Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
10.24053/PFSCL-2022-0020
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2022
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Parler en poète et en orateur : l’art difficile de la prose mèlée
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Christine Noille
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PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0020 Parler en poète et en orateur : l’art difficile de la prose mêlée C HRISTINE N OILLE S ORBONNE U NIVERSITÉ , UMR 8599 CELLF La rhétorique de la première modernité a-t-elle ignoré le prosimètre ? L’on sait qu’elle n’a pas gardé la mémoire du prosimetrum médiéval, ce terme introduit par les artes dictaminis pour décrire une expérimentation singulière du vers mêlé de prose. Dans les années 1120, Hugues de Bologne (Hugo Bononiensis) a le premier défini le prosimetrum comme une des trois sous-catégories du genus metricum latin, aux côtés de la poésie purement métrique et de la poésie purement rythmique : le prosimetrum a consisté en un alliage des deux, et plus précisément en l’élaboration de vers métriques inachevés, ayant abandonné sur leur dernière partie la scansion quantitative au profit de la scansion numérique en usage dans la prose 1 . Du nom et de la chose, la Renaissance et le XVII e siècle n’en conserveront pas la trace : d’autant qu’apparaît avec l’émergence de genres renouvelés (la satire ménipéenne, le roman pastoral, la lettre galante) et le souvenir d’œuvres anciennes (Sénèque, Martianus, Boèce…) une pratique séquentielle du mélange, où l’alternance de vers et de prose repose sur une couture de morceaux textuels étendus 2 ; et où le mélange est perçu de plus en plus 1 Voir A.-M. Turcan-Verkerk. « Le prosimetrum des artes dictaminis médiévales ( XII e - XIII e s.) », Archivum Latinitatis Medii Aevi, 61, 2003, p. 111-174 ; URL : http: / / documents.irevues.inist.fr/ handle/ 2042/ 51672. 2 Pour une filiation des formes entre tradition satirique et pastorale romanesque, voir G. Colletet, Art poétique, Paris, A. de Sommaville et L. Chamhoudry, 1658, « Discours du poème bucolique », p. 45 : « Mais auparavant que de finir ce discours du poème bucolique, je dirai que nos poètes modernes ne se sont pas contentés de faire des bucoliques et des pastorales en vers, ils y ont encore quelquefois mêlé la prose ; ce qu’ils ont fait sans doute à l’exemple de Sannazar dans son Arcadie. Et peut-être Sannazar lui-même s’était en cela proposé pour modèle Martianus Capella dans son ouvrage des Noces de Mercure et de la Nymphe Philologie ; et Boèce dans ses livres de la Consolation de la Philosophie ». Pour une Christine Noille PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0020 348 comme une introduction de séquences versifiées dans un continuum fondamentalement prosaïque 3 . Le sentiment prosimétrique, qui est un des avatars du sentiment de la langue écrite 4 , entre dès lors en résonance avec des problématiques liées à la rhétorique de l’elocutio, et plus précisément avec les figures qui rompent l’oratio soluta, le langage oratoire « libre » (libéré des règles de la versification) - là où la langue poétique se dit au contraire oratio vincta, langage « enchaîné 5 ». Laissant donc de côté les vers mêlés de prose, la rhétorique de la première modernité prend ainsi en charge la prose mêlée de vers. Qu’entendelle exactement par là ? Vaugelas énonce pour tout le siècle une distinction fondamentale, peu rappelée et pourtant constamment opératoire, entre deux situations d’énonciation qui sont cardinales pour notre propos en ce qu’elles gouvernent deux ensembles de réflexions hétérogènes sur le prosimètre : « Des vers dans la prose. J’entends que la prose même fasse un vers, et non pas que dans la prose on mêle des vers 6 ». Sont ici distinguées deux réalisations différentes : dans l’une, la prose se continue en un vers selon une transition rythmique progressive, tant et si bien que l’ensemble forme un tout, « le corps d’une même narration 7 » ; dans l’autre, elle est entremêlée d’un ou plusieurs vers, au prix d’une disjonction forte et momentanée. Toutes deux relèvent certes de l’art de l’éloquence, mais à deux niveaux différents : la première dépend de la gestion des figures de rythme dans l’énonciation ; la seconde, de la distribution des ornements figuraux dans l’argumentation ou la narration. Ce qui ne veut pas dire que ces deux réalisations ne se retrouvent pas associées dans une même œuvre : mais leur distinction théorique permet de mettre en analyse de cet héritage, voir N. Dauvois, De la Satura à la Bergerie. Le prosimètre pastoral en France à la Renaissance et ses modèles, Paris, Classiques Garnier, 1998. 3 Voir M.-D. Legrand et D. Ménager, « Vers et prose », dans F. Lestringant et D. Ménager (dir.), Études sur la Satyre Ménippée, Genève, Droz, 1987, p. 85-103. 4 Sur le sentiment de la langue, et en particulier de la langue de culture, voir G. Siouffi, « Du sentiment de la langue aux arts du langage », Éla. Études de linguistique appliquée, 2007/ 3 (n° 147), p. 265-276. 5 Voir A. Sueur, Le Frein et l’Aiguillon. Éloquence musicale et nombre oratoire ( XVI e - XVIII e siècle), Paris, Classiques Garnier, 2014, « Oratio soluta, oratio vincta. Concevoir le nombre oratoire et le nombre poétique », p. 53 sq. 6 C. Fabre de Vaugelas, Remarques sur la langue française, Paris, Vve J. Camusat et P. Le Petit, 1647, p. 102. Nous modernisons systématiquement l’orthographe. 