eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 49/97

Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
10.24053/PFSCL-2022-0024
121
2022
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Détournement et transgression poétiques dans la traduction d’un prosimètre. L’École de l’Intérêt et l’Université d’Amour, d’Antolínez de Piedrabuena à Claude Le Petit

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Dimitri Albanèse
pfscl49970423
PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0024 Détournement et transgression poétiques dans la traduction d’un prosimètre. L’École de l’Intérêt et l’Université d’Amour, d’Antolínez de Piedrabuena à Claude Le Petit D IMITRI A LBANÈSE S ORBONNE U NIVERSITÉ , C ELLF 16-18 À rebours des œuvres les plus convoquées de Claude Le Petit, la traduction qu’il propose sous le titre de L’École de l’Intérêt et l’Université d’Amour ne compte pas parmi les plus sulfureuses. Pour cet auteur souvent classé parmi les libertins du XVII e siècle, nous pourrions nous attendre à ce que cet écrit en prosimètre se place sous le signe du libertinage. Cependant, si la notion semble pouvoir être convoquée en raison d’une certaine immoralité, c’est avant tout en termes de licence poétique qu’elle se présente. Ainsi, le recours au prosimètre, en dépit des libertés qu’il pourrait offrir, ne paraît pas privilégier la veine libertine de cet auteur - même si certains passages seront censurés au XIX e siècle 1 . D’après les obtentions de privilège et les achevés d’imprimer, cet ouvrage, paru en 1662, apparaît comme le coup d’essai du poète dans le domaine du prosimètre, suivi de près par une seconde réalisation qui ne 1 Claude Le Petit, Œuvres libertines, T. Pogu (éd.), Paris, Éditions Cartouche, 2012. Selon T. Pogu, « Si après le XVIII e siècle au cours duquel notre poète tomba dans un relatif oubli, son œuvre a connu un regain d’intérêt de la part des libraires du XIX e siècle, elle a aussi intéressé la censure sous le Second Empire, laquelle a jugé obscènes certains passages d’œuvres qui avaient pourtant obtenu, lors de leur publication sous le règne de Louis XIV, un privilège en bonne et due forme. En 1863 et 1865, la justice de Napoléon III, par le biais du Tribunal correctionnel de la Seine, a ainsi condamné le libraire Jules Gay à quatre mois de prison et 500 francs d’amende pour la réédition - entre autres « livrets rares et curieux », à une centaine d’exemplaires chacun seulement et à un prix assez élevé - de L’École de l’Intérêt et L’Heure du berger » (p. 45-46). Dimitri Albanèse PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0024 424 relève plus d’une traduction, L’Heure du berger 2 . Annoncé comme un amusement par Le Petit, le récit se présente sous un jour plus ouvertement galant que son modèle hispanique et la traduction altère le texte d’origine en lui adjoignant des vers inédits, en requalifiant les formes poétiques insérées et surtout en leur attribuant une fonction directrice dans le balisage de la fiction. Cependant, le texte d’Antolínez de Piedrabuena - pseudonyme que l’on utilisera pour plus de commodité 3 - s’affiche d’emblée comme un prosimètre. Le poète français ne dénature donc pas la forme originale de ce récit. Concernant le texte source, deux réserves sont nécessaires. D’une part, la version à partir de laquelle nous travaillons date de 1634 4 , soit une édition qui pouvait bel et bien circuler au moment où Le Petit s’est exilé en Espagne, vers 1657. Néanmoins, de nombreuses éditions lui succèdent, en 1639, en 1640, et nous ne pouvons être assurés de la copie que le poète français avait entre les mains - même si celle de 1664, par exemple, est nécessairement exclue en raison de la biographie de Le Petit. Le manque d’études sur le texte source conduit de fait à cette incertitude. D’autre part, l’œuvre de Piedrabuena a été sanctionnée par l’Inquisition espagnole dès le XVII e siècle 5 , sans qu’elle puisse être considérée comme libertine pour autant. La traduction de Claude Le Petit se concrétise peut-être