Papers on French Seventeenth Century Literature
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0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
10.24053/PFSCL-2022-0023
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« Afin que la pièce soit dans les formes, il faut y mesler quelques vers » : réflexions sur la poétique du prosimètre galant
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Miriam Speyer
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PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0023 « Afin que la pièce soit dans les formes, il faut y mesler quelques vers 1 » : réflexions sur la poétique du prosimètre galant M IRIAM S PEYER , U NIVERSITÉ R OUEN -N ORMANDIE Au milieu du XVII e siècle, le mélange de vers et de prose devient une des caractéristiques clés d’une pièce « galante ». L’alternance de ces deux formes d’écriture contribue à l’hybridité générique et au jeu avec les codes constitutifs de cette esthétique. Comme Richelet le fait savoir dans Les Plus Belles Lettres françoises, la lettre en constitue la forme de prédilection : La Lettre qui a l’air de Relation, est ordinairement plaisante, & semée de Prose & de Vers. Les circonstances de la chose qu’on y raconte, doivent être agréablement marquées, & tendre toutes à réjoüir galamment l’esprit […] 2 . La critique a maintes fois souligné l’affinité du prosimètre avec la forme épistolaire 3 . Selon Alain Viala, cette « lettre galante » devient même, au milieu du siècle, un genre à part entière, se caractérisant tant par son « ton spirituel 4 » que par sa forme, le mélange de prose et de vers. Les modèles convoqués sont La Pompe funèbre de Voiture de Jean-François Sarasin (1650), le Voyage de Messieurs de Bachaumont, et La Chapelle (1656, 1 [A. Baudeau de Somaize], La Politique des coquettes, Paris, Ribou, 1660, p. 10-12 (nos italiques). 2 P. Richelet, Les Plus Belles Lettres françoises, Paris, Brunet, 1698, t. II, p. 214-215. 3 Voir A. Niderst, « La bigarrure de prose et de vers dans les textes classiques », dans Thèmes et genres littéraires aux XVII e et XVIII e siècles. Mélanges en l’honneur de Jacques Truchet, N. Ferrier-Caverivière (dir.), Paris, PUF, 1992, p. 167-171. Voir aussi A. Génetiot, « L’épître en vers mondaine de Voiture à Mme Deshoulières », Littératures classiques, n o 18, 1993, p. 103-114 et M.-G. Lallemand, La Lettre dans le récit, Tübingen, Gunter Narr, « P. F. S. C. L., Biblio 17 », 2000, p. 189-193. 4 A. Viala, La France galante, Paris, PUF, 2008, p. 50. Miriam Speyer PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0023 408 première impression 1661) et la Relation d’un voyage en Limousin de La Fontaine (restée manuscrite à l’époque 5 ). Ces trois textes jouissent d’une notoriété certaine, que ce soit en raison de leur(s) auteur(s) ou de leur diffusion. Leur longueur invite de plus à les considérer comme des œuvres autonomes qui, partant, se prêtent à l’édition en volume. La Pompe funèbre est en outre restée fameuse grâce au travail de théorisation de Paul Pellisson dans le Discours sur les Œuvres de Monsieur Sarasin (1656) 6 . D’un point de vue poétique cependant, ces trois compositions manquent de représentativité. Force est en effet de constater que la majorité des prosimètres produits dans les années 1650 à 1700 s’en distinguent, par exemple par leur brièveté. Pour s’en convaincre, il suffit de parcourir les recueils de pièces galantes, comme le Recueil des pieces en prose les plus agreables de ce temps (Sercy, 1658-1663, dit « Sercy en prose »), le Recueil de pieces galantes (Quinet, 1663-1685, dit « Recueil Suze-Pellisson ») ou le Mercure galant, premier périodique littéraire français. Les modalités de l’alternance entre prose et vers diffèrent elles aussi 7 . Le corpus composé des pièces réunies dans ces miscellanées va constituer le point de départ d’une réflexion sur la poétique du prosimètre galant : qu’est-ce qui définit vraiment ce « genre » qu’est la « lettre galante » d’après A. Viala ? Qui en sont les auteurs, et pourquoi choisissent-ils justement cette forme 8 ? 5 Composées en 1663, les lettres n’ont jamais été imprimées du vivant de La Fontaine. Quatre d’entre elles ont été imprimées en 1729, les deux dernières seulement en 1820. Voir P. Clarac, « Notes et Variantes : Relation d’un voyage de Paris en Limousin », dans La Fontaine, Œuvres complètes II : Œuvres diverses, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1958, p. 903-904. 6 L’Esthétique galante. Paul Pellisson, Discours sur les Œuvres de M. Sarasin et autres textes, A. Viala, E. Mortgat et C. Nédélec (éd.), Toulouse, Société de Littératures classiques, 1989, p. 57-58. 7 Dans son article « Le prosimètre dans la théorie poétique » (Le Prosimètre au XVII e siècle : un « ambigu de vers et de prose », M.-G. Lallemand, C. Nédelec, M. Speyer (dir.), L’Entre-deux, n° 6, nov.-déc. 2019, en ligne https: / / www.lentre-deux.com, consulté le 7 mars 2020), Claudine Nédelec distingue notamment trois cas d’alternance, qu’elle appelle respectivement « au hasard de la plume », une « distribution logique » et un continuum (un « ambigu »), c’est-à-dire un enchaînement naturel, « passage souple de la prose aux vers » qui ne se justifie pas toujours par le registre ou le contenu. L’objectif du présent travail n’est pas de revenir sur ces distinctions, mais de proposer quelques précisions, tout particulièrement sur les pratiques des amateurs (y a-t-il des moments plus propices pour passer de la prose au vers ? ). 