eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 49/96

Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
10.24053/PFSCL-2022-0015
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2022
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L’hagio-historiographie à Port-Royal : littérature et nouveauté

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2022
Pascale Thouvenin
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PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0015 L’hagio-historiographie à Port-Royal : littérature et nouveauté P ASCALE T HOUVENIN U NIVERSITÉ DE B REST L’hagiographie, sous la forme topique de la Vie de saint, est un genre littéraire qui se distingue, depuis sa création dans les Acta sanctorum, par sa stabilité au cours des siècles. Ses stéréotypes d’écriture participent d’une rhétorique de la preuve : la conformité du saint aux canons de la sainteté s’écrit dans des rubriques et une stylistique sujettes à de très faibles variations. Or, le milieu religieux et littéraire de Port-Royal a entièrement réassumé le genre tout en s’en émancipant, comme en témoigne l’immense gisement de textes que les propagateurs de la mémoire de l’abbaye détruite publièrent au XVIII e siècle dans les recueils dits Mémoires d’Utrecht et Vies intéressantes et édifiantes des religieuses de Port-Royal et de plusieurs personnes qui leur étaient attachées, ainsi que les grands Mémoires spirituels augustiniens des Solitaires Pierre Thomas Du Fossé et Nicolas Fontaine. C’est donc à une réévaluation du stéréotype de la Vie de saint comme preuve de sainteté et à sa mutation dans d’autres formes littéraires qu’invite l’œuvre de Port-Royal. En effet, l’exigence d’authenticité et de véridicité des preuves de sainteté promue par le Concile de Trente fut un principe unanime de l’hagiohistoriographie de l’abbaye. Comment, cependant, « narrer la sainteté », comme l’étudie dans ce volume Iris Roebling-Grau à propos de Thérèse d’Avila, afin que l’hagiographie puisse satisfaire à sa finalité édifiante ? L’existence de deux grands courants d’écriture distincts, l’un et l’autre conduits par un maître d’œuvre unique, Antoine Le Maistre, le premier disciple de l’abbé de Saint-Cyran, est un fait qui s’impose : un corpus de Vies de saints historiques et canonisés, d’une part, où le biographe est tenu de s’astreindre à une rigoureuse impersonnalité ; une œuvre immense d’hagiohistoriographie contemporaine d’autre part, propre à l’abbaye, fondée tout Pascale Thouvenin PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0015 288 au contraire sur l’expression personnelle, voire l’autobiographie 1 . Ces deux modalités de l’écriture hagiographique, dont l’histoire a commencé par un affrontement, représentent deux approches de la preuve de sainteté. Dans le cas de la première, l’impersonnalité du stéréotype littéraire est vue comme une garantie d’authenticité : c’est le cas du pilier de la vocation de Port- Royal, la Vie de saint Bernard, premier abbé de Clairvaux (1648) par Antoine Le Maistre, qui consiste en une traduction et une compilation des Vies du réformateur de Cîteaux les plus rigoureuses. Dans le cas de la seconde, c’est une synthèse originale entre hagiographie et autobiographie - dans les grands Mémoires des Solitaires et l’immense collecte des Vies contemporaines, de Solitaires, religieuses, laïcs hommes et femmes -, qui formule la preuve d’une sainteté contemporaine en donnant la parole à ses témoins. 1 Les deux abbés de Saint-Cyran contre Antoine Le Maistre : la « nouveauté » en débat 2 Si Port-Royal s’en était tenu au point de vue de Jean Duverger de Hauranne et Martin de Barcos, la seconde catégorie, l’hagio-historiographie de Port-Royal, n’aurait probablement pas vu le jour. La théorie de l’écriture de la sainteté des deux abbés de Saint-Cyran est le décalque de leur conception de la sainteté. En purs spirituels dont la vocation réside dans la méditation de la parole de Dieu, rompus à l’étudier sous la méthode exégétique du double sens, propre et figuré, ils ont tendance à établir une analogie entre l’écriture de la Vie de saint et l’Écriture sainte. Inspirés de Dieu, les actes des saints, selon le premier abbé de Saint-Cyran, nécessitent la médiation d’une plume de nature analogue. Les acta sanctorum, affirme-t-il, étant « des œuvres de la toute-puissance de Dieu et de son esprit », les Vies de saints « […] ne peuvent être bien écrites selon leur dignité qu’en Dieu qui 1 Pour une présentation d’ensemble de l’hagio-historiographie de Port-Royal et de l’autobiographie dans ses grands Mémoires (Claude Lancelot, Nicolas Fontaine, Pierre Thomas Du Fossé) voir nos études : « Port-Royal, laboratoire de Mémoires », Chroniques de Port-Royal, 48 (1999), p. 15-55 ; « Une mémoire en quête d’histoire. L’idée de « devoir de mémoire » chez les religieuses de Port-Royal », dans La Mémoire de Port-Royal. De la célébration eucharistique au témoignage, dir. Laurence Plazenet, Paris, Garnier, 2016, p. 199-239 ; « Un besoin d’écriture autobiographique », dans Nicolas Fontaine, Mémoires, ou Histoire des Solitaires de Port-Royal, éd. Pascale Thouvenin, Paris, H. Champion, 2001, p. 123-147. 