durant sa période de voyages en Europe - elle-même soumise à quelques réserves 6 - mais le texte n’est publié qu’à son retour en France. Il s’agit d’ailleurs de sa première publication, si l’on écarte ses contributions poétiques dans la gazette La Muse de la Cour, en 1655 7 . Dans tous les cas, Le Petit manifeste 2 Voir C. Le Petit, Œuvres libertines, op. cit., pour L’École de l’Intérêt et l’Université d’Amour, p. 53 : « Bien que datée de 1662, cette première édition a obtenu le privilège du roi le 18 août 1661 et son achevé d’imprimer date du 24 octobre 1661 » ; pour L’Heure du berger, p. 127 : « Privilège du 18 novembre 1661. Achevé d’imprimer le 24 novembre 1661. » 3 J. de Entrambasaguas, « Algo acerca del autor de la ‟Universidad de Amor” y de su delación a la Inquisición », Revista de Filología Española, 1944, n o 28, p. 1-14. 4 A. de Piedrabuena, Universidad de Amor, y Escuelas de el Interes, Murcia, L. Vero, 1634. Cette date demeure curieuse, puisque la critique établit la première édition en 1636, voir J. de Entrambasaguas, op. cit., p. 1, et D. G. Ramírez, « José Alfay, librero, editor y compilador de Zaragoza. Catálogo comentado de las obras publicadas a su costa », Archivo de Filología Aragonesa, 2010, n o 66, p. 97-154, p. 125. 5 J. de Entrambasaguas, op. cit., p. 13-14. 6 L’évocation de ce périple européen n’apparaît que dans le paratexte des œuvres de l’auteur, sans que la critique littéraire puisse établir son authenticité. 7 Voir F. Lachèvre, Claude Le Petit et la Muse de la Cour, Paris, Champion, « Le libertinage au XVII e siècle, disciples et successeurs de Théophile de Viau », 1922. Détournement et transgression poétiques dans la traduction du prosimètre PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0024 425 une maîtrise assez exceptionnelle de la langue espagnole, lui permettant de proposer différentes adaptations et jeux de mots. L’infléchissement du texte source 8 se joue à la fois au niveau de la structure de l’œuvre, mettant davantage en avant la dimension poétique, mais aussi par le biais de « mensonges » de traduction cherchant à renforcer une part d’exotisme culturel. Non seulement la proportion entre prose et poésie change, au profit de l’incorporation de pièces poétiques, mais le texte adopte aussi une optique plus licencieuse et accentue la présence d’une figure auctoriale qui se confond avec celle du traducteur. En détournant la fonction morale du récit et en la transposant dans une vision néo-épicurienne, sous couvert de sorties burlesques, Le Petit semble chercher à conquérir pour L’École de l’Intérêt de nouveaux publics tout en se façonnant une légitimité mondaine de traducteur et de poète. La traduction du texte d’origine par un nouveau prosimètre repense donc les relations entre plaisir et morale et agit en partie comme un dispositif de mise en scène de la puissance transgressive de la poésie. Notre étude nous conduit ainsi à interroger l’usage d’une liberté créatrice dans le cadre d’un prosimètre en traduction. Cette prise de liberté, non sans limites, se fonde sur l’accentuation du domaine poétique pour transformer la macrostructure de l’ouvrage et sur la mise en scène d’une figure de traducteurpoète. D’un prosimètre l’autre : de la satire morale au recueil galant Il est bien entendu excessif de considérer la traduction de Le Petit comme un recueil poétique. Toutefois, il s’agit d’insister sur la transformation structurelle que le paratexte laisse entendre. Cette mise en forme opère un déplacement entre les deux versions du texte, entretenu par le décalage de registre mis en évidence par des contenus plus licencieux et un ton plus désinvolte. Table thématique et insertions de vers, une structuration en recueil poétique ? Dès l’ouverture 9 du prosimètre qu’il traduit, Claude Le Petit ajoute un sommaire, sous la mention de « Table des matières contenues en ce livre », 8 Du reste, la pratique d’une traduction-adaptation au XVII e siècle n’est pas rare et J. de Entrambasaguas considère l’ouvrage de Le Petit comme une œuvre distincte imitant l’original plutôt qu’une traduction littérale, op. cit., p. 5. 