’objectif commun est de mettre en valeur la langue française par la publication d’œuvres représentatives de cette « littérature d’Afrique du Nord 6 . » Dans ce contexte, l’exemple de l’écrivain Mario Scalési nous semble particu‐ lièrement intéressant dans l’étude de la question de l’écriture de l’intime en rapport avec l’élan empathique. Né à Tunis, en 1892, d’une mère maltaise et d’un père sicilien, Scalési illustre pleinement le métissage communautaire et les ponts civilisationnels et culturels implantés entre les différentes rives de la méditerranéen. Il a su se distinguer par une poésie qui exprime son mal-être et dont se dégage une émotion à haut degré de littérarité singulière, ce qui a fait que certains critiques le comparent aux plus illustres figures de la poésie française et italienne. Ainsi, si Giancarlo Locarno intitule son article sur Scalési «-Mario Scalési, les poèmes d’un damné », Claude Maurice Robert le qualifiera de « petit vilain boiteux qui lisait Baudelaire », alors que Roberta Catalano déclarera à son tour que « sa poésie se fait porteuse d’un pessimisme historique puis cosmique qui le rapproche considérablement de Leopardi (“De Profundis”), jusqu’à monter vers un ton blasphématoire avant le repentir (“Les Mains”) 7 .-» En outre, ce qui est de même fondamental concernant Scalési c’est qu’il était aussi reconnu par les hommes de lettres tunisiens de l’époque. Ainsi, comme le rappelle Kassab-Charfi et Khedher-: Il fut l’un des meilleurs représentants de cette tradition d’auteurs d’origine étrangère, profondément implantés dans la Tunisie du début du XX e siècle, et reconnu par 94 Hind Soudani DOI 10.24053/ OeC-2025-0008 Œuvres & Critiques, L, 1 8 Ibid . 9 Abderrazak Bannour (dir.), Mario Scalési, poète méditerranéen , Tunis, Publications de l’Université de Tunis, 2001, p.-7. quelques-uns de ses contemporains, italiens comme Guido Medina, qui lui compose en 1922 un hommage, et tunisiens, à l’instar de Ali Douagi, membre du Groupe Taht Essour , qui le cite nommément au début de la nouvelle « Le Mystère de la septième chambre » : « J’ai souvent entendu les vieilles femmes raconter des histoires merveilleuses, peuplées d’ogres et de démons. À la suite de notre poète Scalési, je dirai : “Mère, je pourrais croire à la vérité d’un conte, s’il sortait de ta bouche” ». Et ce n’est sans doute pas un hasard si Scalési bénéficia d’un tel coefficient d’empathie de la part de différents écrivains de l’époque, lui qui se prévalait d’une affiliation identitaire nettement endogène […] 8 . Par conséquent, comme nous pouvons le constater, c’est grâce aux références à l’œuvre de Scalési trouvées dans les écrits d’autres écrivains de l’époque à l’instar de Douagi, qu’une partie du lectorat de la société tunisienne arabo-mu‐ sulmane a pu découvrir cet écrivain. En effet, le fait d’être cité par ses contemporains est fort important parce qu’il montre l’importance de l’élan empathique entre écrivains mais cela permet aussi d’associer une autre catégorie de lecteurs probablement non francophones au ressenti et à la poétique d’une littérature à laquelle ils n’auraient pas eu accès sans l’intégration de cette dernière dans d’autres sphères littéraires, en l’occurrence dans notre cas celui de la littérature arabophone de l’époque. De ce fait, l’empathie agit ici telle une isotopie intégrant à la fois écrivains et lecteurs : Tous se trouvent concernés par un ressenti en relation avec des vécus qu’on pourrait avoir en partage comme l’exemple du rapport à la mère que cite Douagi tout en faisant référence à Scalési. Cela confirme l’universalité de certains vécus ou sentiments face auxquels l’Homme ne peut être indifférent, qu’il s’agisse d’une expérience vécue ou non personnellement. Finalement, rappelons que Scalési qui fut rongé par la souffrance physique, victime du sentiment de l’ingratitude humaine et de son incompréhension, tiraillé entre diverses identités et qui à sa mort s’est vu « enterré dans une fosse commune à Palerme le 13 mars 1922 9 », reste un exemple de marginalisation. Incompris par les gens de son époque, il suscite malgré tout l’empathie. Que ce soit parce qu’on se reconnait dans son vécu, par pitié, par curiosité, par