8 Le présent article formule les hypothèses d’un travail en cours, qui pourront, le cas échéant, demander quelques ajustements ultérieurs. Réflexions sur la poétique du prosimètre galant PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0023 409 Une pièce galante Au XVII e siècle, c’est dans des recueils collectifs, et non dans des recueils personnels, que se publient les compositions (brèves) du temps. Ces protopériodiques littéraires 9 , dont certains sont des best-sellers, ne réunissent d’abord que des pièces en vers. Mais à partir du milieu du siècle, ils accueillent un nombre croissant de textes qui mêlent prose et vers 10 . Lorsque, en 1672, le Mercure galant prend le relais des recueils collectifs dans la publication de nouveautés littéraires 11 , les prosimètres vont y être intégrés naturellement. Les textes des recueils présentent un ensemble de similitudes tant du point de vue de la dispositio que de l’inventio, qui les distinguent des prosimètres consacrés par la critique. Ainsi, les pièces des recueils sont relativement brèves, n’occupant souvent que quelques pages dans la typographie d’époque, les passages en vers sont écrits en vers mêlés 12 (alors que le Voyage de Messieurs de Bachaumont, et La Chapelle, par exemple, privilégie l’octosyllabe à module de strophe fixe 13 ) et interviennent souvent dans des configurations similaires. Ces importantes ressemblances invitent à penser que ces pièces étaient composées selon une même matrice qui, pourtant, ne saurait être issue ni de La Pompe funèbre ni du Voyage. Y aurait-il une poétique (tacite) du prosimètre galant ? 9 Nous reprenons cette appellation à Henri-Jean Martin qui parle du recueil collectif comme d’un « ancêtre du périodique littéraire » (Livre, pouvoirs et société [1969], Genève, Droz, 1999, p. 256). 10 Sur le recueil collectif au XVII e siècle, nous nous permettons de renvoyer à notre thèse « Briller par la diversité ». Les recueils collectifs de poésies au XVII e siècle (1597- 1671), Paris, Classiques Garnier, « Lire le XVII e siècle », 2021. 11 Voir à ce sujet M. Speyer, « Briller par la diversité ». Les recueils collectifs de poésies au XVII e siècle (1597-1671), op. cit., notamment « Le siècle en recueils collectifs : essai de périodisation », p. 77-106. Voir également C. Schuwey, « Éditer et vendre des poètes démodés à la fin du XVII e siècle », Le Recueil Barbin (1692). Une « histoire de la poésie par les ouvrages même des poètes » ? , M. Bombart, M. Cartron, M. Rosellini (dir.), Cahiers du GADGES, n o 16, 2019, Pratiques et formes littéraires 16-18, p. 77-97. 12 Sur les caractéristiques formelles des prosimètres galants dans les recueils collectifs, nous nous permettons de renvoyer à notre article « Un “ambigu” en quête d’un genre éditorial. Le prosimètre dans les recueils collectifs de pièces (1650- 1670) », Le Prosimètre au XVII e siècle, op. cit. 13 Voir Y. Giraud, « Introduction » dans Chapelle et Bachaumont, Voyage d’Encausse (1656), Paris, Champion, 2007, p. 20-21. Miriam Speyer PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0023 410 Le prosimètre galant : un genre ? L’unité du corpus de prosimètres n’est pas seulement d’ordre éditorial, mais également d’ordre formel et thématique. Les lettres sont majoritairement des lettres d’éloge et/ ou d’amour adressées par des hommes à des femmes. Ces lettres présentent ainsi un ancrage double. D’une part, un lien est établi avec la réalité factuelle du temps, par la citation de noms de personnalités contemporaines (la famille royale notamment, mais aussi des célébrités mondaines, comme Mlle de Scudéry, la comtesse de La Suze ou Mlle de La Motte) ou l’évocation d’événements récents (la chute de Fouquet 14 , la nomination d’un nouvel archevêque d’Albi 15 ou la révocation de l’Édit de Nantes 16 ). De l’autre, elles intègrent des éléments de fiction, qui relèvent essentiellement de deux univers, topiques du reste : l’imaginaire pastoral (évocation de nymphes 17 , de bergers…) ou de la fable (intervention d’Amour notamment, dieux de la nature…). Les lettres sont des relations, faisant le récit de voyages réels (Voyage de Messieurs de Bachaumont, et La Chapelle, Relation d’un voyage de Paris en Limousin de La Fontaine) ou de songes allégoriques (Le Voyage de l’isle d’Amour et sa suite 18 , Le Songe à Climène 19 , La Relation d’un voyage fait en Amérique 20 , etc.). D’un point de vue formel, outre la prédilection pour le moule épistolaire, souvent aussi rappelé dans les titres (« À Madame de… », « À Mademoiselle de… », voire « Lettre (en prose & en vers)… »), on note une prédominance de la prose par rapport aux vers et des modalités d’alternance souvent semblables. Dans ces prosimètres, on fait appel au vers dans des configurations précises. C’est ainsi que le vers est la forme privilégiée pour la citation (discours direct ou inscriptions) ou, dans des passages descriptifs, pour 14 C’est par exemple le cas dans l’anonyme « Lettre de la Cour », publiée dans le Recueil de pieces galantes, Paris, Quinet, 1668, t. I, p. 35 ou encore la Relation d’un Voyage de Paris en Limousin de la Fontaine (Œuvres complètes II : Œuvres diverses, op. cit., p. 547). 