Papers on French Seventeenth Century Literature
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0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
10.24053/PFSCL-2022-0025
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2022
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La Fontaine et le prosimètre : expériences et nostalgie
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Yves Le Pestipon
Michèle Rosellini
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PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0025 La Fontaine et le prosimètre : expériences et nostalgie Y VES L E P ESTIPON A CADÉMIE DES S CIENCES , I NSCRIPTIONS ET B ELLES L ETTRES DE T OULOUSE M ICHÈLE R OSELLINI IHRIM-ENS DE L YON Les Ouvrages de prose et de poésie des Sieurs de Maucroix et de La Fontaine sont un des effets d’une longue d’amitié : François de Maucroix et Jean de La Fontaine se sont liés dès Château-Thierry, et ils n’ont cessé de dialoguer jusqu’à la mort du fabuliste, dont la dernière lettre 1 est adressée à son vieil ami. Ces Ouvrages, publiés en 1685, sont aussi l’occasion d’une rencontre entre prose et poésie. Maucroix a fourni l’essentiel de la prose, constituée de traductions d’auteurs antiques, et placée dans le premier volume. Dans le second, après l’« Avertissement », quasiment tous les textes, signés par La Fontaine, sont en vers : des fables, des ballades, un dizain, un discours à Madame de La Sablière, des contes. Cependant, juste avant le dernier texte, qui est en prose, et qui est le « Remerciement du Sieur de La Fontaine à l’Académie française », et juste après Les Filles de Minée (en vers), apparaît une Inscription tirée de Boissard, qui associe des vers et de la prose. Ces trois pages font transition vers le « Remerciement ». C’est aussi un lieu de réflexion critique pour l’ensemble des deux volumes, leur composition, et, en particulier, les rapports entre vers et prose. L’« Inscription tirée de Boissard », introduite par un avertissement, fait retour sur l’écriture d’un des quatre récits que contiennent Les Filles de Minée, récit que La Fontaine tire non pas d’Ovide (comme les trois autres), mais d’une inscription qu’il aurait lue dans les Antiquités romaines de Boissard (1598), et qui est censée être un texte authentique. La Fontaine suppose que la « critique » condamnera peut-être l’audace d’avoir lié des 1 « À Monsieur de Maucroix », 10 février 1695, Pierre Clarac (éd.), Œuvres diverses de La Fontaine (dorénavant OD), Paris, Gallimard, « Bibliothèque de La Pléiade », 1958, p. 741. Yves Le Pestipon et Michèle Rosellini PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0025 436 fables d’Ovide avec le récit d’un « événement véritable ». Il rappelle d’abord, pour se justifier, les « diverses liaisons » dont se sert Ovide « pour passer d’une métamorphose à une autre », et qu’il imite. Il présente aussi sa source : le texte en vers latins qu’il a trouvé chez Boissard. J’ai traduit cet ouvrage en prose et en vers, afin de le rendre plus utile par la comparaison des deux genres. J’ai eu, si l’on veut, le dessein de m’éprouver en l’un et en l’autre : j’ai voulu voir, par ma propre expérience, si en ces rencontres les vers s’éloignent beaucoup de la fidélité des traductions, et si la prose s’éloigne beaucoup des grâces. Mon sentiment a toujours été que quand les vers sont bien composés, ils disent en une égale étendue plus que la prose ne saurait dire 2 . Ces lignes, rarement commentées, offrent une ouverture vers l’expérience de l’écrivain La Fontaine. On entre dans la fabrique de l’œuvre par sa pratique réfléchie des vers, de la prose, des vers avec la prose, de la prose avec les vers. « Genre » caractérise ici la prose et les vers. La Fontaine ne propose, a priori, aucune hiérarchie de valeur : la prose, selon lui, peut s’éloigner beaucoup des « grâces », mais les vers peuvent s’éloigner beaucoup de la « fidélité ». Il tente une expérience pour mesurer ces éloignements, mais il croit que les vers, s’ils sont « bien composés », peuvent, sans être plus longs que la prose, dire « plus ». Il ne définit pas ce « plus », mais son « sentiment a toujours été » qu’il existait. Son œuvre travaille souvent l’écart entre vers et prose. C’est manifeste, dès le titre des Fables publiées en 1668 : Fables choisies mises en vers par M. de La Fontaine. Les fables, dans la tradition ésopique, et au moins jusqu’à Patru en 1659, étaient souvent en prose. La Fontaine annonce nettement par son titre qu’il met en vers ces vieux récits, ce qui n’allait pas de soi, malgré Phèdre, Marot, ou Névelet. Il agit de manière moins ostensible, mais comparable, avec les Contes : beaucoup de leurs textes sources, par exemple chez Boccace, sont en prose, et La Fontaine, sans l’annoncer dès leur titre, les met systématiquement en vers. Un an après la publication des premières Fables, en 1669, son travail sur les rapports vers/ prose se manifeste tout autrement dans Les Amours de Psyché et de Cupidon. En imitant librement le récit en prose d’Apulée, il produit un vaste prosimètre, qui illustre une volonté d’expérimenter les possibilités de ces deux « genres », et plus fondamentalement, de poursuivre un questionnement continu sur l’art d’écrire. Le Songe de Vaux, la Relation d’un voyage en Limousin, plusieurs lettres illustrent diversement sa pratique de cette manière d’écrire, mais Les Amours 2 « Inscription tirée de Boissard », OD, p. 770. La Fontaine et le prosimètre : expériences et nostalgie PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0025 437 de Psyché et de Cupidon représentent un aboutissement et un échec relatif au cours d’une longue expérience, sur laquelle le recueil des Fables nouvelles, publié en 1671, fait en partie retour. La Fontaine a ensuite renoncé à faire imprimer de nouveaux prosimètres pour passer à un prosimètre d’emploi privé, dans des échanges épistolaires discrets, sans projet de publication : maintien nostalgique et galant d’une pratique révolue ? Une nouvelle « expérience » : Les Amours de Psyché et de Cupidon J’ai trouvé de plus grandes difficultés dans cet ouvrage qu’en aucun autre qui soit sorti de ma plume. […] Mon principal but est toujours de plaire : pour en venir là, je considère le goût du siècle. Or, après plusieurs