9 On trouve cette table reproduite soit au début soit à la fin du récit, selon les éditions ; voir F. Lachèvre, Les Œuvres libertines de Claude Le Petit, Parisien brûlé le 1 er septembre 1662, s. l., s. n., « Le libertinage au XVII e siècle », 1918, p. 46-47, et Dimitri Albanèse PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0024 426 qui n’est pas sans rappeler celle que l’on retrouve dans L’École des filles à laquelle il contribua 10 , ou son autre prosimètre L’Heure du berger et son recueil poétique Le Bordel des Muses 11 . Véritable stylème éditorial, cette démarche est à mettre sur le compte de l’auteur en raison de sa récurrence dans son œuvre et de sa proximité avec ses imprimeurs 12 . Les différentes entrées de la table sont moins des chapitres que la mise en série des épisodes du récit ainsi que la liste de quelques-unes des pièces poétiques le ponctuant : « Dizain de huit vers », « Trois quatrains sur l’avarice », « Quarante-huit vers assez bien faits sur les musiciens », « Petit sonnet de quatorze vers sur ce sujet ». À l’exception de cette dernière mention, les formes poétiques indiquées dans le corps du récit ne sont pas mentionnées, puisqu’un sonnet (p. 69) est nommé « Lettre de change, en vers » dans la table et les quarante-huit vers sont signalés comme des « Stances irrégulières » (p. 110) dans le prosimètre. Par ailleurs, les intitulés du sommaire résonnent avec l’écriture désinvolte de Claude Le Petit, usant et abusant de l’antiphrase, « Subtilités et questions pédantesques », « Raisonnement sans raison », et de jeux de mots, « Hommes illustres de l’amour, et non pas de Plutarque », « Conclusion de l’École de l’Intérêt par l’Intérêt même ». Non seulement cette table structure le récit en recueil d’unités poétiques, mais des pièces liminaires étoffent le paratexte de la traduction 13 . Loin de se contenter de ces ajouts périphériques, il augmente considérablement le nombre de passages en vers : on peut en dénombrer treize dans le texte de Piedrabuena et vingt-huit chez Le Petit 14 . Le mélange entre prose et poésie, plus prononcé, apparaît comme une revendication du traducteur, au détour de l’insertion d’un sonnet : « vous seriez peut-être bien aise de voir ici de ses vers dans ma prose » (p. 69). Ce poème, d’un supposé « Dom Claudio », C. Le Petit, Œuvres libertines, op. cit., p. 64-66. Pour plus de commodités, nous nous appuierons sur l’édition de T. Pogu à laquelle renverront les numéros de page entre parenthèses. 10 C. Le Petit, Œuvres libertines, op. cit., p. 17-19. 11 Ibid., « Table des choses plus considérables de ce demi-roman », p. 129-130 ; « Table générale de toutes les matières contenues dans les quatre parties de ce volume », p. 203-206. 12 Qu’il s’agisse d’une mise en scène dans ses préfaces, à l’intérieur de ses écrits ou dans l’histoire de la condamnation de son recueil, sur ce dernier point, voir F. Lachèvre, Les Œuvres libertines de Claude Le Petit, op. cit., p. XLV - XLVI . 13 Cette pratique se retrouve également dans l’autre prosimètre de Le Petit, L’Heure du berger. 14 Sont retenus en tant que pièces poétiques tous les passages représentant formellement un vers, par la présence de blancs, de retours à la ligne et d’isolement typographique, même lorsqu’il s’agit d’un monostique, qu’il soit en français, en espagnol ou en latin. Détournement et transgression poétiques dans la traduction du prosimètre PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0024 427 renvoie cependant à Le Petit lui-même, mis au goût espagnol 15 . La contamination poétique s’observe même dans la qualification de prises de paroles, comme celle de Cupidon « comme un impromptu » (p. 72) alors que le texte original se contente d’écrire « en dezirme sonriendo 16 » (r o 5 17 - « en me disant tout sourire »). De la satire morale à la désinvolture galante Outre l’accentuation du domaine poétique, le projet moral et satirique de l’œuvre espagnole est supprimé