7 P. Pellisson, Discours sur les Œuvres de M. Sarasin, dans Les Œuvres de M. Sarasin, Paris, A. Courbé, 1656, « VI. De la pompe funèbre de Voiture », p. 19 : « Enfin, ce qui donne beaucoup d’ornement à cet ouvrage, c’est que les vers n’y sont pas seulement mêlés avec la prose, mais composent avec elle le corps d’une même narration […] ». Parler en poète et en orateur : l’art difficile de la prose mêlée PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0020 349 évidence deux types de procédés, deux discours normatifs et deux herméneutiques à l’œuvre pour décrire et prescrire l’art rhétorique du prosimètre. Ajoutons que cette distinction a une histoire : une première formulation en est attestée dans un corpus rhétorique important datant des II e et III e siècles, le corpus hermogénien. Voici ce que l’on peut lire dans La Méthode de l’habileté (deinotès) 8 : « Combien y a-t-il de façons d’employer des vers dans la prose ? Deux : la kollèsis et la parodia 9 ». À quoi correspondent ces deux termes ? Michel Patillon les traduit respectivement par enchâssement et parodie ; George A. Kennedy traduit le premier par gluing et conserve en italiques le grec pour le second, mais il le paraphrase ensuite par l’anglais adaptation 10 ; du côté des traducteurs néo-latins de la première modernité, Natale Conti, circa 1560, propose agglutinatio pour kollèsis mais il garde lui aussi le grec parodia 11 ; enfin Gaspard Laurent en 1614 choisit connexio sive applicatio pour le premier et allusio pour le second 12 . Bref, la terminologie hermogénienne est ici passablement déceptive 13 . Si l’on se penche en revanche sur les commentaires qui s’ensuivent, nous reconnaissons aisément les deux situations que nous avons précédemment distinguées. La kollèsis met en effet en place un dispositif composite, accolant deux éléments autonomisables, tandis que la parodia élabore un dispositif cohérent, formant un tout : Il y a kollèsis quand on enchâsse convenablement les vers entiers dans le discours […]. On a une parodia lorsque, après avoir énoncé un fragment de poème, on lui invente une suite en prose et qu’après être revenu au poème, on y ajoute autre chose qui vient de soi, de manière à garder l’unité de la forme. Ainsi Démosthène dans le Sur l’ambassade [N.d.A. : en italiques, des fragments de vers d’Euripide] : « Quiconque aime à frayer avec Philocrate 8 Selon la traduction du titre grec par M. Patillon (Paris, L’Âge d’homme, 1997) ; nous rappellerons ici les interprétations de deux traductions latines de la première modernité, celle de N. Conti (1 e éd. 1550, cité d’après l’édition de Bâle, 1560 : Methodus de Eloquentia) et celle de G. Laurent (Genève, 1614 : De Methodo gravitatis Liber). 9 D’après la traduction de M. Patillon, op. cit., p. 541. 10 G. A. Kennedy, Invention And Method : Two Rhetorical Treatises from the Hermogenic Corpus, Atlanta, Society of Biblical Literature, 2005, p. 253-255. 11 Methodus de Eloquentia, trad. N. Conti, dans Hermogenis Tarsensis Philosophi ac Rhetoris Acutissimi de arte rhetorica praecepta…, Bâle, Pierre Perna, c. 1560, p. 360. 12 De Methodo gravitatis Liber, trad. G. Laurent, dans Hermogenis Ars oratoria absolutissima, et Libri omnes […], Genève, P. Aubert, 1614, p. 558. 13 Voir M. Patillon, op. cit., Introduction, p. 124-125 : « L’auteur de la Méthode n’emploie pas un vocabulaire normalisé ». Christine Noille PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0020 350 dans une même ambassade, jamais je ne l’ai questionné, sachant bien que cet homme a touché de l’argent, comme Philocrate, qui en convient » 14 . Le texte précisera ailleurs que les vers en question peuvent être d’un autre auteur, ou inventés par l’auteur lui-même : cela ne change rien à l’affaire. La dissimilation entre les deux possibles du prosimètre prosaïque (continuum de prose ou avec insertion de vers) se joue donc ici au niveau syntaxique : d’un côté, celui de l’interpolation, deux énoncés distincts ; de l’autre, celui de l’enchaînement, dirons-nous, une même phrase continuée : [P ROSIMÈTRE PAR ENCHAÎNEMENT ] Elle parlait, étant seule, Ainsi qu’en usent les amants Dans les vers et dans les romans ; allait rêver au bord des fontaines, se plaindre aux rochers, consulter les antres sauvages 15 […]. [P ROSIMÈTRE PAR INTERPOLATION ] Dans cette pensée, elle leur disait à peu près les choses que je vais vous dire, et les leur disait en vers aussi bien que moi : Ruisseaux, enseignez-moi l’objet de mon amour ; Guidez vers lui mes pas, vous dont l’onde est si pure, Ne dormirait-il point en ce sombre séjour, Payant un doux tribut à votre doux murmure 16 ? Nous analyserons alors ici les conséquences stylistiques, esthétiques et interprétatives de ces deux modalités prosimétriques dans les rhétoriques de l’époque moderne, lesquelles s’appuient pour ce faire sur la relecture de deux corpus antagonistes : Cicéron et Quintilien d’une part, et leurs reprises par les grammaires de l’antiquité tardive et les traités des figures de la Renaissance en faveur d’une incompatibilité de la prose et des vers ; les rhétoriques hellénistiques post-aristotéliciennes d’autre part (Démétrius, Denys d’Halicarnasse, Hermogène), qui fécondent une rhétorique des agréments mêlés chère au Parnasse galant 17 . 14 La Méthode de l’habileté, d’après la trad. de M. Patillon, op. cit., p. 542. 15 J. de La Fontaine, Les Amours de Psyché et Cupidon [1669], dans Œuvres complètes, Paris, Seuil, 1965, p. 416. 16 Ibid. 17 Sur l’archéologie des rhétoriques de l’agrément, voir D. Denis, Le Parnasse galant . Institution d’une catégorie littéraire au XVII e siècle, Paris, Champion, 2001, « Le cœur et l’esprit : jalons d’une rhétorique des agréments », p. 321 sq. Parler en poète et en orateur : l’art difficile de la prose mêlée PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0020 351 Les vers dans la prose : une figure vicieuse Dans l’univers rhétorique de la Renaissance, les traités spécialisés dans le répertoire des figures abondent, à la suite d’un opuscule séminal maintes fois réédité, les Tables des figures et des tropes de Mosellanus (1516 18 ). Le plan général de l’ouvrage en trois parties sera partout repris : Mosellanus, à la suite de Diomède 19 , recense d’abord les figures de mots, puis les défauts du discours (vitia orationis) et les qualités oratoires (virtutes orationis). L’ensemble couvre le domaine figural : ce qui signifie que tout élément dans le recueil est d’abord une figure. La première partie énumère ainsi les figurae dictionis, locutionis et constructionis ; la troisième partie, sous couvert de recenser les ornements, énumère les figures qui y contribuent, en l’occurrence les tropes ; enfin, et nous l’avons gardé pour la fin parce que c’est elle qui nous intéresse pour aborder les rhétoriques du prosimètre, la seconde partie