15 Voir Mercure galant, avril 1679, p. 1-37. Les numéros du Mercure galant parus entre 1672 et 1710 et les Extraordinaires (1678-1685) ont été numérisés par la collaboration OBVIL-IReMus et sont accessibles en ligne : https: / / obvil.sorbonneuniversite.fr/ corpus/ mercure-galant/ (consulté le 25 mars 2020). 16 Voir Mercure galant, mars 1686, p. 48-53. 17 Sarasin débute la Lettre de Chantilly justement par l’évocation des nymphes. Voir J.-F. Sarasin, Œuvres, Paris, Courbé, 1656, p. 231. 18 Voir Recueil de quelques pieces nouvelles et galantes, I, Cologne, Marteau, 1663, p. 3- 32 et II, 1667, p. 159-186. 19 Voir ibid., I, p. 136-141. 20 Voir Extraordinaire du Mercure galant, quartier de janv. 1684, p. 68-84. Réflexions sur la poétique du prosimètre galant PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0023 411 l’amplification, souvent hyperbolique ou lyrique. C’est aussi en vers que se formulent des remarques méta-poétiques sur l’alternance des formes d’écriture, qui, souvent, servent de transition pour un retour à la prose. Dans d’autres configurations, le passage du vers à la prose se fait à l’aide d’un connecteur logique, tout particulièrement les conjonctions de coordination mais, car ou donc, les adverbes alors ou ainsi ou encore les présentatifs voilà ou voici. L’insertion en vers a ainsi pour fonction de relancer l’argumentation ou d’assurer la transition. À la recherche d’un modèle Ce nombre considérable de points communs entre les « lettres en prose & en vers » publiées tant dans les recueils collectifs que dans le Mercure galant invite à s’interroger sur la poétique du prosimètre galant. La lettre en vers et en prose n’est, à notre connaissance, évoquée dans aucun art poétique de l’époque. Quant à la fameuse définition de Pellisson, elle a été formulée pour La Pompe funèbre, une pièce qui justement déroge à la règle. De plus, si elle attire l’attention sur le registre et qu’elle souligne que la citation pure et simple de vers ne suffit pas pour composer un prosimètre, elle reste somme toute trop générale pour expliquer les importantes parentés thématiques et structurelles entre les pièces 21 . Parue dans la seconde partie du Recueil de pieces en prose les plus agreables de ce temps (1659), la Lettre de Tirsis à Doralice débute par le quintil suivant : Puisqu’aujourd’huy vostre Germain Veut qu’une Lettre je compose, A la façon du brave Sarrasin, Moitiê figue, moitié raisin, Un ambigu de Vers & prose 22 . Trois ans après sa mort, le familier de Madeleine de Scudéry est cité comme référence pour la lettre en prosimètre. La forme de la pièce qui suit, dont les caractéristiques rejoignent celles que nous venons de décrire, confirme que la matrice ne saurait être La Pompe funèbre. Claudine Nédelec en conclut que « le modèle affiché de Sarasin [...] n’est là que pour justifier l’emploi du prosimètre 23 ». 21 C’est le constat que fait aussi C. Nédelec dans son article « Le prosimètre dans la théorie poétique », op. cit. 22 Recueil de pièces en prose les plus agreables de ce temps, II, Paris, Sercy, 1659, p. 101 (nos italiques). 23 C. Nédelec, « Le prosimètre dans la théorie poétique », op. cit. Miriam Speyer PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0023 412 Mais La Pompe funèbre n’est pas le seul prosimètre de Sarasin. Ne seraitil pas imaginable alors que la postérité accorde trop d’importance à celui-ci au détriment d’autres compositions ? L’étude stylistique des quatre « Ouvrages meslez de Prose & de Vers » regroupés dans les Œuvres de M. Sarasin fait ressortir la Lettre escrite de Chantilly à Madame de Montausier 24 . Plus brève que La Pompe funèbre, elle mêle vers et prose, faits et fiction pastorale. Les vers accueillent tantôt du discours direct, tantôt des amplifications descriptives : Madame la Princesse m’ayant aperceu, m’appella, & me dit : Sarasin, je veux que vous alliez tout à cet heure escrire à Madame de Montausier […] Mandez luy ce que nous faisons, Mandez luy ce que nous disons, J’obeïs comme on me commande, Et voicy que je vous le mande […]. Entre ces deux extremitez [la nuit et le jour] Que nous passons bien nostre vie ! Et que la maison de Silvie A d’aimables diversitez ! Les sens y sont enchantez, Les bois, les estangs & les sources, Et les ruisseaux qui dans leurs courses, D’un pas bruyant & diligent, Font rouler leurs ondes d’argent […]. 25 La pièce se termine par un rappel des codes épistolaires, accompagné d’une remarque méta-poétique : Adieu, mon Apollon s’endort, Et je n’en pensois pas tant dire Sur le champ, & tout d’une tire. Toutefois je ne suis pas encore si endormy, que je ne sçache bien qu’une lettre qui a commencé par Madame, doit aussi finir par je suis vostre tres, &c. 26 24 J.-F. Sarasin, Œuvres, op. cit., p. 231-237. Avant son impression dans les Œuvres, la Lettre écrite de Chantilly à Madame de Montausier a déjà été publiée dans les Poësies choisies, II, Paris, Sercy, 1653, p. 421. Sur l’influence qu’aurait exercé le prosimètre tel que le pratiquait Sarasin, voir A. Mennung, Jean-François Sarasin’s Leben und Werke, seine Zeit und Gesellschaft, Halle, Niemeyer, t. I, 1902, p. 366-373. Les conclusions de Mennung concernant La Pompe funèbre demandent toutefois à être nuancées. 