eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 49/97

Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
10.24053/PFSCL-2022-0022
121
2022
4997

Les Pompes funèbres prosimétriques des Sarasin et de Boucher. De l’antagonisme à la complémentarité entre les mondes « terrestre » et « spirituel »

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2022
François Laurent
Cécile Tardy
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PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0022 Les Pompes funèbres prosimétriques de Sarasin et de Boucher. De l’antagonisme à la complémentarité entre les mondes « terrestre » et « spirituel » F RANÇOIS L AURENT ET C ÉCILE T ARDY C E R E S, U NIVERSITÉ DE L IMOGES Pour qui lit aujourd’hui les pompes funèbres écrites en hommage à Voiture et à Scarron 1 , l’univers qu’elles construisent a de quoi étonner. Un univers hybride et singulier - non seulement parce qu’y alternent la prose et les vers, mais aussi parce que s’y croisent des hommes et des dieux, des auteurs disparus et des personnages fictifs, un Génie nonchalant et des Cupidons endeuillés… Tous composent, en l’honneur des poètes défunts, une louange pleine de raillerie - portée par des cortèges mêlés dont Les Funérailles de l’Amour pourraient offrir une transposition iconographique 2 . 1 Jean-François Sarasin, La Pompe funèbre de Voiture. Avec la clef, Paris, s. l., 1649 (désormais SAR) ; Boucher, « La Pompe funèbre de Scarron » [1660], dans Paul Scarron, Recueil de quelques vers burlesques. Une anthologie, Jean Leclerc et Claudine Nédelec (éd.), Paris, Classiques Garnier, 2021, p. 568-577 (désormais BOU). Les citations sont en orthographe modernisée. 2 Sur cette toile qui représente le cortège funèbre de l’Amour, les poètes de la Pléiade se mêlent aux Cupidons et se dirigent vers le Temple de Diane. François Laurent et Cécile Tardy PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0022 382 Les Funérailles de l’Amour, attribué à Antoine Caron, ou à Henri Lerambert, c. 1580 (Musée du Louvre, Creative Commons) Mais au XVII e siècle, ces textes d’apparence fantaisiste entrent en résonance avec le genre, bien sérieux celui-ci et très codifié, des pompes funèbres princières, dont la fonction est à la fois mémorielle et consolatoire 3 . Tout en conservant la structure de ces textes officiels (en trois phases : derniers moments du défunt, convoi funèbre, liturgie) ainsi que certains de leurs passages obligés (comme les questions de protocole présidant à l’ordre du cortège, ou l’importance accordée à l’effigie), ce corpus en 3 L’expression « pompe funèbre » désigne à la fois un cérémonial funéraire et la représentation (textuelle ou iconographique) qui en témoigne : l’un et l’autre font l’objet de rituels qui, tout en évoluant de la Renaissance au XVII e siècle, restent très codifiés. À ce sujet, voir entre autres Ralph E. Giesey, Le Roi ne meurt jamais : les obsèques royales dans la France de la Renaissance, Paris, Flammarion, 1987 ; Georges Fréchet, « Forme et fonction des livres de pompes funèbres », dans Jean Balsamo (dir.), Les Funérailles à la Renaissance, Genève, Droz, 2002, p. 199-219 ; Vivien Richard, « La mort du Prince. Pompes funèbres et recueils gravés », dans Dominique Morelon (dir.), Chroniques de l’éphémère, Paris, Publications de l’Institut national d’histoire de l’art, 2010. Nous remercions Georges Fréchet, pour les pistes bibliographiques qu’il a bien voulu nous suggérer - en mentionnant, parmi les plus anciennes pompes funèbres en faveur d’artistes, celles en hommage à Michel-Ange Buonarrotti (1564) et à Agostino Caracci. Les Pompes funèbres prosimétriques de Sarasin et de Boucher PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0022 383 propose une transposition parodique - fidèle en cela à la source antique dont il s’inspire, L’Apocoloquintose de Sénèque 4 . Il opère à ce titre plusieurs déplacements : sur le plan du contenu, il substitue à la figure du prince celle d’un poète galant ou burlesque ; sur le plan formel, il introduit une variation prose-vers et installe un « dispositif allégorique 5 » en convoquant des figures mythiques et fictives. Pour rendre compte de ce genre marginal des pompes funèbres allégoriques et de leur lien à la forme prosimétrique 6 , l’analyse portera sur deux d’entre elles 7 : La Pompe funèbre de Voiture par Sarasin (1649), considérée comme le premier texte de ce type 8 ; et La Pompe funèbre de Scarron par 4 Cette « satire ménippée », qui mêle prose et vers ainsi que les niveaux stylistiques les plus variés, narre de manière parodique la divinisation de l’empereur Claude après sa mort. Son rôle de source par rapport à l’œuvre de Sarasin a été mis en lumière. Voir Marion Faure-Ribreau, « Jeux en vers, jeux en prose : les énonciations multiples de l’Apocoloquintose », dans Christine Dupouy (dir.), Vers et prose : alternances, hybridations, tensions, Tours, Presses Universitaires François- Rabelais, 2016, p. 33-52 ; Marie-Gabrielle Lallemand, Claudine Nédelec et Miriam Speyer, « Le Prosimètre au XVII e siècle, un ambigu de vers et de prose », L’Entre-deux, n° 6, déc. 2019. 5 Sur cette notion, voir Delphine Denis, « Manières de critiquer, les fictions allégoriques », dans Sara Harvey (dir.), La Critique au présent, Paris, Classiques Garnier, 2019, p. 51-66. 6 On trouve un tout autre usage du prosimètre chez La Fontaine, notamment dans son Voyage en Limousin ; cf. François Laurent et Cécile Tardy, « Le Récit d’un voyage en Limousin de La Fontaine (1663) : construction et résolution d’une hétérogénéité textuelle », communication présentée dans le colloque organisé par Odile Pauchet, laboratoire EHIC, Limoges, 10-11 déc. 2021 (à paraître : Paris, Hermann, « Bibliothèque des Littératures Classiques », 2022). 7 Deux autres pompes funèbres fictives, en prose, ont paru au XVII e siècle : La Pompe funèbre de M. Scarron, Paris, J. Ribou, 1660 ; et celle consacrée à La Calprenède : La Pompe funèbre de l’auteur du Faramond, Paris, s. l., 1663. Publiée en 1701, La Pompe funèbre d’Arlequin (consacrée à Évariste Gherardi, acteur italien assassiné en 1700) se rapproche davantage de notre corpus, en raison de la forme prosimétrique qu’elle revêt et des emprunts au texte fondateur de Sarasin. Sur l’alternance prose/ vers dans les textes narratifs au XVII e siècle, voir notamment Marie- Gabrielle Lallemand, « L’énonciation lyrique dans les fictions narratives en prose du début du XVII e siècle », dans Christine Dupouy (dir.), Vers et prose, op. cit., p. 103-118. 8 Le genre de la pompe funèbre allégorique, dont Sarasin peut être vu comme l’inventeur en langue française, se rapporte à quelques textes antérieurs, de langue italienne et espagnole. Elle rappelle la pompe funèbre de Pétrarque par Antonio Beccari (Canzone morale del detto Maestro Antonio, quando si deceva, che M. Francesco Petrarca era morte, 1343) - texte connu en France par l’édition que François Laurent et Cécile Tardy PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0022 384 Boucher (1660), qui s’y rattache par des échos intertextuels directs. Les études ayant porté sur ces prosimètres, tout en soulignant leur ancrage dans une esthétique galante ou burlesque avec une double visée de divertissement et de satire, ont mis en évidence deux modes d’alternance : la succession (lorsque la narration se poursuit de la prose aux vers : linéarisation textuelle) ou l’insertion (lorsque les vers s’intègrent au texte d’accueil à la manière d’épitaphes poétiques : enchâssement d’un discours second) 9 . Le cadre théorique de la sémiotique sera ici mobilisé, pour éclairer la structure fondamentale de ces textes. Ils sont en effet le lieu d’une coexistence de deux mondes - l’un terrestre, l’autre spirituel au sens large (incluant le mythe gréco-romain, ainsi que des personnages littéraires de légende, des protagonistes imaginaires du XVII e siècle). En découle la construction d’un univers qui, en effet, peut être dit singulier - puisqu’il repose sur l’interaction de deux univers préexistants. Plus spécifiquement, et pour résumer trivialement, l’outil conceptuel qu’est le parcours génératif 10 , en Jacopo Corbinelli fait de La Bella Mano de Giusto de’Conti (Paris, M. Patisson, 1588), où ces vers sont insérés (éd. Vérone, Tumermani, 1750, p. 221-230). Dans ce cortège, défilent allégories (la Grammaire, la Rhétorique…) et figures mythologiques (telles les Muses, qui « déchirent leurs habits et arrachent leur cheveux », et Minerve qui clôt le convoi). Un autre lien se tisse avec un livre d’hommage posthume à Lope de Vega de Juan Pérez de Montalbán (Fama póstuma [1636], Enrico di Pastena (éd.), Pise, ETS, 2001) qui se termine sur une pièce en trois actes se déroulant au Parnasse, où Apollon préside les obsèques du poète défunt, alors que Philippe IV s’y était refusé. 