expériences, il m’a semblé que ce goût se porte au galant et à la plaisanterie 3 . Faire une expérience, c’est rencontrer une altérité, éventuellement avec difficulté, trouver ainsi quelque chose qui peut s’avérer intéressant, et dont on peut rendre compte : Les Amours de Psyché et de Cupidon, sont, après les premières Fables, les premiers Contes, Le Songe de Vaux, ou Adonis, un ouvrage expérimental. La Fontaine y tente une série d’actions avec « le goût du siècle », une « matière » ancienne, la langue, et, singulièrement, la prose. L’ouvrage accompli justifiera éventuellement l’expérience, et permettra d’en tirer des leçons. Il manifestera ce que son auteur appellera plus tard « l’utilité des expériences 4 ». La Préface emploie deux fois, dès ses premières lignes, le mot « prose » : On ne s’imaginera jamais qu’une fable contée en prose m’ait tant emporté de loisir. [...] Il ne restait que la forme, c’est-à-dire les paroles ; et d’amener de la prose à quelque point de perfection, il ne semble pas que ce soit une chose fort mal aisée ; c’est la langue naturelle de tous les hommes. Avec cela je confesse qu’elle me coûte autant que les vers. 5 La présence de vers n’est annoncée qu’à la fin, et elle est justifiée par le désir du public qui veut « trouver du solide aussi bien que de l’agréable » : C’est pour cela que j’ai enchâssé des vers en beaucoup d’endroits, et quelques autres enrichissements, comme le voyage des quatre amis, leur 3 Les Amours de Psyché et de Cupidon, Préface, OD, p. 123. 4 « Inscription tirée de Boissard », OD, p. 770. 5 Les Amours de Psyché et de Cupidon, Préface, OD, p. 123. Yves Le Pestipon et Michèle Rosellini PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0025 438 dialogue touchant la compassion et le rire, la description des enfers, celle d’une partie de Versailles 6 . Enchâsser n’est pas enrichir. Les « enrichissements » du « château d’Amour », accompagnés des « grâces 7 » désignent toutes sortes d’ornementations qui font plaisir, donnent de la valeur, et s’intègrent sans solution de continuité avec « le bel ordre, la proportion, et la correspondance de ses parties ». Les enrichissements s’accordent avec une esthétique de « l’uniformité de style 8 ». Enchâsser, c’est introduire sur une structure un élément qui lui donne de la valeur. C’est ainsi que des intailles et des camées antiques sont enchâssés sur le reliquaire en bois doré de sainte Foy de Conques. L’enchâssement ne relève pas d’un art de la transition : on distingue le support et l’ajout. On ne dissimule pas la limite qu’un fil d’or ou d’argent peut même souligner. L’enchâssement est contraire à « l’uniformité de style », qui est la « règle » pour Les Amours de Psyché et de Cupidon. Il contrevient à l’esthétique des « grâces » et des « enrichissements ». Il peut sembler archaïque, voire ridicule, au XVII ᵉ siècle. C’est ainsi qu’« enchâsser » apparaît dans « Le Meunier, son Fils et l’Âne » pour dauber le Meunier et son fils : Un Quidam les rencontre, et dit : est-ce la mode Que Baudet aille à l’aise et Meunier s’incommode ? Qui de l’Âne ou du Maître est fait pour se lasser ? Je conseille à ces gens de le faire enchâsser 9 . « Enchâsser » satirise le choix de placer l’Âne à distance devant ses maîtres. Le Quidam rit d’une anomalie, d’une rupture éthique et esthétique dans l’ordre naturel. Si La Fontaine ne se moque pas de lui-même, quand il parle d’enchâsser des vers, et s’il établit un rapport avec ces « enrichissements » que sont le « dialogue » ou la « description », il utilise des mots différents pour caractériser des pratiques différentes, et presque contradictoires. L’enchâssement de vers dans la prose rompt l’uniformité, que ne rompent pas les enrichissements. Cet écart est rendu manifeste dans l’édition originale, où les vers sont imprimés en italique, et sont décalés par rapport au texte en prose. L’objet livre rend sensible l’enchâssement, et affiche le choix d’une tension, jugée féconde, puisque n’empêchant peut-être pas « un juste tempéra- 6 Ibid., p. 126. 7 « Notre héroïne […] considéra quelque temps les diverses faces de l’édifice, sa majesté, ses enrichissements et ses grâces, la proportion, le bel ordre, et la correspondance de ses parties » (ibid., p. 148). 8 Ibid. (Préface), p. 123. 9 « Le Meunier son Fils et l’Âne », Fables, III, 1, v. 69-72. La Fontaine et le prosimètre : expériences et nostalgie PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0025 439 ment 10 », entre deux esthétiques, celle de l’uniformité de style et celle de la discontinuité de ce que La Fontaine appelle en 1685 des « genres ». Il aurait pu se contenter de pratiquer le prosimètre de manière uniforme, faire en sorte que les vers soient de même type, qu’il y en ait toujours le même nombre, et que les techniques d’enchâssement soient identiques, mais il a préféré expérimenter, créer une diversité sensible dans la rupture de l’uniformité. Malgré l’anachronisme, on pourrait caractériser son ouvrage par l’expression « exercices de style », que Queneau a rendue fameuse, la combiner avec l’expression zolienne « roman expérimental », et avec l’idée sollertienne d’écriture comme « expérience des limites ». On dirait qu’avec Les Amours de Psyché de Cupidon La Fontaine, pratique, grâce au prosimètre et sur le prosimètre, une expérience des limites par exercice de style dans un roman expérimental. Les six premiers enchâssements 11 , parmi les vingt-huit que compte l’ouvrage, introduisent à cette expérience. Premier enchâssement : Acante, un des quatre amis, à propos des orangers du jardin de Versailles, récite vingt-huit vers que « les autres se souvinrent d’avoir vus dans un ouvrage de sa façon », et qui viennent sans doute du chantier du Songe de Vaux. Après cinq strophes régulières de quatre vers apparaît une stance en huit vers irréguliers. Deuxième : le narrateur extradiégétique, après avoir évoqué le début de la promenade des quatre amis dans les jardins, propose cent trente-deux alexandrins à rimes plates qui décrivent la grotte de Thétys. Troisième : Poliphile introduit son récit par douze vers en rimes croisées. C’est une captatio benevolentiae avant la lecture qui va suivre. Quatrième : quatre strophes, au schéma métrique complexe, prêtées à Vénus, qui avertit Amour qu’ils vont devoir rendre Psyché malheureuse, parce que sa beauté les menace. 