Papers on French Seventeenth Century Literature
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0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
10.24053/PFSCL-2022-0021
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2022
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Le prosimètre comme marqueur de fiction : Histoire celtique de François de La Tour Hotman
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Marie-Gabriele Lallemand
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PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0021 Le prosimètre comme marqueur de fiction : Histoire celtique de François de La Tour Hotman M ARIE -G ABRIELLE L ALLEMAND U NIVERSITÉ DE C AEN N ORMANDIE , L ASLAR Sauf rares exceptions, la poésie dans les romans du XVII e siècle se présente sous la forme de vers cités, et non sous celle d’un continuum de prose et de vers, à l’exemple de la Consolation de Philosophie de Boèce 1 . C’est une de ces exceptions que je me propose ici d’analyser. En 1634 paraît l’Histoire celtique où sous les noms d’Amindorix et de Celanire sont comprises les principales actions de nos Roys & les diverses fortunes de la Gaule et de la France 2 . Son auteur, François de La Tour Hotman est, selon la Bibliothèque universelle des romans, le neveu du fameux jurisconsulte protestant François Hotman ; il est aussi l’auteur d’une traduction de l’Histoire du règne de Henri VII, roi d’Angleterre de Francis Bacon parue chez Pierre Rocolet et Francis Targa en 1627, et du roman paru en 1634. La Tour Hotman, désormais quasiment inconnu, devait bénéficier de son temps d’une certaine reconnaissance de son talent : sa traduction est dédiée au prince de Piémont, Victor Amédée, qui était l’héritier du duc de Savoie alors régnant, Charles Emmanuel I dit le Grand. Mieux encore, son roman est dédié au cardinal de Richelieu. C’est qu’il s’agit d’une fiction à clef : en Amindorix, il faut voir Louis XIII, objet de louanges, comme son ministre. Nous n’avons de ce roman que la première partie, cinq livres couvrant 964 pages car, suivant un usage courant des libraires de ce temps, la parution de la seconde partie, de cinq livres également, était conditionnée par le succès de la première, comme le fait savoir l’« Avertissement ». Or le succès a manqué et le roman serait même complètement tombé dans l’oubli, s’il n’était pas ouvert par une préface (« Advertissement », non paginé) qui a 1 M.-G. Lallemand, « Prosimètre et roman », L’Entre-deux, 6 (1) | décembre 2019 | URL : https: / / www.lentre-deux.com/ ? b=80 | consulté le 22-02-2021 2 F. de La Tour Hotman, Histoire celtique [...], Paris, M. Mathieu Guillemot, 1634 (éd. de référence). Marie-Gabrielle Lallemand PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0021 366 intéressé la critique travaillant sur la fiction narrative en prose au XVII e siècle. L’auteur y fait savoir que son histoire est ancrée en un espace qui sera précisément décrit, la Gaule, dont il va donner « la plus exacte Topographie qu’il ait peu en faire ; qui paroist en gros dans le troisième Livre, & en détail dans tout ce Volume ». Il a tiré cette topographie « des plus anciens & approuvez Autheurs », auteurs qui toutefois ne sont pas cités. Ce roman, poursuit-il, respecte la vraisemblance tant pour les actions des hommes que pour les phénomènes naturels. Il s’inscrit pour ce faire dans la période intermédiaire entre les deux premières guerres puniques. Avec cela l’Autheur s’est donné la peine d’observer ce que les autres semblent avoir dédaigné : car il a composé luy-mesme en faveur de châque Nation, selon que la langue en est diverse, & inventé des noms propres qu’il a donnés aux personnes & aux dignitez, comme il les a jugez convenables : Mais il n’a point oublié sur tout ny leur Gouvernement Politique, ny leurs coustumes, ny la constitution de leurs corps, ny le temperament mesme de leur climat. Quand les « anciennes façons de vivre » ont été jugées trop rudes, il les a adoucies pour les adapter