9 Voir notamment Jean-François Castille, « Le prosimètre galant. Jean-François Sarasin : La Pompe funèbre de Voiture », dans Marie-Gabrielle Lallemand et Chantal Liaroutzos (dir.), De la grande rhétorique à la poésie galante, Caen, Presses Universitaires de Caen, 2004, p. 157-174 ; D. Denis, op. cit., et M.-G. Lallemand, C. Nédelec et M. Speyer, op. cit. Sur la distinction entre deux modes d’alternance, voir aussi M.-G. Lallemand, « L’énonciation lyrique... », op. cit. : « Les narrations fictionnelles au XVII e siècle recèlent souvent des vers. Tantôt la narration en prose se poursuit en vers (prosimètre) tantôt, c’est le cas de loin le plus fréquent, des vers sont insérés dans la narration en prose parce qu’un personnage en compose, en lit, en chante, et que ceux-ci sont reproduits (poésie insérée) » (p. 103). 10 « Nous désignons par l’expression parcours génératif l’économie générale d’une théorie sémiotique (ou seulement linguistique), c’est-à-dire la disposition de ses composantes les unes par rapport aux autres, et ceci dans la perspective de la génération, c’est-à-dire en postulant que, tout objet sémiotique pouvant être défini selon le mode de sa production, les composantes qui interviennent dans ce processus s’articulent les unes aux autres selon un ‟parcours” qui va du plus simple au plus complexe, du plus abstrait au plus concret » (Algirdas Julien Greimas et Joseph Courtès, Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage [1979], Paris, Hachette, 1993, p. 157-160). Les Pompes funèbres prosimétriques de Sarasin et de Boucher PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0022 385 postulant une théorie dynamique de la production textuelle à travers trois niveaux - syntaxe fondamentale, syntaxe narrative de surface et syntaxe discursive - fournira à l’analyse qui suit ses principaux points d’ancrage 11 . La syntaxe fondamentale Neutralisation de l’antagonisme terrestre vs spirituel Dans la conception générative de la textualité propre à la sémiotique greimassienne, la syntaxe fondamentale, qui relève d’une structure sémionarrative, correspond au niveau profond de la narrativité où se jouent les oppositions syntaxiques élémentaires, dont le carré sémiotique offre une représentation synthétique possible. Ce niveau le plus abstrait de la générativité permet d’exhumer les antagonismes fondateurs du texte, qui seront ensuite convertis dans des structures narratives, puis discursives : un parcours allant de la profondeur à la surface du texte se trouve ainsi défini. Au niveau le plus profond de leur syntaxe fondamentale, les prosimètres de Sarasin et de Boucher font état de relations de contrariété, de contradiction et de complémentarité ; sur le plan du contenu, ces relations se manifestent entre un univers terrestre et un univers spirituel (qui ont trait, quant à eux, à la sémantique profonde). En effet, la syntaxe fondamentale des lettres place en situation d’antagonisme deux mondes. L’un est immanent : il correspond à l’ici-bas. L’autre, transcendant, se rapporte à un au-delà, non pas chrétien comme dans les pompes funèbres officielles, mais mythologique, en référence à une culture païenne gréco-romaine. Cette opposition classique entre le terrestre et le spirituel peut être déduite de l’objet même de ces pompes funèbres, qui narrent une cérémonie entourant la mort (le moment de passage d’un monde à l’autre). Elle se manifeste aussi, au sein des textes, par maints antagonismes. Ces derniers sont thématiques : le corps vs l’âme ; le matériel vs le divin… Ils se déclinent aussi sur le plan temporel (fugacité du temps humain vs éternité) et enfin sur le plan spatial - qu’il s’agisse de localisations (le bas vs le haut, le proche vs le lointain) ou de topographies (antithèse entre « ces bas lieux » et « l’empire de la Poésie » 12 ; ou entre « Paris » et « Parnasse », reliés par la paronomase 13 ). Sur le plan actoriel 11 La présente étude n’a pas pour objectif de proposer un examen critique de son cadre théorique. Les indications livrées, ici et là, devront permettre au lecteur de suivre la démonstration sans recourir aux textes fondateurs de la sémiotique. 12 SAR, p. 25-26. 13 BOU, p. 573-575. François Laurent et Cécile Tardy PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0022 386 également, on peut distinguer, parmi les participants du cortège, ceux qui vivent ici-bas (l’artiste et son entourage, évoqués par le biais d’allusions biographiques) et ceux qui appartiennent à l’au-delà (le personnel mythique au sens large, où se rencontrent tout à la fois divinités et auteurs, allégories et personnages fictifs). C’est enfin sur le plan textuel que cet antagonisme trouve une actualisation - puisque (c’est un poncif du XVII e siècle que Sarasin rappelle 14 ) la prose serait le langage des hommes, quand les dieux s’exprimeraient en vers : en témoignent les billets d’enterrement versifiés d’Apollon 15 , et son chant final 16 . Cette dualité prose vs vers peut d’ailleurs générer - et, là encore, c’est assez topique - une opposition registrale, entre le style bas (genus humile) et le style élevé (genus grande), pour se référer à la typologie antique. Le tableau ci-dessous synthétise certaines propriétés de ces deux mondes, entre lesquels se nouent des relations d’antagonisme : Opposition structurale et sémantique terrestre spirituel Niveau thématique corps « dépouilles mortelles » esprit « âmes éternelles 17 » Niveau temporel finitude éternité 14 Sur ce stéréotype, voir par exemple Claudine Nédelec, « La poésie burlesque au XVII e siècle : dévoyer la langue des dieux ou jouer de toutes ‟les langues de [la] lyre” ? », dans Adrian Grafe et Nicolas Wanlin (dir.), Trouver une langue : poésie et poétique, Arras, Artois Presses Université, 2019, p. 19-32 : « Dans l’‟Avertissement” dont La Fontaine accompagne la publication tardive (en 1669) d’Adonis, […] il parle de la poésie comme d’‟une langue assez charmante pour mériter qu’on l’appelle la langue des dieux” ; révérence gardée envers La Fontaine, ce n’est qu’un poncif » (p. 19). 15 SAR, p. 6 : « [Apollon] fit écrire et porter les billets de son service, qui ne diffèrent des nôtres qu’en ce que c’est au nom du Dieu qu’on prie et qu’ils sont écrits en vers ». 16 SAR, p. 25 : « Apollon couronné de cyprès, tenant un luth et s’avançant devant les hommes et devant les Dieux, chanta des vers ». Dans La Pompe funèbre d’Arlequin, Apollon s’exprime en vers - face à un Momus (dieu de la raillerie, et divinité mineure) dont les répliques sont transcrites en prose (discours narrativisé) : op. cit., p. 42-46. L’alternance vers-prose, coïncidant ici avec une distribution énonciative, y signifie l’association d’Apollon au langage versifié. 