10 Les Amours de Psyché et de Cupidon, Préface, OD, p. 123. Sur la notion de « tempérament » dans l’esthétique galante voir A. Génetiot, Poétique du loisir mondain, de Voiture à La Fontaine, Paris, Champion, 1997, p. 340 sq. 11 Nous appliquons ici la notion technique d’enchâssement à la seule insertion des vers dans la prose, contrairement à F. Calas-Bouallègue, qui, dans son étude narratologique de l’œuvre, examine les phénomènes d’enchâssement des récits et des scènes énonciatives afin de dessiner une cartographie des voix multiples qui s’expriment en vers (« Les voix de Psyché : la narratologie du prosimètre », Le Génie de la langue française, autour de Marot et La Fontaine, L’Adolescence clémentine, Les Amours de Psyché et de Cupidon, Jean-Charles Monferran (dir.), Lyon, ENS Éditions, 1997, p. 113-132. Yves Le Pestipon et Michèle Rosellini PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0025 440 Cinquième : dix-huit alexandrins à rimes plates qui sont une description par Poliphile de l’apparition du char de Vénus. « Je ne pense pas qu’on pût exprimer avec le langage ordinaire ce que la déesse parut alors 12 ». Sixième : quatre strophes de quatre alexandrins à rimes croisées : réponse de l’Oracle à la question que lui ont posée les parents de Psyché. Si La Fontaine a pu écrire « diversité c’est ma devise 13 », il l’illustre, pour ce qui est du prosimètre, dans les premières pages des Amours de Psyché et de Cupidon : plusieurs types de vers, plusieurs manières de les organiser, fonctions et volumes différents des enchâssements, énonciations, tons et registres variés, origines multiples de ces passages dont certains écrits pour ce livre tandis que d’autres sont recyclés. La suite de l’ouvrage ne déçoit pas. Ses deux parties proposent des ensembles de vers de volumes variés (entre deux et cent trente-deux vers), des groupes de strophes, des séries d’alexandrins, un sonnet, des discours tenus par des personnages (Psyché ou Poliphile), un élément de récit, des descriptions attribuables à Poliphile, ou au narrateur général, une assez longue « Invocation à la Volupté » en vers variés prononcés par Poliphile, et, à quelques lignes de la fin, une évocation du coucher du soleil en dix octosyllabes attribuables au narrateur extradiégétique. Les Amours de Psyché et de Cupidon emploient l’enchâssement de vers pour donner la parole, créer des amplifications poétiques lors de descriptions, accroître le pathétique de certaines déclarations, introduire des dissonances qui participent de la gaieté. Il faudrait des dizaines de pages pour établir un inventaire commenté complet des façons et des raisons de ces enchâssements, qui font voir « l’artifice et les diverses imaginations 14 » de l’écriture de La Fontaine. On finirait peut-être par dire, comme le narrateur quand il déclare son admiration pour Versailles, que tous au livre « répondent/ Sans que de tant d’objets les beautés se confondent 15 ». Ces enchâssements enchantent, sans éblouir. Le premier d’entre eux introduit un thème fondamental : l’accord étonnant, mais heureux, car productif d’une mouvante diversité, entre deux réalités. Acante y célèbre les orangers qui « logent [...] en même temps » « l’espoir avec la jouissance 16 ». Ce thème de l’accord étonnant figure dès le titre de l’ouvrage Les Amours de Psyché et de Cupidon, qui n’est pas Psyché comme on le lit parfois la couverture de certaines éditions. Ce titre voulu par La Fontaine insiste sur la relation entre deux individus, très différents, 12 Les Amours de Psyché et de Cupidon, OD, p. 136. 13 « Pâté d’anguille », Nouveaux Contes, v. 4. 14 Les Amours de Psyché et de Cupidon, OD, p. 128. 15 Ibid., p. 187. 16 Ibid., p. 129. La Fontaine et le prosimètre : expériences et nostalgie PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0025 441 mais placés sur un même plan, et entre lesquels se tissent des amours. Contrairement à ce qu’annonce Proust par Un Amour de Swann, La Fontaine présente l’ensemble de la relation plurielle, délicieuse, douloureuse, tragique, et parfois risible entre deux êtres, une mortelle et un Dieu, qui aboutit, après une terrible crise, à ce qu’il nomme une « conversation de baisers 17 », et qui donne naissance à la Volupté. Ce qui paraissait impossible devient parfois possible. Il arrive que « L’espoir avec la jouissance/ Logent [...] en même temps ». Un dieu jaloux de son pouvoir et une jeune femme peuvent trouver entre eux un « juste tempérament 18 », après plusieurs expériences, et des difficultés surmontées, ce qui n’était pas le sujet du récit d’Apulée. De même est-il heureusement possible, dans le lieu de la plus extrême domination politique, de faire l’expérience discrète de l’amitié, comme l’illustre la lecture-conversation entre les quatre amis. Cela ne va de soi. Cela put sembler un miracle, mais cela résulte d’une attention, d’un travail subtil et mesuré, d’une élaboration créative des écarts. L’enchâssement de vers dans des pages de prose n’est pas seulement, pour La Fontaine, une démonstration de virtuosité, le recueil de ce qu’il sait faire. Ce travail esthétique correspond au « dessein 19 » du livre. Le prosimètre, avec ses variations, est ici une forme-sens. Il accorde, en un mouvement, qui est celui du texte, deux « genres » entre lesquels il maintient l’écart. De plus, loin de fonctionner de manière toujours identique, il se pratique de diverses manières, et se présente comme ces jardins où paraissent de vastes perspectives, des terrasses, des grottes, des statues, toutes sortes de variations dans l’art d’aménager la nature. Le prosimètre, dans Les Amours de Psyché et de Cupidon, est divers, comme est « toujours divers, toujours nouveau 20 », l’amour, tel que parviennent enfin à le vivre Psyché et Cupidon, lorsqu’ils ont pu passer, après force épreuves, de la fascination tyrannique à la « conversation de baisers 21 ». Les Amours de Psyché et de Cupidon sont un chef-d’œuvre d’art, un objet de délectation instructive pour qui considère cet ouvrage. L’emploi du prosimètre est une des « muances 22 » les plus subtiles. Il faut, pour le goûter, prendre le temps de la considération. 17 Ibid., p. 252. 18 Préface des Amours de Psyché et de Cupidon, ibid., p. 123. 