2 Nous revenons dans le présent développement sur notre étude, « Mémoires et Vie des saints à Port-Royal : une écriture de la sainteté », dans Olivier Andurand, Philippe Luez et Éric Suire (dir.), Port-Royal et la sainteté, Paris, Vrin, 2019, p. 77- 92. L’hagio-historiographie à Port-Royal PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0015 289 les fait et qui en est l’auteur, et dans les âmes des saints dans lesquelles il les peint comme dans des livres vivants 3 . » Cette image d’un Dieu peintre, fréquente dans ses ouvrages, conçoit la représentation d’une manière iconique. Le sujet de la représentation est saint, l’acte même de peindre ainsi que la peinture le sont aussi, et le pinceau du peintre est tenu spirituellement par l’Esprit-Saint. La pensée des deux abbés se synthétise dans le précepte lapidaire et intransigeant qu’« il faudrait être saint pour travailler à la Vie des saints 4 ». Telle fut la mise en garde adressée à Antoine Le Maistre qui consulta Barcos sur un projet d’écriture des Vies des saints. Son objection radicale à toute intervention personnelle - à toute « composition », selon les propres termes de l’abbé - se fondait sur le soupçon très augustinien d’un moi mû irrésistiblement par la concupiscence. Confiants dans une traduction conçue comme un medium transparent garanti par la neutralité du traducteur, les deux abbés pensaient opposer le plus sûr des barrages au risque de l’expression personnelle en théorisant une hagiographie restreinte à la traduction des Vies reconnues par le magistère en raison de la sainteté de leurs auteurs ou du moins de leur autorité canonique. C’est ainsi que Barcos faisait lire à ses moines les Vies originales du chartreux Surius, humaniste allemand auteur d’une compilation dont il avait fait vérifier la sûreté 5 . C’est en conformité avec ce point de vue qu’Antoine Le Maistre composa sa Vie de saint Bernard (1648), une compilation de sa propre traduction des meilleures Vies, présentées dans un important « Avis au lecteur » où il suggérait la neutralité de sa position en assurant à propos du réformateur de Cîteaux qu’on lirait « le récit fidèle de ses actions et l’image fidèle de ses vertus et de sa conduite 6 ». De surcroît, les positions de théologie morale des deux abbés, entées sur la confiance dans la tradition, les conduisirent à refuser toute nouveauté. Claude Lancelot, qui devint le biographe du premier abbé après sa mort, relate l’interdiction absolue signifiée par l’instruction que feu M. de Saint-Cyran donna à quelques-uns de ses amis un peu devant sa mort. Car comme ils lui parlaient d’un homme de bien de qui on venait de publier la vie, considérant la coutume qui s’est introduite dans ces derniers temps d’écrire les vies de beaucoup de personnes de 3 Considérations sur les dimanches et les fêtes des mystères, et sur la fête de la Vierge et des saints, Paris, veuve Savreux, 1670, p. 193. Voir Denis Donetzkoff, « Saint-Cyran et la sainteté : “soyez parfaits, comme votre Père qui est au Ciel est parfait” », dans Andurand et al. (dir.), Port-Royal et la sainteté, p. 39-57. 4 Fontaine, Mémoires, p. 683. 5 Geneviève Delassault, Choix de lettres inédites de Louis-Isaac Le Maistre de Sacy, Paris, Nizet, 1959, p. 47 (Sacy à M. de Barcos, 17 janvier 1659). 6 Seconde édition, Paris, A. Vitré et veuve Durand, 1649, p. [24]. Pascale Thouvenin PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0015 290 dévotion, lesquelles ont paru quelque peu par-dessus le commun, et surtout de celles qui ont vécu dans les communautés, pour la gloire desquelles on a beaucoup de zèle, il déclara que cela lui semblait dangereux, et que s’il arrivait après sa mort que quelqu’un s’avisât de travailler à écrire sa vie, il croyait qu’il se lèverait du tombeau pour lui arracher la plume des mains 7 . Si l’opposition des grands spirituels à ce que l’on écrive leur biographie est topique, ce refus des biographies de religieux et de laïcs, sur lesquelles le Concile avait recommandé de faire porter un nouvel effort, condamnait par avance tout recueil de témoignages contemporains de sainteté et toute l’hagio-historiographie de Port-Royal à venir. Martin de Barcos justifia son veto à l’encontre de l’écriture d’une Vie des saints par l’emprise inévitable de la concupiscence sur un moi corrompu contaminant toutes ses œuvres, en invoquant l’inévitable péché d’« orgueil […] le plus inexcusable de tous » et la « vanité qui se glisse aisément dans les ouvrages les plus saints 8 ». Le Maistre sera encore défendu longtemps après sa mort d’avoir tenté de « faire des vies de saints toutes nouvelles », d’avoir renoncé à la traduction pour préférer une « composition » de sa propre invention. Sensiblement touché par le soupçon porté sur lui de n’avoir pas évité de « mettre des réflexions de lui-même » dans la Vie de saint Louis, il renonça à l’achever 9 . Or pour le Solitaire - ce fut un point de divergence crucial avec Barcos -, tout comme les Écritures, la vie d’un saint a besoin d’« explications » pour se rendre intelligible. Le débat sur l’écriture des Vies de saints recoupe ainsi celui qui opposa Port-Royal aux abbés de Saint-Cyran sur la traduction des obscura dans les Écritures. Pour Saint-Cyran et Barcos, Dieu ayant voulu les obscurités, il serait sacrilège de vouloir les élucider. Antoine Le Maistre et Isaac Le Maistre de Sacy, les traducteurs de la « Bible de Port-Royal » plaidaient au contraire pour un commentaire chargé de libérer l’intelligibilité du sens, enclos dans les obscura 10 . De manière analogue, en objectant que « chaque saint faisait comme un monde à part, et enfermait une providence et une économie de Dieu toute singulière, sans laquelle les Vies de saints ne sont point des Vies, mais des discours morts et sans vigueur 11 », Le Maistre considérait que la singularité absolue de l’action de la grâce dans la vie des individus exigeait un travail d’interprétation, une exégèse. L’énergie vitale du témoignage de vie chrétienne a besoin d’être libérée, faute de quoi elle 7 Claude Lancelot, Mémoires touchant la vie de M. de Saint-Cyran, Genève, Slatkine Reprints, t. 1, p. 9. 