est consacrée aux figures vicieuses ou défauts oratoires et elle est elle-même organisée en trois sous-parties, selon une distinction empruntée à Quintilien. On se souvient que l’Institution oratoire oppose aux trois vertus que sont la correction (emendatio), la clarté (perspicuitas) et l’ornement (ornatus), respectivement les formes d’incorrection (Inst. 1.5, partiellement repris en 8.1), les formes d’obscurité (Inst. 8.2) et les formes qui contreviennent à l’ornement (Inst. 8.3). Diomède et à sa suite Mosellanus reprennent tous deux cette division, en énumérant les figures qui concourent à l’incorrection (barbarum), à l’obscurité (obscurum) et à l’inélégance (inornatum). Contre l’ornatum sont alors définies six fautes principales, que les rhétoriques humanistes ultérieures pourront à leur tour subdiviser : la tapinose, le cacemphaton, la cacozélie, l’aschematiston, le cacosyntheton et le soraismus 20 . Par-delà l’étrangeté de ces figures qui, dès le début du XVII e siècle, seront assez systématiquement ignorées (en particulier 18 P. Mosellanus, Tabulae de schematibus Petri Mosellani…, Augustae Rheticae [Augsbourg], Philippus Vlhardus excudebat [Philipp Ulhart], 1516 ; nous l’avons en partie réédité et traduit : voir P. Mosellanus, « Tables des figures et des tropes. Seconde partie. Les défauts [Augsburg, 1516] », C. Noille (éd.), Exercices de rhétorique [En ligne], 15 | 2020, DOI : https: / / doi.org/ 10.4000/ rhetorique.1068. Notre présentation ici-même s’appuie sur les notes de notre édition. 19 Voir Diomède (grammairien latin du IV e s.) au L. II de son Ars grammatica : « De schematibus », « De vitiis orationis », « De virtutibus orationis » (dans Diomedis artis grammaticae libri III, dans Grammatici latini, H. Keil (éd.), Lepzig, Teubner, t. I, 1857 : respectivement p. 443, 449, 456). 20 Pour chacune de ces figures, voir notre édition du chapitre de Mosellanus dans Exercices de rhétorique [En ligne], 15 | 2020, op. cit. Christine Noille PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0020 352 des rhétoriques pédagogiques jésuites 21 ), il en est donc une qui est reliée à l’écriture prosimétrique. Il s’agit du soraismus. De quoi s’agit-il ? Précisément de la figure du mélange, étant entendu que ce mélange porte d’abord sur les noms : S ORAISMUS . Mélange et entassement de dialectes d’origines variées chez les Grecs, et chez nous, de termes vernaculaires et latins, propres et impropres, anciens et nouveaux 22 . Mais il sera étendu, dans d’autres traités, à l’entremêlement des rythmes poétiques et prosaïques : « Le 23 e défaut est le soraismus, mélange inepte de paroles venant de langues et d’idiotismes variés ; de même, d’énoncés poétiques et prosaïques 23 ». En 1561, un rhétoricien humaniste attribuera même un nom spécifique à la figure du mélange prose/ vers. Dans le chapitre qu’il dédit au soraismus, « accumulation et mélange de plusieurs langues 24 », Erythraeus ajoute en effet : « Paraplokè, Mélange. Certains ajoutent ici la paraplokè, qui n’est rien d’autre que le mélange de la parole sans contraintes et de la parole poétique 25 ». La figure de la paraplokè vient tout droit du corpus hermogénien, dans les développements que Les Catégories stylistiques consacrent aux exemples de prose mêlée de vers 26 chez Platon et Démosthène. Patillon traduit la paraplokè comme la kollèsis citée plus haut, par enchâssement ; Cecil W. 21 Voir les manuels de Soarez (1557), Pomey (1667) ou Jouvancy (1710) : C. Soarez, De arte rhetorica libri tres, ex Aristotele, Cicerone & Quinctiliano praecipue deprompti (1557), Turin, Zapata, 1686 ; F. Pomey, Novus candidatus rhetoricae…, Lyon, Molin, 1667 ; J. de Jouvancy, Candidatus rhetoricae olim a Franc. Pomey e Societate Jesu digestus In hac editione novissima auctus, emendatus & perpolitus, Rome, de Martiis, 1710 (pour une traduction : L’Élève de rhétorique, F. Goyet et D. Denis (éd.), Paris, Classiques Garnier, 2020). 22 Voir P. Mosellanus, « Tables des figures et des tropes . Seconde partie. Les défauts [Augsburg, 1516] », op. cit. : « ωρα σμ Soraismos, Miscella quaedam et acervatio ex variis idiomatis apud Graecos, apud nos ex verbis barbaris et latinis, propriis et impropriis, obsoletis et novis ». 23 B. Keckermann (c. 1572-1608), Systema rhetoricae (1 re éd. 1606), Hanovre, W. Antonius, 1608, L. II, p. 351 : « 23. Vitium est Soraismus, commixtio inepta sermonis ex variis linguis et idiotismis ; item, ex phrasibus poeticis et oratoriis ». 24 Erythraeus, Liber unus de Vitiis orationis, dans le recueil intitulé Valentini Erythraei Lindaviensis de Grammaticorum figuriis…, Strasbourg, C. Müller, 1561, p. 450 : « multarum linguarum acervatio, et mixtura ». 25 Ibid., p. 452 : « Paraplokè, Admixtio. Huic addunt quidam paraploken, quae est nihil aliud quam orationis solutae et poeticae commixtio ». Nous avons traduit les termes mixtura (voir note précédente), admixtio et commixtio par mélange. 26 Hermogène le rhéteur, Les Catégories stylistiques du discours (Peri ideôn logou), trad. M. Patillon, op. cit., 336, 15 ; 337, 10 ; 338, 1. Parler en poète et en orateur : l’art difficile de la prose mêlée PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0020 353 Wooten l’escamote dans la conjonction in 27 ; Natale Conti en 1550 la traduit par mixtio, mélange 28 ; Gaspard Laurent en 1614 par une périphrase, « versus [...] citati et interpositi 29 », « les vers cités et intercalés ». L’intégration d’un rythme poétique est ainsi une figure du discours, qui a été nommée comme telle à plusieurs époques. Valorisée dans le corpus hermogénien (nous y reviendrons), elle est systématiquement disqualifiée à la Renaissance comme vitium orationis, vice de la prose. Pourquoi ? Parce que sous le terme de paraplokè, de commixtio ou de soraismus, le mélange promu n’est pas celui qui passe par l’interpolation, mais celui qui repose sur l’enchaînement intégratif d’un mètre ou d’un vers dans le rythme de l’oratio soluta, ou, autre façon de décrire le même processus, sur l’entraînement imitatif de la prose dans le vers 30 . Nous sommes bien ici dans le cas où « la prose même [fait] un vers », pour reprendre la formule de