19 Ibid., p. 127. 20 « Les deux Pigeons », Fables, IX, 2, v. 68. 21 Les Amours de Psyché et de Cupidon, OD, p. 252. 22 Ibid., p. 259. Yves Le Pestipon et Michèle Rosellini PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0025 442 Le livre, du vivant de La Fontaine, ne connut aucune réédition, et pas même d’éditions pirates 23 . Les lecteurs contemporains, comme Madame de Sévigné, n’en disent rien. Ce n’est pas que les aventures de Psyché n’intéressaient pas, puisque Molière, Quinault, Corneille et Lully réussirent ensemble l’opéra-ballet de Psyché en 1671, mais l’enchevêtrement des thèmes était sans doute trop complexe, et le roman en prosimètre n’était plus le goût du temps 24 . Si le « principal point est de plaire 25 », ce fut un échec. La Fontaine ne renouvela pas l’expérience. Après 1669, il ne rédigea aucune œuvre analogue aux Amours de Psyché et de Cupidon. Il ne publia pas de nouveaux essais de prosimètre, réservant son emploi à l’espace essentiellement privé de la correspondance. Les lettres familières : renaissance ou survivance du prosimètre ? La pratique épistolaire de La Fontaine n’a pas toujours été privée ni ses réalisations inédites. Son entrée dans la carrière poétique s’accomplit dans le cadre du service de plume rendu à son patron Nicolas Fouquet et sous la protection des seigneurs du fief de Château-Thierry, le duc et la duchesse de Bouillon : avec ces grands personnages il entretient une correspondance destinée à être rendue publique ou du moins diffusée largement. Lui-même a publié des épîtres en prose et vers adressées à Fouquet dans le recueil des Fables nouvelles, paru en 1671, témoignant ainsi de sa fidélité au surintendant sept années après sa condamnation à la détention perpétuelle. Et il a consenti à la publication tardive, dans l’Ordinaire d’octobre 1694 du Mercure galant, de l’hommage rendu, à la même époque (juin 1671) et sous une forme similaire, à Marie-Anne Mancini, duchesse de Bouillon. Il se conforme alors au régime galant de l’écriture de circonstance qu’a mis en vogue Jean-François Sarasin dans les années 1650 avec sa fameuse Pompe 23 Une réédition posthume paraît en 1701 chez la Veuve Barbin, avec Adonis ; puis une nouvelle édition par A. Moetjens à La Haye en 1707, suivie d’une réédition par les Libraires de Paris (1708) ; par la suite le roman sera réimprimé dans les éditions successives des Œuvres diverses de M. de La Fontaine (1729, 1744, 1758). 24 Voir M.-G. Lallemand, « Prosimètre et roman », dans Le Prosimètre au XVII e siècle. Un « ambigu de vers et de prose », M.-G. Lallemand et C. Nédelec (dir.), L’Entre-deux, n° 6, 2019, § 25 : « On observe que la poésie tend à disparaître des fictions narratives en prose, passé les années 1640, même si Madame de Villedieu insère de nombreux vers dans ses œuvres narratives. Autrement dit les fictions narratives en prose au début du siècle sont souvent des prosimètres, mais ce n’est plus le cas passé le premier tiers du siècle ». En ligne : https: / / lentre-deux.com/ index.php? b=80 25 Préface des Amours de Psyché et de Cupidon, OD, p. 123. La Fontaine et le prosimètre : expériences et nostalgie PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0025 443 funèbre de Voiture (1648) 26 , mais avec une application ostensible qui tient plus de la mise à distance ironique que d’une authentique appropriation. Ainsi, dans l’épître « À M. F. », La Fontaine assigne à l’attaque en prose une fonction métadiscursive qui opère à plusieurs niveaux. Premièrement, il introduit par-là l’« Ode à Madame » placée à la suite de l’épître, en précisant son statut dans la relation de service entre le poète et le patron : Le zèle que vous avez pour toute la maison royale me fait espérer que ce terme-ci vous sera plus agréable que pas un autre, et que vous lui accorderez la protection qu’il vous demande 27 . En termes d’économie domestique, « le terme » est la somme versée trimestriellement par le patron, et donc, par métonymie, la ou les pièce(s) de vers que le poète lui doit en contrepartie. L’exercice n’est pas gratuit, mais sert les intérêts ou la carrière dudit patron : en l’occurrence il s’agit de faire valoir l’attachement du surintendant au jeune roi Louis XIV et à sa famille, l’ode faisant l’éloge d’Henriette d’Angleterre, récente épouse de Monsieur frère du roi 28 . Deuxièmement, le poète met en scène son propre zèle au service de Fouquet, en envisageant « de louer dans un même ouvrage le digne frère de notre Monarque », avant de reculer devant la grandeur d’un sujet qui excèderait ses forces, pour se rabattre sur la grossesse de la reine : ainsi s’en tient-il à l’éloge des femmes de la famille royale, un terrain convenable à l’exercice galant de l’épître. Troisièmement, il entame le sujet sur le mode de la gazette de cour (« La grossesse de la reine est l’attente de tout le monde ») avant d’en venir à sa célébration poétique. Dans cette logique de l’insertion improvisée - qui tient du « bonus » ajouté à l’opus principal - les vers succèdent à la prose sans solution de continuité. Qu’apporte la rupture générique ? La possibilité de l’éloge hyperbolique, qui se partage entre trois objets : Louis dont « les commencements ayant été si beaux,/ Celui de son hymen nous promet des miracles » - c’est-à-dire un Dauphin, dès son coup d’essai - ; Thérèse, la jeune reine à l’embonpoint prometteur ; et Anne, la reine-mère protectrice du couple royal. Le retour à la prose se fait in fine sur le mode du commentaire métapoétique, notamment par l’allusion aux corrections que le surintendant a apportées à l’Ode : « j’espère que vous les trouverez en meilleur état qu’ils [les vers] n’étaient », ce qui rappelle opportunément - par un effet de bouclage avec l’attaque de la lettre - le rapport de sujétion du poète à son patron. Un tel 26 Voir L’Esthétique galante. « Discours sur les Œuvres de Monsieur Sarasin » et autres textes, A. Viala (dir.), E. Mortgat-Longuet, C. Nédelec, M. Jean (éd.), Toulouse, Société de Littératures Classiques, 1989, Introduction, p. 30-31. 27 Fables nouvelles, Paris, C. Barbin, 1671, p. 64 ; OD, p. 515. 