aux mœurs de son siècle où règnent « la politesse & la civilité ». Cette préface est un texte important pour la théorisation du roman, particulièrement du roman héroïque, tel qu’on l’écrit à partir des années 1630, quand la vraisemblance de la fiction amène à l’ancrer dans un cadre historique et géographique bien défini et, précision notable dans cet avertissement, à prendre en considération les différences des mœurs des nations. Cette préface atteste d’une transformation de la conception des fictions romanesques. « Pour en rendre la lecture plus agreable », La Tour Hotman s’est donné deux modèles, l’Histoire éthiopique, dont l’auteur n’est pas cité, et l’Argenis du « Docte » Barclay, « pieces les plus accomplies que nous ayons encore veuës dedans ce genre d’escrire ». Mais il se veut supérieur à ces deux modèles, le premier n’étant pas assez héroïque et le second étant « trop Politique & trop serieux ». Ces deux modèles sont, en 1634, attendus, parce que l’un et l’autre sont des romans à succès. Le premier, l’Histoire éthiopique d’Héliodore, est, entre tous les romans grecs, celui dont l’influence est la plus sensible sur les romans du XVII e siècle qui lui reprennent particulièrement sa structure, début intriguant in medias res, et histoires secondaires insérées dans le récit principal 3 . Le roman de Barclay, paru en 1621, qui est 3 Héliodore, Histoire aethiopique, traduction de J. Amyot, L. Plazenet (éd.), Paris, Champion, 2008, 876 p. Le prosimètre comme marqueur de fiction PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0021 367 donné comme l’autre modèle, est d’ailleurs une imitation d’Héliodore 4 , pour tout ce qui concerne « la coloration romanesque », avec, comme le rappelle Anne-Élisabeth Spica, un début in medias res au milieu d’une bataille confuse, la perte ou l’abandon par les parents, la caractérisation des personnages héroïques amoureux, les déplacements de l’intrigue autour du bassin méditerranéen, les nombreux récits rétrospectifs, comme celui de Selenissa à Radiobanes, et en particulier les enlèvements par les pirates, les marques de naissance de Poliarchus liées à ce que sa mère a vu pendant sa grossesse, un sacrifice humain. 5 Ces deux romans comportent des vers insérés, peu nombreux dans le roman d’Héliodore 6 , beaucoup plus dans celui de Barclay 7 , que ce soient des fragments de poèmes ou des pièces entières, parfois fort longues. Dans tous les cas, les vers sont cités : un décrochage énonciatif se produit, un narrateur, qu’il soit premier ou second, cite un discours, qu’il soit le sien ou celui d’un autre. Relevé des passages en vers de l’Histoire celtique 4 Voir l’étude de la même critique, L. Plazenet, L'Ébahissement et la délectation. Réception comparée et poétiques du roman grec en France et en Angleterre aux XVI e et XVII e siècles, Paris, Champion, 1997. 5 Fictions narratives en prose de l’âge baroque. Répertoire analytique (1611-1623), F. Greiner (dir.), Paris, Garnier, 2014, p. 231. Voir L. Badino, L’Argenis du John Barclay e il romanzo greco, Palerme, Trimarchi, 1939. 6 Voir É. Feuillâtre, Étude sur les « Éthiopiques » d’Héliodore. Contribution à la connaissance du roman grec, Paris, PUF, 1966. 7 Voir les informations procurées par M. Riley et D. Pritchard Huber qui ont édité et traduit le roman de Barclay en 2004 (Assen, The Netherlands, Royal Van Gorcum ; Tempe, Ariz., Arizona Center for Medieval and Renaissance Studies). Marie-Gabrielle Lallemand PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0021 368 1 I, p. 14-15 - 1 quatrain 12/ 8/ 12/ 8 Rimes croisées - 2 quatrains 12/ 8/ 12/ 8 Rimes croisées - 3 quatrains 8/ 8/ 8/ 12 Rimes croisées Vers cités : monologue lyrique en prose et en vers 2 I, p. 45 4 alexandrins Rimes plates Sentence en vers et en prose 3 I, p. 84 1 distique Alexandrins Rimes plates Vers cités (« il concluoit avec un de nos Bardes. ») Sentence 4 I, p. 89 1 quatrain Octosyllabes Rimes croisées Description Comparaison 5 I, p. 94 4 alexandrins Rimes plates Sentence 