Vaugelas, autrement dit où des figures de cadence, comme des pas de danse, prennent le relais d’un rythme « pédestre 31 ». Or, nul ne peut marcher et danser à la fois ; ou plus précisément, se mettre à danser quelques pas quand on va au combat n’est pas envisageable. En vertu de quoi, la prose prosimétrique, qui enchaîne sporadiquement des rythmes poétiques sur les rythmes prosaïques, est inapte à la persuasion argumentative : l’orateur ne saurait être poète. On reconnaît ici le discours d’exclusion que les rhétoriques de la preuve ont mis en place, et en particulier les rhétoriques cicéroniennes. Deux passages sont partout allégués : le développement sur les différences entre le poète et l’orateur que l’on trouve chez Cicéron (Orator 20.66-68, avec la fameuse incise « etiam si abest a uersu - nam id quidem orationis est uitium », « même si ce n’est pas un vers - ce qui d’ailleurs en prose est une faute 32 ») ; et la différenciation des buts telle qu’elle est métaphorisée chez Quintilien : 27 Voir C. W. Wooten, Hermogene’s On Types of Style, Chaper Hill, NC, 1987, p. 79-80. 28 N. Conti trad., op. cit., De formis orationis, p. 264-266. 29 G. Laurent trad., op. cit., De formis orationis, p. 406-407. 30 Pour cette promotion de la parodia comme version valorisée de la paraplokè dans le corpus hermogénien, voir dans Les Catégories stylistiques, 338, 1-19, trad. M. Patillon, op. cit., p. 434-435, le développement ainsi conclu : « Il est bien évident, comme je l’ai dit, que tout le côté plaisant est perdu pour le discours, si les textes poétiques y sont insérés comme des textes distincts ». 31 Sur l’oratio pedestris, autre nom de la prose, voir Quintilien, Institution oratoire 10.1.81. 32 Cicéron, Orator, 20.67, trad. A. Yon, Paris, Belles Lettres, p. 88. Sur la dissimilation des figures de l’orateur et du poète chez Cicéron et Quintilien, voir C. Guérin, « Non per omnia poetae sunt sequendi. La figure du poète comme modèle et contre-modèle de l’exercice oratoire dans la rhétorique classique », dans H. Vial (dir.), Poètes et orateurs dans l’Antiquité : mises en scène réciproques, Clermont- Ferrand, Presses Universitaires de Clermont, 2013, p. 103-119. Christine Noille PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0020 354 Souvenons-nous cependant que l’orateur ne doit pas suivre en tout les poètes, ni pour la liberté dans le choix des mots, ni pour la licence des figures. Le genre de la poésie, qui est fait pour la montre et qui, en outre, ne vise qu’au plaisir, le poursuit à travers des inventions fantaisistes et même incroyables […]. Nous, au contraire, nous sommes des soldats en armes sur le front de bataille et nous combattons pour les intérêts les plus élevés et nous nous efforçons à la victoire 33 . Ce qui donnera dans les Doutes sur la langue française du Père Bouhours (1674) : Car enfin la prose a un autre nombre que la poésie ; et il y a pour le moins autant de différence entre elles, qu’il y en a entre deux personnes, dont l’une marche, et l’autre danse parfaitement bien 34 . Et dans la rhétorique de Bernard Lamy (remarque présente dès la 1 ère édition, 1675) : Ces mauvais orateurs, dis-je, affectent de mesurer toutes leurs paroles, de leur donner une cadence juste qui flatte les oreilles. Ils proportionnent toutes leurs expressions : en un mot, ils figurent leurs discours ; mais de ces figures qui sont au regard des figures fortes et persuasives, ce que sont les postures que l’on fait dans un ballet ; au regard de celles qui se font dans un combat 35 . Bref, la prose avec vers enchaînés ne saurait être une arme de combat : elle est une figure fautive, une faiblesse du discours. Et c’est en s’appuyant sur ces références cicéroniennes et quintiliennes qu’à la suite des grammairiens de l’antiquité et des théoriciens humanistes des figures, un Caussin, un Vaugelas ou un Bouhours la condamnent. Dans la section qu’il réserve aux styles vicieux, Caussin consacre un chapitre entier de sa rhétorique au « style poétique et mélodieux » (« stylus poeticus, et canticus 36 »), dont la faute principale consiste bien à mêler la prose de vers. Avec Vaugelas, les fautes contre l’ornatus étant recensées au même titre que les incorrections et les fautes contre l’obscurité, le vice de la prose mêlée se voit réserver, nous 33 Quintilien, Institution oratoire 10.1.28, trad. J. Cousin, Paris, Belles Lettres, 1979, t. VI, p. 78. 34 D. Bouhours, Doutes sur la langue française, Paris, S. Mabre-Cramoisy, 1674, p. 267. 35 B. Lamy, La Rhétorique ou l’art de parler, C. Noille-Clauzade (éd.), Paris, Champion, 1998, II, 14, p. 246-247. 36 N. Caussin, Eloquentiae sacrae et humanae parallela libri XVI , Paris, S. Chapelet, 1619, L. II, ch. VIII, traduction dans L. Charles et S. Duval, « Le péché par l’excès : quelques vices de style selon Nicolas Caussin. Présentation, édition, traduction et notes », Exercices de rhétorique [En ligne], 15 | 2020 ; DOI : https: / / doi.org/ 10.4000/ rhetorique.1088. Parler en poète et en orateur : l’art difficile de la prose mêlée PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0020 355 l’avons vu, une remarque entière, intitulée « Des vers dans la prose 37 ». Bouhours enfin dans sa section sur les « Doutes qui regardent l’exactitude du style » confirme l’avis de Vaugelas 38 - ou plutôt, ajouterons-nous, le défend dans un exercice dialectique assez complexe. En effet, que les vers soient bannis de la prose de combat, assurément : mais il est des proses qui ne visent pas uniquement à argumenter, mais à plaire ; et il suffira alors de réintégrer l’agrément à l’horizon de la parole prosaïque pour que l’exhibition de vers soit promue au rang d’ornement du discours. Les vers dans la prose : un ornement pour le plaisir De fait, aussi cicéroniens soient-ils concernant la prose mêlée de vers, tous les rhétoriciens et grammairiens de la première modernité sont sur la défensive. C’est ainsi que Caussin commence tout son chapitre par une référence contradictoire à Denys d’Halicarnasse : On s’est souvent demandé pourquoi Denys d’Halicarnasse 39 , juge et censeur très précis des talents et du style, a posé que le meilleur discours devait être très semblable à la poésie 40 . La réponse qu’apporte Caussin tient en deux temps : Denys promouvait l’utilité du placere (« apaiser les esprits par les charmes de la douceur »), mais il s’opposait davantage à toute absence de rythme dans la prose qu’à un décalque strict des rythmes poétiques et œuvrait en vérité pour un rythme périodique. Bouhours ira plus loin dans la part concédée au prosimètre, en s’appuyant sur l’argument du plaisir (hèdonè) et de la grâce (charis), qu’il reprend littéralement à Démétrius après ces quelques mots de présentation : « Démétrius Phalereus avoue que les paroles mesurées et 37 Vaugelas, op. cit., p. 102 ; voir en particulier cette injonction incipitiale (ibid., p. 102) : « Il faut éviter les vers dans la prose autant qu’il se peut, surtout, les vers alexandrins et les vers communs ». 