17 SAR, p. 5. Les Pompes funèbres prosimétriques de Sarasin et de Boucher PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0022 387 Niveau spatial bas « ces bas lieux » Paris haut « l’Empire de la Poésie » Le Parnasse Niveau actoriel hommes personnel mythique Niveau textuel prose style bas vers style élevé Néanmoins - c’est là un trait plus spécifique à notre corpus - cette opposition structurale se trouve neutralisée. Tout se passe comme si la cérémonie funèbre, inscrite dans un temps et un espace intermédiaires, suspendait provisoirement l’antagonisme terrestre vs spirituel, en faisant apparaître des contradictoires, le non-terrestre et le non-spirituel, ainsi que le synthétise le carré sémiotique suivant : Légende : Les flèches horizontales établissent une relation de contrariété ; Les diagonales établissent une relation de contradiction ; Les flèches verticales établissent une relation de complémentarité. La neutralisation de l’opposition entre les termes contraires que sont le spirituel et le terrestre est réalisée au profit de l’apparition de termes contradictoires, soit, à défaut d’adopter un lexique original, le non-terrestre vs le non-spirituel. Un indice flagrant de cette neutralisation réside dans la symétrie des scénographies mises en œuvre par Sarasin et Boucher. Narrant la pompe François Laurent et Cécile Tardy PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0022 388 funèbre de Voiture, le premier s’inscrit dans le « monde spirituel 18 », formule qu’il emploie pour désigner ceux qu’Apollon convie à la cérémonie. Et quand il définit l’objet de sa narration, c’est du côté de la transcendance et de ses « mystères 19 » qu’il s’inscrit explicitement : « J’ai à vous apprendre ce qui s’est fait au Parnasse, et combien illustres ont été les funérailles dont Apollon et les Muses ont honoré le défunt 20 ». Quant à Boucher, son choix est symétrique. Il situe le cortège sur terre (entre la « Chambre du défunt » et la « Salle de l’Académie française ») et commence par convoquer des figures humaines, ordonnées selon une hiérarchie propre aux métiers du livre : la « Compagnie » des « Crieurs de Gazettes » d’abord (« gens d’assez bas aloi »), puis le « Corps » de l’Imprimerie, la troupe des Relieurs, la « Communauté » des Libraires. Et chez lui, la cérémonie funèbre n’est pas présidée par Apollon en personne, mais par des hommes déguisés en prêtres d’Apollon… ce qui situe le convoi funéraire ici-bas 21 . Ces deux scénographies, certes contraires, tendent pourtant à se rejoindre par le mouvement qui les anime. Chaque défilé accueille en effet des acteurs qui servent de passerelles entre les mondes et se termine sur une figure équivoque. Chez Sarasin, il s’agit du « vieux badin 22 » - autrement dit, M. de Neufgermain : un contemporain de Voiture, encore vivant au moment des obsèques, et donc habitant le monde terrestre, mais allégorisé par la périphrase qui le transporte dans le monde spirituel, accompagné de la Déesse Badinerie et de Pégase, qu’il mène en main. Chez Boucher, c’est la Muse Clio, un temps confondue avec Mme Scarron, qui apparaît comme ambivalente 23 . Une dynamique commune à ces deux textes peut ainsi être identifiée : elle génère les contradictoires non-terrestre et non-spirituel - le passage du terrestre au non-terrestre se faisant chez Boucher par l’ajout d’éléments spirituels et, chez Sarasin, le passage du spirituel au non-spirituel se faisant par l’ajout d’éléments terrestres. Soit : [Boucher] 1 → 2 [Sarasin] 3 → 4 18 SAR, p. 6. 19 SAR, p. 4. Tout en se rapportant à la transcendance, le terme de « mystères » présent chez Sarasin réunit les croyances chrétiennes et païennes : « Mystères : Il se dit premièrement des Vérités révélées aux Chrétiens par la divine bonté […] ; s’est dit aussi abusivement des fausses Religions […]. Les Païens cachaient sous le voile et le mystère de leurs Fables les secrets de leur Religion et de leur Morale » (Furetière, 1690). 20 SAR, p. 4. 21 BOU, p. 570-571 et 577. 22 SAR, p. 20. 23 BOU, p. 577. Les Pompes funèbres prosimétriques de Sarasin et de Boucher PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0022 389 L’antagonisme terrestre vs spirituel se trouve ainsi provisoirement levé - ce qui génère, dans La Pompe funèbre de Voiture, un final où Apollon chante face à une Assemblée mêlée : « devant les hommes et devant les Dieux 24 ». La dynamique, toutefois, n’est pas du même ordre dans les deux textes. Chez Boucher, le passage de la position 1 à la position 2 se fait sur le mode de la succession : le cortège commence avec des figures humaines pour accueillir ensuite des figures spirituelles (Cupidons, dieu Momus 25 , Muse…). Le moment de bascule d’un monde à l’autre peut d’ailleurs être isolé - lorsque Boucher passe, par progression thématique, des Libraires portant les œuvres de Scarron aux personnages littéraires qui en émanent : Énée et Mme Bouvillon sont les premières figures spirituelles à être convoquées 26 . Mais chez Sarasin, le passage de 3 à 4 se fait selon un autre modus operandi - non dans la succession mais dans une forme de simultanéité, grâce aux analogies reliant les figures spirituelles et terrestres : Angélique et Mme de Saintot, Céphale et Voiture, les personnages de romans médiévaux et les personnes réelles côtoyées par le poète… Ainsi pourraient être résumées les dynamiques propres à chaque texte : [Boucher] 1 puis 2 [lien de succession] [Sarasin] 3 et 4 [lien d’analogie] Mais, quelle que soit la dynamique qui les innerve, ces pompes funèbres invitent à redéfinir le lien terrestre-spirituel en ne l’envisageant plus sous le rapport de l’antagonisme, mais sous celui de la complémentarité. Bien sûr, ce mélange n’a rien de foncièrement original, à une époque où les fictions allégoriques sont des moyens détournés de parler de l’actualité littéraire, et où les œuvres burlesques tirent leur sel de ces télescopages. Néanmoins, la thématique portée par ce corpus (celle du rituel funéraire) permet d’en saisir la cohérence profonde. Tout se passe comme si la mort de l’auteur et ses funérailles suspendaient provisoirement l’antagonisme de deux mondes habituellement opposés : devenus complémentaires, l’ici-bas et l’au-delà 24 SAR, p. 25. Par sa scénographie, conduisant du monde terrestre vers le spirituel, La Pompe funèbre d’Arlequin propose comme une synthèse de ces deux textes antérieurs : le convoi part de la chambre du défunt « lugubrement parée » (op. cit., p. 7) et se dirige jusqu’au mont Parnasse où, au terme d’une « longue traite » et d’une montée ardue, il est reçu par Apollon (p. 42), avant de « redescend[re] » jusqu’au temple de Momus (p. 47). 25 Présent chez Boucher où il mène « les Amours du Parnasse » (BOU, p. 574-575), le dieu Momus - associé au sarcasme et à la raillerie - est un acteur majeur de la pompe funèbre d’Arlequin, qu’il conduit et organise (op. cit., p. 6). 26 BOU, p. 573. François Laurent et Cécile Tardy PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0022 390 communiquent, dans un intervalle tout à la fois spatial et temporel où s’installent les pompes funèbres. De ce point de vue, le prosimètre et le burlesque sont des marqueurs de cohérence - tout comme l’hybridité générique de ces œuvres. Il s’agit là d’effets textuels générés par la fusion des mondes terrestre et mythique. Et si l’œuvre de Sarasin a été saluée en son temps comme un objet textuel nouveau 27 , cela vient notamment de son impossible rattachement à un genre unique et identifiable : elle tient à la fois de l’épistolaire (c’est une lettre de relation 28 ) et du tombeau poétique (recueil d’épitaphes versifiées en hommage à un disparu 29 ). Cette oscillation générique - qui peut être étendue à l’œuvre de Boucher - est suscitée par la suspension temporaire de l’antagonisme terrestre vs spirituel. Plusieurs effets textuels de la dualité peuvent ainsi être identifiés, comme l’indique schématiquement le tableau ci-dessous : Niveau Effet textuel de la dualité Antagonismes mis en relation prosodique prosimètre prose vers stylistique burlesque style bas style élevé générique pompe funèbre allégorique lettre de narration tombeau poétique Pensée symbolique Fondant un monde hybride (fait de la rencontre du terrestre et du spirituel), les pompes funèbres substituent aussi une croyance à une autre. Le lecteur 27 Pellisson vante « la nouveauté du dessein » qui s’y fait jour (« Discours sur les Œuvres de Monsieur Sarasin », dans Les Œuvres de M. Sarasin, Paris, Courbé, 1656 [éd. sous la dir. d’Alain Viala par Emmanuelle Mortgat, Claudine Nédelec, avec la collaboration de Marina Jean, Toulouse, Société de littératures classiques, 1989], p. 57). 