25 J.-F. Sarasin, Œuvres, op. cit., p. 234-235. 26 Ibid., p. 237. Réflexions sur la poétique du prosimètre galant PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0023 413 Cette Lettre réunit un ensemble de caractéristiques que l’on retrouve dans les prosimètres des recueils ultérieurs. Son rôle de matrice est enfin confirmé par la Lettre à Mlle de Beauvais publiée dans la troisième partie du « Sercy en prose » (1659-1660). Celle-ci reprend non seulement certaines énumérations (en gras), mais nomme explicitement son modèle : Ce fut sur cela qu’elle [la marquise de Richelieu] m’ordonna de vous écrire de la façon que Sarrazin écrivoit autrefois pour Madame la Princesse, disant.Vous trouverez dans Gentilly Ce qu’il trouvoit dans Chantilly, Des Bois, des Prez, & des Fontaines, Des Ruisseaux, des Monts, & des Plaines, Et tout ce qui sçauroit donner de l’agrément Et du sujet pour un Roman. 27 Les références explicites à Sarasin et à la Lettre escrite de Chantilly disparaissent cependant des prosimètres ultérieurs et la diffusion imprimée de cette Lettre-moule reste limitée. Contrairement à certains « tubes » du milieu du XVII e siècle que l’on retrouve d’une compilation à un autre, elle ne circule, à notre connaissance, que par les rééditions des recueils dans lesquels elle a été publiée initialement 28 . La circulation somme toute restreinte de cette pièce initiale invite à nuancer notre constat de départ. Si la Lettre de Chantilly a figuré, dans les années 1650, comme matrice, c’est la production foisonnante en vers et en prose dont elle a été suivie qui s’y est substituée dans la suite : les « compositions dérivées » sont à leur tour devenues des matrices. Une question demeure cependant : pourquoi est-ce tout particulièrement la Lettre de Chantilly qui a retenu l’intérêt des poètes galants du milieu du XVII e siècle ? Galanterie et facilité À la toute fin du XVII e siècle, l’abbé de Villiers présente les textes composés de vers et de prose comme une solution de facilité. Le « produit final » serait le résultat d’un partage des tâches qui coïncide avec une 27 Recueil de pièces en prose les plus agreables de ce temps, III, Paris, Sercy, 1660, p. 395 (nous soulignons). 28 Le nombre de rééditions de ces deux recueils n’est toutefois pas négligeable : la seconde partie des Poësies choisies connaît trois rééditions (1654, 1657 et 1662), les Œuvres sont rééditées six fois jusqu’à la fin du siècle (1658, 1663, 1683, 1685, 1694, 1696). La Lettre de Chantilly est en revanche absente du « Recueil Barbin » (1692), première anthologie historique de la poésie française. Miriam Speyer PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0023 414 séparation des genres : le mélange des formes s’expliquerait par une écriture à quatre mains, voire la volonté de recycler des textes en vers antérieurs 29 . Dans ces textes-collages, les parties rimées viendraient d’hommes, la composition en vers étant bien trop complexe pour les femmes - appréciation misogyne non dépourvue de mauvaise foi. Il n’en demeure pas moins que l’engouement qu’a suscité le prosimètre auprès des mondains s’explique peut-être aussi du fait qu’il est relativement facile à composer. Les contributeurs des recueils collectifs ou du Mercure galant, en grande partie anonymes, sont loin d’être tous des poètes de métier. Les compositions réunies sont souvent des productions d’amateurs, parfois écrites dans le cadre d’échanges ou de jeux littéraires dans les lieux de sociabilité mondaine. Il est par conséquent possible que certains choix stylistiques ne résultent pas de considérations poétiques ou esthétiques, du moins pas d’abord, mais qu’ils s’expliquent par la recherche de raccourcis ou de chevilles pour la composition, ce que l’on peut vérifier dans les « lettres galantes ». Le choix de la lettre en est un indice. Celle-ci, plus que toute autre forme d’expression, relève de l’écriture quotidienne : c’est d’elle que traitent les nombreux secrétaires publiés tout au long du XVII e siècle. Elle est, de plus, une des premières formes d’écriture enseignées au collège 30 . La forme épistolaire même représente elle aussi une cheville pour l’entrée en littérature : il suffit à l’amateur de formuler une adresse interne et de se référer à un échange antérieur, de visu ou par lettre interposée. La lettre A Mademoiselle D*** (Thiers, le 10 février 1679) publiée dans le Mercure galant 31 rappelle ainsi que la lettre est une « conversation entre absents 32 ». La Lettre de Tirsis à Doralice est, elle, le fait d’une commande (« aujourd’huy vostre Germain/ Veut qu’une Lettre je compose 33 »). D’autres éléments facilitant l’inventio en général peuvent s’ajouter, par exemple l’ancrage dans la réalité factuelle. Comme dans toute lettre de 29 Voir P. de Villiers, Entretiens sur les contes de fées […], Paris, Collombat, 1699, p. 19-21. 30 Voir Ratio Studiorum, Plan raisonné et institution des études dans la Compagnie de Jésus (1599), trad. L. Albrieux, D. Pralon-Julia, Paris, Belin, 1997, § 400. Voir aussi G. Haroche-Bouzignac, Voltaire dans ses lettres de jeunesse, Paris, Klincksieck, 1992, p. 139-152. 