8 Lettre de Isaac Le Maistre de Sacy à Martin de Barcos, 17 janvier 1659, dans Delassault, Choix de lettres, p. 47. 9 Lettre de Sacy à Barcos, 17 janvier 1659, ibid., p. 47. 10 Fontaine, Mémoires, p. 406-407, 936-942. 11 Ibid., p. 684. L’hagio-historiographie à Port-Royal PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0015 291 n’est que stérile. Contrairement à ce que pensaient les abbés de Saint-Cyran, qui professaient un refus du commentaire au nom du respect intangible du sacré, si le sens ne va pas de soi, il appartient à l’intelligence de le dégager. On a reconnu dans cette opposition entre l’autorité (du texte, de la tradition) et les exigences de la raison l’un des principaux points de tension entre Barcos et Port-Royal 12 . Le Maistre objecta aussi une difficulté que ne paraissaient pas soupçonner les abbés de Saint-Cyran : contre le témoignage de vie chrétienne porteur de vie - « édifiant » -, le risque de perversion de la finalité édifiante en finalité nocive, d’une lecture non pas salvatrice mais mortifère, car ces Vies sans commentaires apparaîtraient alors comme non « point des Vies, mais des discours morts et sans vigueur, semblables en quelque sorte aux Vies de Plutarque, et capables seulement de produire les effets que produisent celles-là, c’est-à-dire de nuire plus que de servir, et d’affaiblir les âmes en les remplissant de vaines pensées et de vains mouvements 13 ». La référence aux Vies de Plutarque n’est pas neutre. La mère Angélique Arnauld rapporte dans son autobiographie que dans les périodes d’errance mélancolique de son jeune âge où elle douta de sa profession au point de la considérer comme « un joug insupportable » et de rechercher une échappatoire dans les divertissements, « au lieu d’avoir recours à Dieu », elle se mit, « pour [se] divertir, à lire les Vies de Plutarque et d’autres livres profanes 14 ». Les Vies de Plutarque sont dans la tradition morale chrétienne le parangon des vertus et des vices des païens et le repoussoir des écrivains chrétiens. C’est donc une terrible analyse que Le Maistre retourna à Barcos en lui objectant la contradiction de sa position. Dépourvues des commentaires qui en rectifieraient et réorienteraient la lecture dans le sens d’une imitation salutaire, les Vies de saints ne valent pas plus celles de Plutarque. Du point de vue de l’homme corrompu, à l’esprit et l’affectivité avides de néant, héros païens et héros chrétiens s’équivalent. C’est dans une souveraine et équitable indifférence morale que les uns comme les autres excitent l’orgueil et la vanité, assurant à la concupiscence un triomphe inévitable sur la déroute de l’humilité, condition de l’édification chrétienne. 12 Jean Mesnard, « Martin de Barcos et les disputes internes de Port-Royal », dans La Culture du XVII e siècle, Paris, PUF, 1992, p. 274-291. 13 Fontaine, Mémoires, p. 684. 14 Relation écrite par la Mère Angélique Arnauld sur Port-Royal, éd. Louis Cognet, Paris, B. Grasset, 1949, p. 35 et 37. Pascale Thouvenin PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0015 292 2 Hagiographie et littérature : la solution de Port-Royal Comment conjurer ces périls ? C’est en ouvrant une autre voie que Port- Royal tira l’hagiographie de l’impasse où la mettait une logique de prohibition du moi et de la nouveauté aussi solidement étayée. Tout en faisant fonds commun sur la théologie de la concupiscence, les Solitaires ont au contraire voulu proposer une littérature d’édification nouvelle, où la nouveauté ne relèverait pas d’une concession mais d’une nécessité en vue d’une édification chrétienne efficace. Après sa Vie de saint Bernard, œuvre liminaire par laquelle Port-Royal manifestait l’authenticité de sa vocation cistercienne, Antoine Le Maistre inaugura au milieu du siècle un atelier de création légendaire propre à l’abbaye qui eut après sa mort (1658) d’autres continuateurs, tels que la mère Agnès Arnauld et la remarquable mère Angélique de Saint-Jean Arnauld d’Andilly, et ne prit fin au bout d’un demi-siècle qu’avec les Mémoires de Fontaine (écrits en 1694-1698). L’initiative relevait en soi pleinement de la tradition monastique. À l’inverse des abbés de Saint-Cyran, foncièrement antimodernes et réticents même à l’idée d’un humanisme chrétien, Port-Royal ne redoutait ni la littérature ni la nouveauté. Au rebours de la tradition, qui est une référence de doctes et de clercs et fleure surtout l’instruction, la nouveauté est une aspiration de mondains, amateurs de fictions divertissantes telles qu’il en foisonnait à l’époque dans le roman, la nouvelle et les microvariantes du genre romanesque connues sous le nom d’« histoires ». L’évêque de Belley Jean-Pierre Camus, qui mena dans son diocèse l’activité ardente de conversion préconisée par le Concile, publiait des « histoires tragiques » destinées sous l’attrait des aventures frappantes à ramener vers la foi chrétienne des âmes éloignées. À l’instar de l’évêque de Belley, tous les membres de la famille Arnauld, tels que Antoine Le Maistre, Sacy, Antoine Arnauld, eurent plus ou moins partie liée avec la littérature mondaine et les lieux de son règne, la cour et les salons. Robert Arnauld d’Andilly fut un poète connu avant de choisir la retraite et devenir le traducteur de tous les grands ouvrages qui formèrent la bibliothèque de littérature spirituelle des Solitaires et des religieuses, les Vies des saints pères du désert, les Confessions de saint Augustin, la Vida de Thérèse d’Avila et le livre de ses Fondations, qui étaient leurs ouvrages de référence en introspection. Port-Royal porte aussi l’empreinte d’une modernité littéraire féminine, les