28 Le recueil épistolaire de Pierre Richelet (Les Plus belles lettres françaises sur toutes sortes de sujets [1689], Paris, Brunet, 1698, t. 2, p. 220-249) insère une version abrégée de La Pompe funèbre de Voiture dans la section des « Lettres de relation », assortie de cette présentation liminaire : « C’est un récit en vers semés, où l’on conte ce qui se passa au Parnasse à la nouvelle de la mort de Voiture » (p. 220). 29 Sur le genre du tombeau poétique et ses mutations au XVII e siècle, voir Jean-Pierre Chauveau, Poètes et poésie au XVII e siècle, Paris, Classiques Garnier, 2012, p. 173- 212 (« Tombeaux poétiques au XVII e siècle »). Les Pompes funèbres prosimétriques de Sarasin et de Boucher PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0022 391 doit en effet y adhérer... d’où les appels à la foi qui, récurrents chez Sarasin, scellent un pacte entre le destinateur et son destinataire : Je vous conjure de m’en croire Sans demander quoi, ni comment ; Car enfin, si seulement Vous en doutiez un moment, Je quitterais là l’histoire, Qui n’a que ce fondement. 30 Bien entendu, il s’agit là de simulacres d’adhésion qui peuvent prêter à sourire 31 . Mais, si feinte qu’elle soit, cette croyance n’en constitue pas moins le socle de l’histoire narrée. Elle permet d’en assurer la visée consolatoire, conformément au modèle rhétorique de l’epistola consolatoria, suggéré dans l’incipit par Sarasin 32 . Aux références stoïciennes propres à ce genre (« Je ne vous exhorterai point à vous servir de votre constance, à lire cet Épictète, ni à vous préparer contre le malheur… »), Sarasin substitue une fiction allégorique dont la dimension burlesque ne doit pas faire oublier la motivation première : neutraliser le caractère dysphorique de la perte par un mythe à la visée quasi thérapeutique (puisqu’il guérit l’âme de l’impensable de la mort) 33 . 30 SAR, p. 5-6. 31 Ce sont là des échos de L’Apocoloquintose de Sénèque qui, dès le début, feint d’exiger un acte de foi de son lecteur : « Si l’on me demande d’où je tiens ces événements si véridiques, je commencerai par ne pas répondre si je n’en ai pas envie. Qui pourrait m’y obliger ? » (L’Apocoloquintose du divin Claude, René Waltz (éd. et trad.), Paris, Les Belles Lettres, 1966, p. 1). 32 Sur les rituels rhétoriques propres au genre consolatoire, voir notamment Cécile Lignereux, « Des prototypes rhétoriques à leur fragmentation épistolaire : l’exemple d’une consolation en pièces détachées », Exercices de rhétorique, 2017, n° 9. En ligne : https: / / journals.openedition.org/ rhetorique/ 529. Elle souligne combien est topique ce genre d’appel à la constance (qui peut s’inscrire en référence à la culture chrétienne ou stoïcienne) : « L’argument qui consiste à se soumettre à la Providence avec résignation afin de retrouver la paix et la sérénité constitue en effet l’un des arguments topiques de la lettre de consolation, systématiquement mentionné dans les descriptifs rhétoriques des manuels d’art épistolaire ». 33 Cf. l’analyse que Jean-Pierre Chauveau propose des tombeaux poétiques mondains. Il y voit, non de simples jeux, mais aussi des réponses à une angoisse existentielle : « [O]n peut se demander - avec toutes les précautions que requiert l’examen de ce reflet de l’éphémère et de la frivolité qu’est la poésie de salon - si, en définitive, ce ne sont pas une autre réponse à l’angoisse de la mort, une autre philosophie de vie, qui se dessinent, au moins en filigrane, derrière ce jeu » (op. cit., p. 204). François Laurent et Cécile Tardy PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0022 392 Quoique le rapprochement puisse paraître surprenant, le concept d’efficacité symbolique théorisé par Lévi-Strauss peut fournir un début d’explication concernant la visée consolatoire de ces pompes funèbres : La cure consisterait donc à rendre pensable une situation donnée d’abord en termes affectifs et acceptables pour l’esprit des douleurs que le corps se refuse à tolérer. Que la mythologie du shaman ne corresponde pas à une réalité objective n’a pas d’importance : la malade y croit, et elle est membre d’une société qui y croit. Les esprits protecteurs et les esprits malfaisants, les monstres surnaturels et les animaux magiques font partie d’un système cohérent qui fonde la conception indigène de l’univers. La malade les accepte, ou, plus exactement, elle ne les a jamais mis en doute. Ce qu’elle n’accepte pas, ce sont les douleurs incohérentes et arbitraires, qui, elles, constituent un élément étranger à son système, mais que, par l’appel au mythe, le shaman va replacer dans un ensemble où tout se tient. 34 Bien sûr, il n’est pas question ici de « cure » ou, au sens propre du terme, de thérapie. Néanmoins, une pompe funèbre se construit à partir d’une réalité évidente et mystérieuse, à même de causer un ébranlement psychologique devant son côté inacceptable mais universel. C’est une évidence mais il faudrait sans doute se garder de ne voir dans ces lettres qu’une démonstration de l’esprit galant du XVII e siècle, occultant ce fait indiscutable : quelqu’un vient de mourir ! Et cette mort, comme toutes les morts, provoque chez les vivants et l’entourage du défunt une forme d’ébranlement passager ; Sarasin évoque ainsi « la tristesse universelle de la Cour », et « [le] grand deuil qu’ont pris Messieurs de l’Académie 35 ». Les pompes funèbres ont donc bien une vertu « thérapeutique » dans la mesure où il s’agit pour l’auteur de soulager la peine des vivants en tentant d’expliquer l’inexplicable, à partir d’un invariant de départ, tel que le formule de manière abrupte Sarasin : « Voiture est mort, ami Ménage 36 ». Et cela n’est en rien acceptable, pas plus au XVII e siècle qu’aujourd’hui et à n’importe quelle époque d’ailleurs - pas plus que ne l’est la mort de Scarron, et l’anéantissement soudain de son corps « rédui[t] en poussière 37 », transformation brutale entre deux états impossibles à appréhender, à « réaliser » comme l’on dit usuellement en pareilles circonstances. Si comme le dit Lévi-Strauss la fonction symbolique est propre à chaque être humain, si 34 Claude Lévi-Strauss, « L’Efficacité symbolique », Revue de l’histoire des religions, t. 135, n° 1, 1949, p. 5-27, p. 18. 35 SAR, p. 4. 36 Ibid. 37 BOU, p. 576. Les Pompes funèbres prosimétriques de Sarasin et de Boucher PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0022 393 chaque enfant apporte en naissant, et sous forme de structures mentales ébauchées, l’intégralité des moyens dont l’humanité dispose de toute éternité pour définir ses relations au Monde et ses relations à Autrui 38 , il n’est donc pas foncièrement naïf de rapprocher la fonction du shaman des cultures d’Amérique du Sud avec celle de nos poètes du XVII e siècle. Dans les deux cas, il s’agit bien de soulager d’un mal, d’apporter du réconfort, conformément à la rhétorique consolatoire propre à l’épistolaire. Mieux encore, les stratégies de ce réconfort reposent sur une demande d’adhésion et une réorganisation structurale du monde en amenant le malade pour le shaman, ou le destinataire de la lettre pour le poète, à établir une passerelle entre le monde ici-bas et le monde mythique, en déléguant à ce dernier la fonction d’expliquer l’inexplicable - en tous les cas, pour ce qui est des pompes funèbres, à donner un cadre mythique à un événement inacceptable, afin de le rendre acceptable. Ces deux prosimètres élaborent en somme un monde singulier où s’organisent des échanges entre l’univers des hommes et l’univers des dieux. La syntaxe narrative de surface La syntaxe narrative de surface convertit le niveau inférieur qui vient d’être étudié en relations d’ordre actantiel manifestées par le rapprochement de toutes sortes de personnages peuplant les mondes spirituel et terrestre. Les comparaisons, analogies, métaphores entre les mondes abondent, la partie qui précède en ayant donné un bref aperçu. Une figure retiendra particulièrement notre attention car elle permet d’établir des équivalences entre des paires de termes qui font pourtant état de contenus sémantiques différents, ce qui atteste bien de la porosité entre les mondes décrits : il s’agit de l’homologation 39 . Le début de la lettre de Sarasin permet d’en rendre compte : J’ai une très mauvaise nouvelle à vous mander, mais pour cela je ne vous exhorterai point à vous servir de votre constance, à lire cet Épictète, ni à vous préparer contre le malheur. Je ferais tort à votre vertu de croire qu’on la pût surprendre, et il me doit souvenir, à cette heure que j’ai une pareille 38 Claude Lévi-Strauss, Les Structures élémentaires de la parenté [1947], Paris/ La Haye, Mouton, 1967, p. 108. 