dans la traduction de Le Petit. La transformation du sous-titre en est l’un des indices révélateurs puisque la mention ironique « Al pedir de las mugeres » (r o 1 - « À la demande des femmes ») devient « Galanterie morale » (p. 51). Dans l’avis au lecteur, Piedrabuena se fonde sur les Écritures pour légitimer son propos : « La muger es ayuda de costa del hombre, pues en una parte dize la Escritura, tratando de su formacion 18 », mais le traducteur supprime tout bonnement cette référence. Par ailleurs, le statut d’Ovide diverge entre les deux auteurs : blâmé, peut-être à titre de plaisanterie, dans le texte source, « El primero que se pudrío por esto » (r o 2 - « Le premier qui s’est laissé consumer par ce sujet »), il est élevé au rang de « maître » (p. 58) dans la version française. Toute la charge morale, « el mio [deseo] (ojalá se logre) ha sido abrirles los ojos, para que conociendo la condicion destas harpias, o del todo las tripulen, o […] sepan las armas con que han de vencer 19 » (v o 2), est retranchée au profit d’équivoques charnelles. Ces allusions sont certainement présentes dans le texte d’origine, mais sans le même degré d’obscénité que dans la traduction de Le Petit. Ainsi, de nombreuses précisions viennent ajouter des connotations sexuelles, tel l’interdit qui frappe « les eunuques et les 15 Cet usage de pseudonyme pour intégrer un poète au récit se retrouve d’ailleurs dans L’Heure du berger, avec le poète Pilette, fondé sur l’anagramme de Le Petit. 16 Pour la graphie du texte espagnol, nous ne modernisons pas l’orthographe mais nous rétablissons le texte complet lorsque l’imprimé a recours à des abréviations. 17 Pour la numérotation des pages du texte espagnol, imprimé sous forme de folios, nous indiquons le recto (r o ) et le verso (v o ), suivi du numéro de feuillet, pour notre édition de référence, A. de Piedrabuena, Universidad de Amor, y Escuelas de el Interes, op. cit. 18 « La femme est une aide pour la dépense [jeu de mots ambigu sur ayuda de costa à la fois récompense, pourboire (aide pour les dépenses) et gouffre financier (aide à la dépense), mais aussi sur costa au double sens de « coût » et de « côte »] de l’homme, comme le dit un passage des Écritures, au sujet de sa formation ». 19 « mon désir (puisse-t-il se réaliser) a été de leur ouvrir les yeux, afin que, connaissant la condition de ces harpies, ils les rejettent entièrement ou qu’ils connaissent les armes avec lesquelles ils vaincront ». Dimitri Albanèse PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0024 428 châtrés » (p. 87), renvoyant les bourses de monnaie à un attribut masculin. Dans le texte espagnol, on lit bien « sin los capones » (r o 9 - « excepté les chapons »), mais jamais l’association aux humains n’est aussi limpide qu’en français. La conclusion du prosimètre original recoupe le projet satirique énoncé au début, « y ya desde entonces no me quejo de Amor, sino de mi fortuna, que haziendome pobre, me privó de las glorias de Amor, donde finezas de voluntad persiguió el vil interes 20 » (v o 24), tandis que le texte de Le Petit se termine sur la narration de cette histoire par le narrateur, auprès d’une compagnie, et l’obtention d’un contrat avec un imprimeur pour la publier. L’argent réapparaît bien, mais nullement pour émettre une condamnation misogyne sur la vénalité amoureuse. L’acte charnel, régulièrement sous-entendu par Le Petit, par exemple dans « je puis remplir votre désir à peu de frais et vous donner sans m’incommoder toute sorte de satisfaction sur ce sujet » (p. 97), se double de provocations religieuses. De la sorte, le christianisme est tourné en dérision lorsque le narrateur se trouve empêché d’en prendre la défense, « J’allais prendre contre lui le parti de ma religion apostolique et romaine » (p. 81), ou qu’il reprend négligemment la formule « Dieu te garde » (p. 91). Au contraire, chez Piedrabuena, les prières du narrateur, à la fin de l’ouvrage, semblent plus sincères, bien qu’articulées au propos satirique s’en prenant aux femmes 21 . Le Petit, lui, multiplie les plaisanteries et égratigne la figure de Cupidon par des allusions scatologiques ou sexuelles, comme lorsqu’il prend la parole pour la première fois, « après avoir […] déchargé quelques excréments flegmatiques » (p. 73), ou qu’il ajoute un complément du nom dévalorisant à son égard dans le premier passage en vers du texte source : « Dans l’université de ce prince nabot » (p. 76). Les parenthèses, abondantes, même si l’on en trouve quelques-unes chez Piedrabuena, permettent de multiplier ces signes de désinvolture de manière parfois totalement gratuite ou pour renforcer la présence du narrateur. Dès qu’il en a l’occasion, il étoffe la version première en la rendant plus suggestive : « lo mas intimo, y retirado de mis pensamientos » (r o 5 - « ce qu’il y a de plus intime et de plus retiré dans mes pensées ») devient ainsi « les plus secrètes pensées de mon âme et les plus particulières débauches de mon corps » (p. 72). L’éthos 20 « et depuis lors je ne me plains plus d’Amour, sinon de ma fortune, laquelle, en me faisant pauvre, m’a privé des gloires d’Amour, dans lesquelles les raffinements du désir n’ont eu de cesse d’être persécutés par le vil intérêt ». 21 On lit ainsi : « Por la mañana luego en levantandome me persigno, y digo, por la señal de la santa Cruz, de las tias libranos Señor, y al fin del Padre nuestro, digo ; mas libranos de tias, Amen Iesus » (r o 22 - « Le matin suivant, en me levant, je me signe, et je dis, par le signe de la sainte Croix, délivre-nous des tantes, Seigneur, et à la fin du Notre Père je dis : mais délivre-nous des tantes, Jésus, Amen »). Détournement et transgression poétiques dans la traduction du prosimètre PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0024 429 licencieux du narrateur s’en trouve accru, de même que ses velléités comiques, particulièrement lorsqu’il sature des énumérations déjà riches 22 . Finalement, ce ton désinvolte entre en écho avec la liberté revendiquée par Le Petit, dans le « Sizain pour servir de dédicace », pièce liminaire qu’il ajoute. L’affirmation « Dieu m’a fait naître libre, et je veux toujours l’être ; / Je considère plus ma liberté qu’un maître » (p. 55), peut s’entendre aussi comme une prise d’indépendance en termes de traduction. Éthos de poète au détriment du texte source Le traducteur propose un traitement assez libre du prosimètre d’origine et cette transgression s’accompagne d’un jeu avec les langues et renouvelle l’enchevêtrement de la prose et de la poésie. Le prosimètre devient alors le terrain d’une mise en scène de l’auteur français en tant que traducteur et poète. Mensonges du traducteur, richesse de la traduction ? En jouant avec le texte d’origine et la langue, Le Petit se joue de ses lecteurs, en affirmant la présence de passages absents du texte source ou en donnant l’illusion de leur existence pour renforcer la couleur locale espagnole. Ainsi, le dicton espagnol, sur la page de titre, « La que me pide me despide » (p. 51 - « celle qui me demande me congédie »), ne se trouve pas chez Piedrabuena. Cette intégration opère comme un gage d’authenticité alors qu’elle reflète plutôt l’exil du poète français 23 . L’opération est identique avec les hispanismes « sus cosas » (p. 58 - « ses choses ») et « holás » (p. 70 - utilisation intraduisible qui mélange le mot espagnol et l’interjection française) qui sont introduits par le traducteur. L’équivoque, associant sus cosas aux organes génitaux, participe d’ailleurs à la distorsion du projet moral du prosimètre espagnol. Les notes de bas de page proposées 22 Dans la liste des noms de pieds de la poésie latine, Le Petit se moque plaisamment de ce lexique en ajoutant : « et autres semblables reptiles et animaux sauvages » (p. 87). Plus loin, l’accumulation de figures de rhétorique, présente dans le texte source, « no necessita de colores retoricos de perifrasis, de tropes, y de crias, ni locuciones » (v o 10 - « n’a pas besoin de couleurs rhétoriques, de périphrases, de tropes, de chries, ni de locutions »), est considérablement augmentée : « que faire de couleurs, de compliments, d’emphases, de phrases, de périphrases, de paraphrases, de prologues, d’exagérations, d’amplifications, de circonlocutions ni d’amphibologies rhétoriciennes quelconques » (p. 89). 