religieuses qui se distinguèrent dans l’hagio-historiographie de l’abbaye, telles que la mère Angélique de Saint-Jean Arnauld d’Andilly, Jacqueline Pascal, la sœur de l’auteur des Pensées, les sœurs de Sainte-Eustoquie de Brégy et de Sainte- Christine Briquet, ou Marie de l’Incarnation Leconte, ayant bénéficié au L’hagio-historiographie à Port-Royal PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0015 293 cours d’histoires personnelles variées d’une remarquable formation littéraire. Une collaboration littéraire étroite existait aussi entre Solitaires, depuis leurs cellules et leurs Petites Écoles, et religieuses, dans l’espace de la clôture. On peut y voir une transposition aussi nouvelle au regard de l’histoire que de la discipline canonique du partage littéraire du salon, valeur mondaine par excellence, dans le cloître. Les ouvrages traduits des Solitaires formaient le terrain commun de leurs rencontres, une bibliothèque spirituelle. Haut lieu de la critique sévère du caractère pernicieux de la littérature de fiction - on se souvient de la fameuse condamnation de Pierre Nicole, un « faiseur de romans et un poète de théâtre est un empoisonneur public, non des corps, mais des âmes des fidèles […] 15 » -, Port-Royal chercha à en fournir l’antidote en relevant le défi de répandre dans le monde une spiritualité de renoncement au monde, de favoriser l’esprit de conversion non pas en imposant la renonciation totale au roman, mais en créant une formule littéraire qui reprît à son propre compte la fascination exercée par les lectures des romans et le désir d’imiter, qui puisse aller cueillir les mondains sur leur terrain de prédilection, l’attrait pour la séduction littéraire, afin de les attirer sur le chemin de la conversion. Convertir la littérature pour convertir les âmes était une préconisation du Concile. Or l’analogie entre le récit de vie à portée religieuse et le roman s’imposa aux écrivains à la recherche d’une proposition indemne du reproche de corruption. Pierre Thomas Du Fossé raconte comment l’idée en vint à Antoine Le Maistre, qui aimait se faire raconter par ceux qui venaient se retirer avec lui dans la solitude, la manière dont Dieu les y avait amenés. Il sentait un plaisir sans comparaison plus grand et plus solide à entendre ces récits des aventures spirituelles qui regardaient la conversion des âmes, que les gens du monde n’en goûtent dans la lecture stérile des plus beaux romans 16 . C’est chez Robert Arnauld d’Andilly que nous découvrons une poétique de ces « récits d’aventures spirituelles », sous une forme fragmentée mais d’une grande cohérence, dans les préfaces de ses ouvrages de traduction parus de 1647 à 1670, les Vies des pères des déserts (1647), les Confessions de saint Augustin (1649) et les œuvres de sainte Thérèse d’Avila (1670). En expert des séductions littéraires, poète profane avant de consacrer sa plume 15 L’Hérésie imaginaire, lettre XI, ou Première Visionnaire, voir P. Nicole, Traité de la Comédie et autres pièces d’un procès du théâtre, éd. Laurent Thirouin, Paris, H. Champion, 1998, p. 219 16 Pierre Thomas Du Fossé, Mémoires, éd. F. Bousquet, Genève, Slatkine Reprints, 1976, t. 2, p. 3-5. Pascale Thouvenin PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0015 294 à Dieu, le Solitaire était convaincu que les aventures spirituelles d’une vie, narrées avec agrément, pouvaient se montrer aussi captivantes qu’un roman, convertir intérieurement le divertissement en émulation et insinuer avec succès dans les âmes un esprit de réformation intérieure. Dans le « Discours » préfaciel de sa traduction des Vies des Pères des déserts, l’auteur déclare ouvertement vouloir réorienter l’attirance des lecteurs pour la lecture dangereuse des romans vers le récit captivant de vies extraordinaires et saintes. Il veut croire, dit-il, que les lecteurs « rechercheront plutôt un divertissement agréable et sérieux dans la lecture de ces histoires également belles et dévotes, que dans ces contes profanes et ces illusions toutes païennes […] 17 ». Sa présentation du Livre des fondations de sainte Thérèse d’Avila revient à son tour sur le principe du roman d’aventures spirituelles, pendant ces mêmes années 1670 où Port-Royal intensifiait ses efforts en direction des personnes du monde. Les Fondations, souligne le traducteur, […] sont mêlées de divers événements rapportés d’une manière si agréable, et la narration en est si pure, qu’il n’y a pas d’histoires plus divertissantes. Elles sont aussi très utiles parce que la sainte n’y perd aucune occasion de faire d’excellentes réflexions sur l’exercice des vertus pour exciter les religieuses à s’avancer de plus en plus dans le service de Dieu 18 . Faire échec à la stérilité des lectures mondaines, grâce à la conversion du roman d’aventures profanes en récit d’aventures spirituelles, d’où le lecteur puisse tirer un profit spirituel : Port-Royal n’a pas seulement lu les deux autorités de son ouverture à l’autobiographie, les Confessions de saint Augustin et leur relais moderne, la Vida de sainte Thérèse d’Avila, sous un éclairage spirituel, mais aussi à la lumière de la question, si débattue dans l’humanisme et le classicisme, de la finalité de la littérature. Face à l’antique précepte du placere et docere confronté aux préconisations de Trente, il a affirmé la compatibilité de la séduction littéraire avec la réformation intérieure et tranché le débat, si animé dans l’humanisme chrétien, en faveur de la nécessité de l’agrément pour atteindre l’efficacité édifiante. 