39 « L’homologation est la relation entre (au moins) deux paires d’éléments opposés en vertu de laquelle on peut dire que dans l’opposition A/ B, A est à B ce que, dans l’opposition C/ D, C est à D » (Louis Hébert, « Structure, relations sémiotiques et homologation », Signo, Rimouski (Québec), 2011). En ligne : François Laurent et Cécile Tardy PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0022 394 ambassade à vous faire, de la manière dont Homère se sert pour apprendre à Achille la mort de Patrocle. Si celui qui annonçait à son ami le trépas de ce héros eût agi avec une personne vulgaire, il eût fait faire des pauses à sa douleur, il l’eût conduit par des degrés jusques où il le devait mener. Premièrement, il lui aurait dit, que Patrocle venait de se battre contre Hector, qu’il avait été blessé en ce combat, et lui aurait avoué enfin qu’il y était succombé. Cela ne se passe point de la sorte chez le Poète, le messager va son droit chemin, et comme si ce n’était pas assez de dire à Achille Patrocle est mort, il débute par ces mots Patrocle gît, et commence ce récit par son épitaphe. Ainsi je ne vous en ferai point à deux fois, et pour vous traiter comme un grand homme, je vous dirai tout d’un coup Voiture ce pauvre mortel, Ne doit plus être appelé tel Voiture est mort, ami Ménage, Voiture qui fort galamment Avait fait je ne sais comment Les Muses à son badinage, Voiture est mort c’est grand dommage. Si vous me demandez de quoi, je vous dirai, qu’ayant écrit qu’il n’était pas glorieux de mourir de la fièvre, cette maladie qui prend les choses chaudement, et qui se ressouvient toujours que les Romains l’ont adorée, n’avait pu souffrir ce mépris, et qu’après avoir brûlé deux ans Voiture à petit feu, lorsqu’elle semblait être satisfaite d’une si cruelle vengeance, tout d’un coup elle avait redoublé sa haine contre lui avec tant d’ardeur et de violence, qu’elle l’avait emporté en quatre jours. Cet incipit offre une belle illustration des prédispositions inhérentes à l’homologation pour établir des rapprochements entre des mondes aux contenus distincts. Tout comme Homère annonça jadis à Achille la mort de Patrocle, aujourd’hui Sarasin annonce à Ménage celle de Voiture. Se trouvent donc mis en relation des personnages d’un univers fictif antique et des hommes du XVII e siècle. Cette homologation est rendue possible en premier lieu par les fonctions actantielles des protagonistes. Homère et Sarasin sont les destinateurs du message funeste, Achille et Ménage en sont les destinataires, Patrocle et Voiture sont les sujets d’état passant de la vie à la mort, enfin le glaive et la fièvre sont les actants sujets de faire qui ont opéré cette malheureuse transformation. Un tableau résumant les choses sera sans doute plus explicite : 40 SAR, p. 3-4. Les Pompes funèbres prosimétriques de Sarasin et de Boucher PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0022 395 Actantialité Univers Destinateur Destinataire Sujet d’état Sujet de faire Spirituel Homère Achille Patrocle Glaive Terrestre Sarasin Ménage Voiture Fièvre Autrement dit, Homère est à Sarasin ce qu’Achille est à Ménage, ce que Patrocle est à Voiture et ce que le glaive est à la fièvre. Ce réseau d’associations est rendu possible en outre par des conjonctions de contenus sémantiques associés à chaque actant. Ainsi, concernant les destinateurs, Homère est caractérisé par son statut de « Poète », de même que Sarasin s’impose en tant que tel en rédigeant une missive au registre poétique avéré. L’équivalence est également suggérée par le caractère laconique du propos : d’une part, Sarasin évoque un messager qui va « droit son chemin » - annonçant sommairement « Patrocle gît » sans s’embarrasser des périphrases d’usage ; d’autre part, c’est par une économie de moyens stylistiques que se caractérise la déclaration de Sarasin dans le premier passage versifié de la lettre : « Voiture est mort », la proposition abrupte étant réitérée comme s’il cherchait à se convaincre lui-même de la réalité d’un fait indiscutable pourtant impossible à saisir dans toute sa vérité. Homère → Sarasin Ce qui amène tout naturellement le lecteur à poursuivre cette homologation des acteurs des deux mondes, en associant d’une part Achille et Ménage, tous deux destinataires du message funeste, d’autre part Patrocle et Voiture, dont la mort constitue l’objet du message. Soit, pour résumer : Achille → Ménage Patrocle → Voiture Une quatrième connexion pourra dès lors être établie entre les origines de la mort de Patrocle et Voiture, le glaive (déduit du contexte) pour l’un, la fièvre pour l’autre, soit des sujets de faire affectant des énoncés d’état : François Laurent et Cécile Tardy PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0022 396 Patrocle est vivant vs Patrocle est mort / Voiture est vivant vs Voiture est mort. Au terme de l’homologation réunissant deux univers, les sujets se trouvent donc mis sur un même plan, en dépit de spécificités propres à chacun. Pour le dire autrement, si Patrocle est à Voiture ce qu’Achille est à Ménage et ce qu’Homère est à Sarasin, alors en toute logique, les causes de la mort font l’objet inévitablement d’un rapprochement. Sarasin prend d’ailleurs soin d’atténuer les différences entre la mort des deux protagonistes, en évoquant les combats glorieux auxquels ils se sont livrés, l’un sur le champ de bataille, l’autre au fond de son lit certes, mais terrassé par un ennemi puissant au terme d’un combat aux accents proprement homériques. Ainsi apprend-on que la fièvre après avoir brûlé Voiture deux ans à petit feu, lorsqu’elle semblait satisfaite d’une si cruelle vengeance, tout d’un coup elle avait redoublé sa haine contre lui, avec tant d’ardeur et de violence, qu’elle l’avait emporté en quatre jours 41 . Que ce soit Patrocle ou Voiture, tous deux ont donc rendu les armes à la suite d’un âpre combat et endurèrent les affres de l’agonie. De fait, une nouvelle connexion s’établit que l’on peut synthétiser comme suit : Glaive → Fièvre Au niveau de la syntaxe narrative, les termes de l’homologation réunissent donc des actants identiques - i.e. : destinateur, destinataire, objet, sujet de faire - manifestant des figures et acteurs appariés par-delà leurs différences sémantiques - i.e. : Homère et Sarasin, Achille et Ménage, Patrocle et Voiture, glaive et fièvre - qui relèvent du niveau le plus superficiel du texte 42 . Deux domaines sémantiques, celui de la guerre et celui de la poésie, et les deux univers fondamentaux du carré sémiotique, celui des guerriers légendaires d’antan et celui des poètes du XVII e siècle, sont ainsi mis en relation terme à terme. À ce titre, le deuxième passage versifié de la lettre de Sarasin ayant trait aux funérailles des héros de la guerre et de la poésie prolonge l’homologation tout en lui donnant une justification mythologique : Mars honore la mémoire des premiers, tandis qu’Apollon honore la mémoire des seconds. Les contenus sémantiques associés à la guerre et à la poésie sont donc subsumés sous les funérailles que les dieux réservent aux hommes élevés à la dignité de parangon, chacun dans leur domaine. L’incipit de la lettre de Sarasin indique immédiatement comment s’élabore ce prosimètre épistolaire : deux univers coexistent - un univers spirituel et un univers matériel - entre lesquels le lecteur sera amené à établir 41 SAR, p. 4. 