23 Rappelons que c’est probablement au cours de cet exil que Le Petit compose son poème satirique Madrid ridicule, en écho à son Paris ridicule (C. Le Petit, Œuvres libertines, op. cit., p. 31 et 44, p. 221-321). Dimitri Albanèse PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0024 430 par Le Petit lui-même donnent l’illusion d’une traduction rigoureuse, alors qu’elles servent plusieurs fois à éclairer des termes absents du texte source 24 , telle « la croix de pardieu » (p. 75), adossée à un sous-entendu grivois. Par ailleurs, des images et des détails insérés par le traducteur cherchent à accentuer l’exotisme espagnol : le recours gratuit au terme de « maravédis 25 » ou, à l’occasion d’une maxime, la convocation de Séville et Madrid (p. 93). Néanmoins, il arrive que Le Petit transpose des références pour les rendre accessibles au public français : un parallèle est ainsi proposé entre les chants des écolières et ceux des « enfants de Saint-Innocent » (p. 82). Au cours de ce même passage, la prononciation de la lettre « d », scandée par les apprenties, est modifiée pour correspondre à la prononciation française 26 et une partition musicale est ajoutée, renforçant la dimension poétique du texte traduit. Ce redoublement de la poésie ne repose pas seulement sur le nombre de passages en vers mais également sur leur étoffement. On peut légitimement se demander si cet allongement est propre au changement de langue ou s’il relève d’une volonté de traduction. Généralement, les passages versifiés sont plus longs en français, si l’on excepte une suppression totale 27 et une diminution du nombre de vers 28 , corrélée d’ailleurs par l’ajout, en prose, de la parenthèse : « (et c’est la seule chose que j’ai vue là de vide) » (p. 90). Cependant, juste après, Le Petit donne en plus un distique latin. Souvent, les vers supplémentaires soutiennent les transgressions du poète, comme lorsqu’il insiste sur le « vice » en doublant la taille d’un sizain (p. 77) ou qu’il glisse une allusion obscène : « Et par la bourse et par la pièce du 24 Ce n’est pas le cas systématiquement, puisque lorsqu’il emploie le mot « réales », présent chez Piedrabuena, Le Petit informe son lecteur à juste titre en note : « Une réale, en Espagne, est une monnaie que nous appelions autrefois des pièces de 58 sols ici » (p. 77). 25 Dans le texte source, on lit seulement : « no ay mas que ver, ni ay mas retorica que aprender » (v o 10 - « il n’y a plus rien à voir, ni plus de rhétorique à apprendre ») et chez Le Petit : « il n’y a plus rien de considérable à voir dans cette salle, ni la valeur d’un maravédis de rhétorique à apprendre d’ailleurs » (p. 89-90). 26 On passe du « de de de » (v o 7) au « d d d d… » (p. 82). 27 Il s’agit de l’inscription en vers ornant la porte de la salle d’Astrologie, « Astrologia de Amor,/ donde a gente pobre, y rica/ su suerte les pronostica » (v o 19 - « Astrologie d’Amour,/ où aux gens riches ou pauvres/ il prédit leur sort »). Mais d’autres passages en prose sont supprimés, qu’il s’agisse du discours de la maîtresse d’école, r o -v o 11, ou de l’explication au sujet de la salle des Météores, r o 12 au r o 13. 28 Sur les dix vers du texte de Piedrabuena (v o 10), on n’en trouve que quatre dans la traduction (p. 90). Détournement et transgression poétiques dans la traduction du prosimètre PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0024 431 milieu » (p. 95) 29 . Dans ce même sizain, l’irrévérence religieuse transparaît à travers la dévaluation de la figure superstitieuse du diable : les incurables d’amour « N’ont qu’à recommander leurs pauvres corps à Dieu,/ Et leurs âmes à tous les diables » (p. 96), et cette addition se fait au détriment de la traduction d’un vers d’origine. Par ailleurs, le tercet consacré