38 Voir Bouhours, op. cit., p. 266 : « Mais l’auteur des Remarques n’a-t-il pas raison de dire que ces grands vers sont trop visibles ; et qu’il faut les éviter, principalement quand ils commencent ou achèvent la période, et qu’ils font un sens complet ? ». 39 Référence à Denys d’Halicarnasse, « Lettre à Pompée Géminos », XI, 3, 21, Opuscules rhétoriques , G. Aujac (éd. et trad.), Paris, Les Belles Lettres, 1992, t. V, p. 93. 40 Caussin, op. cit. Christine Noille PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0020 356 harmonieuses rendent le discours très agréable, pourvu que l’oreille ne s’aperçoive point que ce sont des vers 41 ». Les rythmes poétiques sont ainsi réintroduits dès lors qu’ils relèvent d’un art caché - et qu’ils font la part belle aux petits vers, naturellement présents dans la parole ordinaire, plutôt qu’aux alexandrins et aux décasyllabes. Gilles Ménage se retrouve somme toute sur la même ligne, dans la 2 e édition de ses Observations (1675), dont le chapitre dédié aux « Vers dans la prose » est entièrement remanié par rapport à la 1 ère édition 42 : lui aussi réhabilite « les vers dans la prose qui ne paraissent point vers 43 » et normalise longuement la présence des vers involontaires en s’appuyant comme Bouhours sur le De elocutione 44 . Le principe de plaisir est ainsi réintégré dans les visées oratoires - et avec lui les figures d’ornement et la rhétorique de la varietas, cette version positivée du mélange. Mais dans ce fil argumentatif complexe, la versification des proses d’agrément, certes valorisée, reste somme toute une ressource marginale : les vers dans la prose se doivent de procéder, sinon d’une absence d’art et d’une inattention auctoriale, du moins d’un art relevant de la discrétion plus que de l’exhibition. Il revient au rhétoricien humaniste Erythraeus, dont nous avons vu cidessus qu’il réservait à la paraplokè un développement dédié, de restituer pour nous la dialectique qui, partant de la négation cicéronienne, par- 41 Bouhours, op. cit., p. 267. En marge de l’édition, une citation littérale du texte grec du De elocutione : « Peut-être obtiendra-t-on de l’agrément (hèdonè) et de la grâce (charis) en organisant l’agencement à partir de mètres, mètres entiers, ou demimètres, à condition, toutefois, que les mètres ne soient pas apparents en tant que tels dans l’enchaînement du discours » (Démétrius, Du Style, 180, trad. P. Chiron, Paris, Belles Lettres, 2002, p. 52). 42 Voir G. Ménage, Observations de Monsieur Ménage sur la langue française, 2 ème éd., Paris, C. Barbin, 1675, ch. LXXXIX « Vers dans la prose », p. 187-198 (auquel est adjoint le ch. LXXXX, « Addition au chapitre précédent », ibid., p. 195-200, contre Bouhours et la prose des Messieurs de Port-Royal) ; à comparer avec la 1 ère éd. (Paris, C. Barbin, 1672), ch. LXXXVIII « Des vers dans la prose », p. 163-165. 43 Ménage, 2 e éd., op. cit., p. 191. 44 Ménage, 2 e éd., op. cit., p.188-189 : « […] selon la remarque d’Aristote au livre 3 de sa Rhétorique et au chapitre 4 de sa Poétique, de Cicéron dans son Orateur, et de Denys d’Halicarnasse dans son admirable traité de l’Élocution (car c’est Denys d’Halicarnasse qui est l’auteur de ce traité), le discours familier est rempli d’ïambes ». Sur l’attribution du traité Du Style [De elocutione] non à Démétrius mais à Denys, par Henri de Valois (ou Valesius) en 1634 et à sa suite, G. Ménage, T. Gale et I. Vossius, voir P. Chiron, Un Rhéteur méconnu : Démétrios (Ps.-Démétrios de Phalère), Paris, Vrin, 2001, p. 19-20. Les références dans la citation de Ménage sont respectivement : Aristote, Rhétorique 1408b33 ; id., Poétique, 1449a26 ; Cicéron, Orator, 189, Démétrius, Du Style, 43. Parler en poète et en orateur : l’art difficile de la prose mêlée PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0020 357 viendra à une acceptation pleine et entière des vers exhibés (visibles), c’està-dire ne formant plus un tout intégré, mais un dispositif rythmé par l’alternance de deux entités hétérogènes. Sa démonstration est en deux temps. Dans la mesure où il indexe la paraplokè dans le vice oratoire du soraismus, Erythraeus commence par stigmatiser la présence des vers dans la prose, en distinguant deux cas, ceux qui insèrent les vers « sans calcul et par ignorance 45 », faute légère et presque inévitable, qui se retrouve y compris « chez des auteurs de talent 46 » ; et ceux qui, par « une imitation stupide 47 », se délectent ordinairement des vers de divers poètes comme autant de pièces incrustées dans une marqueterie : de sorte qu’ils pensent pouvoir orner ainsi leur parole. C’est pour cela qu’ils infectent - et non pas qu’ils tempèrent - presque chaque période, c’est-à-dire chaque ensemble de mots et de pensées, du mélange de séquences versifiées 48 . La condamnation est ici sans nuance : mais toute la finesse du raisonnement tient à la disposition des arguments. Erythraeus commence en effet par le cas le plus grave avant d’enchaîner sur la paraplokè par inadvertance, puis sur son illustration par plusieurs exemples tirés des meilleurs auteurs, Tite-Live et surtout Cicéron - il conclut ainsi : « Mais ces exemples et bien d’autres, qu’il faut scruter et analyser, nous les laissons à ceux qui étudient l’éloquence cicéronienne 49 ». Où l’on voit que par le biais des exemples, le mélange des vers dans la prose est passé du rang de faute vénielle à celui de trait stylistique emblématique de l’Orateur. Et c’est alors par une autre référence cicéronienne que la convocation volontaire et artificielle des vers dans la prose sera autorisée, une fois encore au nom du plaisir : Cicéron, dans le De Oratore écrit ceci sur les vers intercalés : Un vers cité textuellement ou avec quelque altération, ou même un simple hémistiche, sont quelquefois d’un effet agréable 50 . 