42 La syntaxe discursive fait l’objet d’une analyse ultérieure ; voir infra. Les Pompes funèbres prosimétriques de Sarasin et de Boucher PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0022 397 sans relâche des passerelles. Dès lors, l’homologation constitue la structure toute trouvée pour faire de tels types de rapprochements. Des équivalences sémantiques permettront par exemple d’associer d’une part les protagonistes de l’Arioste, Roland et Angélique (monde spirituel) et d’autre part, Voiture et une « pauvre Dame », en toute vraisemblance Madame de Saintot, qui fera l’objet d’un nouveau passage versifié 43 . Parcourant l’ensemble du prosimètre, la figure d’homologation en construit aussi la visée épidictique puisque ce texte, quelque railleur qu’il puisse sembler, est bien une laudatio. Pour faire l’éloge de Voiture, Sarasin l’associe à des prédécesseurs qui, chacun en leur temps, ont été des parangons poétiques : Voiture est à son époque ce que Catulle, Lope de Vega ou Marot furent à la leur… Et dans les vers qui ornent la fin de son prosimètre, il propose, comme les critiques l’ont bien montré, un pastiche à deux niveaux - imitant les œuvres de son contemporain et rival Voiture mais aussi celles des auteurs qui furent ses sources d’influence. Et à une époque où les hommes de lettres cherchent à définir la légitimité d’une littérature et d’une langue françaises en refondant le rapport à ses héritages, ce prosimètre montre la voie d’une modernité poétique. Plutôt que d’envisager les sources antiques comme un modèle absolu (figé dans un monde spirituel - dans un ciel des idées platonicien - avec lequel il serait impossible de rivaliser), Sarasin les mêle aux œuvres contemporaines, selon une dynamique de télescopage du spirituel et du terrestre. La littérature du XVII e siècle n’est donc pas seulement débitrice du cadre littéraire antique, elle produit en harmonie avec lui un univers original où les continuateurs du XVII e siècle égalent les anciens - et, plus encore peut-être, où ils en font la synthèse. Il en va de même dans la lettre de Boucher, sans doute moins systématiquement que chez Sarasin, où ces associations entre le spirituel et le terrestre peuvent donner lieu à des équivoques. Ainsi, comme cela a été évoqué plus haut, lorsqu’apparaît dans le défilé du convoi funéraire « une Femme d’une taille fort avantageuse, qui paraissait fort jeune et fort belle », l’assistance la prend pour la chère « Épouse du défunt » (monde terrestre) alors qu’il s’agit de la Muse Clio (monde spirituel) que Scarron « invoquait le plus souvent comme celle qui tient le plus de la gaie humeur 44 ». Mais n’oublions pas que le convoi funéraire décrit par Boucher part d’une position terrestre (1) pour se diriger vers le non-terrestre (2) au gré des interventions du peuple spirituel ! Il serait sans doute fastidieux de passer en revue les différentes actualisations de l’homologation entre les deux mondes dans un relevé exhaustif. Il 43 SAR, p. 10-11. 44 BOU, p. 577. François Laurent et Cécile Tardy PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0022 398 le serait tout autant d’établir une liste des autres figures de style (métaphore, comparaison…) permettant de le faire. Aussi est-il plus opportun de retenir pour les nécessités de la démonstration que la structure de ces pompes funèbres génère sans cesse des rapprochements entre deux univers distincts, et que l’homologation, en raison des ressources propres dont elle dispose, constitue la figure privilégiée de la strate sémio-narrative générée à partir de l’opposition terrestre vs spirituel, synthétisée dans le carré sémiotique présenté plus haut. La syntaxe discursive La syntaxe discursive constitue à cet égard la couche de surface de ce parcours commencé par les strates enfouies dans les profondeurs du texte 45 . Ce niveau superficiel du texte concerne principalement les figures, l’espace et le temps qui résultent de l’interpénétration des mondes spirituel et matériel élaborée au niveau profond, puis convertie en relations actantielles au niveau intermédiaire. Espace et figures Ainsi que cela a été expliqué plus haut, les deux textes font état d’une différence spatiale importante : les funérailles de Voiture se déroulent au Parnasse (le convoi se dirige vers le temple de Thémis) tandis que celles de Scarron ont lieu à Paris (le point d’arrivée est cette fois-ci « la salle de l’Académie française »). Le lieu des funérailles implique des conséquences au niveau figuratif d’un texte à l’autre. Dans la fiction imaginée par Sarasin, c’est à Apollon qu’il revient d’envoyer les « billets de son service » priant les amis de Voiture d’assister à ses funérailles. La différence avec ce qui est pratiqué ici-bas, précise l’auteur, tient dans le fait que les « nôtres sont écrits au nom du Dieu qu’on prie », et qu’ils sont rédigés en prose 46 . Apollon, lui, bien évidemment, rédige ses invitations en vers, car le langage des dieux ne souffre aucune autre forme d’expression, ce qui justifie, avions-nous dit, pour une grande part le recours au prosimètre dans l’ensemble du texte. L’usage de cette alternance entre prose et vers parachève in fine la génération textuelle effectuée à partir de l’opposition entre monde spirituel et monde matériel - ce qui pourrait être résumé par une nouvelle homolo- 45 Selon la théorie sémiotique, « [l]es structures discursives, moins profondes, sont chargées de reprendre à leur compte les structures sémiotiques de surface et de les ‟mettre en discours” en les faisant passer par l’instance de l’énonciation » (A. J. Greimas et J. Courtés, op. cit., p. 160). 46 SAR, p. 6. Les Pompes funèbres prosimétriques de Sarasin et de Boucher PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0022 399 gation : le vers est au monde spirituel ce que la prose est au monde matériel. Or, les différentes figures qui défilent au cours de la cérémonie attestent elles aussi de la porosité des mondes. Chez Sarasin par exemple, lorsqu’Aurore apparaît, en toute logique, « au point de la clarté naissante », ses pleurs sont tels qu’ils grossissent « les flots d’Hippocrène/ Presqu’autant que ceux de la Seine 47 ». Le décloisonnement des deux espaces est d’ailleurs résumé par l’usage de l’allégorie dont la vocation est bien de mettre en relation un contenu concret et un contenu abstrait. Or, c’est le mouvement contraire qui se produit dans les vers consacrés à la déesse car Aurore apparaît d’abord sous les traits de l’allégorie (ce qui est bien normal quand on sait que la cérémonie se déroule au Parnasse) pour ensuite passer à la signification littérale qu’elle revêt chez les hommes, c’est-à-dire le commencement du jour. Ainsi apprend-on que Voiture était peu enclin à se lever de bon matin, éprouvant pour l’aurore « Une aversion naturelle/ Ne la voyant que rarement/ Et toujours fort chagrinement 48 ». La porosité du monde spirituel et du monde matériel est illustrée ici par un effet de subduction allégorique associée à Aurore, habitante du Parnasse, qui devient l’aurore commençant la journée du monde terrestre. Ce subtil télescopage entre le spirituel et le terrestre se trouve par ailleurs synthétisé par une habile périphrase, le couple Aurore/ aurore étant dénommé par le poète « Madame Tithon », expression qui a l’avantage de conjoindre synthétiquement le terrestre (Madame) au divin (Tithon) 49 . Le Génie constitue par essence une autre figure médiatrice des deux mondes exploitée chez Sarasin. C’est bien évidemment à lui que revient la tâche, « selon la coutume », de « porter la nouvelle au Parnasse 50 ». Divinité intermédiaire entre les dieux et les hommes, il est la créature idoine pour établir la communication entre monde spirituel et monde terrestre. Il s’agit ici d’un génie « délicat », qui prend son temps, faisant curieusement « ses traites en litière » et « badin[ant] par les Hôtelleries » ; de fait, la délivrance du message qu’il porte à Apollon accuse un certain retard. Bref, c’est un génie qui a quelque chose de très humain… et pour cause : c’est bien évidemment le portrait en creux de Voiture lui-même qu’il faut lire dans le passage qui lui est consacré. La réputation qui le suit n’est pas le fait d’une appréciation unanime : « [l]es uns le prenaient pour un Génie enjoué, les autres pour un Génie particulier, quelques-uns pour un Grand Génie ». La 47 SAR, p. 7. 