fascination ou même par écœurement, Scalési ne laisse guère indifférent. N’est-ce pas là l’un des rôles fondamentaux de la littérature comme topos de partage et d’éveil de ressentis aussi divers soient-ils-? Empathie et écriture de l’intime 95 DOI 10.24053/ OeC-2025-0008 Œuvres & Critiques, L, 1 2.2 L’écriture de l’autre-: «-l’effet de l’art-» La lecture permet de découvrir d’autres vécus qu’ils soient similaires ou diffé‐ rents des nôtres. Ainsi, le lecteur peut prendre part à différentes expériences où il découvre des personnages pour qui il peut ressentir de la sympathie ou au contraire de la répugnance et face auxquels il pourrait donc être admiratif ou dédaigneux. Dans tous les cas de figure il ne pourra pas rester indifférent : c’est ce qu’on appelle les « neurones miroirs ». En effet, comme nous l’explique les neuroscientifiques, de la même manière que lorsqu’on observe quelqu’un en situation réelle, la lecture permet aux récepteurs de mieux comprendre l’autre en raison des émotions, des réflexions ou même des réactions qu’on lit ou imagine, à travers la lecture, et par ricochet qui sont suscitées chez le récepteur. De ce fait, lire devient un exercice particulièrement intéressant dans une société où l’individualisme éloigne les gens les uns des autres, parce qu’il nous permet malgré tout de vivre des élans d’empathie qui nous permettent de comprendre l’autre, de se mettre à sa place et par conséquent de l’accepter ou du moins de respecter sa différence : nous cultivons ainsi une attitude de compréhension plutôt que de jugement. Par ailleurs, la diversité des perspectives offertes par la littérature tunisienne des diasporas nous offre une pluralité de réalités et autant de ressentis qui plongent dans l’empathie. Ainsi, les questions du colonialisme, des valeurs humaines, de l’appartenance communautaire de même que de l’acceptation de soi et d’autrui sont des sujets de prédilection dans les écrits des écrivains des diasporas du début du XX e siècle. Il y est néanmoins question de récits qui se caractérisent aussi par des fonctions de communication qui balisent le terrain pour une lecture empathique, à savoir : la fonction référentielle vu qu’il raconte une histoire personnelle qui s’imbrique dans l’Histoire avec un grand « H » ; la fonction expressive s’agissant le plus souvent de récit à la première personne et du ressenti de l’auteur-narrateur qui est raconté ; la fonction conative ayant pour objectif d’impliquer le récepteur dans le message de l’émetteur et donc indispensable pour l’instauration de l’empathie et enfin la fonction poétique, condition sine qua none pour qu’une œuvre littéraire retienne l’attention du lecteur, d’année en année voire de siècle en siècle, grâce à la qualité de son esthétisme et du don d’écriture de son auteur. Enfin, rappelons que, s’il est vrai que ces valeurs essentielles pour le succès et la pérennité des textes littéraires agissent sur le récepteur afin que les problématiques traitées le touchent réellement et qu’il puisse en être inspiré pour une meilleure compréhension de l’autre et du monde qui l’entoure, la question de la langue d’écriture utilisée et même du genre féminin ou masculin 96 Hind Soudani DOI 10.24053/ OeC-2025-0008 Œuvres & Critiques, L, 1 10 Dictionnaire du français, Le Robert , éd CLE international, Paris, 1999, p.-344. 11 Ahmed Mahfoudh, « Question : Quelle place pour les écrivains tunisiens de langue française ? -», Lettres tunisiennes , Tunis, novembre 2019, URL-: https: / / urls.fr/ SQm_Oi de l’auteur ont souvent un effet sur le rapport qui peut se créer entre l’auteur et son lecteur. Voyons comment cela peut-il opérer, s’agissant de la littérature tunisienne d’expression française. 