17 Arnauld d’Andilly, Les Vies des saints Pères des déserts et de quelques saintes écrites par les Pères de l’Église et autres anciens auteurs ecclésiastiques grecs et latins, Paris, Veuve Camusat et P. Le Petit, 1647, t. 1, p. 23. 18 Thérèse d’Avila, Le livre des fondations, dans Les œuvres de sainte Thérèse divisées en deux parties, trad. R. Arnauld d’Andilly, Paris, P. Le Petit, 1671, t. 1, « Avertissement », p. [4]. L’hagio-historiographie à Port-Royal PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0015 295 3 Hybridation littéraire et conversion du cœur C’est en effet la conversion du cœur qui est l’objet de ces réflexions littéraires, et la preuve ultime de l’authenticité de la vie sainte. Les Confessions de saint Augustin, dans la traduction en français classique (1649), c’est-à-dire élégant et moderne, de Robert Arnauld d’Andilly, ont tenu un rôle à part dans la direction spirituelle. Certes, leur présence dans la tradition littéraire, dont Pierre Courcelle a étudié la profondeur 19 , n’était pas une surprise au XVII e siècle, que l’on a pu surnommer « Siècle de saint Augustin ». Les Solitaires ont médité la triple acception de la confessio, qui sous un vocable unique signifiant « profession de foi », désigne à la fois l’« aveu » des péchés, offenses faites à Dieu, et la « louange » de la miséricorde divine (« Double est la confession : celle du péché et celle de la louange », saint Augustin, Sermo 29 in Ps. 117,1). Mais dans leurs travaux de traduction et d’écriture mémorielle, ce qui retient leur attention, plus encore que le mouvement de l’aveu des fautes au cours d’un récit de vie rétrospectif, le gémissement du cœur contrit de la créature humiliée, c’est la louange, le feu de l’amour divin, le lyrisme brûlant du discours jailli du cœur du « docteur de l’Amour », que l’iconographie traditionnelle et les frontispices de leurs ouvrages représentent tenant un cœur enflammé. Or, Robert Arnauld d’Andilly prend soin d’accompagner son texte d’un protocole de lecture qui permette au lecteur de s’en approprier la teneur profonde, d’en faire un manuel de conversion et un modèle de célébration de l’amour de Dieu à son propre usage. Sa présentation de la Vida de Thérèse d’Avila invite le lecteur à distinguer dans le texte qu’il va lire, une ferveur identique à celle de l’auteur des Confessions : [À quoi j’ajouterai que] le feu d’un amour de Dieu tel qu’était celui dont brûlait le cœur de la sainte ne pouvant être si ardent sans jeter des flammes, elle interrompt souvent son discours pour l’adresser à cette suprême majesté par des paroles toutes de feu et d’amour de même que saint Augustin dans ses Confessions, dont elle témoigne que la lecture avait fait une si forte impression en son âme, et son style dans ces matières d’un amour céleste et tout divin, me paraît si semblable au sien, qu’il est à mon avis facile de voir qu’il est animé d'un même esprit 20 . Le feu d’amour divin qui distingue les saints s’exprime dans des paroles et un style uniques. Le lecteur lira dans le mimétisme augustinien du style de sainte Thérèse, si proche des Confessions que l’on croirait en lire des 19 Pierre Courcelle, Les « Confessions » de saint Augustin dans la tradition littéraire, antécédents et postérité, Paris, Études augustiniennes, 1963. 20 Les Œuvres de sainte Thérèse, « Avertissement », p. [iv]. Pascale Thouvenin PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0015 296 citations, la preuve d’une sainteté partagée. Il est invité à méditer le passage clé que le traducteur signale par une note marginale, « Avantages que tire la sainte de la lecture des Confessions de saint Augustin », où la réformatrice du Carmel relate comment le texte s’imposa à elle avec un attrait si puissant que, dit-elle, « ie m’y vis ce me semblait comme dans un miroir qui me representoit à moy même telle que i’estois », puis, arrivée au fameux passage du « Tolle, lege », « lors que i’arrivay à sa conversion & y lus les paroles que luy dit la voix qu’il entendit dans ce jardin mon cœur en fut si vivement pénétré qu’elles y firent la même impression que si Nostre Seigneur me les eût dites a moy-même. Je demeuray durant un long temps toute fondante en pleurs dans une douleur tres-sensible 21 ». Le traducteur a détaché en italique les lignes de célébration lyrique qui suivent, afin, dit-il dans son propos liminaire, « qu’on les puisse trouver sans peine 22 ». Cette discrète indication d’une méthode de lecture sélective, que le traducteur a ainsi soigneusement balisée tout au long de la Vida, invite le lecteur à faire siennes les paroles de Thérèse comme la sainte faisant siennes les paroles de saint Augustin et sous l’effet d’une identique inspiration ineffable proférait des paroles d’amour divin 23 . L’efficacité du texte de saint Augustin, dont sainte Thérèse témoigne par l’image du « miroir », est à son tour éprouvée par le traducteur. Il consigne dans ses préfaces un témoignage personnel d’édification. Quelques fragments d’une autobiographie spirituelle y figurent, qu’il n’a pas confiés à ses propres Mémoires. Comment ne pas y voir une confirmation de la destination spirituelle de la traduction ? Ayant achevé la traduction de Flavius Josèphe, il résolut de ne plus se vouer qu’à son propre perfectionnement, dans la pensée de sa fin prochaine. Pour cela, raconte-t-il, j’avais résolu de ne travailler désormais que pour moi-même, en m’occupant seulement à des saintes lectures qui [ne] remplissent mon esprit que des pensées de l’éternité. Dans ce dessein la première chose que je fis fut de relire sainte Thérèse pour ma propre édification ; et j’en fus si 21 Ibid., p. 46, 47. 