28 Le mariage a eu lieu le 31 mars 1661, la lettre date probablement de juillet. Yves Le Pestipon et Michèle Rosellini PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0025 444 découpage permet-il de parler en ce cas de prosimètre ? Les passages en prose faisant office d’introduction et de conclusion aux vers - voire de transition entre deux passages versifiés -, la construction relève moins de l’enchâssement, que de l’encadrement : c’est là un cas-limite 29 . Toutefois on peut encore l’inclure dans le territoire du prosimètre si on le compare au dispositif de la « Lettre à Racine » du 6 juin 1686 30 , qui présente les pièces en vers comme des citations : soit le « couplet » de la jeune admiratrice de La Fontaine, suivi des « trois couplets » de celui-ci en réponse, et le brouillon d’une épître en vers destinée « au prince de Conti 31 ». La Fontaine adresse à son correspondant « ces petits échantillons » en gage de confiance amicale, tout en en restreignant la circulation (« ne montrez ces derniers vers à personne ») : les insertions de vers sont ainsi motivées par leur fonction citationnelle, elles ne composent pas avec le discours en prose une unité organique puisqu’elles pourraient en être extraites pour être divulguées en elles-mêmes. Cet éclairage nous permet d’apprécier plus pertinemment le dispositif de la lettre « À Madame la duchesse de Bouillon 32 ». Ici encore l’attaque en prose affiche le statut d’offrande assigné aux vers : mais il s’agit moins d’un dû que d’un don gracieux : « Je ne sais, Madame, qu’écrire à V. A. qui soit digne d’elle et qui puisse la réjouir. Il m’a semblé que la poésie s’acquitterait mieux de ce devoir que la simple prose ». Le jeu mythologisant sur le « nom du Parnasse » (Olympe) octroyé à la destinataire et sur sa supposée rivalité avec la déesse de l’amour (« Vénus lui cède ses emplois ») conforte l’orientation galante de l’éloge, qui d’ailleurs contamine la prose : « Ce que je vais 29 Ce mode de construction semble avoir été une constante dans la pratique lafontainienne du service de plume. En témoigne la « Relation à l’entrée de la Reine à Monseigneur le surintendant », une pièce non publiée par l’auteur mais recueillie dans les Œuvres posthumes (Lyon, C. Bachelu, 1696, p. 189-198) : même ostentation du statut économique des vers dans l’introduction en prose (« une occasion de m’acquitter » : le prochain « terme » échoit le 1 er octobre et l’épître est datée du 31 août 1660), même qualité d’éloge royal coloré d’autodérision dans la description poétique de l’entrée à Paris de la nouvelle reine (« Mais comment de ces vers sortir avec honneur ? »), même occasion offerte au surintendant de faire sa cour par le truchement de son secrétaire, avec grâce et légèreté (voir OD, p. 509-512). 30 Œuvres diverses, Paris, Didot, 1729, t. II ; OD, p. 655-657. 31 François-Louis, fils cadet de Louis-Armand, frère du Grand Condé. 32 Recueil de pièces curieuses et nouvelles tant en prose qu’en vers, La Haye, A. Moetjens, 1694, t. II, 5 e partie, p. 559-561 ; Mercure galant, oct. 1694 [la pièce est ainsi introduite : « Je crois, Madame, que pour vous donner envie de lire la lettre qui suit, il suffira de vous dire qu’elle a été écrite par M. de La Fontaine de l’Académie française, qui était alors à Château-Thierry »], OD, p. 577-578. La Fontaine et le prosimètre : expériences et nostalgie PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0025 445 ajouter n’est pas moins vrai, et m’a été confirmé par des correspondants que j’ai toujours eu à Paphos, à Cythère, et à Amathonte ». Ainsi le passage de la prose au vers (et vice versa) se fluidifie, l’un et l’autre « genre » poursuivant un même objet, l’éloge des charmes de la duchesse. Qu’est-ce qui, ce faisant, caractérise la fonction poétique, outre la régularité prosodique et rimique ? Sur le plan de l’énoncé, la capacité expansive des vers, qui se multiplient par surenchère descriptive ou expressive : Peut-on s’ennuyer en des lieux Honorés par les pas, éclairés par les yeux, D’une aimable et vive princesse ? Sur le plan de l’énonciation, la tendance à l’expression lyrique - contenue par l’autodérision, qui est la marque de fabrique de la poésie lafontainienne : Pour moi, le temps d’aimer est passé, je l’avoue, Et je mérite qu’on me loue De ce libre et sincère aveu Dont pourtant le public se souciera très peu On constate donc que La Fontaine s’approprie la forme du prosimètre dans la mesure où la relation au destinataire s’assouplit. Certes, l’hommage aux Bouillon relève des devoirs de civilité que s’impose le poète en tant qu’obligé des seigneurs de Château-Thierry, mais, dans la mesure où il le pratique en son nom propre, et non comme truchement d’un patron, il peut en infléchir le ton vers la familiarité de la correspondance entre amis. En outre, une véritable affinité le lie à la duchesse de Bouillon, qui s’exprimera, comme nous le verrons plus loin, à l’époque du séjour forcé qu’elle fit à Londres, auprès de sa sœur Hortense Mancini, duchesse de Mazarin, également chère à La Fontaine et à Saint-Évremond. Cette appropriation, que nous percevons à l’état naissant dans cette forme de communication encore largement codée, suit-elle les règles du prosimètre telles qu’elles ont été fixées dans le cadre neuf de l’esthétique galante, ou s’en affranchit-elle ? Dans le Discours sur les œuvres de M. Sarasin - à propos de la Pompe funèbre de Voiture évoquée plus haut -, Pellisson définit le prosimètre comme un dispositif textuel régi par un principe fondamental, l’unité organique de l’ensemble vers/ prose : « les vers n’y sont pas seulement mêlés avec la prose, mais composent avec elle le corps d’une même narration 33 ». L’unité de l’ensemble est assurée par la complémen- 33 Discours sur les Œuvres de Monsieur Sarasin, op. cit., « VI. De la Pompe funèbre de Voiture », p. 57 (nous soulignons). Yves Le Pestipon et Michèle Rosellini PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0025 446 tarité de ses composantes, que Pellisson caractérise ainsi quelques pages plus loin : L’une [la poésie], comme je l’ai déjà dit, prend son sujet d’ailleurs, le changeant et l’embellissant, à la vérité, au-delà de tout ce qu’on en pouvait attendre. Mais l’autre ne demandant rien à personne, et contente de soimême, tire toute sa matière de son propre sein, faisant de rien quelque chose, comme par une espèce de création qui semble surpasser la puissance humaine. 