48 Ibid. 49 SAR, p. 8. Dans le même ordre d’idée, cf. : « Monsieur l’Énéide » (BOU, p. 573), « Dame Cyprine » (p. 574). 50 SAR, p. 6. François Laurent et Cécile Tardy PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0022 400 figure divine subit en fin de compte le même sort qu’Aurore. Par augmentation des contrastes sémantiques entre le Génie et le génie de Voiture, la créature se vide en partie de son contenu mythologique. Tout en dissimilant ses traits sémantiques, Sarasin en fait une créature assimilant parfaitement les mondes spirituel et divin 51 . Si le développement autour d’Aurore/ l’aurore et de Génie/ le génie permet à Sarasin d’établir des passerelles par des resémentatisations de l’allégorie et de la divinité, d’autres acteurs figurent jusque dans leur apparence la compénétration des deux mondes. Songeons par exemple aux Cupidons qui grossissent les rangs des convois funéraires dans les deux textes : ces gros bébés joufflus qui auraient toutes les peines du monde à s’émanciper de l’attraction terrestre s’ils ne disposaient de petites ailes pour voleter dans les cieux ! Dans la perspective de l’analyse conduite jusqu’ici, la figure du Cupidon est donc bel et bien une manifestation de la dualité terrestre vs spirituel. Cette dualité est par ailleurs soulignée par les auteurs qui en font une description pouvant très bien convenir au galant homme du XVII e siècle. Chez Sarasin, les Cupidons se travestissent à la mode de ce qui se pratique ici-bas, défilant « leurs armes couvertes de crêpe », portant des « marques de plusieurs victoires galantes, des bracelets de cheveux, des bagues, des rubans, des bourses pleines d’argent, des bavolets et des Aprétadors de pierreries », poussant même le vice jusqu’à « s’enfarin[er] de poudre 52 ». D’autre part, les Cupidons décrits par Boucher, « Conduits par le Dieu des Bouffons », maîtrisent contre toute attente les codes de civilité qui ont cours en de pareilles occasions, et ce en dépit de leur nature polissonne : Ainsi ces petits Cupidons, Chargés de leurs tristes brandons [...] Marchaient sans oser ne rien dire [...]. On eût dit les voyant tous décontenancés, La bouche close, les yeux abaissés, Qu’ils venaient nous apprendre à répandre des larmes 53 . Ces envoyés du ciel sont donc décrits à l’image des contemporains de Sarasin et de Boucher et présentent des spécificités qui conviennent à la fois au monde terrestre et au monde spirituel. 51 En sémantique textuelle, « assimilation » et « dissimilation » constituent des opérations interprétatives symétriques. La première vise à diminuer les contrastes sémantiques à partir de contrastes forts, la seconde part de contrastes faibles ou inexistants pour les augmenter. 52 SAR, p. 9-10. 53 BOU, p. 574-575. Les Pompes funèbres prosimétriques de Sarasin et de Boucher PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0022 401 Mais la conjonction des univers peut être figurée par l’intervention de l’auteur lui-même. Ainsi Boucher accoste-t-il la « Dame Bouvillon dont il est parlé dans la seconde partie du Roman Comique » et qui est « venue à Paris exprès pour mettre entre les mains de Monsieur Scarron de nouveaux Mémoires pour continuer ses aventures 54 ». Étrange collision entre le monde spirituel et le monde terrestre que cette rencontre entre l’auteur et un personnage de fiction romanesque, à Paris qui plus est. Ce détail a son importance : le monde dans lequel évolue le convoi n’est désormais plus le nôtre, car l’intrusion d’un personnage imaginaire constitue un point de bascule dans le non-terrestre. Difficile de dire en effet que les funérailles se déroulent ici-bas après l’apparition d’un protagoniste issu du monde spirituel. L’espace n’est ni le Parnasse, ni la ville de Paris que nous connaissons, mais un entre-deux - ou un « Carrefour 55 », selon le mot de Boucher - que nous avons nommé en début d’analyse le non-terrestre. À l’instar du Génie, le narrateur dans les deux textes étudiés se pose toujours en tant que figure médiatrice des deux mondes. Le récit place Sarasin, aussi bien que Boucher, dans la position privilégiée d’un interprète de choix qui parvient à résoudre les équivoques et à décoder les signes conjonctifs entre les deux univers. Dans le même ordre d’idée, les effigies (ou « représentations ») de Scarron et de Voiture qui, conformément à une réalité historique, closent le cortège funéraire (et par la même occasion le récit) ajoutent une figure de plus à cette longue liste d’acteurs qui manifestent la conjonction 56 . Elles permettent, en somme, de stabiliser l’apparence terrestre du défunt dont l’âme s’est envolée dans un espace spirituel. Ce rôle alloué à l’effigie ne contrevient pas aux codes des rites funéraires religieux, mais il participe de la grande cohérence d’un ensemble qui n’a de cesse de figurer le système antagoniste construit à partir de l’opposition fondamentale du terrestre et du spirituel. De ce point de vue, la description peu avantageuse des défunts dans les deux lettres n’a rien d’un propos mesquin et déplacé. Si, comme le rappelle Sarasin, Voiture était de petite taille 57 , et si, souligne crûment Boucher, Scarron souffrit d’« incommodités qui l’avaient rendu difforme en quelque partie de sa personne 58 », 54 BOU, p. 573. 55 BOU, p. 570. 56 SAR, p. 24 (« La représentation de Voiture paraissait enfin couronnée de laurier, et portée sur les épaules de huit beaux garçons ») et BOU, p. 576 (« Immédiatement après ce Cercueil, on voyait la Représentation du mort Il est fort à propos de dire/ Que l’Effigie était de cire/ En habit cérémonial ». 57 SAR, p. 21 (« comme Voiture était petit, Pégase avait accoutumé de s’agenouiller badinement toutes les fois qu’il voulait monter dessus »). 58 BOU, p. 575. François Laurent et Cécile Tardy PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0022 402 c’est bien évidemment pour manifester encore une fois l’antagonisme parcourant l’ensemble du texte entre immanence et transcendance, entre les conditions physiques des auteurs morts et la fulgurance de leurs esprits, entre grotesque et sublime. Ces figures sont particulièrement nombreuses et mériteraient sans doute un développement plus ample. Mais la présente étude ne peut rendre justice à l’inventivité des auteurs. Songeons, chez Sarasin par exemple, sans plus de commentaire, à l’interprétation mythique - et donc spirituelle - de l’évolution des grillons, taupes, hiboux, tortues, animaux qui peuplent ce basmonde 59 . Il aurait sans doute été tout autant opportun d’évoquer ces deux « Hommes travestis en Prêtres d’Apollon », qui « chantèrent par plusieurs reprises » au côté de l’effigie du mort 60 . Tout se passe comme si ces multiples figures décrites dans les deux textes avaient pour principale fonction de manifester les corrélations d’antagonismes qui se jouent au niveau le plus profond. C’est une spécificité des pompes funèbres, que de se fonder sur une opposition entre deux temps, humain et spirituel. Fugace, le premier se rapporte à la condition des mortels, quand le second renvoie à l’éternité : celle des dieux bien sûr, mais aussi celle offerte aux hommes dans l’au-delà. La visée consolatoire du genre - qui magnifie l’espérance dans la vie spirituelle - rejaillit sur le parcours des poètes loués, qui « délaiss[ent] 61 » (c’est le mot de Sarasin) le temps humain : s’ils sont qualifiés dans chaque incipit de « pauvre mortel » et « d’affligé mortel 62 », Voiture et Scarron bénéficient in fine d’une forme d’éternité, consacrée par les chants funèbres qui sont dits « en [leur] gloire 63 ». La consolation s’accomplit dans ce passage d’un temps à l’autre, et d’un registre à l’autre : dysphorie de la condition mortelle, euphorie de l’éternité promise. C’est en effet la vanité humaine que dépeint Boucher lorsqu’il évoque le cercueil renfermant les restes de Scarron devenu poussière en un instant 64 , montrant ainsi toute la fragilité de la vie terrestre et sa brièveté par opposition à l’éternité. De manière plus générale, l’antagonisme entre ces deux temps génère, au sein des textes, une opposition aspectuelle : ponctuel vs duratif. Au 59 SAR, p. 22-24. Sarasin pastiche ici les poèmes de Voiture envoyés comme étrennes à M. Esprit (pour le grillon, le hibou, la tortue et la taupe). 