3 Littérature tunisienne francophone-: entre féminin et masculin L’un des critères de mesure du succès d’une œuvre littéraire est l’émotion qu’elle est capable de susciter chez son lecteur. Dans ce contexte, nous rappelons que l’émotion se définit comme un « état de trouble dans lequel on est quand on éprouve un sentiment très fort. L’amour, le chagrin, la colère et la peur sont des émotions » 10 . Ces dernières sont ce que tous les humains ont en partage. Cela étant, nous savons que nous ne ressentons pas tous les choses de la même manière du fait qu’on soit homme ou femme. Les scientifiques expliquent en l’occurrence cette différence par la question des hormones même si cela est beaucoup plus complexe et demanderait un développement très élaboré. Or, ce qui nous intéresse dans notre étude, s’agissant de l’écriture de l’intime en relation avec l’empathie comme l’une des approches possibles du texte littéraire, c’est de voir si dans la littérature tunisienne d’expression française il existerait des variations dans la manière d’écrire, du choix des mots, de l’intensité des émotions transmises ou même de la nature des sujets évoqués entre récits d’auteures au féminin ou d’auteurs au masculin. 3.1 Littérature tunisienne d’expression française : Quelle identité, à travers quel choix linguistique-? S’il est vrai que la francophonie se développe en Tunisie parallèlement à la lit‐ térature arabe surtout en raison du protectorat français de Tunisie (1881-1956) ; Ahmed Mahfoudh, universitaire et romancier tunisien contemporain déclare « [qu’] il est généralement reconnu que l’écrivain écrit dans la langue où il se sent le plus à l’aise, celle où il puise ses émotions, son imaginaire et les tournures magiques qui les matérialise 11 ». C’est ce que confirme le poète, écrivain, traducteur et universitaire tunisien, mort trop jeune Salah Garmedi, lorsqu’il déclarait : « C’est par l’intermédiaire de la langue française que je me Empathie et écriture de l’intime 97 DOI 10.24053/ OeC-2025-0008 Œuvres & Critiques, L, 1 12 Jean Déjeux, Poésie , n° 115, p. 12, dans Samia Kassab-Charfi, Adel Khedher, Un siècle de littérature en Tunisie , p.-243. 13 Ahmed Mahfoudh, « Question : Quelle place pour les écrivains tunisiens de langue française-? -». 14 Ibid . sens le plus libéré du poids de la tradition ; c’est là que le poids de la tradition étant le moins fort, je me sens le plus léger 12 .-» Toutefois, il est aussi communément admis que la langue par laquelle s’exprime l’écrivain est le miroir de son identité. Dans cette optique et s’agissant spécifiquement des écrivains tunisiens francophones, nous les voyons souvent puiser dans le parler tunisien qu’ils insèrent dans leurs récits en français. Sans contredire l’idée précédente, à savoir que certains écrivains tunisiens se sentent plus à l’aise en écrivant en français même lorsqu’ils sont parfaitement bilingues, l’insertion de mots du parler tunisien confirme l’idée que la langue n’est pas seulement un moyen d’expression, mais bel et bien fondamentalement porteuse d’une culture : celle de l’écrivain, et miroir de son identité. Aussi, le recours à certains termes du dialectale pour leur charge tant expressive qu’émotionnelle ne fait que renforcer l’effet d’empathie chez le récepteur. En outre, si le récepteur en question est tunisien, il pourra parfaitement s’identifier dans le récit de l’écrivain, par contre, s’il ne l’est pas, cela lui permettra de mieux comprendre cette culture, de même que cette écriture intime dans ce qu’elle révèle de sa culture et de son être. C’est ce que confirme encore l’écrivain tunisien Ahmed Mahfoudh, qui explique tout en évoquant des exemples que chez l’écrivain tunisien francophone, […] la tunisianité apparait d’abord comme la transposition d’une langue dans une autre. Cette opération est surtout lexicale car elle concerne des termes intraduisibles en français ou du moins ne possédant pas « l’effet de sens » nécessaire. [Dans ce contexte] Samir Marzouki prend l’exemple d’Anouar Attia qui, pour décrire un mariage en grande pompe, affirme : «- j’ai appris que tu t’es mariée. En grand tralala paraît-il…Farch, hennah et tout le tremblement ». Et Marzouki commente par : « Peu importe ici que le lecteur français ne comprenne pas précisément de quoi il s’agit. Les mots français éclairent les mots arabes. Farch et hennah-sont glosés par «- en grand tralala et tout le tremblement 13 ». Enfin, Mahfoudh, réfère à sa propre expérience en tant qu’écrivain franco‐ phone en déclarant : « Moi-même en tant qu’écrivain, je recours souvent à ces arabismes, surtout lorsqu’il s’agit de formules toutes faites parce que je pense que ces formules sont entourées d’une atmosphère que le sens en français ne peut pas restituer 14 ». Or, la langue n’est pas le seul élément, malgré son importance, à dessiner l’identité qu’un écrivain aspire à laisser transparaitre 98 Hind Soudani DOI 10.24053/ OeC-2025-0008 Œuvres & Critiques, L, 1 dans son récit. Les thèmes évoqués et les images suscitées sont tout aussi révélateurs des êtres et des cadres dans lesquels ils évoluent. Quel « moi » les écrivaines et écrivains tunisiens nous présentent-ils et à travers quels prismes parviennent-ils à nous les peindre-? 