31 Mercure galant, avril 1679, p. 202-215. 32 Selon la formule consacrée de Cicéron (« amicorum colloquia absentium », Philippiques, II, 4, 7), reprise notamment par M. de Scudéry dans sa conversation sur la lettre (« De l’air galant » et autres Conversations (1653-1684), D. Denis (éd.), Paris, Champion, 1998, p. 154). 33 Recueil de pieces en prose les plus agreables de ce temps, II, op. cit., p. 101. Réflexions sur la poétique du prosimètre galant PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0023 415 nouvelles, forme privilégiée de la correspondance privée, les lettres en prosimètre débutent majoritairement par l’évocation d’événements récents. La trame de la lettre se déploie dès lors tout naturellement à partir de situations réellement vécues, ou présentées comme telles. Le prosimètre qui ouvre le Mercure galant d’avril 1679 propose par exemple la chronique de l’Entrée de Monsieur l’Archevesque d’Albi dans la Ville de ce nom sous forme de relation en vers et en prose. Celle-ci, adressée à Mme de Mariotte, débute en associant excusatio et référence à une correspondance antérieure : Je me suis trouvée dans un fort grand embarras apres avoir leu vostre Lettre. Eh dequoy vous avisez-vous, Madame, de me demander un Tableau de ma façon, qui vous represente l’Entrée de monsieur nostre Archevesque dans cette Ville ? Vous voulez mesme qu’il y ait dans ce Tableau des endroits en miniature 34 . L’événement à l’origine de la composition n’est cependant pas toujours factuel. L’« avanture » qu’évoque l’épistolier d’une lettre à la duchesse de Savoie parue dans le Mercure de juillet 1684, par exemple, est la rencontre de la Déesse Flore et de ses Nymphes lors d’une promenade dans les jardins de Saint-Cloud 35 . La Lettre à Mademoiselle de M*** fait la relation d’un songe allégorique : Dans le temps qui divise la nuit d’avec le jour […], j’ay fait un songe que je veux vous raconter, puisqu’il vous concerne entierement, & qu’il doit estre veritable, puisqu’il a esté fait dans le temps auquel ils se font ordinairement, & où l’esprit agit avec plus de liberté 36 . La lettre en prosimètre est propice au mélange de faits et de fiction. Mais même pour celui-ci, nul besoin de grand effort d’invention, les éléments fictifs utilisés étant, eux aussi, topiques. Issus d’un imaginaire commun (notamment pastoral ou mythologique) et surtout convoqués pour agrémenter la composition, ils n’exigent guère le développement d’une trame à proprement parler. La fiction n’a ainsi qu’un rôle ornemental, comme on le voit dans la Lettre de Monsieur DP à Mademoiselle PB, publiée dans le Mercure galant de mars 1678 : Il y a longtemps que je m’ennuye de vous appeller Mademoiselle, & d’estre traité par vous de Monsieur. […] À dire vray, ce terme de Monsieur tient un peu trop du respect, & vous pouvez le perdre hardiment pour moy, pourveu que vous consentiez à le remplacer par quelque sentiment plus 34 Mercure galant, avril 1679, p. 4-5 (nos italiques). 35 Voir « A Madame la Duchesse Royale », Mercure galant, juillet 1684, p. 110-122. 36 Recueil de pieces galantes, II, Paris, Quinet, 1664, p. 30-31. Dans d’autres recueils des années 1660, ce texte apparaît aussi sous le titre « Le Songe à Climène ». Miriam Speyer PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0023 416 agreable. Vostre embarras sur ce changement de noms, venoit de la difficulté de m’en choisir un qui fust joly, & point trop tendre. Après ce début factuel, l’épistolier relate sa rencontre avec Amour qui veut l’aider à trouver un autre nom. Or, la consultation d’Amour et de « tous ses petits Freres les Amours » n’est pas très concluante, jusqu’à ce qu’arrive un petit Amour, qui dit presque tout-bas, il y a un remède à cela. On se tourna vers luy, & on le vit qui tâchoit à se perdre dans la foule des Amours où il s’estoit toûjours tenu caché. […] Fort timide, car de sa vie Le pauvre Enfant n’avoit paru publiquement ; Il rougit en voyant si belle Compagnie, Et sa rougeur avoit de l’agrément. Il dit que vous estiez sa Mere ; mais que comme cela estoit secret, il prioit ses Freres les Amours de n’en rien dire, & que si on luy laissoit le temps de reprendre un peu ses esprits, il nous donneroit, à vous & à moy s’entend, un nom dont nous aurions sujet d’estre satisfaits 37 . C’est lui qui propose, d’abord en prose, puis en vers, les noms de « Mon Berger » et « Ma Musette », qui vont être approuvés par tous. Le « détour » par la fable, nullement nécessaire, sert à diversifier la lettre d’amour et à mettre en scène le choix onomastique. C’est encore ce qui s’observe dans la lettre Le Départ des Nymphes de Luxembourg, publiée dans le premier recueil « La Suze-Pellisson » : dans sa description du jardin du Luxembourg désert, l’abbé de Torche recourt à l’imaginaire pastoral pour exprimer le chagrin que lui cause l’absence de la Grande Mademoiselle, exilée à Saint-Fargeau : Mademoiselle, Je ne pensois pas que les Nymphes de Luxembourg […] eussent eu assez de force pour aller trouver vostre Altesse Royale, & se presenter devant vous avec toute la douleur que leur causoit vostre absence. Mais ayant sçeu qu’elles en avoient esté carressées avec cette bonté genereuse, qui vous est si particuliere, je n’ay point douté qu’elles n’eussent forcé leur prison, & qu’elles n’eussent de bon cœur abandonné Luxembourg & Paris […]. Je voulus pourtant visiter les lieux qu’elles avoient abandonnés, parce que je me doutay bien que j’y trouverois des marques de leur départ. Ainsi je fus revoir encore Ce Jardin, où la belle Flore Estaloit ses pompeux tresors […] 38 . 