34 La Fontaine semble se conformer à cette exigence de distinction forte entre vers et prose lors des premiers essais de prosimètre dans sa correspondance privée : il a tendance à charger les vers d’une forme d’étrangeté, en rupture avec la familiarité du style prosaïque. On en a un témoignage très ancien avec la lettre qu’il adresse à son ami Maucroix, alors à Rome sur ordre du surintendant, le 22 août 1661 - soit deux semaines avant l’arrestation de celui-ci - pour lui rendre compte de la fête donnée à Vaux pour le roi et la cour 35 . Si la narration se déploie aussi bien en prose qu’en vers, ceux-ci sont mis en relief par la rupture qu’ils introduisent, tant dans le rythme que dans la matière narrative. Sur le plan de la temporalité, les passages en vers opèrent une sorte d’arrêt sur image en insérant du descriptif dans le narratif ; par exemple : Dès que ce plaisir [la représentation de la comédie des Fâcheux] fut cessé, on courut à celui du feu. Je voudrais bien t’écrire en vers Tous les artifices divers De ce feu le plus beau du monde. 36 Cette transition réflexive de la prose à la poésie ouvre sur une évocation du feu d’artifice qui se déploie sur 46 vers. Le basculement qui s’opère alors dans la temporalité suspendue de la merveille est renforcé par un déplacement référentiel : au monde réel se substitue le monde de la mythologie, qui est le référent traditionnel de la poésie, mais aussi cet « ailleurs » d’où l’insertion versifiée, selon Pellisson, tire ses « sujets ». Ainsi se trouve 34 Ibid., « VIII. Réflexion sur la poésie en général et sur celle de M. Sarasin en particulier », p. 62. 35 « Relation d’une fête donnée à Vaux », Œuvres diverses (1729), OD, p. 522-527. C. Nédelec remarque à juste titre que la « lettre-relation mondaine », c’est-à-dire le récit de voyage ou de fête, est le genre le plus accueillant au prosimètre, ce que La Fontaine démontrera brillamment avec sa Relation d’un voyage de Paris en Limousin (« Le prosimètre dans la théorie poétique », dans Le Prosimètre au XVII e siècle, op. cit, § 10 : https: / / lentre-deux.com/ index.php? b=79). 36 Ibid., p. 526. La Fontaine et le prosimètre : expériences et nostalgie PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0025 447 magnifiée la fête organisée par Fouquet, non sans une certaine exagération héroïcomique consciemment soulignée par le poète, notamment dans la relation de la mort accidentelle de deux chevaux effrayés par le feu d’artifice : Ces chevaux, qui jadis un carrosse tirèrent, Et tirent maintenant la barque de Caron, Dans les fossés de Vaux tombèrent, Et puis de là dans l’Achéron 37 . La frontière générique qui sépare l’univers mythologique du monde réel est ici brouillée. Le destinataire est convié à partager la désinvolture avec laquelle le poète rapproche l’Achéron des fossés de Vaux. Ainsi, loin de la trivialité dévolue à la prose, les vers créent de la familiarité par un effet de connivence. Dans sa Relation d’un voyage de Paris en Limousin, La Fontaine exploitera tout particulièrement cette propriété communicationnelle de l’alternance vers/ prose. Bien qu’il n’ait sans doute jamais envisagé de les publier, ces six lettres adressées à sa femme n’ont visiblement pas été écrites pour être seulement lues en privé 38 . Néanmoins l’épistolier tire parti du caractère de sa destinataire pour installer au seuil de la correspondance un pacte énonciatif nettement motivé. Outre la fonction de divertissement que doivent avoir ces lettres pour distraire Marie Héricart de sa solitude pendant que son époux accompagne son oncle Jannart dans son exil en Limousin, La Fontaine les charge d’une mission instructive : en intéressant sa femme aux particularités de l’histoire et aux singularités topographiques des lieux qu’il traverse, il espère la détourner de son goût exclusif pour les romans 39 . Mais, 37 Ibid., p. 127. 38 Cette correspondance n’a pas été imprimée du vivant de l’auteur. Les quatre premières lettres parurent pour la première fois dans les Œuvres diverses (1729, t. II, p. 26-58) ; les deux autres lettres dans l’édition des Mémoires de Coulanges par L. Monmerqué (Paris, J.-J. Blaise, 1820, p. 568-608) ; les six lettres ont paru ensemble dans les Œuvres complètes, accompagnées d’une Histoire de la vie et des ouvrages de J. de La Fontaine, par A.-F. Le Bailly (Paris, A. Nepveu, 1820-1821, t. XIV, p. 105-154 et t. XV, p. 22-83). Ces informations proviennent de la « Note de l’éditeur » de l’édition par D. Fortin de la Relation d’un voyage de Paris en Limousin [1663], Paris, Hermann, « Bibliothèque des Littératures classiques », 2018, p. 65- 67. 39 « Vous ne jouez, ni ne travaillez, ni ne vous souciez du ménage ; hors le temps que vos bonnes amies vous donnent par charité, il n’y a que les romans qui vous divertissent. C’est un fonds bientôt épuisé […]. Considérez, je vous prie, l’utilité que ce vous serait, si, en badinant, je vous avais accoutumée à l’histoire, soit des lieux, soit des personnes : vous auriez de quoi vous désennuyer toute votre vie, Yves Le Pestipon et Michèle Rosellini PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0025 448 tout en sollicitant sa bienveillance, il doit se garder de la rebuter par trop de sérieux : « c’est à moi de les assaisonner, si je puis, en telle sorte qu’elles vous plaisent ; et c’est à vous de louer en cela mon intention, quand elle ne serait pas suivie du succès 40 ». Aussi les vers seront-ils voués à alléger les contenus narratifs et descriptifs assumés par la prose : l’éloge supplante la description du jardin de Clamart 41 ou encore celle de la Loire 42 , et le conte se substitue à l’exposé géologique sur les plaines de Beauce 43 . Certes, les passages en vers conservent le recours aux noms de Parnasse et aux allusions mythologiques instauré par les usages précédents du prosimètre, mais plutôt que l’expansion épique ou lyrique, ils cultivent une rhétorique du paradoxe, célébration dérisoire 44 ou dénigrement railleur 45 , et affectent souvent la concision du trait d’esprit 46 . Les rares descriptions en vers s’énoncent à couvert d’un encadrement ironique, de l’ordre de la prétérition - « Il me semble que j’aurais bien fait d’invoquer les Muses pour parler de cette table assez dignement 47 » - ou de l’autodérision : « Imaginez-vous que je suis dans une allée où je médite ce qui s’ensuit 48 ». Ainsi, dans les six lettres qui composent la Relation, le prosimètre remplit un programme d’édification hybride, où l’inventaire des savoirs glanés au cours du voyage est allégé de son érudition par les intermèdes plaisants que produisent les insertions en pourvu que ce soit sans intention de rien retenir, moins encore de rien citer » (Lettre I, op. cit., p. 71) 40 Ibid. 41 Lettre I, ibid., p. 73. 