3.2 Écriture romanesque au féminin dans la littérature tunisienne d’expression française Tout en sachant qu’on associe généralement l’apparition de cette littérature d’expression française à la période coloniale, il est à noter que dans les sociétés maghrébines arabo-musulmanes de l’époque, qui étaient conservatrices et patriarcales, nous avions l’habitude de voir principalement des voix masculines s’exprimer. Or, en Tunisie, les femmes ont su s’imposer et se frayer une place respectable dans les divers domaines de l’intellectuel. Parmi les pionnières de la littérature tunisienne francophone, nous pouvons notamment citer Souad Guellouz (1937-) et Jelila Hafsia (1927-2023) qui a publié son roman Cendre à l’aube en 1975. Toutefois, cette dernière est surtout connue par son œuvre Instants de vie : Chronique familière , qu’elle initie en 1967 et poursuit, en plusieurs tomes, jusque dans les années 2000. Jelila Hafsia prend soin d’associer au terme chronique le qualificatif «-fami‐ lière-» qui insiste sur l’aspect affectif et intime de l’écrit ne pouvant être qu’une partie du vécu de l’autrice qu’elle désire partager avec son lectorat. Elle y agit en témoin avertie de son époque comme nos pouvons le lire sur la quatrième de couverture du Tome IV (1980-1983) de ses « Chroniques familières » où il est précisé que […] Sa longue et passionnante quête d’un vrai dialogue intellectuel et artistique lui a permis de rencontrer des hommes et des femmes pas comme les autres. Écrivains, critiques littéraires, artistes, philosophes, professeurs, hommes politiques ont été autant de destins individuels qui deviennent pour nous autant d’instants de vie. De la même manière, sur la quatrième de couverture du tome VII (1993-1999), nous lisons-: Parallèlement au récit de sa vie d’animatrice culturelle, Jelila Hafsia nous expose les turbulences politiques d’une époque, autant que ses souffrances de femme libre qui sut courageusement tenir le cap de ses choix personnels et professionnels. Instants de vie, instants témoins… «-Instants fugitifs, et pourtant si intenses. Instants du passé…-»-? Empathie et écriture de l’intime 99 DOI 10.24053/ OeC-2025-0008 Œuvres & Critiques, L, 1 15 Laurent Ribadeau Dumas, « Le regard d’une romancière tunisienne sur ses conci‐ toyens-», France info , URL-: https: / / urls.fr/ rNAWd0 Ainsi, de par sa vocation en tant que journaliste et le choix du genre littéraire de la chronique, Jelila Hafsia a témoigné non seulement de son propre ressenti au fil du temps et des années mais aussi de son vécu dans l’univers qui l’entoure en tant que femme tunisienne active et émancipée qui n’hésite pas à s’exprimer en langue française. Il est à rappeler, dans ce contexte, que le choix de la langue française s’il s’impose chez les écrivains magrébins tantôt par choix tantôt parce qu’ils ne maîtrisent pas assez bien la langue arabe, il permet en outre d’impliquer un lectorat différent du récepteur arabophone. De cette manière, la littérature francophone offre de nouveaux horizons aux textes à fois axés sur l’espace qui l’a vu naitre, et ouvert sur des sphères de lecture beaucoup plus larges puisqu’elle permet à un lecteur francophone à l’international de mieux comprendre et d’appréhender la culture et la civilisation tunisienne avec ses différences, ses richesses, ses traditions et ses us et coutumes. Cette tunisianité se trouve rattachée à la poétique des écrivains tunisiens qui n’hésitent pas à la faire valoir dans leurs textes pourtant en langue française. Ce marquage identitaire s’impose par le canal de la langue où les mots empruntés à l’arabe apparaissent comme des balises marquant à fois une singularité et une expressivité