37 « Lettre de Monsieur DP à Mademoiselle PB », Mercure galant, mars 1678, p. 13-26. Le choix des noms de « Berger » et « Musette » donnera lieu à quelques autres compositions publiées dans les numéros de mai et de juin de la même année. 38 Recueil de pieces galantes, I, Paris, Quinet, 1663, p. 29-30. Réflexions sur la poétique du prosimètre galant PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0023 417 On observe ainsi un schéma récurrent : la trame de la lettre sous forme de relation correspond au voyage (à la promenade) de l’épistolier, la fin coïncide avec la fin du voyage, libre ou contrainte, comme le songe allégorique se termine par le réveil du narrateur. Bref, il existe pour la lettre en prose et en vers un ensemble de facilités et de raccourcis. Il convient toutefois de préciser que la plupart d’entre eux ne sont pas réservés au prosimètre, mais qu’ils se retrouvent dans des compositions galantes en prose. Ce qui distingue plus précisément la lettre galante, c’est qu’elle offre, de plus, des « chevilles » permettant de simplifier la dispositio, dont en particulier le début (adresse interne) et la fin (formule de politesse). Ce qui fait enfin son attrait, c’est que sa longueur n’est soumise à aucune contrainte. Plusieurs traits de la Lettre de Chantilly permettent d’étayer l’hypothèse du prosimètre comme une « forme facile ». Celle-ci est en fait le prosimètre le plus bref de Sarasin et, de plus, le seul à avoir été publié en recueil collectif, et ce avant l’impression dans les Œuvres. Un autre élément encore la rend intéressante pour les amateurs : contrairement à La Pompe funèbre ou l’Ode de Calliope sur la bataille de Lens, elles aussi coulées dans la forme épistolaire, la Lettre de Chantilly ne contient aucune forme poétique isométrique fixe. Les passages rimés sont en vers mêlés, sans module de strophe récurrent. Or, les vers mêlés, dans la mesure où ils offrent à l’amateur la possibilité de composer au fil de sa pensée, constituent sans aucun doute la forme versifiée la plus libre et, peut-être, la plus simple. La prose étant, selon un contemporain, « plus facile que les vers 39 », le mélange des deux et le choix de séries de « vers libres 40 » permettent de revenir aisément du vers à la prose dès que l’inspiration (ou la rime) commencerait à manquer. La composition d’une lettre en prosimètre est enfin facilitée par une forme de normalisation qui frappe l’alternance des deux formes. Comme souligné ci-dessus, certains passages appellent plus volontiers le vers que la prose, ou inversement. En effet, tandis que le début et la fin d’une lettre, du fait de leur forte codification, s’écrivent naturellement en prose, les passages descriptifs sont prédestinés aux amplifications lyriques et, par conséquent, au vers. Dans la majorité des cas, celles-ci pourraient être supprimées sans changer 39 « Éloge de feu M r de Corneille », Mercure galant, janv. 1710, p. 283. L’éloge concerne T. Corneille, disparu en décembre 1709. Voir aussi la « Lettre en Prose & en Vers » (Mercure galant, oct. 1698, p. 93), dans laquelle on lit, après un passage en vers : « Voilà comme j’en parle quand je fais le Poëte ; & si la rime & le nombre ne m’arrestoient, je crois que je dirois les plus belles choses du monde là dessus ». 40 Furetière, Dictionnaire universel, « libre ». Voir aussi « Réponse à la Satire contre les Vers irreguliers », Mercure galant, févr. 1695, p. 236-290. Miriam Speyer PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0023 418 fondamentalement le sens du texte. Le passage d’une forme d’écriture à l’autre devient alors facile : à partir du moment où la lettre relate un déplacement (réel ou allégorique), comme c’est du reste le cas dans la Lettre de Chantilly de Sarasin, rien de plus aisé que d’y intégrer des « arrêts sur image » pour développer une description. Une variante quasi mimétique de cet « arrêt » est la mise en scène d’une hésitation, d’une excusatio, ou plus généralement du commentaire. L’épistolier, avant de poursuivre son récit, introduit un passage versifié qui n’est souvent rien de plus qu’une prétérition rimée. Prenons par exemple Le Temple de la Paresse : avant de commencer la description de l’édifice en luimême, l’épistolier précise : J’ay pris la premiere [matière] qui s’est presentée à mon imagination, & j’ay eu aussi peu de peine, & aussi-tost fait avec le Porphire, qu’avec la pierre ordinaire. Souvenez-vous enfin Qu’on ne sçait à quoy l’on s’engage Quand on entreprend de bastir : Lorsqu’on a commencé l’on en veut bien sortir, Et quiconque entreprend un magnifique ouvrage Ne doit rien épargner de rare ni de grand : Pour moy, quand je traçay ce fameux bastiment, Apollon me permit d’en faire la dépence, Ainsi je ne crûs point qu’il fust de consequence De bastir trop pompeusement Sur ce solide fondement. En un mot, toutes les pierres s’y sont assemblées au son de sa Lyre 41 . Une autre