42 Lettre III, ibid., p. 87-88. 43 Lettre III, ibid., p. 85. 44 « Ce n’est pas petite gloire/ Que d’être pont sur la Loire./ On voit à ses pieds rouler/ La plus belle des rivières/ Que de ses vastes carrières/ Phébus regarde couler » (Lettre II, ibid., p. 80). 45 « Enfin, elle [la ville de Richelieu] est à mon avis/ Mal située et bien bâtie […]/ Les dedans ont quelques défauts,/ Le plus grand, c’est qu’ils manquent d’hôte » (Lettre IV, ibid., p. 95). 46 « Le Port-de-Piles est un lieu passant, et où l’on trouve toutes sortes de commodités, même incommodes : il s’y rencontre de méchants chevaux, Encore mal ferrés, et plus mal embouchés, Et très mal enharnachés » (ibid., p. 94). 47 Lettre V, ibid., p. 105 ; cet énoncé introduit une évocation admirative en 20 vers de la table en marqueterie de pierres semi-précieuses, joyau du salon du château de Richelieu. 48 Ibid., p. 108 ; s’ensuit un hymne de 30 alexandrins à rimes plates adressé aux mânes de Richelieu. La chute parachève le portrait du poète en incorrigible rêveur : « Je serais encore au fond de l’allée où je commençai ces vers, si M. de Châteauneuf ne fût venu m’avertir qu’il était tard » (p. 109). La Fontaine et le prosimètre : expériences et nostalgie PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0025 449 vers, à la manière des récréations indispensables à l’étude. En outre, il donne sa tonalité propre au discours adressé. Aussi La Fontaine l’a-t-il adopté comme la forme constitutive de sa pratique épistolaire. Mais dans la Relation, il entretient un rapport évident avec le travail littéraire que mène le poète à la même époque, au point d’être considéré par son éditeur actuel, Damien Fortin, comme « le laboratoire secret des Contes et des Fables 49 ». Que devient le prosimètre dans l’écriture épistolaire quand celle-ci est détachée de l’expérimentation littéraire ? Hormis les quelques lettres de la période Fouquet publiées dans les Fables nouvelles, la quasi-totalité de la correspondance connue de La Fontaine figure dans les Œuvres posthumes, recueillies par Madame Ulrich. La relation tardive qu’il a entretenue avec l’éditrice - reconnue depuis peu comme l’autrice de La Folle Enchère, une comédie créée en 1690 par les Comédiens français - explique que les écrits qu’elle a eus en sa possession (lettres et manuscrits de contes et de fables) soient datés des toutes dernières années de la vie du poète (1687-1692). Mais cette limitation - chronologique et sans doute aussi sociologique - du corpus épistolaire présente un intérêt certain pour notre enquête : s’y dessine avec précision un réseau amical tissé autour du noyau formé par de grands seigneurs indésirables à la cour (le prince de Conti, le duc de Vendôme), l’écrivain Saint-Évremond, exilé à Londres depuis trois décennies, et les deux sœurs Mancini (Hortense et Marie-Anne), forcées par la disgrâce royale de partager son exil - un noyau auquel s’agrègent deux diplomates français en résidence à Londres, Monsieur de Barillon (ambassadeur) et Monsieur de Bonrepaux (intendant de Marine et chargé d’affaires), leur homologue anglais à Paris, Monsieur d’Hervart, sa femme et la petite société qu’ils réunissent dans leur résidence de Bois-Le-Vicomte. La Fontaine adresse à ces correspondants choisis des nouvelles et des compliments d’allure badine, mais qui n’évitent pas la gravité de leurs implications intimes, qu’il s’agisse de la mort prochaine et du regret des amours révolues, ou de l’obstination à poursuivre la veine des Contes en dépit de l’ordre moral régnant en France 50 . 49 Ibid., « Une Odyssée badine » (introduction), p. 64. 50 « Mais verrez-vous au bord de l’Hippocrène/ Gens moins ridés dans leurs vers que ceux-ci [Saint-Évremond et Waller] ? / Le mal est que l’on veut ici/ De plus sévères moralistes ; / Anacréon s’y tait devant les jansénistes » (À Madame la duchesse de Bouillon » [sept.-oct. 1687], Œuvres posthumes, op. cit., p. 92 ; OD, p. 671). Ces vers sont à rapprocher de la déclaration en prose à M. de Bonrepaux : « S’il arrive que ces vers-ci aient le bonheur de vous plaire (ils lui [Waller] plairont par conséquent), je ne me donnerai pas pour un autre, et continuerai encore quelques années de suivre Chloris, et Bacchus, et Apollon, et ce qui s’ensuit ; avec la Yves Le Pestipon et Michèle Rosellini PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0025 450 Le prosimètre est la forme usuelle de l’échange épistolaire : sur les 16 lettres que contient le recueil, 12 sont des prosimètres. Il est adopté par les correspondants, comme en témoignent les deux lettres allographes du recueil - l’une de Saint-Évremond, l’autre de l’abbé Verger à qui La Fontaine avait conté plaisamment une mésaventure amoureuse advenue à Bois-Le- Vicomte. Par ailleurs la circulation des lettres dans les cercles reliés de Londres et de Paris est attestée par mainte mention de réponses croisées 51 . Dans cet échange amical, l’alternance vers/ prose est plus régulière que dans les autres contextes épistolaires où nous l’avons observée : tant pour le volume que pour la tonalité. Si les passages en vers se présentent comme des unités rhétoriques propres à la déclamation - principalement des éloges ou des déclarations faussement solennelles -, ils n’introduisent pas de rupture de ton dans le cours de la lettre, mais se bornent à surenchérir par un jeu virtuose sur la distance railleuse adoptée également par l’énonciation en prose. L’épistolier joue avec son personnage de poète, jusqu’à l’autodérision, afin de capter la bienveillance amusée des correspondants que ses lettres mettent en relation. C’est sans doute le but qu’il poursuit en jalonnant sa lettre à Monsieur de Bonrepaux d’éloges poétiques de leurs amies communes ingénieusement introduits : J’en demeurerai donc là pour ce qui regarde la dame