toute particulière à l’instar de ce que nous pouvons observer chez l’écrivaine Azza Filali. Médecin gastro-entérologue, écrivaine et même philosophe, considérée aujourd’hui comme l’une des voix majeures de la littérature francophone tunisienne, elle publie en 2012 Ouatann : un roman qui comme on peut le constater au titre fort inspirant quant à la question de l’insertion de mots arabes dans un texte en langue française. Elle explique son choix de titre dans une interview accordée au journaliste Laurent Ribadeau Dumas en précisant que «- Ce mot arabe est intraduisible en français. Il signifie à la fois pays, patrie, foyer » , […] Ce mot va au-delà du pays et du territoire. Il exprime une valeur très intime et très forte qui a un lien avec le “chez moi” 15 ». Par conséquent, le choix de recourir à cette insertion, qui linguistiquement parlant est un xénisme, traduit un besoin d’ancrage spatio-temporel et iden‐ titaire fondamental pour l’écrivaine dont l’objectif, comme elle le précise elle-même, est « de raconter des êtres. Et pour leur donner une densité, je me dois de les inscrire dans un contexte. Dans Ouatann , j’ai voulu montrer le mal-être des gens ». Ce choix lexical représente une démarche d’expressivité pleinement identitaire et empathique, s’inscrivant dans le partage du vécu et du ressenti par l’écriture qui devient le moyen de mettre en avant ce qu’on a de plus 100 Hind Soudani DOI 10.24053/ OeC-2025-0008 Œuvres & Critiques, L, 1 16 Azza Filali, Ouatann , Tunis, Elyzad, 2012. URL-: https: / / urls.fr/ bohT62 intime. Le mot Ouatann prend de ce fait une densité sémantique fort significative mettant en avant à la fois les sèmes d’appartenance, d’engagement voire de militantisme qui le caractérisent. Il se présente ainsi comme « un roman puissant qui donne à lire une Tunisie rarement décrite. Azza Filali y brosse le tableau d’une société pré-révolutionnaire où le dénuement des uns, le luxe effréné des autres et l’atrophie programmée des valeurs citoyennes ont privé les êtres d’une dimension essentielle : le bonheur du pays partagé. […] 16 ». Peut-être inspirée par sa profession de médecin, Azza Filali choisit souvent dans ce roman la posture du fin analyste qui va procéder à une observation minutieuse, sans artifice de la dure réalité, avant de faire fonctionner le scalpel pour une dissection précise, profonde et détaillée finissant par l’interprétation des vérités. De manière différente mais non moins révélatrice d’un vécu mis à nu qui s’engage cette fois davantage dans l’écriture de l’intime, nous pensons à Hélé Béji et à Faouzia Zouari qui s’appuient dans leurs récits respectifs sur leurs vécus personnels et leurs relations avec leurs proches. Il est alors question d’autofictions qui racontent notamment le rapport à la grand-mère et à la mère dans ce qu’il y a de plus intime : les émotions, les sentiments et l’héritage parfois lourd à porter qui se transmet de mère en fille. En effet, s’agissant d’abord de Hélé Béji romancière et essayiste, première femme agrégée de lettres en Tunisie, elle traite dans ses essais de sujets fondamentaux tels que la démocratie, la laïcité, l’humanisme, la liberté et son rapport à la modernité. Toutefois elle associe sa réflexion, dans son roman L’Œil du jour , à un ressenti plus intime en rapport avec la figure de la grand-mère. Ainsi, les questions de la mémoire, de la transmission et du double-enracinement entre Orient et Occident, tradition et modernité sont au centre du récit. Hélé Béji ayant passé son enfance en Tunisie avant de partir s’installer en France, brosse dans son roman avec affection le portrait de sa grand-mère. Dans ses souvenirs, elle se rappelle, avec une extrême précision, les moindres habitudes de ce personnage maternel gravé dans sa mémoire et décrit avec passion, tendresse et grande nostalgie les instants magiques cette enfance en sa compagnie. La narratrice qui vit désormais à Paris et rentre en visite en Tunisie, constate le chancèlement d’une société en voie de mutation. Elle peint la société tunisienne après la colonisation, où les bonnes traditions, que seule sa grand-mère paraît conserver, ne semblent plus avoir de place, du moins se voient-elles fort remises