configuration fréquente, et peut-être encore plus simple est celle de la citation. S’il s’agit de rapporter le discours de personnages, de fiction tout particulièrement, ou de reproduire des compositions d’autrui qu’on aurait croisées en chemin, le passage au vers s’impose, comme on peut l’observer dans Le Départ des nymphes 42 ou dans la lettre de Mme de Saliez dans le Mercure de mars 1678 43 . Envisagée de cette manière, la lettre en prosimètre se réduit à un ensemble de modules que l’amateur mondain n’a qu’à arranger à plaisir pour créer sa propre composition. Ce jeu de construction sera enfin 41 Nouveau recueil de plusieurs et diverses pieces galantes de ce temps, I, s. l., 1665, p. 183-184. Voir par exemple aussi « Mademoiselle, vous aurez peut-estre… » (Recueil de pieces en prose les plus agreables de ce temps, II, op. cit., p. 112) ou Lettre à M. le M. de C. (Recueil de pieces en prose les plus agreables de ce temps, V, Paris, Sercy, 1663, p. 104). 42 Voir Recueil de pièces galantes, I, op. cit., p. 29-30. 43 Voir Mercure galant, mars 1678, p. 182-186. Réflexions sur la poétique du prosimètre galant PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0023 419 complété par l’un ou l’autre « passage obligé ». En effet, dans les années 1650 et 1660, les prosimètres contiennent tous un ou plusieurs passages qui abordent explicitement le mélange de vers et de prose, comme si celui-ci avait besoin d’être justifié 44 . Dans les prosimètres ultérieurs, en particulier ceux que l’on trouve dans le Mercure galant, ces remarques méta-poétiques se raréfient : la lettre qui mêle vers et prose n’a plus besoin de justification, elle a fini par devenir elle-même une forme codée. S’il paraît, tout compte fait, peu probable que les prosimètres soient le résultat d’une écriture partagée, telle que la décrit, et fustige, l’abbé de Villiers, la composition par « collage » de modules, en revanche, est vraisemblable. Dans les années 1650, la Lettre de Chantilly de Sarasin, qui réunit, elle, les caractéristiques essentielles que l’on va retrouver d’un prosimètre à l’autre, constitue bien la matrice. La forme s’installant dans la durée, l’air de famille qui caractérise les diverses réalisations s’explique par la naissance d’un genre. Ce dernier, puisqu’il se compose selon une recette et à partir d’un ensemble de modules, présente sans aucun doute de grands attraits pour un amateur qui souhaite « mont[er] sur le Parnasse 45 ». « Ce sont Gens d’esprit qui sçavent tous écrire agreablement en Prose & en Vers 46 » : splendeur et misère du prosimètre dans le Mercure galant La lettre « meslée de Prose & de vers » dans le Mercure galant : une forme rare S’il y a une publication au XVII e siècle qui est explicitement consacrée aux créations de non-professionnels, c’est le Mercure galant et, plus encore, son Extraordinaire (quatre numéros par an, 1678-1685) 47 . En tant que forme « facile », le prosimètre devrait par conséquent être légion dans le périodique. Or, la part des « Lettres en Prose & en Vers » est somme toute réduite dans le Mercure. Les premiers numéros du périodique, jusqu’à la fin des années 1670, contiennent presque tous des lettres en prosimètre, parfois même plusieurs. 44 Voir à ce sujet J.-F. Sarasin, « Lettre écrite de Chantilly à Madame de Montausier », dans Œuvres, op. cit., p. 233. Voir également le début du « Temple de la Paresse » (Nouveau recueil de plusieurs et diverses pièces galantes, s. l. 1665) ou la « Mascarade curieuse » (Recueil de pieces en prose les plus agreables de ce temps, IV, Paris, Sercy, 1661). 45 « Lettre XL », Extraordinaire du Mercure galant, quartier d’avril 1678, t. II, p. 278. 46 « Préface », Extraordinaire du Mercure galant, quartier de janvier 1678, n. p. 47 L’Extraordinaire a été fondé pour accueillir les productions des lecteurs. Voir notamment ibid., « Aux Dames », n. p. Miriam Speyer PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0023 420 À partir des années 1680, en revanche, la forme se raréfie. Elle ne se rencontre plus que dans quelques numéros (par exemple aucune lettre en prose et en vers entre juillet 1683 et juillet 1684, aucune non plus entre mars 1686 et janvier 1690). Ce n’est qu’entre 1699 et 1701 que la forme va connaître un dernier bref essor. À cela s’ajoute une spécialisation des auteurs : les lettres « meslées de prose & de vers » dans le Mercure proviennent, dans la grande majorité, d’un petit nombre d’auteurs qui sont, eux, des écrivains aguerris : Madeleine de Scudéry, Guyonnet de Vertron et Antoinette de Saliez, ainsi que deux écrivains sous pseudonyme, le « Berger Fleuriste » et le « Berger de Flore 48 ». Si la forme semble bien attirer les amateurs dans les années 1650, 1660 et 1670, elle ne jouit plus de leur préférence dans les vingt dernières années du siècle. Deux raisons, partiellement liées, permettent d’expliquer ce changement. Une variété limitée Le prosimètre retient d’abord l’intérêt des mondains du fait de sa souplesse et de sa capacité à accueillir des discours divers. Ces lettres, dans lesquelles se mêlent aisément les formes d’écriture, les registres et les idées, constituent d’une certaine manière la forme galante par excellence : elles permettent de créer la surprise ou le tour