à la salle des Météores s’accroît sous la forme de deux quatrains et la référence à Platon témoigne une fois de plus des « mensonges » du traducteur. En effet, en note de bas de page 30 , Le Petit affirme que le jeu de mot entre Platon et plata vient de Piedrabuena alors qu’il s’agit de sa propre invention. L’articulation entre prose et vers est fondée avant tout sur la lecture de vers inscrits sur le fronton des différentes salles de classe de l’École de Cupidon. Mais, encore une fois, la traduction opère quelques modifications en réorganisant l’ordre d’apparition des vers (p. 75-76) ou en isolant le monostique espagnol traduit (p. 114), « El dinero sobre todo » (« L’argent avant tout »), répété trois fois dans le texte source. Globalement, Le Petit suit la démarche de l’original et les pièces poétiques correspondent à des inscriptions, mais il en ajoute, souvent en latin, ou convoque des expressions rimées (p. 96). On relève toutefois trois occurrences, communes aux deux versions, au cours desquelles les vers ne sont pas exactement tirés de frontons : les préceptes lus sur une affiche qui s’apparentent à des versets (v o 19-v o 20 / p. 112-114), la prise de parole d’un personnage féminin (r o 18-r o 19 / p. 110-112) et le dernier poème, de la main du narrateur, même si l’un et l’autre sont tout à fait distincts dans leur contenu (v o 22 / p. 123) : chez Piedrabuena, il s’agit de deux dizains écrits à l’être aimé tandis que, chez Le Petit, on trouve un sonnet satirique à l’encontre des tailleurs qui se donne pour improvisé, dans le fil du récit. Se dire traducteur et poète par le prosimètre Si le narrateur occupe déjà une place importante dans la fiction d’origine, Le Petit renforce ses traits d’érudition bavarde. La référence aux Amours d’Ovide, dans la préface, est identique dans les deux textes (v o 2 / p. 58) ; toutefois, le traducteur redouble cette veine savante en multipliant les locutions latines dans le discours de la maîtresse d’école 29 Ces étoffements suggestifs sont également présents dans les passages en prose, comme lorsque Le Petit introduit le commentaire méta-discursif « (tant on estime ici la grandeur et la longueur) » (p. 85), alors qu’il est question d’accents grammaticaux en latin et que le texte espagnol repose plutôt sur le concept de prodigalité, « tanto se estima aqui la largueza » (v o 8 - « tant on estime ici la générosité »). 30 On peut lire : « Il [Piedrabuena] fait allusion de Platon [sic] le philosophe à plata, qui veut dire de l’argent massif en espagnol » (p. 94). Dimitri Albanèse PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0024 432 (p. 91). De plus, il complète l’évocation des syllogismes aristotéliciens en les énonçant tous (p. 92) à la différence du texte original. Cette érudition ne s’illustre pas seulement sur le terrain des langues anciennes, puisque l’énumération d’artistes (p. 74) et de figures politiques, mythiques ou historiques (p. 78), vient compléter le propos du texte source en signalant les personnalités ayant fréquenté ou non l’École de Cupidon. L’étoffement est alors ludique puisqu’il déploie la métaphore du récit de Piedrabuena par le biais d’exemples. Enfin, Le Petit présente un savoir linguistique pour établir sa légitimité de traducteur ; dans le sommaire, il isole même le passage « L’argent en sept sortes de langues », absent du texte source, au cours duquel il exhibe sa maîtrise en déclinant « pecunia » (« argent ») dans les différents idiomes européens 31 . Les figures du traducteur et du poète s’enrichissent mutuellement, quitte à dévoyer le texte original. Dès le début du récit, une allusion à la mauvaise fortune du narrateur, chez Piedrabuena, amène Le Petit à saisir cette opportunité pour intégrer ses réflexions sur le sujet sous la forme d’un sonnet (p. 69). Ce texte connaît d’ailleurs de grandes similitudes avec un autre de ses poèmes, « Vois quels sont les hasards qu’on court en voyageant… », de même que l’indignation contre un tailleur, à la fin du prosimètre, résonne avec la