en question. Pour Hélé Béji la figure de la grand-mère est le seul repère qui lui permet de trouver son équilibre dans le combat Tradition/ Modernité que les Tunisiens vivaient après l’indépendance. Elle écrira dans L’Œil du jour : Empathie et écriture de l’intime 101 DOI 10.24053/ OeC-2025-0008 Œuvres & Critiques, L, 1 17 Fawzia Zouari, Le Corps de ma mère , Paris, Joëlle Losfeld, 2016. URL : https: / / urls.fr/ H NFfne. […] J’y observe un être qui trottine sans arrêt entre la cuisine, le patio et le séjour, itinéraire merveilleux grâce auquel le monde ne m’apparaît plus comme déchiré […] sans la richesse spirituelle de ma grand-mère je ne pourrais ni apprécier ni aimer le monde moderne […] L’identité de ma mère n’est pas une racine, une couche ou un cocon. C’est le mouvement sans lequel la modernité apparaîtrait immobile et morte. Evoquant aussi la figure maternelle et la question du double-enracinement, Fawzia Zouari réserve un tout autre traitement à la question. Ayant fait des études de lettres à la Sorbonne, elle s’installe en France et sera notamment jour‐ naliste à Jeune Afrique . Pourtant, Faouzia Zouari revient de manière régulière en Tunisie, et ne manque jamais de rappeler ses origines de la ville de Dahmani au Nord-Ouest de la Tunisie, région dont le quotidien inspire largement ses récits avec ses traditions, ses croyances et ses anecdotes. Dans Le Corps de ma mère , Faouzia Zouari traite de la relation complexe avec la mère qu’on a souvent tendance à idolâtrer dans nos sociétés arabo-musulmanes. Elle y rappelle aussi que la mère est avant tout une femme qui a le droit de faire des rencontres et de tomber amoureuse. Avec le traitement qu’elle réserve au thème de la figure maternelle, Faouzia Zouari bouscule les évidences de chacun. Elle nous appelle à réfléchir, à comprendre pour peut-être relativiser et mieux vivre avec certaines blessures d’enfance. Faouzia Zouari ose donc s’attaquer à ce que nous avons de plus intime, ce qui suscite une empathie toute particulière qui s’enfonce jusqu’aux émotions que nous gardons précieusement au plus profond de nous : notre rapport à la mère. Il est certain que cette mise à nue n’a pas été évidente non plus pour l’écrivaine elle-même. Ainsi, sur la quatrième de couverture de ce roman, il est expliqué que la narratrice tunisienne raconte sa mère. Comme le lui dit l’une de ses amies, il t’aura fallu une révolution (des jasmins) pour oser parler de tes rapports avec elle. Le sujet n’est pas tabou mais dévoiler, au sens figuré comme au sens propre, la personnalité maternelle n’est pas une affaire facile. D’autant que le silence familial a toujours été la règle. Raconter l’intime c’est mettre un sens à tout ce qui a été, est et sera 17 . Par conséquent, c’est la nostalgie et la mémoire du passé qui forgent incon‐ testablement nos êtres, nos identités et notre affect que l’écrivain partage via l’expression de ce vécu si personnel mais en même temps si commun avec le lecteur. 102 Hind Soudani DOI 10.24053/ OeC-2025-0008 Œuvres & Critiques, L, 1 18 Ahmedh Mahfoudh, « Question : Quelle place pour les écrivains tunisiens de langue française ? -». Toutefois, traiter de la mémoire collective et de l’héritage que nous avons en commun ne se limite nullement à la question de la filiation. En effet, la mémoire collective que nous avons en partage passe en l’occurrence par la mémoire des sons, des senteurs et des sensations. Nous la retrouvons notamment chez Co lette Fellous, dans son roman Plein été , lorsqu’elle « détaille des préparations culinaires juives notamment la kémia, accompagnement d’origine juive à base de navets et carottes coupés en rondelles et marinés (pendant des semaines) dans de l’harissa au cumin et au vinaigre 18 .