6 I, p. 98 1 sizain Octosyllabes Rimes embrassées et plates Sentence Métaphore 7 I, p. 136 1 sizain Octosyllabes Rimes embrassées et plates Sentence Métaphore 8 II, p. 213 1 alexandrin Sentence Vers cité « disant ces paroles : « Le salut des vaincus est de n’en point attendre. » 9 II, p. 234 1 sizain 8/ 8/ 8/ 8/ 12/ 12 Rimes embrassées et plates Sentence Comparaison Le prosimètre comme marqueur de fiction PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0021 369 10 II, p. 288 14 vers 12/ 6 Rimes plates Vers cités : dialogue en vers et en prose Discours délibératif plaisant de Dimophore à sa sœur pour la convaincre d’accepter un époux plus vieux qu’elle (« Ma sœur, commença-il à me dire [...] »). Réponse en prose 11 II, p. 323 1 sizain 8/ 8/ 8/ 8/ 12/ 6 Rimes croisées et plates Sentence Images 12 II, p. 350 1 quatrain Alexandrin Rimes croisées Sentence en vers et en prose Métaphore 13 II, p. 352 2 quatrains 8/ 8/ 12/ 6 8/ 8/ 12/ 8 Rimes plates Sentence Euphémisation (viol) 14 III, p. 379 1 quatrain 8/ 8/ 8/ 12 Rimes croisées Comparaison (et sentence) 15 III, p. 418 1 huitain Alexandrins Rimes croisées Vers cités : oracle 16 III, p. 427 1 distique Alexandrins Rimes plates Description 17 III, p. 462- 463 8 vers Alexandrins Rimes plates Vers cités : monologue intérieur/ discours moral en prose et en vers prononcé par Timarque, sur l’aumône. 18 III, p. 467- 468 1 quatrain Alexandrins Rimes croisées Sentence Comparaison 19 III, p. 512 1 quatrain Octosyllabes Rimes embrassées Vers cités : inscription satirique sous une statue Marie-Gabrielle Lallemand PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0021 370 20 III, p. 532- 535 6 fois refrain (8/ 12) et dizain (8/ 8/ 8/ 8/ 8/ 8/ 12/ 12/ 12/ 12) Rimes plates et croisées Vers cités : « Ode de triomphe » composée et chantée pour le triomphe de Palingène, à Marseille 21 IV, p. 564 et 565 1 alexandrin 4 alexandrins Rimes plates Portrait en prose et en vers (physiognomonie/ blâme) 22 IV, p. 602- 603 14 alexandrins abba abba ccdede Vers cités : sonnet de Théoclaste (éloge) 23 IV, p. 626 1 quatrain 12/ 6/ 12/ 12 Rimes croisées Éloge en prose et en vers 24 IV, p. 639 1 alexandrin Sentence 25 IV, p. 714 4 alexandrins Rimes croisées Rappel des 4 premiers vers de l’oracle cité p. 418 26 IV, p. 729 et 730 1 sizain Octosyllabes Rimes plates et croisées 1 sizain 8/ 8/ 8/ 8/ 12/ 6 Rimes croisées et plates Scène de première rencontre Première insertion, p. 729 : comparaison 27 V, p. 755-756 2 alexandrins Rimes plates Vers cités : discours intérieur de Célanire (« disant en elle-même que […] ») 28 V, p. 801 1 dizain Octosyllabes Rimes embrassées, plates, embrassées Sentence Comparaison 29 V, p. 912 1 dizain Octosyllabes Rimes croisées, plates, croisées Vers cités : malédiction proférée par Célanire contre son ravisseur 30 V, p. 961 1 sizain Octosyllabes, Rimes croisées et plates Comparant en vers, comparé en prose Le prosimètre comme marqueur de fiction PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0021 371 On remarque que seulement trois vers sont employés, l’alexandrin ainsi que l’octosyllabe 8 et, moins fréquemment, l’hexamètre, mais avec des agencements de vers et avec des schémas de rimes divers. À l’évidence, il y a une recherche de variété. On trouve donc des agencements comme celuici : La Vertu par des puissans charmes 8/ A Sçait assujettir l’amitié 8/ B S’il avient qu’elle ait pour ses armes 8/ A La complaisance & la pitié ; 8/ B Mais surtout quand le nœud d’une amour pure & sainte 12/ C En affermit l’estreinte. 6/ C Nous avons ici affaire à des vers mêlés 9 . Les vers cités Dans l’Histoire celtique, on trouve des cas de vers cités : & ainsi encouragé par un si bon presage il concluoit avec un de nos Bardes. C’est lors que les secours defaillent aux humains, Que Dieu pour les aider les arme de ses mains. 