déploration du vol de son manteau dans une autre pièce poétique, « Toi, dont tout le malheur cause toute la gloire… 32 ». Le narrateur de la traduction française se présente d’ailleurs comme un poète dans un paragraphe ajouté à l’incipit (p. 67) et plaide en leur faveur auprès de Cupidon (p. 79-80). Ainsi, une contamination s’observe entre Le Petit et son protagoniste qui se présente aussi sous les traits d’un conteur (p. 96), sans qu’il en soit question dans le texte source. Sa nationalité transparaît même dans une allusion aux guerres franco-espagnoles qui témoigne peutêtre d’un regret politique (p. 96). Pourtant, dans son « Avis du traducteur au lecteur », le poète met en scène une éthique de traduction en convoquant un autre ouvrage : « Pour lui faire changer d’idiome, je ne lui veux point faire changer de nom » (p. 59). Il n’indique toutefois pas s’il a fait preuve de la même rigueur pour le texte de Piedrabuena, ce qui n’est assurément pas le cas ; ici encore, il s’étend sur ses travaux en préparation et sur le plaisir qu’il prend à traduire, non sans se donner en spectacle et faire preuve de liberté. 31 On peut d’ailleurs se demander si ces différentes langues ne sont pas présentes pour convoquer ses supposés voyages énoncés dans sa préface (p. 59). De cette manière, on peut lire le distique latin de la page 90, attribué au poète anglais John Oven, comme un autre indice de cette itinérance érudite. 32 Ces deux textes sont recopiés dans l’édition de T. Pogu, aux pages 342 et 343-344. Les poèmes sont publiés dans le Recueil de quelques pièces nouvelles et galantes tant en prose qu’en vers, Cologne, P. du Marteau, 1667, t. II , p. 156-158. Détournement et transgression poétiques dans la traduction du prosimètre PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0024 433 Du texte source à la traduction, la nature du prosimètre connaît une certaine continuité. Pour autant, cette permanence ne doit pas nous aveugler sur les opérations de transformation proposées par le poète français. En supprimant le projet moral de l’œuvre de Piedrabuena, le traducteur s’inscrit d’emblée dans un rapport de transgression. Or, c’est l’éthos poétique de Le Petit qui porte en grande partie cette altération, redoublant des allusions qui confondent la posture du narrateur avec la sienne. Ce positionnement s’associe à une structuration plus poétique, par l’usage de la table des matières, nous révélant comment la transposition française consiste à faire du livre d’autrui un livre à soi. L’affirmation libertaire de Le Petit, dans son épigraphe, se lit alors comme une sorte de programme de traduction très indépendant. En somme, cette entreprise rend compte d’une série de croisements de deux réalités : la traduction et le prosimètre - qu’il s’agisse entre autres de multiplier les poèmes, d’intégrer une partition ou de tromper son lecteur. Les phénomènes de déformation ne relèvent pas tous à strictement parler de la poésie ; toutefois, ils favorisent une appropriation poétique assez libre, prenant appui sur la souplesse de la transposition linguistique et de la forme d’origine. De plus, l’auteur français laisse entrevoir des aspects de sa production libertine, que ce soit à travers des connotations sexuelles, déformant le discours satirique originel, ou des manifestations irrévérencieuses à l’égard de la religion. Ces marqueurs du libertinage, modifiant le texte source, transparaissent à la fois dans la prose et dans les vers, quitte à étoffer la narration ou allonger les passages poétiques. Le ton désinvolte de cette adaptation permet alors un équilibre entre légèreté mondaine et suggestion licencieuse. Claude Le Petit s’intègre donc doublement dans son prosimètre : il s’exhibe comme poète et traducteur en accentuant les transgressions des pratiques de traduction et il reconfigure les liens entre morale et plaisirs - à la fois charnels et ludiques. À l’image du reste de son œuvre, « Théophile le jeune », comme il se faisait appeler, affirme dans son prosimètre une esthétique de liberté.