22 « J’ai fait marquer ces paroles de la sainte à Dieu avec des doubles virgules à la marge afin qu’on les puisse trouver sans peine : et j’ai fait mettre en italique celles que Dieu lui disait. Elles sont en si grand nombre que je pense qu’il se trouvera très peu de saints à qui il ait fait une telle grâce » (ibid., « Avertissement », p. [iv]). 23 « Je ne ne saurois trop vous louer, mon Dieu, de ce que vous me donnastes alors comme une nouvelle vie en me tirant de cet état que l’on pouvoit comparer à une mort, & une mort tres-redoutable. Il m’a paru que depuis ce iour vostre divine majesté m’a extrêmement fortifiée, & ie ne seauroìs douter qu’elle n’ait entendu mes cris et n’ait esté touchée de compassion de me voir répandre tant de larmes » (ibid., p. 47). L’hagio-historiographie à Port-Royal PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0015 297 touché que je crus, que puisque Dieu me donnait une santé si extraordinaire dans un tel âge je devais l’employer à achever ce que je n’avais fait que commencer ; et je m’y suis attaché avec tant d’application que Dieu m’a fait la grâce de finir ce long travail plus tôt que je n’avais osé l’espérer 24 . Que Port-Royal ait vu dans la technique de l’hybridation littéraire un moyen rhétorique adéquat pour servir la finalité spirituelle de sa production hagio-historiographique, c’est une réalité attestée par sa présence structurelle dans les deux grands courants qui la composent. L’un, le plus traditionnel, renvoie à la pratique canonique dans les communautés du recueil des Vies des religieuses et des personnes de piété, publié un demisiècle après l’extinction de Port-Royal (1750-1752) par Pierre Le Clerc sous le titre de Vies intéressantes et édifiantes des religieuses de Port-Royal et de plusieurs personnes qui leur étaient attachées. L’autre, le plus original et moderne, réside dans les grands Mémoires des Solitaires. Si la destination de tous ses ouvrages est plurielle, leur commune finalité spirituelle forme le centre des intentions de l’écriture. Les textes ont été composés « pour l’édification 25 », déclare le préfacier des Vies intéressantes. Écrites à l’usage interne de Port-Royal, les religieuses et leur entourage, les Vies faisaient figure d’exempla conviant à une imitatio salutaire. Leurs « relations » témoignent d’une grande maîtrise des deux matrices de l’écriture de la sainteté complémentaires que sont la Vie de saint et la confessio. La leçon de l’évêque d’Hippone, qui a donné toute sa plénitude au moi humilié de la créature gémissant sur son péché et faisant monter le chant de la miséricorde divine dans un style splendide, a balayé chez les Solitaires la prévention à l’encontre du « moi haïssable » si redouté des abbés de Saint- Cyran. À la différence des grands Mémoires de Port-Royal, tels que ceux de Pierre Thomas Du Fossé et Fontaine, qui ne virent pas dans l’hétérogénéité profane de la poétique du genre des Mémoires un obstacle, mais la firent fusionner avec la nouvelle fin édifiante, les Vies reposent sur un modèle foncièrement homogène dans sa simplicité : la rétrospection inspirée de la confessio et la référence explicite à saint Augustin s’adaptent au patron narratif bien connu de la « légende 26 » - une progression biographique de la naissance à la mort, la focalisation sur des événements clé, la conversion, les épreuves, le recueil des anecdotes et des paroles mémorables. On y retrouve 24 Les Œuvres de sainte Thérèse, « Avertissement », p. [ii-iij]. 25 [Le Clerc, Pierre], Vies intéressantes et édifiantes des religieuses de Port-Royal et de plusieurs personnes qui leur étaient attachées, s. l., Aux dépens de la Compagnie, 4 vol., 1750-1751, t. 1, p. 4. 26 Philippe Sellier, « Pour une poétique de la légende : La Vie de M. Pascal », Chroniques de Port-Royal, 31 (1982), p. 51-68. Pascale Thouvenin PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0015 298 la codification rhétorique et stylistique stéréotypée et la tendance à l’uniformité du genre légendaire, à côté de détails personnels et singuliers qui signifient que tout, dans une vie, même le plus infime, peut faire sens du point de vue de Dieu. Dans une représentation de la sainteté conçue comme une imitation - du Christ, de saint Augustin, ou de sainte Thérèse d’Avila - l’adhésion aux topoï ne peut être interprétée comme un défaut d’authenticité mais bien au contraire une preuve de conformité au modèle de la sainteté. À la différence des Mémoires de Lancelot sur l’abbé de Saint-Cyran, conçus plutôt comme un recueil de pièces d’un dossier de canonisation, les Mémoires des Solitaires font preuve d’une hybridation audacieuse en associant deux domaines qu’une conception rigoriste comme celle des deux abbés de Saint-Cyran ne pouvait concevoir que séparés, littérature profane (Mémoires, roman), à vocation divertissante, et littérature religieuse (Vie de saint et imitation des Confessions), à vocation édifiante. C’est ainsi qu’avec les Mémoires du sieur de Pontis, officier des armées du roi (1676 et 1678), par Pierre Thomas Du Fossé 27 , fut créé le « roman d’aventures spirituel » de Port-Royal dont la réflexion de Robert Arnauld d’Andilly sur les Vies des pères des déserts et les œuvres de sainte Thérèse avait dégagé la poétique. Le choix des Mémoires participe pleinement à la modernité littéraire et à son esprit de nouveauté et de variété si recherché des contemporains : un genre moderne en pleine ascension, à la poétique très malléable, et par conséquent ouvert aux transferts d’intentions, de tons et de styles provenant d’autres modèles littéraires 28 . Port-Royal engageait clairement un acte de prosélytisme à destination du monde. Il s’agit d’un récit autobiographique recueilli par le Solitaire de la bouche même de