10 Ode (20), sonnet (22), oracle (15, 25) et inscription lapidaire en vers (19) se retrouvent dans d’autres romans du temps. En revanche la première insertion de vers dans l’Histoire celtique est, elle, étonnante, et mérite donc d’être regardée de plus près. La Tour Hotman reprochait au roman d’Héliodore de n’être pas assez héroïque. Le héros en effet n’accomplit aucun exploit militaire. Le berger de pastorale non plus ne se distingue pas par sa prouesse au combat, même si, comme Céladon dans la dernière partie de L’Astrée, il peut se battre avec la vaillance d’un chevalier. Ce berger, on le sait, s’occupe surtout de ses amours et l’amour est le sujet de la quasi-totalité des poésies du roman. Les bergers parlent en prose et en vers, ou plus exactement, chantent en vers, comme le fait, dans le livre 5 de la troisième partie, un groupe de trois bergers, Silvandre, Corilas et Phillis, qui dialoguent en prose et en vers 8 Malherbe a une prédilection pour les strophes hétérométriques d’alexandrins et d’octosyllabes, prédilection dont l’influence est grande sur les poètes des années 1620-1660. Voir l’étude de R. Fromilhague, Malherbe : technique et création poétique, Paris, A. Colin, 1954. 9 P. 323. Sur les vers mêlés, voir W. T. Elwert, « La vogue des vers mêlés dans la poésie du XVII e siècle », XVII e siècle, n°88, 1970, p. 3-18. 10 P. 83-84. Marie-Gabrielle Lallemand PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0021 372 chantés 11 . De ce fait, les bergers sont des locuteurs d’un genre bien particulier. Dans les années 1630, les fictions mettent en scène des héros guerriers, qui pour certains sont de grandes figures historiques. Des auteurs vont tenter de faire fusionner le héros épique et le berger de pastorale, c’est ce que fait Desmarets dans un roman quasiment contemporain de l’Histoire celtique, l’Ariane, qui, lui, a rencontré un grand succès (1632, réédition en in-quarto avec gravures en 1639). Mélinte, le héros, compose en abondance de la poésie et même remporte le concours de poésie des jeux olympiques (livre 6). Se pose alors un problème de vraisemblance du personnage. La plupart des auteurs de romans héroïques choisissent en conséquence d’écrire des romans en prose dans lesquels les héros ne sont pas des poètes, même s’ils sont des parangons d’amoureux : Polexandre dans la version de 1637 du roman de Gomberville, Ibrahim, Cyrus, héros éponymes de romans des Scudéry (parus respectivement en 1641 et en 1649-1653), Oroondate le héros de Cassandre de La Calprenède (1642-1645) notamment. Au début du roman de La Tour Hotman, il n’est pas question d’amour mais de conflits, de châtiment et de vengeance, jusqu’à ce que le héros, Palingène, la nuit venue, ait le temps de songer à ses amours, ce qui entraîne une insertion de vers. Cet usage de la poésie est dans le roman unique : le héros ne se plaindra ensuite qu’en prose, comme le feront aussi d’autres personnages. C’est une façon de livrer l’autre facette du héros épique : l’amoureux. Le recours à la poésie est donc ici une expression stylistique de la conciliation entre Mars et Vénus qu’opère le roman héroïque : Dans ce comble d’inquietudes & de disgraces, Helas ! disoit-il, d’une voix plaintive & languissante, O Ciel souffriras-tu qu’un autre amant possede Contraire à mon contentement Cette rare beauté, d’où mon amour procede Et qui m’appartient justement ? Sa parole fut lors estouffée par plusieurs sanglots, à la violence desquels ayant cedé pour quelque temps il recommança sa plainte de cette pitoyable sorte, Car, helas ! C HRYSIDOXE , encore que ton ame, Vray temple de perfections, M’ait assez descouvert le secret de ta flamme Et tes sainctes affections : Mon amour toutefois me tient dans la contrainte, Et travaillant tousjours mon cœur, Elle en chasse l’espoir pour y loger la crainte, Et me fait mourir en langueur. 