45 Erythraeus, op. cit., p. 452 (« temere atque ignoranter ») ; ibid. : « Casus, ac imprudentia », « Le hasard et l’imprudence ». 46 Ibid., p. 453 (« in eloquentibus scriptoribus »). 47 Ibid., p. 452 (« stulta imitatio »). 48 Ibid., p. 453 : « […] qui crebro versibus poetarum diversorum velut emblematis, sic delectantur : ut nulla ratione alia putent orationem ornari posse. Eamque ob causam singulas propemodum periodos, hoc est, verborum sententiarumque comprehensiones, carminum admistione non temperant, sed inficiunt ». 49 Ibid., p. 454 (« Verum haec, et similia relinquimus studiosis eloquentiae Cicéronianae investiganda, et consideranda »). 50 Ibid., p. 454 (« Cicero in 3. de Orat. de interpositione versus sic scripsit. Saepe etiam versus facete interponitur, vel ut est uel paululum immutatus, aut aliqua pars uersus »). Christine Noille PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0020 358 Comme on le voit, la réflexion a glissé du rythme poétique où atteint parfois la prose, à l’interpolation de vers (interpositio), qu’un ensemble de remarques va alors rattacher à cette rhétorique des agréments qui, d’un traité à l’autre, se formule et se précise sous l’impulsion des rhétoriques hellénistiques post-aristotéliciennes. C’est ici en effet qu’Erythraeus insère la référence capitale à la glukutès hermogénienne (au « style savoureux et enjoué », « in forma suavi, et festiva 51 ») pour légitimer qu’une « partie d’un poème » soit « insérée dans un discours 52 » : « c’est ce qui peut être compris à partir du traité d’Hermogène 53 ». Hermogène en effet affirme avec insistance le lien entre prosimètre et plaisir, dans la section que les Catégories stylistiques réservent à la saveur. La remarque introductive du développement, que paraphrase Erythraeus, est parfaitement explicite : « C’est aussi pourquoi, je pense, l’insertion de textes poétiques dans la prose est plaisante 54 ». Si Erythraeus enchaîne ensuite, dans le droit fil du texte hermogénien, sur des positions plus habituelles (le prosimètre par enchaînement discret, plutôt que par interpolation manifeste), il n’en reste pas moins qu’une place est ainsi dégagée pour une rhétorique exhibée de la festivitas et des facietae, de l’enjouement et de l’esprit dont participe l’art du prosimètre ostentatoire. Car c’est bien dans une rhétorique dégagée du seul impératif de la probation que s’épanouit la possibilité d’une éloquence savante et ludique, dont un des marqueurs est l’art d’entremêler les cadences du vers aux rythmes de la prose. La référence précise n’est pas au livre 3 mais au livre 2 du De Oratore (2.257, trad. A. T. Gaillard, 1840). On aura noté que Gaillard traduit facete par « effet agréable ». 51 Ibid., p. 254. 52 Ibid. (« cum pars poematis orationi inseritur »). 53 Ibid. (« Id quod ex Hermogenis arte potest intelligi »). 54 Hermogène, Les Catégories stylistiques, d’après la trad. de M. Patillon, op. cit., p. 433. Les traducteurs néo-latins insisteront sur le plaisir, en le rendant par voluptas ou par suavitas. Voir N. Conti trad., De formis orationis, dans Hermogenis Tarsensis Philosophi ac Rhetoris Acutissimi de arte rhetorica praecepta…, op. cit., p. 264-265 : « Atque haec est causa, ut arbitror, quod poematum mixtiones in oratione voluptatem habent » (« C’est la raison pour laquelle, me semble-t-il, l’entremêlement de poèmes dans la prose est plein de volupté ») ; et G. Laurent trad., De formis orationis, dans Hermogenis Ars oratoria absolutissima, et Libri omnes…, op. cit., p. 406 : « Illam autem esse causam puto, cur poematum versus in oratione soluta idonee citati et interpositi suavitatem habeant », « Je pense que c’est la raison pour laquelle les vers des poèmes cités et intercalés de façon appropriée dans la prose sont pleins de saveur »). Parler en poète et en orateur : l’art difficile de la prose mêlée PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0020 359 Bernard Lamy, que l’on n’attendait pas forcément là, sera celui qui reconnaîtra la possibilité du prosimètre d’exhibition comme marqueur d’une prose mondaine - au prix, il est vrai, d’une réflexion une fois encore passablement embarrassée, entre le blâme et l’éloge, la stigmatisation et la reconnaissance : L’étude et l’art qui paraissent dans un discours peigné, ne sont pas le caractère d’un esprit qui est vivement touché des choses dont il parle ; mais plutôt d’un homme qui est dégagé de toutes affaires, et qui se joue. Ainsi on appelle ces figures mesurées, qui ont une cadence agréable aux oreilles, des figures de théâtre, theatrales figurae. Ce sont des armes pour la montre, qui ne sont pas d’assez bonne trempe pour le combat 55 . Ne nous y trompons pas : derrière l’habituelle stigmatisation des mauvais orateurs, se profile ici la figure de l’« homme qui se joue », dont le traité avait fait l’éloge auparavant, au sein d’un développement consacré à l’élégance 56 . Le prosimètre « pour la montre » passe ainsi du côté des raffinements propres à l’ingéniosité et à l’esprit, de ces figurae theatrales qui traduisent dans les éditions latines de Denys d’Halicarnasse les theatrika schemata qu’il repère dans la prose de Thucydide et dont font partie les cadences 57 . L’élégance est bien ici celle d’une culture et d’un raffinement qui n’en restent pas à un collage grossier (par exemple des vers et de la prose) mais parviennent à donner à la variété l’allure de la facilité 58 . 55 B. Lamy, op. cit., II, 14, p. 247. 56 Voir ibid., I, 18, p. 186 : « Quand un homme a peine à s’exprimer, on travaille avec lui, et on ressent une partie de sa peine. S’il s’exprime d’une manière naturelle et facile, de sorte qu’il semble que chaque mot soit venu prendre sa place, sans qu’il ait eu la peine de l’aller chercher, cela plaît infiniment. La vue d’un homme qui se joue, relâche en quelque manière l’esprit de ceux qui le voient ». 