l’ancien officier, d’une synthèse inédite entre le récit romanesque d’une vie longtemps consacrée aux guerres et aux aventures hasardeuses, et une rétrospection spirituelle qui s’emploie à discerner dans la vie vécue autrefois les signes successifs d’un appel divin vers une conversion. Possédant toutes les séductions du roman dont les mondains se montrent de grands amateurs, les Mémoires du sieur de Pontis charment. Leur exemplarité spirituelle appelle à l’édification. Le témoignage de Mme de Sévigné, aussi délicate amatrice de culture mondaine que lectrice des ouvrages de morale et de spiritualité des Solitaires, est significatif : « Il conte sa vie et le temps de Louis XIII avec tant de vérité, de naïveté et de bon sens que je ne puis m’en tirer 29 ». L’ingénieuse 27 Louis de Pontis, Mémoires (1676), avec la totalité des modifications de 1678, édition critique par Andrée Villard, Paris, H. Champion, 2000. 28 Sur la poétique des Mémoires contemporains, voir Emmanuèle Lesne, La Poétique des Mémoires, 1660-1685, Paris, H. Champion, 1996. 29 Mme de Sévigné, Correspondance, éd. Roger Duchêne, Paris, Gallimard, t. 2, p. 368. L’hagio-historiographie à Port-Royal PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0015 299 conversion du postulat classique selon lequel une œuvre a pour double finalité de plaire et d’instruire remporta un succès considérable auprès d’un public à dominante mondaine, avide de nouveautés divertissantes mais ouvert, pourvu que la prédication fût agréable, à la leçon de réformation morale et spirituelle. Le grand texte où ce principe d’hybridation littéraire entre littérature profane et littérature spirituelle joue les grandes orgues est sans conteste celui de Nicolas Fontaine. Aucun ouvrage sorti de l’atelier d’écriture de Port-Royal ne concrétise davantage la recherche d’une nouvelle rhétorique édifiante. L’auteur greffe sur le genre moderne et profane des Mémoires la matrice de l’hagiographie topique des Vies de saints et le modèle des Confessions. La catégorie de « Mémoires spirituels augustiniens » peut s’imposer. L’ouvrage représente une synthèse inédite de vérité historique et de témoignage venu du cœur. Le mémorialiste adapte la poétique de vérité du genre des Mémoires au projet d’écrire, contre l’histoire du siècle, l’histoire du « règne de la Providence de Dieu » : se faire le chroniqueur et le témoin de vies saintes injustement persécutées, lire le dessein de la Providence à travers l’histoire collective et les destinées individuelles. Cette Histoire des Solitaires de Port-Royal écrit la chronique sainte et la légende vraie d’une sainteté contemporaine et en actes. Elle poursuit « l’histoire des saints » qui, le soulignait l’abbé de Saint-Cyran, n’est pas close. Les pages abondent où Fontaine remplit les rubriques canoniques - origines familiales, période des choix, la conversion, le genre de vie et les « dits » mémorables, la mort - de la « légende » des compagnons disparus et conduit les parallèles topiques d’une rhétorique de la sainteté : Sacy est identifié au Christ, les dames de grande naissance, comme les duchesses de Luynes et de Longueville, réactualisent en leur temps la sainteté de sainte Mélanie dans l’Église primitive. L’inscription stylistique de la sainteté n’est pas moins éclatante : c’est tout Port-Royal, ses prêtres, ses Solitaires, ses religieuses et ses amis, dont la sainteté est proclamée grâce au réseau lexical obsédant des « serviteur » ou « servante de Dieu » (110 occurrences), « saint homme » (57 occurrences) et leurs multiples variantes, sans oublier les hyperboles topiques : « femme incomparable », « ferveur incroyable », « les âmes les plus saintes qui fussent peut-être alors dans l’Église », « tant de saints amis dont les noms sont écrits au livre de vie ». La poétique hétérogène du genre des Mémoires inspire au mémorialiste une construction en séquences qui fait la part belle à des anecdotes, des portraits pittoresques, voire des scènes comiques formant des pauses souriantes et plaisamment distanciées au sein du climat de sublimité sainte qui baigne l’ouvrage : ainsi cette séquence de haute comédie à propos du célèbre « miracle de la Sainte-Épine », entre de graves considérations sur les Pascale Thouvenin PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0015 300 miracles et le récit de la mort d’un Solitaire, où Fontaine relate comment Antoine Le Maistre se fit l’acteur principal d’un quiproquo prenant le médecin qui avait dressé le procès-verbal de l’événement dans les filets d’une mystification joyeuse. Fontaine applique la recommandation classique de diversification plaisante de la matière, même dans les sujets graves, à l’instar de Pierre Thomas Du Fossé, qui invoque au seuil de ses propres Mémoires l’intention de « désennuyer » le lecteur : « Les uns demandent du sérieux, les autres de l’agréable, d’autres de l’utile, et presque tous s’accordent ensemble à demander un mélange, et une diversité, qui donne de temps en temps une espèce de repos et de relâchement à l’esprit 30 ». Dans les Pensées, Pascal notait que « l’éloquence continue ennuie 31 ». L’unité du texte de Fontaine lui est donnée par le discours personnel de vie intérieure presque continu, inspiré des Confessions, à l’instar de sainte Thérèse d’Avila, qui s’élève au-dessus de la grande diversité des tonalités. Réitéré sans relâche entre un « prélude » et un « finale » lyriques aux résonnances augustiniennes flagrantes (une méditation sur la mémoire et le temps), il a tellement rebuté l’éditeur du XVIII e siècle qu’il a préféré en restreindre sévèrement la matière hagiographique et spirituelle pour satisfaire