11 H. d’Urfé, L’Astrée, H. Vaganay (éd.), Genève, Slatkine Reprints, 1966, p. 226-238. Le prosimètre comme marqueur de fiction PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0021 373 Et certainement il ne soupçonnoit pas sans raison qu’apres que le Prince qui avoit cette Dame en sa puissance seroit delivré de la captivité de ses ennemis, il voudroit asseurement venir aux effets des nopces si long-temps desirées en une occasion si plausible, & pour le contentement de son père & pour son propre bon-heur, aussi bien que pour l’aggrandissement de leur Empire. Ce raisonnement luy fit encore prononcer ces douloureux regrets. Ce qui sera cause, ma belle, Que tu me fausseras la foy, Ne laissant d’estre criminelle Quoy qu’on te force à prendre un mary malgré toy. Ou bien si selon mon attente Tu veux empescher cet effort, Ton amour fidelle & constante Animera ton bras pour te donner la mort. Ainsi n’ayant plus dequoy vivre Entre ces deux extremitez, Et faisant gloire de te suivre Mes desplaisirs seront par les tiens limitez. 12 Amoureux, le héros s’exprime en vers comme naturellement 13 . Il y a dans le roman de La Tour Hotman d’autres cas remarquables de prise de parole spontanée en vers, pour formuler une sentence (9) ou proférer une malédiction (30), de même que dans un dialogue comique (10 : une réplique en vers, une en prose), dans le monologue intérieur de Timarque (17) et dans celui de Célanire (27). Le continuum de prose et de vers Le continuum de prose et de poésie est mieux représenté que les vers cités dans l’Histoire celtique. Par exemple : Alors ce jeune homme ambitieux & vain 14 , se voyant prisé de tous à cause de sa beauté, de sa taille advantageuse, & de la bonne nourriture qu’il avoit 12 P. 14-16. 13 Cf. C. Sorel, Le Berger extravagant : « Ne faut-il pas que tous les bergers soient Poètes ? En as-tu vus pas un dans les Histoires qui ne l’ait été ? N’as-tu pas remarqué qu’ils doivent faire des vers en parlant, et qu’il faut que ce leur soit si aisé que la parole l’est aux autres personnes ? » (A.-É. Spica (éd.), Paris, Champion, 2014, p. 27-28). 14 Il s’agit de Limodoque qui est l’exemple de l’ingratitude envers la famille de Cléomédon et qui est en outre, en dépit de sa basse naissance, bien décidé à se faire une place au soleil. Marie-Gabrielle Lallemand PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0021 374 prinse chez nous, mais encore plus pour l’honneur qu’il avoit de nous appartenir, porté d’un insatiable desir, comme avoient esté les siens, de monter aux grandes charges de l’Estat, esleva ses desseins encore plus haut, & s’attacha comme le lierre à une forte muraille, en s’appuyant des principaux Chefs de nostre famille, & particulierement de l’authorité de mon frere pour apres ruiner nostre maison & la faire tomber. Car l’astre, dont la beauté Par toute la terre connuë, N’a pas si tost formé la nuë Qu’elle veut troubler sa clarté, Tournant malignement son estre Contre celuy qui l’a fait naistre ; Ainsi cet ingrat L IMODOQUE , qui doit sa fortune & ses honneurs à ceux de nostre famille, se voyant eslevé au somment de ses desirs, tasche maintenant de noircir ce qu’il y a d’esclat & de lustre en la reputation de mon frere, & en la mienne pareillement. 15 Dans cet exemple, le passage en vers est lié à celui en prose qui le précède par une relation logique de conséquence à cause que rend explicite la conjonction de coordination « car », et il est lié à celui qui le suit par une comparaison, comme le souligne encore un adverbe « ainsi ». La syntaxe joint fermement la prose à la poésie. Il en va de même dans cet autre exemple où les compléments circonstanciels d’une proposition en prose sont écrits en vers : [Un homme arrive dans le jardin où Cléomédon s’est retiré une nuit pour réfléchir à sa situation, il se fait discret pour observer sans être vu,] joint qu’il le faisoit aussi sur l’esperance de contenter sa curiosité : A son marcher pesant, à ses foibles genoux, A son haleine courte, à sa voix, à sa toux Il jugea incontinnent que c’estoit un homme d’aage. 16 La sentence et le discours sentencieux Les romans ont des passages obligés, qui sont des genres brefs agencés dans le genre long qu’est le roman. Parfois, des tables recensent certains d’entre eux : table des histoires, table des descriptions, table des poésies, table des lettres dans l’Histoire celtique. Il en va de même pour le récit historique. Aussi trouve-t-on à l’orée de la traduction de Bacon par F. La Tour Hotman une « table des principales pièces de cette histoire » qui 15 P. 135-136. 