-» Il s’agit donc de l’activation de la fonction référentielle du discours de manière assez marquée au côté des fonctions expressive, conative et poétique, toutes fondamentales dans l’écriture de l’intime appelant obligatoirement l’empathie du récepteur qui ne peut rester indifférent face à des récits interpellent et inspirent de la sorte. Dans cette même perspective, nous pouvons aussi évoquer la mémoire des lieux. Cette dernière inspire fondamentalement la romancière Naïma Amine, de son vrai nom Amina Arfaoui, notamment dans son roman Les Jacarandas de Lafayette , où elle décrit minutieusement ce quartier mythique de la capitale tunisienne avec ses magnifiques arbres à fleurs bleues. Naima Amine qui d’ailleurs a reçu en 2021 le premier prix du concours international de poésie Senghor pour son poème « cruelle Méditerranée » inscrit de la sorte son œuvre dans l’optique écopoétique engagée pour des questions environnementales qui touchent le citoyen du monde, bien que ses écrits restent enracinés dans son milieu spatio-temporel, à savoir : La Tunisie. Dans ce contexte, il est à remarquer que si la nature est un thème ancestral, il n’en n’est pas moins que nous appréhendons aujourd’hui la question de manière différente puisque nous l’associons à travers des approches modernes telles que l’écocritique et l’écopoétique à l’engagement et l’action internationaux pour la sauvegarde de l’environnement et des écosystèmes. De ce fait, des récits à l’instar des Jacarandas de Lafayette de Naïma Amine ne peuvent que consolider notre attachement à la beauté des lieux communs que nous devons préserver dans un élan empathique universel. Ce rapport à la nature nous le retrouvons aussi remarquablement chez l’écrivain tunisien, lauréat du Prix des cinq continents de la Francophonie, Yamen Manai, entre autres dans son roman L’ Amas ardent . Ce dernier s’inscrit, en effet, magnifiquement dans l’optique écopoétique fédératrice qui amène à une réelle réflexion en rapport avec notre environnement. Empathie et écriture de l’intime 103 DOI 10.24053/ OeC-2025-0008 Œuvres & Critiques, L, 1 19 Yamen Manai, L’Amas ardent , Tunis, Elyzad, 2017. Toutefois, peut-on considérer que la littérature francophone tunisienne masculine opère dans les mêmes sphères de préoccupations personnelles et communautaires ayant suscités l’intérêt les écrivaines au féminin ? 3.3 Ecriture romanesque au masculin Le choix du thème sur lequel porte une œuvre et la manière dont il est traité opèrent certainement dans son succès auprès des lecteurs. En ce qui concerne Yamen Manai, il est clair, que s’être inscrit dans l’orientation écopoétique moderne avec le choix de sujets étroitement liés à la nature a contribué à le distinguer. Son roman L’ Amas Ardent qui explore la condition humaine dans des environnements qui sortent du commun attise la curiosité du lecteur. Ainsi, dans ce roman, aux abords de Nawa, village de l’arrière-pays, le Don, apiculteur, mène une vie d’ascète auprès de ses abeilles, à l’écart de l’actualité. Pourtant, lorsqu’il découvre les corps mutilés de ses “filles”, il doit se rendre à l’évidence : la marche du monde l’a rattrapé […]. Il lui faudra conduire son enquête […] Yamen Manai dresse avec vivacité et humour le portrait aigre-doux d’une Tunisie vibrionnante, où les fanatiques de Dieu ne sont pas à l’abri de Sa foudre. Une fable moderne des plus savoureuses. 19 Du fait de ce cadre naturel qui se distingue des sphères spatio-temporelles excessivement marquées par la localité, L’Amas ardent apparait comme un roman qui traite d’une thématique universelle qui susciterait l’empathie de tout un chacun. Il n’en n’est pas moins que Manai adresse un message sous-jacent à son lecteur tunisien contemporain qui pourra se reconnaître dans le combat mené par le protagoniste. L’auteur tisse ainsi des liens de lecture privilégiés avec ses compatriotes à la manière de Stendhal dans son adresse aux lecteurs « To the happy few ». Yamen Manai poursuivra l’écriture dans cette même orientation écopoétique avec son ouvrage Bel abîme qui nous dévoile l’intime de la souffrance de l’adolescent qu’il fut. Au vu de tous les exemples que nous venons de citer, nous pouvons affirmer que les choix d’écriture et le ressenti qui s’en dégage ne sont nullement conditionnés par le genre féminin ou masculin de l’écrivain. Il relève davantage d’une question de sensibilité propre à chaque individu indépendamment de sa nature genrée. Par ailleurs, pour considérer à son juste titre la littérature francophone tunisienne au masculin, il est intéressant d’attirer l’attention sur deux catégories 104 Hind Soudani DOI 10.24053/ OeC-2025-0008 Œuvres & Critiques, L, 1