60 BOU, p. 577. 61 SAR, p. 5. 62 SAR, p. 4 et BOU, p. 569. 63 BOU, p. 578. 64 BOU, p. 576. Les Pompes funèbres prosimétriques de Sarasin et de Boucher PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0022 403 regard des pompes funèbres officielles et princières, le domaine d’application de l’aspect duratif connaît quelque inflexion : l’éternité promise est moins celle de l’âme que celle de l’esprit poétique (l’au-delà n’étant pas spatialement figuré par les Cieux chrétiens, mais par le Parnasse). Se trouve ainsi activé, comme l’a fait Malherbe au début du XVII e siècle, le topos horatien d’une œuvre « plus durable que l’airain », une œuvre que « ne pourront détruire ni l’innombrable suite des années, ni la fuite des temps 65 » - une œuvre, donc, placée dans un temps spirituel. Toutefois - et c’est là qu’une spécificité, propre à la structure des textes étudiés, se dégage - cette dichotomie temps humain vs temps spirituel s’effrite. Une porosité s’observe, puisque Sarasin et Boucher ne cessent de nuancer, voire remettent en cause, l’idée d’une éternité acquise par les œuvres. Si plat qu’il puisse sembler, le jeu homonymique autour du mot « vers » (ceux qu’a écrits Scarron, et ceux qui le rongent) est significatif 66 : il suggère un transfert des propriétés du temps humain sur le temps spirituel, censé être éternel mais pouvant, lui aussi, se corrompre. Dans le même ordre d’idée, s’inscrit la rétractation finale de Sarasin - lui qui, voulant bâtir (à l’instar d’Horace et de Malherbe, dont il pastiche un vers 67 ) « Un temple, et des autels d’éternelle structure », s’y refuse dans une pirouette finale : Mais pour bien faire voir ces choses par écrit, […] Il faudrait être Bel Esprit, Et je n’ai pas l’honneur de l’être. 68 L’éternité poétique n’est-elle qu’illusion ? Les œuvres sont-elles condamnées à disparaître - à tomber, elles aussi, en poussière et en désuétude ? Cette question résonne avec force au XVII e siècle, où elle fait écho à une perte de foi dans le grand lyrisme épidictique, censé transcender la diachronie. Mais de cette confusion des temps humain et spirituel, découlent aussi maints effets comiques. Ainsi Apollon convie-t-il le monde spirituel aux « funérailles de Voiture », « Qui demain mardi se feront/ Au Parnasse en sa sépulture 69 ». Peut-on imaginer un monde spirituel soumis à la succession du calendrier terrestre ? Même effet comique, lorsque Sarasin évoque Tibulle et 65 Horace, Odes, III, 30. 66 BOU, p. 578 : « Si pour tant d’Ouvrages divers,/ Tant en Prose qu’en jolis Vers,/ Son los va par tout l’Univers,/ Sera-t-il moins mangé des Vers ? ». 67 À rapprocher du célèbre sonnet de Malherbe (1608) : « Beaux et grands bâtiments d’éternelle structure,/ Superbes de matière, et d’ouvrages divers,/ Où le plus digne roi qui soit en l’univers/ Aux miracles de l’art fait céder la nature… ». 68 SAR, p. 26. 69 SAR, p. 6. François Laurent et Cécile Tardy PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0022 404 Pline le Jeune, qui n’osent louer Voiture, l’un « parce qu’il y avait trop longtemps qu’il n’avait fait des vers », l’autre parce qu’il « ne haranguait plus, depuis qu’il était mort 70 ». Des énoncés qui, pouvant être pris au sens propre, prêtent à sourire et marquent bien l’hybridité de la temporalisation, due à l’intrusion d’un temps humain dans le temps des dieux. Cette labilité du temps spirituel génère enfin, au sein de chaque convoi, une rencontre d’époques diverses (du I er au XVII e siècle) et des effets de télescopages temporels et linguistiques. La diversité des langues explorées par Sarasin (latin, italien, espagnol, ancien français) en témoigne. Plutôt que d’activer une dichotomie entre la langue antique et le français du XVII e siècle, Sarasin se plaît au mélange linguistique. Nul hiatus, donc, entre le latin et les vernaculaires ; au contraire, des télescopages qui correspondent, pour la conscience linguistique de l’époque, à un point de bascule dont Gilles Siouffi a montré l’importance : ce moment où « le repérage de ce que c’est qu’une langue prend une signification inédite », et où « l’étude de la dissociation de la langue d’autorité qu’est le latin en plusieurs langues modernes comme le français, l’espagnol, l’italien, joue un rôle central 71 ». Plutôt que d’activer une dichotomie entre, d’un côté une langue antique immuable (monde spirituel) et de l’autre, un vernaculaire soumis aux mutations et à la variabilité (monde terrestre), le prosimètre de Sarasin multiplie les passerelles que constituent ces pastiches poétiques en langues diverses, issues d’époques elles aussi distinctes. Entre la langue antique et le vernaculaire du XVII e siècle, une épaisseur diachronique se donne à lire - et un itinéraire se dessine pour ceux qui, comme Sarasin, souhaitent faire acte de modernité poétique. Ce parcours dans les œuvres de Sarasin et de Boucher met donc en lumière la cohérence propre à ces deux textes : tout en partant de positions opposées (le monde spirituel pour le premier, le monde terrestre pour le second), ils se rejoignent par l’interaction dont ils sont le théâtre : une interaction qui invite à penser le lien entre les deux univers, non plus sous le signe de l’antagonisme, mais sous celui de la complémentarité. L’alternance prose-vers, loin d’être un simple ornement, y constitue l’une des formes possibles pour signifier cette conjonction, et peut être comprise comme un marqueur de cohérence (parmi d’autres) de la structure profonde des œuvres. Par-delà les oppositions discursives relevant de la thématisation de l’espace, des figures et du temps, s’opposent des contenus profonds ayant 70 SAR, p. 13. 71 Les Pompes funèbres prosimétriques de Sarasin et de Boucher PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0022 405 trait à la sémantique fondamentale (terrestre vs spirituelle) et à la sémantique narrative (actantialité propre à l’homologation). Chacune de ces oppositions de l’ordre du contenu se trouve appariée à des structures sémionarratives (carré sémiotique) dans lesquelles s’incarnent des acteurs nombreux (le Génie, l’effigie, les Cupidons, les narrateurs, les défunts, Aurore), des temporalisations distinctes (temps terrestre vs temps spirituel) et une spatialisation bipartite (Paris vs Parnasse). Les textes prennent donc tout leur sens dans la génération de structures discursives oppositionnelles à partir de structures profondes tout aussi polarisées, ce que tente de résumer le tableau suivant, inspiré du Dictionnaire raisonné de la théorie du langage à l’entrée « Parcours génératif 72 » : Composante syntaxique Composante sémantique Structures sémio-narratives Syntaxe fondamentale Carré (contrariété, contradiction, complémentarité) Spirituel vs terrestre Non-spirituel vs nonterrestre Syntaxe narrative de surface Conjonction actantielle (homologation) Guerre vs poésie, Allégorie vs sens littéral, Théorie de l’évolution spirituelle vs théorie de l’évolution terrestre, etc. Structures discursives Actorialisation (hybridités) Temporalisation Spatialisation Génie, Cupidons, Aurore/ aurore, etc. Temps terrestre vs temps spirituel Paris vs Parnasse Textuelle : prose vs vers 72 A. J. Greimas et J. Courtés, op. cit., p. 13.