16 P. 427. Le prosimètre comme marqueur de fiction PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0021 375 recense les harangues et autres discours d’apparat, et un éloge 17 . Certaines de ces figures obligées se trouvent dans les récits fictionnels et historiques. Elles le sont soit continûment, comme le portrait ou la sentence, soit pour renforcer la vraisemblance du roman par renforcement de l’hybridation générique entre le roman et l’histoire en introduisant une harangue 18 ou une lettre officielle 19 . Les sentences ou discours sentencieux prolifèrent donc dans les récits fictionnels et historiques, particulièrement du début du XVII e siècle. La plupart du temps, dans son roman, La Tour Hotman les rédige en prose. Mais il arrive qu’il choisisse le vers : En ce transport, elle prit d’une main tremblante un petit cousteau qu’elle croyoit avoir reservé pour un si sanglant usage, & mesurant l’estenduë de son bras pour mieux addresser son coup, elle en sonda la place avec l’autre main par le battement de son cœur, disant ces paroles : Le salut des vaincus est de n’en point attendre. Mais lors qu’elle retiroit la gauche, & prenoit son temps pour se donner le coup de la mort, un des soldats qui l’avoit observé [sic] dez son premier mouvement, s’estant apperceu de ce funeste dessein fit doucement quelques pas […]. 20 Autre exemple, cette fois-ci d’un discours sentencieux (Timarque se réjouit de ce que les Dieux lui ont fait adopter un enfant remarquable) : Vois donc, recommença le bon-homme, de quelle grace les Dieux recompenserent mes aumosnes, en me faisant possesseur d’un thresor si rare & si precieux : Aussi faut-il que l’homme enclin à son peché, Aux choses d’icy bas soit par trop attaché, S’il ne confesse pas que le bien qu’il possede, Aux miseres d’autruy doit servir de remede : Qu’au lieu de dissiper son or & son argent, Il luy faut prendre soing d’en aider l’indigent, Et que des charitez qui se font sans mesure, L’on en reçoit au Ciel l’interest & l’usure. Que si quelqu’un se doit nommer pauvre, c’est à mon advis celuy qui a de la convoitise […]. 21 17 Nous nous permettons de renvoyer à notre article « Les Ornements rhétoriques du récit historique », Littératures classiques, 30, 1997, p. 105-119. 18 P. 195-196. 19 P. 479-481. 20 P. 213. 21 P. 462- 463. Marie-Gabrielle Lallemand PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0021 376 Dans le récit historique, il peut arriver que la sentence ou le discours sentencieux soient mis en valeur par le recours à une icône dans la marge : une main dont l’index désigne le passage à méditer. C’est par exemple le cas dans l’Histoire de France de Mézeray dans l’édition de 1685 22 . Le recours au vers, qui est imprimé en italique, a un même effet : faire remarquer un passage dans le fils du discours. Il permet, en outre, une meilleure mémorisation du propos moral. On peut cependant, me semble-t-il, avancer une hypothèse pour expliquer le recours au vers : la volonté de distinguer les deux genres, romanesque et historique, en recourant au vers pour la formulation d’un des genres insérés communs, la sentence. Cela vaut aussi pour le portrait (21) et pour l’éloge (23). Il s’agit donc pour l’auteur d’écrire une fiction historique, certes, mais sans pousser la confusion trop loin entre le récit romanesque et le récit historique, charge à la poésie de bien marquer la différence, là où d’autres auteurs vont distinguer les genres par la matière. Dans l’Histoire celtique en effet, la matière amoureuse est moins importante que les intrigues politiques et politico-matrimoniales, et les plaintes amoureuses ne prolifèrent pas, ce qui distingue ce roman des romans héroïques à succès contemporains ou un peu postérieurs, notamment ceux de Desmarets de Saint-Sorlin et