le public de son temps moins tourné vers l’hagiographie et l’introspection : Ce sont des épanchements du cœur de ce bonhomme. On en peut retrancher la moitié sans en rien ôter d’intéressant. En un mot, c’est un lambeau de ces Vies de Saints, farci de réflexions ennuyeuses et de prières répétées jusqu’à la nausée […] j’abrègerai toutes ces réflexions, et j’en ôterai entièrement quelques-unes 32 . Il a fallu la redécouverte du manuscrit original, trois siècles plus tard, pour leur restituer leur authenticité. Cette synthèse incomprise entre les Mémoires et l’imitation surtout lyrique des Confessions, répond à la recherche d’une écriture du cœur selon le premier abbé de Saint-Cyran, qui se propose d’« échauffer » en touchant le cœur et non d’ « instruire » en convainquant par des raisons. Commentant les Instructions chrétiennes (1672) que Robert Arnauld d’Andilly tira des lettres du directeur spirituel, l’approbateur remarque qu’« à l’imitation de saint Paul et de saint Augustin, il [Saint-Cyran] a beaucoup plus suivi l’ordre du cœur, qui est celui de la 30 Du Fossé, Mémoires, t. 1, p. V. 31 Blaise Pascal, Pensées, éd. Philippe Sellier, Paris, Classiques Garnier, [ 1 1991] 1999, p. 636. 32 Lettre du 21 octobre 1731, dans Dom Clémencet, Histoire littéraire de Port-Royal (Bibliothèque Mazarine, ms. 4535, 8 e pièce, p. 12) ; citée par Sainte-Beuve, Port- Royal, Paris, Gallimard, 1953, t. 1, p. 698-699. L’hagio-historiographie à Port-Royal PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0015 301 charité, que non pas l’ordre de l’esprit, parce que son dessein n’a pas été tant d’instruire que d’échauffer l’âme 33 ». Disciple littéraire de Robert Arnauld d’Andilly, dont il fut longtemps le secrétaire et qu’il entourait de sa vénération, Fontaine transféra dans ses Mémoires la méthode spirituelle d’édification chrétienne que son directeur, Isaac Lemaistre de Sacy, préconisait à ses dirigés pour la pratiquer luimême. À l’un d’eux qui lui demandait « quelque pratique de piété pour reconnaître la grandeur de la miséricorde que Dieu [lui] avait faite », Sacy répondit : Il me semble que rien n’est plus propre pour cet effet que de lire les Confessions de saint Augustin, non pas seulement comme un livre de piété, mais dans le dessein de faire nous-même ce qu’il y fait, et en considérant devant Dieu toutes les grâces que nous avons reçues de sa bonté depuis notre naissance, aussi bien que tous les péchés que nous avons commis contre lui, et tâchant de le louer et de le bénir dans la reconnaissance des unes, et dans l’aversion et la condamnation des autres. Car nous y sommes tous obligés aussi bien que saint Augustin, et il nous est utile de se servir de sa lumière et des mouvements de sa piété, pour suppléer à l’imperfection de la nôtre, et pour donner des sentiments et des paroles à notre cœur qui demeure souvent muet, insensible et comme mort dans des dérèglements sans comparaison plus grands que les siens […] 34 . Le programme d’écriture augustinienne de l’ouvrage de Fontaine est tout entier contenu dans ces lignes, sa méthode, l’auto-examen rétrospectif de la vie, son imitation rhétorique et stylistique de la double confessio, sa finalité autoédifiante. L’appropriation personnelle de la démarche d’Augustin, au moyen de ses paroles même, change la nature des Mémoires, qui de récit se font acte spirituel. Ailleurs, Sacy ajoutera que les Confessions sont un « livre incomparable et à relire toute la vie 35 ». « Incomparable » car sans exemple et sans égal : le livre de saint Augustin offre à tout homme, muet dans sa misère, les paroles de l’amour ineffable. « À relire toute la vie » parce que l’éloquence du cœur, par la répétition sans fin, la louange indéfiniment réitérée par variations lyriques, est le flux vital d’un cœur rempli d’amour. Pascal voyait dans la rhétorique répétitive et digressive des Confessions une transposition esthétique de « l’ordre de la charité » : « Saint Augustin de 33 Selon une information de Dominique Descotes dans son édition électronique des Pensées de Pascal, www.penseesdepascal.fr (consulté le 22 mars 2022). 34 Isaac Louis Le Maistre de Sacy, Lettres chrestiennes et spirituelles de messire Isaac- Louis Le Maistre de Sacy, Paris, G. Desprez et L. Josset, 1690, t. 2, lettre L, p. 210- 212, 21 janvier 1665. 35 Ibid., t. 1, p. 31, 28 mars 1683. Pascale Thouvenin PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0015 302 même. Cet ordre consiste principalement à la digression sur chaque point qui a rapport à la fin, pour la montrer toujours 36 ». 4 Bibliographie 4.1 Sources Arnauld, Angélique. Relation écrite par la Mère Angélique Arnauld sur Port-Royal, éd. Louis Cognet, Paris, B. Grasset, 1949. Arnauld d’Andilly. Les Vies des saints Pères des déserts et de quelques saintes écrites par les Pères de l’Église et autres anciens auteurs ecclésiastiques grecs et latins, en deux volumes, Paris, Veuve Camusat et P. Le Petit, 1647-1653. Delassault, Geneviève. Choix de lettres inédites de Louis-Isaac Le Maistre de Sacy, Paris, Nizet, 1959. Duverger de Hauranne, Jean (abbé de Saint-Cyran). Considérations sur les dimanches et les fêtes des mystères, et sur la fête de la Vierge et des saints, Paris, veuve Savreux, 1670. Fontaine, Nicolas. Mémoires, ou Histoire des Solitaires de Port-Royal, éd. Pascale Thouvenin, Paris, H. Champion, 2001. 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Laurence Plazenet, Paris, Garnier, 2016, p. 199-239. --- « Mémoires et Vie des saints à Port-Royal : une écriture de la sainteté », dans Olivier Andurand, Philippe Luez et Éric Suire (dir.), Port-Royal et la sainteté, Paris, Vrin, 2019, p. 77-92.