qui vous écrivit il y a huit jours [Mme de la Sablière]. Je reviens à Madame d’Hervart, dont je voudrais bien aussi vous écrire quelque chose en vers. Pour cela il lui faut donner un nom de Parnasse. Comme j’y suis le parrain de plusieurs belles, je veux et j’entends qu’à l’avenir Madame d’Hervart s’appelle Sylvie dans tous les domaines que je possède sur le double mont ; et pour commencer, C’est un plaisir de voir Sylvie ; Mais n’espérez pas que mes vers Peignent tant de charmes divers : J’en aurais pour toute ma vie. […] 52 En d’autres contextes, c’est sur son grand âge qu’il jouera, alternant la déploration du renoncement forcé aux Chloris et aux Aminte et la forfanterie de se faire - avec l’ami Saint-Évremond et pour la gloire des sœurs Mancini - « chevaliers de la Table ronde 53 ». L’emploi du prosimètre donne, modération requise, cela s’entend » (À Monsieur de Bonrepaux, À Londres, Du 31 août 1687, Œuvres posthumes, p. 81-82 ; OD, p. 667-668). 51 Un exemple entre autres : « […] ce que je dis au commencement [de la lettre à Bonrepaux citée ci-dessus] n’est qu’une réponse à quelque chose qui me concerne dans la vôtre à Madame de la Sablière » (Œuvres posthumes, p. 79 ; OD, p. 667). 52 Œuvres posthumes, p. 74-75 ; OD, p. 665. 53 « Lettre à M. de Saint-Évremond », À Paris, ce 18 décembre 1687, Œuvres posthumes, p. 113 ; OD, p. 675. La Fontaine et le prosimètre : expériences et nostalgie PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0025 451 on le sent, de l’animation à la lettre, un terme que l’on peut entendre en deux sens : d’une part la faculté de déplacement rapide d’un point de vue à un autre, d’un état d’esprit à son contraire ; de l’autre, la présence sensible de l’âme du scripteur, qui, loin de s’épancher tout uniment, s’incarne en multiples éthè portés par des styles divers. L’alternance systématique des vers et de la prose constitue ainsi un langage propre à la communication réservée à quelques proches, une sorte d’idiome de l’amitié lettrée. Si la pratique épistolaire familière du prosimètre conserve chez La Fontaine des traits de son usage littéraire - notamment le statut déclamatoire des vers -, elle génère sa propre codification, au point de devenir un langage commun aux proches du poète, une sorte d’idiolecte qui fédère leur complicité amicale. En cet emploi, le prosimètre se trouve dénué de l’inventivité expérimentale qui dynamisait son usage dans Les Amours de Psyché et de Cupidon 54 . À dire vrai, il est une survivance de l’ancienne liberté créatrice du poète, une pratique nostalgique qui convient à l’entre-soi de la petite société qui gravite autour de La Fontaine et de Saint-Évremond. Ces vieux amis entretiennent une évidente émulation dans l’art de composer des lettres en prose et vers alternés. Il est significatif que les deux sœurs Mancini laissent à Saint-Évremond le soin de répondre aux madrigaux galants que leur a adressés La Fontaine 55 : cette réponse par procuration révèle la complicité des deux écrivains de la même génération, dans un exercice de style qui les ramène à leur jeunesse baignée des rêveries pastorales de L’Astrée. Si la suggestion chevaleresque de La Fontaine relève de la gaieté parodique, elle entretient secrètement un lien avec ses années de formation à Paris, où l’amitié de Maucroix et de Pellisson fut scellée par la référence ludique aux « Palatins de Table ronde 56 ». Certes, la nostalgie de la 54 Selon la typologie établie par Y. Giraud, Les Amours de Psyché et de Cupidon illustrent la catégorie du « prosimètre à enchâssement », tandis que les lettres familières relèvent du « prosimètre négligé », « où se remarque le passage désinvolte et aléatoire de la prose au vers et vice versa, sans logique apparente et sans contrainte dimensionnelle » (« L’hybridation formelle dans le Voyage de Chapelle et Bachaumont et les modalités de l’alternance prose/ vers », Fiction narrative et hybridation générique dans la littérature française, H. Baby (dir.), Paris, L’Harmattan, 2006, p. 113). 55 « Réponse de Monsieur de Saint-Évremond à la Lettre de Monsieur de La Fontaine, écrite à Madame la Duchesse de Bouillon », Œuvres posthumes, p. 99-105 : OD, p. 1008-1010. 56 Voir la déconstruction du mythe littéraire de l’académie des « Paladins » ou « Palatins » par K. Abiven dans « Muses naissantes ». Écrits de jeunesse et sociabilité lettrée (1645-1655), K. Abiven et D. Fortin (dir.), Reims, Épure-Éditions et Presses universitaires de Reims, « Héritages critiques », 2018, « Postface », p. 135-165. Yves Le Pestipon et Michèle Rosellini PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0025 452 jeunesse parcourt toute l’œuvre de La Fontaine. Mais cette nostalgie engagée à la fin de sa vie dans la pratique du prosimètre était fort probablement une nostalgie partagée, une sorte de complicité créative, qui a permis au vieux poète - en un temps où presque plus personne n’écrivait de prosimètre 57 et où lui-même avait renoncé à en publier après l’échec de Psyché - de conserver une forme d’écriture légère et mobile par laquelle il persistait à se sentir vivant et libre. « J’en laisse à d’autres la gloire,/ Et je reviens à mes moutons », déclare-t-il à la duchesse de Bouillon en conclusion d’un éloge de l’historiographie royale, et d’enchaîner sur cette précision burlesque : « Ces moutons, Madame, c’est Votre Altesse et Madame Mazarin 58 ». Ce qui démontre, s’il en était besoin, que la liberté permise par le prosimètre peut aller jusqu’à l’impertinence. 57 Voir M. Speyer, « Un “ambigu” en quête d’un genre éditorial. Le prosimètre dans les recueils collectifs de pièces (1650-1670) », L’Entre-deux n° 6, op. cit. https: / / lentre-deux.com/ index.php? b=83 L’empan chronologique de l’enquête qui fait l’objet de l’article montre clairement que les recueils collectifs cessent de publier des épîtres en prosimètre dès la fin des années 1660. Si le recueil dit « La Suze-Pellisson » (Recueil de pièces galantes en prose et en vers) est réédité jusqu’au milieu du XVIII e siècle, la forte présence du prosimètre - 15 épîtres successives en prosimètre ouvrent la première partie - tient sans doute au contexte de sa publication initiale (G. Quinet, 1663). 58 « Lettre à madame la duchesse de Bouillon », Œuvres posthumes, p. 97 ; OD, p. 672.