57 Voir Denys d’Halicarnasse, Opuscules rhétorique, t. IV - Thucydide, Seconde Lettre à Ammée [VII], 24, 9, Paris, Belles Lettres, 2002, p. 76 : « On trouverait aussi chez lui, en quantité non négligeable, de ces figures voyantes, comme les parisoses, les paronomases, les antithèses, qui ont fait les délices de Gorgias de Léontinoi, et des Polos, Licymnios ou bien d’autres de ses contemporains… » ; trad. A. Dudithius (1560) dans l’éd. des Dionysi Halicarnassei Rhetorica et Critica (Hanau, 1615), p. 386 : « Ne paucas item figuras theatrales ab eo usurpatas invenias, ut paria paribus relata, adnominationes, oppositiones… » ; trad. M. Martinez van Waucquier dans ibid., p. 434 : « Multas quoque figuras theatrales ipsum adhibuisse comperies, ut paria, similiter cadentia et desinentia, et antitheses... ». 58 Voir le même chapitre I, 18 de La Rhétorique ou l’Art de parler (Lamy, op. cit., I, 18, p. 185-186) : « pour rendre un discours élégant, il est nécessaire que l’on y fasse apercevoir une certaine facilité qu’on remarque dans ces belles statues qu’on appelle en latin elegantia signa. Cette facilité plaît à la vue, en ce qu’elle imite de plus près la nature, dont les opérations n’ont rien de gêné. Ces statues grossières Christine Noille PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0020 360 Les vers mêlés constituent ainsi un ornement théâtral de la prose d’agrément, un marqueur de sa sophistication ; et la naturalisation du procédé passera alors par la mise en place d’un contexte d’énonciation qui rende vraisemblable l’hétérogénéité, c’est-à-dire le basculement de la prose dans le vers : soit que l’éthos de l’énonciateur soit explicitement ludique 59 , soit qu’un incipit introduise un jeu sur les vers 60 , soit que le contexte générique autorise et même requière un éthos qui se joue 61 ; soit que la fiction en prose introduise un éthos lyrique 62 , soit enfin - et c’est là un cas bien répertorié depuis dont les membres sont raides, et collés les uns contre les autres, rigentia signa, choquent les yeux ». Paraphrase de la remarque de Quintilien sur l’art de la varietas (Inst. 2.13.9, trad. L. Baudet, 1842) : « C’est ainsi que dans les statues et les peintures nous voyons varier, l’air, le visage, les attitudes. Un corps tout droit manque de grâce : cette figure vue de face, ces bras pendants, ces pieds joints, tout cela forme un ensemble plein de roideur [rigens opus]. Mais donnez à cette statue ou à ce portrait de la souplesse, et pour ainsi dire du mouvement, vous animerez cette matière. De là cette variété dans la forme des mains et dans les nuances du visage ». 59 Par exemple dans le protocole énoncé par La Fontaine dans sa première lettre du voyage en Limousin (dans Œuvres complètes, op. cit., p. 17, nous soulignons) : « Considérez, je vous prie, l’utilité que ce vous serait, si, en badinant, je vous avais accoutumée à l’histoire, soit des lieux, soit des personnes […] ». 60 Voir l’ouverture caractéristique des satires à la façon de Sénèque dans l’Apocoloquintose, avec la transition railleuse en prose : « Puto magis intellegi, si dixero… », « Vous me trouverez, je pense, plus intelligible, si je vous dis… » (trad. Ch. Du Rozoir, 1833). 61 L’on pense ici, plus encore qu’à la satire ménipéenne, à la lettre « galante », au sens où Madeleine de Scudéry la définit dans La Clélie (1655, II e part., L. III, p. 1139-1140, nous soulignons), sous l’égide d’une rhétorique de la varietas où le prosimètre a toute sa place : « […] il ne faut pourtant pas y laisser de pratiquer un certain art qui fait qu’il n’est presque rien qu’on ne puisse faire entrer à propos dans les Lettres de cette nature, et que depuis le proverbe le plus populaire jusques aux vers de la Sibille, tout peut servir à un esprit adroit ». 62 Il s’agit alors de rendre vraisemblable qu’un personnage se mette à réciter en vers : on se souviendra ici des préconisations d’un Corneille concernant l’usage des stances dans le contexte de l’alexandrin, cet équivalent dramatique de la prose. Voir Corneille, Examen (1660) d’Andromède (dans Œuvres complètes, Paris, Seuil, 1963, p. 468) : « [les stances] n’ont pas bonne grâce à exprimer tout : la colère, la fureur, la menace, et tels autres mouvements violents, ne leur sont pas propres, mais les déplaisirs, les irrésolutions, les inquiétudes, les douces rêveries, et plus généralement tout ce qui peut souffrir à un acteur de prendre haleine, et de penser à ce qu’il doit dire ou résoudre, s’accommode merveilleusement avec leurs cadences inégales, et avec les pauses qu’elles font faire à la fin de chaque couplet […] ». Pour l’affabulation d’un personnage chantant des vers, voir H. d’Urfé, L’Astrée, 1 e partie, ch. 1, D. Denis (éd.), Paris, Champion, 2011, p. 143, Parler en poète et en orateur : l’art difficile de la prose mêlée PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0020 361 L’Astrée - que la récitation ou la lecture de vers soit marquée par la mimesis d’une parole rapportée au style direct 63 , laquelle équivaut à un décrochage figural apparenté à la prosopopée quintilienne 64 et, en raison de l’absence de visée disputative, à l’éthopée des progymnasmata 65 . Le prosimètre par enchaînement relevait de la figure du mélange et visait à la plus grande intégration possible - en particulier dans la réalisation syntaxique ; le prosimètre par interpolation, variante des figures prosopopéiques, relève des règles d’usage propres aux figures de pensées : par leur visibilité (déploiement sur plusieurs phrases, artifice de leur convocation), les figures de pensées ont vocation à scander le rythme du discours ou de la narration comme une ponctuation forte, à enrichir la prose des effets pathétiques et esthétiques d’une pause ornementale 66 . l’introduction de la deuxième pièce de poésie : « Étant en cette peine, de fortune ils rencontrèrent un jeune berger, et deux bergères auprès de lui. L’une lui tenant la tête en son giron, et l’autre jouant d’une harpe, cependant qu’il allait soupirant tels vers, les yeux tendus contre le ciel, les mains jointes sur son estomac, et le visage tout couvert de larmes. / S TANCES SUR LA MORT DE C LEON ». 