Gomberville. Une poésie prosaïque Le relevé des passages en vers de l’Histoire celtique met en évidence que poésie et langage imagé vont souvent de pair. C’est le cas, par exemple, dans ce passage des pages 135-136 cité plus haut où le propos sentencieux concernant l’homme comblé de faveurs mais ingrat est formulé métaphoriquement. Cette association est d’autant plus sensible dans ce roman que le recours aux images n’est pas fréquent dans la prose. Ce relevé montre également que deux scènes seulement sont l’occasion d’un emploi étendu de la poésie, entendons par là non un unique passage de la prose au vers mais deux (26) ou trois (1). Ces scènes ainsi distinguées comme les plus poétiques sont la grande plainte amoureuse du héros au début du roman, et la scène de première rencontre, précisément le moment où pour la première fois les yeux du héros rencontrent ceux de l’héroïne : & la violence en fut si grande que son cœur se sentit à l’instant percé d’un esclat qui ne fut pas moindre que celui de la foudre. Aussi les traits de la cruauté, Tirez des yeux d’une beauté 22 Paris, D. Thierry, J. Guignard, C. Barbin (disponible sur Gallica). Le prosimètre comme marqueur de fiction PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0021 377 Dans l’ame d’Amour agitée, Sont plus contagieux au cœur, Qu’une flesche, qu’on a frottée D’une venimeuse liqueur. A la fin elle l’envisagea encore plus fixement […]. 23 Pour La Tour Hotman, la fiction romanesque a partie liée avec la poésie, de là le recours aux mètres et aux images, mais avec une poésie qui serait assez libre et variée, de là l’emploi des vers mêlés et le recours à des organisations de strophes et de rimes non régulières, en sorte que les effets rythmiques et sonores de la poésie soient moins sensibles. Une poésie prosaïque en quelque sorte. Conclusion : une fiction historique en prose et en vers La fiction historique, à bien des égards, se rapproche de l’Histoire 24 , il suffit de lire simultanément la traduction de l’Histoire du règne de Henri VII et l’Histoire celtique pour en être convaincu 25 . Qui plus est, le projet de La Tour Hotman est de rendre encore plus sensible la dimension factuelle de sa fiction, en y insérant de nombreuses informations sur la géographie 26 et sur les mœurs des nations, et, autre modalité de raccord entre le roman et l’Histoire, en donnant, à la suite de Barclay, une fiction politique à clé 27 . En général, la marque stylistique la plus sensible de la fiction amoureuse est la 23 P. 728-729. Sur l’importance de cette scène dans le genre romanesque, voir l’étude de J. Rousset parue chez J. Corti en 1981, Leurs yeux se rencontrèrent. 24 Voir les travaux de C. Esmein à ce sujet : L’Essor du roman. Discours théorique et constitution d’un genre littéraire au XVII e siècle, Paris, Champion, 2008 ; Poétiques du roman. Scudéry, Huet. Du Plaisir et autres textes théoriques et critiques du XVII e siècle sur le genre romanesque, Paris, Champion, 2004. 25 Entre autres exemples de rapprochement entre les deux récits : l’intrigue politicomatrimoniale qu’est le mariage d’Henri avec Elisabeth d’York est de même nature que de nombreuses intrigues de l’Histoire celtique, l’usurpation d’identité du jeune Lamert Simmel, qui se fait passer pour Richard d’York, rappelle tous les cas de déguisement, topiques dans les romans. 26 L’importance des informations géographiques, là ou d’ordinaire les auteurs ont recours à des personnages et des faits historiques pour fonder la vraisemblance, peut s’expliquer par le fait qu’il s’agit d’un roman à clé : les personnages et les faits sont alors en quelque sorte anhistoriques. 