d’esprit à peu de frais. Cependant, à partir du moment où la forme se fige, ce qui est bien le cas de la « lettre en prose & en vers » au cours de la seconde moitié du siècle, elle perd de sa souplesse. Sa capacité à innover, à surprendre le lecteur diminue. Or, l’esthétique galante est, on le sait, ennemie de l’ennui et de toute impression de « déjà lu ». En somme, étant donné que le prosimètre est devenu, au fil des années, une forme fixe, dont la diversité est limitée, il finit par ne plus intéresser les amateurs mondains qui courent le risque de composer des textes qui ennuient leur entourage 49 - rien de moins galant ! Une nouvelle esthétique du mélange des formes À cela s’ajoute vraisemblablement une autre explication, celle d’une nouvelle esthétique du mélange des formes, consacrée, du moins partiellement, par le Mercure même. 48 Voir Mercure galant, août 1681, p. 126-144 ; oct. 1682, p. 105-120 ; févr. 1683, p. 27-36 ; juillet 1683, p. 22-35 ; etc. 49 La même dynamique d’évolution s’observe aussi pour la pratique du sonnet galant (voir M. Speyer, « Briller par la diversité » : les recueils collectifs de poésie au XVII e siècle, op. cit., p. 646-651). Réflexions sur la poétique du prosimètre galant PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0023 421 Le périodique accueille les compositions et les genres les plus divers. Son éditeur veille, de plus, à les disposer de manière à mettre en valeur leur diversité. Les deux formes d’écriture, vers et prose, y participent. Aussi liton dans l’édition d’août 1700, en guise de transition entre deux contributions : Aprés cette Lettre en Prose de M r de la Févrerie, vous voudrez bien voir une Epistre en Vers que M r Alison, dont je vous ay déja envoyé plusieurs Ouvrages, a faite à la priere d’une Dame de ses Amies 50 . Le même principe règne dans les textes qui composent le périodique. Dans une lettre de mars 1686, adressée à une destinataire en province, on lit : Vous ne pouvez pas sans doute vous […] ennuyer, apprenant ce que nostre grand Monarque fait tous les jours pour la Conversion des Pretendus Reformez, & tous les Eloges qui luy sont donnez par les bouches les plus eloquentes, & les Plumes les plus sçavantes du Royaume ; de sorte que pour vous dire quelque chose de nouveau, il faudroit que je vous disse en Vers ce que l’on a dit en Prose, & en Prose ce qui s’est dit en Vers 51 . En tant que deux formes d’écriture différentes, le vers et la prose participent de la foisonnante variété du périodique, qui est justement un de ses points forts. Leur alternance vise à éviter tout ennui ou redite. Aussi prose et vers continuent-ils de cohabiter dans le Mercure et son Extraordinaire au cours du dernier tiers du siècle. Le vers semble même bénéficier d’une légère préférence, comme on peut le lire dans la « Préface » qui ouvre le premier Extraordinaire. À propos des explications des énigmes en vers, le rédacteur indique que « de peur que trop de Prose sur le mesme sujet n’ennuyât », il ne va imprimer intégralement que les explications des énigmes en vers. Quant aux explications des « Enigmes en figures », il va reproduire les deux, mais concède que « celles qui seront en Vers ne laisseront pas d’estre préferées aux autres 52 ». Sans surprise, c’est la maîtrise des deux qui est l’apanage du contributeur accompli, comme on le lit à plusieurs reprises dans le périodique. En mars 1679 par exemple, quand il s’agit de faire le portrait laudatif d’un cavalier dans une nouvelle, on précise qu’« il estoit bien fait, disoit les choses avec esprit, écrivoit agreablement en Vers & en Prose 53 ». La même expression revient dans une lettre adressée à Antoinette de Saliez : 50 Mercure galant, août 1700, p. 50 (nos italiques). 51 Mercure galant, mars 1686, p. 48-53 (nos italiques). 52 « Préface », Extraordinaire du Mercure galant, quartier de janvier 1678, n. p. 53 « L’Amante infidelle. Histoire », Mercure galant, mars 1679, p. 99-124. Miriam Speyer PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0023 422 En effet, Madame, il me semble Que depuis cet heureux moment Qu’on nous mit sous la Presse ensemble, Je puis agir plus librement. Faites-moy la grace, Madame, de regarder cette Lettre comme un juste hommage que tous ceux qui se mêlent de Vers & de Prose vous doivent […] 54 . Bref, « se mêler de Prose & de Vers » est synonyme d’« être auteur ». À la fin du siècle, moment parfois présenté comme peu propice à la poésie, l’écrivain galant accompli excelle dans les deux formes. Mais il n’est plus besoin de les mélanger dans une même pièce ou, du moins, de les lier dans « le corps d’une même narration », comme l’exigeait Pellisson. À l’instar du Mercure, qui se compose d’une succession de textes divers sans forcément établir de lien, les compositions qui mêlent vers et prose présentent un travail minimal sur la suture : dans la grande majorité des cas, les vers insérés sont des citations 55 . 54 Mercure galant, mars 1682, p. 176-177 (nos italiques). 55 Voir par exemple les « Vers galans à une jeune Enjoüée », Extraordinaire du Mercure galant, quartier de juillet 1685, p. 301-312 ; « Lettre en prose & en vers », Mercure galant, nov. 1685, p. 89-99 ; « Lettre en prose & en vers », Mercure galant, mars 1700, p. 150-155.