63 Voir L’Astrée, 1 ère partie, ch. 1, ibid., p. 137-138, l’introduction de la toute première pièce de poésie : « Les vers sont tels. / M ADRIGAL ». 64 Au sens où Quintilien fait de la prosopopée la figure englobante de toutes les imitations d’énoncés rapportés, que ce soient des paroles ou des écrits. Voir Quintilien, Institution oratoire, trad. J. Cousin, Paris, Les Belles Lettres, t. V, 1978, 9.2.30 sq. : « Grâce à elle [la prosopopée], nous dévoilons les pensées de nos adversaires, comme s’ils s’entretenaient avec eux-mêmes […] ; de plus nous pouvons introduire de manière convaincante des conversations tenues par nous avec d’autres […]. Il y a plus : à l’aide de cette forme de langage, il est permis de faire descendre les dieux du ciel et d’évoquer les morts. Les villes mêmes et les peuples reçoivent le don de la parole […]. Si l’on peut feindre des paroles, on peut feindre aussi des écrits ». 65 Pour une définition moins elliptique que dans les manuels qui s’en tiennent à la formule sibylline d’Aphtonios (Progymnasmata, trad. M. Patillon, 2008 : « L’éthopée est l’imitation de l’éthos d’un personnage donné […], par exemple : quelles paroles dirait Héraclès en réponse aux ordres d’Eurysthée ? »), voir Aelius Théon, Progymnasmata, trad. M. Patillon, 1997 : « La prosopopée est l’introduction d’une personne qui prononce des paroles appropriées à elle-même et au sujet donné, en dehors de toute controverse. Par exemple quelles paroles un mari dirait à sa femme au moment de partir en voyage, ou un général encourageant ses hommes à combattre. Et, pour des personnes existantes, quelles paroles dirait Cyrus marchant contre les Massagètes, ou Datis rencontrant le Grand Roi après la bataille de Marathon ». 66 Sur la gestion dispositive des ornements longs, voir F. Goyet, « Les figures de pensée comme grands blocs, unités minimales pour construire un discours », dans Christine Noille PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0020 362 Que ces deux versants du prosimètre alternent et même se fondent dans la prose mondaine d’agrément, la célèbre remarque de Paul Pellisson sur La Pompe funèbre de Voiture en témoigne, qui additionne l’éloge de la variété et du plaisir, des ornements et de l’enjouement, aux vertus d’une liaison intégrative jugée nouvelle dans la langue française 67 : Je me contenterai de remarquer trois choses qui lui ont, si je ne me trompe, principalement donné ces charmes qu’il est plus aisé de ressentir que d’exprimer. La première est la nouveauté du dessein […]. La seconde est la variété, qui est utile et louable en toutes sortes d’ouvrages, mais absolument nécessaire en ceux qui ne se proposent pour but que le plaisir. Celui-ci est plaisant partout, mais de plusieurs sortes différentes […]. Enfin, ce qui donne beaucoup d’ornement à cet ouvrage, c’est que les vers n’y sont pas seulement mêlés avec la prose, mais composent avec elle le corps d’une même narration, chose pratiquée par quelques Anciens […]. [C]ette liberté de changer de style, et d’être poète et orateur en même temps, doit être réservée, ce semble, aux jeux de l’esprit, et à ces ouvrages d’invention qui tiennent comme un milieu entre la prose et la poésie. 68 Et il est vrai que la Pompe funèbre de Voiture expérimente toutes les modalités d’insertion des vers : par enchaînement syntaxique 69 , par rupture et exhibition d’une récitation ou d’une pièce de poésie rapportée 70 ; et plus encore, selon un mode hybride qui concilie en lui-même l’exhibition et P. Galand, F. Hallyn, C. Lévy et W. Verbaal (dir.), Quintilien ancien et moderne (Actes du colloque de Gand, décembre 2005), Turnhout, Brepols, 2010, p. 527-557. 67 Des exemples de prosimètre syntaxiquement intégré sont certes attestés à la fin du XVI e siècle et au début du siècle suivant, mais surtout du côté des satires néolatines. Voir I. de Smet, « Vers, prose et prosimètre dans les satires néo-latines et françaises du XVII e siècle : polarité, hybridisme ou symbiose fortunée ? », Littératures classiques, 1995, 24, p. 65-81. 68 P. Pellisson, op. cit., p. 18-20. 69 Voir « La Pompe funèbre de Voiture », dans ibid., p. 279-306 : sur seize pièces de vers, quatre sont introduites par enchaînement syntaxique, en particulier les vers à l’ouverture (p. 280, les vers sont en italiques : « […] et pour vous traiter comme un grand homme, je vous dirai tout d’un coup, Voiture ce pauvre mortel/ Ne doit plus être appelé tel […] ») ; voir également ibid., p. 289 et p. 292 (« […] et chantaient à l’envi Sonetti, madrigaletti […] »). 70 Cinq pièces de vers sont introduites par interpolation et imitation d’un discours rapporté : voir ibid., p. 281 (« pour cette fois contentez-vous de ce que je vous vais réciter. Lorsque des demi-Dieux les âmes éternelles […] »), p. 283, p. 291, p. 292 (« Le Tassoné à sa mode accoutumée lui répondait : Era quel Vetturetto […] »), p. 299. Parler en poète et en orateur : l’art difficile de la prose mêlée PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0020 363 l’intégration, par continuité énonciative (essentiellement descriptive) et rupture syntaxique 71 . C’est ainsi que Sarasin est « poète et orateur [presque] en même temps » : le prosimètre enjoué réconcilie les postures que le discours vindicatif opposait, au bénéfice d’une variation constante de l’éthos et du rythme. Ce faisant, il participe pleinement d’une rhétorique des agréments qui s’est réinventée, à l’époque moderne, dans le sillage des rhétoriques hellénistiques. 71 Six pièces de vers prennent le relais de la prose dans une description : voir ibid., p. 284, 287, 288, 292 (derniers vers), p. 300, 301 ; une septième pièce de vers, qui clôt l’ouvrage, prend le relais de la prose dans un régime énonciatif déclaratif (ibid., p. 306) : « […] mon dessein était […] de faire ordonner à ce Dieu que dorénavant les auteurs l’invoqueraient au commencement de leurs ouvrages. De plus je lui voulais bâtir en ces bas lieux/ Un temple et des autels […] »).