27 Voir J. Glomski, « Politique and Passion. Fact and Fiction in Barclay’s Argenis », Seventeeth Century Fiction. Text and Transmission, J. Glomski et I. Moreau (dir.), Oxford, Oxford University Press, p. 49-63, et l’introduction de l’édition de 2004 de l’Argenis citée plus haut. Marie-Gabrielle Lallemand PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0021 378 présence importante voire massive de discours direct pathétique, chez Desmarets comme chez les autres auteurs contemporains, mais pas chez La Tour Hotman. En revanche, ce qui est stylistiquement frappant chez lui et qui distingue son roman des autres, ce sont les litanies de noms de personne et de lieu, qui donnent à cette narration fictionnelle un air de narration historique, comme dans l’exemple suivant : La joye du Roy B RINNOMAR son père ne fut pas moindre : car outre qu’il estoit glorieux de cette belle victoire que son fils avoit acquise, qui portoit une reflexion si avantageuse à la renommée de sa nation, & à l’honneur de sa propre personne, par le moyen de ce mariage il se voyoid [sic] maistre absolu de toute l’Hibernie ; ayant eu depuis quelques années la succession D ’I RAMOCLAM , qui avoit pour neveux & pour héritier les enfans de la maison de Bretagne : Il se promettoit aussi d’annexer à ses Estats le Royaume d’Aquitaine, & de se rendre par ces acquisitions le plus puissant Prince de l’Europe : Il m’envoya tout aussi tost faire de grands complimens par ses Ambassadeurs, & le Prince en fit de mesme : Avec cela pour sonder si j’avois envie de me remarier, plusieurs belles propositions me furent faites de sa part, à cause qu’alors il estoit veuf : Mais ayant consulté l’oracle de Genabe ville des Carnutes, je fus avertis de me retirer en l’Ardenne des Redonois Aremoriques & d’y vivre solitaire, en attendant que les Dieux me fissent un autre commandement : Et ainsi les Ambassadeurs de Bretagne s’en retournerent sans aucune reponse. 28 On peut alors avancer l’hypothèse que, dans ces années 1630, l’usage que fait La Tour Hotman de la poésie dans son roman est un moyen de distinguer le roman de l’Histoire, moyen tout aussi discriminant que le début in medias res auquel il recourt également. Boisrobert, dans les mêmes années, prend un tout autre parti, tentant de faire passer l’Histoire indienne d’Anaxandre et d’Orasie pour une histoire vraie, un récit historique 29 . L’étude des vers dans le roman de La Tour Hotman montre que c’est l’association entre poésie et lyrisme amoureux d’une part, et poésie et style élevé d’autre part, qui explique principalement le recours aux vers cités ou au continuum de prose et de poésie. Nombre de romans du temps sont inachevés parce que les libraires testent le succès de l’œuvre en en livrant pour commencer une première partie. Pour quelle raison, dans ces années 1630, l’Histoire celtique n’a pas 28 P. 634-635. 29 F. Le Metel de Boisrobert, Histoire indienne d’Anaxandre et d’Orazie, Paris, F. Pomeray, 1629 ; voir la préface, non paginée. Le début ne s’effectue pas in medias res, comme le fait remarquer la préface, et à part une inscription lapidaire (livre 1, p. 33), il n’y a pas de vers dans ce roman. En revanche, on y trouve une harangue (livre 4, p. 362-365) et une lettre officielle (livre 6, p. 464-465). Le prosimètre comme marqueur de fiction PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0021 379 rencontré le succès contrairement à Ariane ? En l’occurrence s’intéresser aux échecs est une autre voie pour cerner la conception dominante du roman et, plus particulièrement pour ce qui nous concerne ici, la conception de l’usage de la poésie dans l’épopée en prose qu’est le roman. L’Histoire celtique est un cas d’autant plus intéressant que La Tour Hotman, comme nous venons de le dire, se démarque de ses modèles pour ce qui concerne le prosimètre romanesque : il effectue un choix, singulier. Toutefois le roman est bien alors conçu comme une épopée en prose, raison pour laquelle, finalement, la présence de vers dans le roman historique pose problème. C’est pourquoi, si Pierre de Marcassus dans la traduction qu’il a donnée en 1622 de l’Argenis a conservé les pièces en vers, l’abbé Josse, en 1632, les a supprimées 30 . Le choix stylistique de La Tour Hotman n’a pas fait école. 30 Les Amours de Poliarque et d’Argenis, Paris, N. Buon, 1622 ; L’Argenis de Barclay, Chartres, N. Besnard, 1632.
