Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
10.24053/PFSCL-2022-0028
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2022
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Le poème en prose entre deux siècles. Enjeux historiques d’une catégorie littéraire
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Jean-François Castille
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PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0028 Le poème en prose entre deux siècles Enjeux historiques d’une catégorie littéraire J EAN -F RANÇOIS C ASTILLE U NIVERSITÉ DE C AEN N ORMANDIE , L ASLAR Afin de mettre en garde contre un travers intellectuel fréquent dans le champ des lettres et des sciences humaines, Lucien Jerphagnon forgea le vocable « chronomorphisme » qu’il définit ainsi : « il y a, dirais-je, chronomorphisme toutes les fois que je transpose dans des temps révolus ou à venir des concepts qui ne valent strictement que pour le mien 1 ». Dans le domaine spécifique des études littéraires, Jean Molino formule le même conseil de prudence lorsqu’il aborde le concept de style : « Il est toujours dangereux d’imposer aux œuvres d’un autre âge, pour les analyser, les notions qui reflètent notre propre conception du langage ou de la littérature 2 ». Mutatis mutandis, cette réflexion se révèle tout aussi pertinente pour des notions apparues inopinément et générées par l’effervescence des débats critiques. C’est le cas de l’expression « poème en prose » qui illustre parfaitement le tropisme théorique dénoncé précédemment : l’existence du genre poétique du XIX e siècle entretient une confusion sur la véritable portée de cette forme littéraire, de l’âge classique aux Lumières. En témoignent les différentes études sur la genèse du poème en prose qui font des Aventures de Télémaque la source première de ce genre poétique (quand ce n’est pas Guez de Balzac, comme on le verra plus loin). Or, non seulement l’ambition de Fénelon n’est nullement de faire œuvre de poésie, mais l’expression elle-même ne désigne nullement un genre littéraire, ni chez lui ni chez les hommes de lettres qui lui sont contemporains. Il n’en demeure pas moins que la parution de cette épopée en 1699 est un événement charnière à plusieurs titres. Comme le montrent les nom- 1 L. Jerphagnon, Histoire de la Rome antique, Paris, Fayard, « Pluriel », 2010, p. 197. 2 J. Molino, « Qu’est-ce que le style au XVII e siècle ? », Critique et création littéraires en France au XVII e siècle, colloques internationaux du CNRS n°557 (1974), Paris, Éditions du CNRS, 1977, p. 338. Jean-François Castille PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0028 484 breuses rééditions, elle administre la preuve non seulement qu’une épopée en prose est possible, mais qu’elle rencontre à la fois l’adhésion du lectorat et celui de la critique, les réserves exprimées par les savants ne portant pas sur la valeur intrinsèque de l’œuvre, mais sur les jugements esthétiques qu’elle suscite, ainsi qu’on le verra par la suite. Œuvre de rupture, elle actualise, après La Fontaine qui avait versifié un genre mineur en prose, le renoncement à la versification dans un genre noble 3 . Ajoutons qu’elle est à la fois un aboutissement et un point de départ. Aboutissement, parce qu’elle accomplit textuellement un artefact théorique qui jusqu’alors n’était qu’une périphrase descriptive utilisée dans les controverses des auteurs et des savants, à savoir le « poème en prose » ; point de départ, parce qu’elle sera un des catalyseurs de la seconde Querelle des Anciens et des Modernes et restera au cœur des débats sur l’opposition entre la poésie et la prose tout au long du XVIII e siècle. Bref, l’œuvre alimente la polémique. Il est vrai que la figure du prélat académicien pouvait faire de lui un porte-parole (malgré lui) des protagonistes de la Querelle. Sa fameuse Lettre à l’Académie (1716) expose les plus sérieuses réserves sur l’intérêt de la rime dans la versification française, ce qui conforte le credo des Modernes, mais c’est pour mieux exalter les vertus de la versification antique, ce qui rassure les Anciens. Il reste que le choix d’une épopée en prose fait de cette œuvre un poste d’observation incontournable pour qui cherche à étudier la teneur du discours critique au XVII e siècle, ainsi que les prolongements qui en résultent au siècle suivant. L’intérêt rétrospectif de ce texte est du reste confirmé par Irailh : Le Télémaque a fait renouveler la première question agitée, en 1663, par […] Pierre de Bresche, dans son ouvrage intitulé, le Mont-Parnasse. Il se décida pour le vers. Les partisans de l’illustre Fénelon ont fait le contraire ; ils ont soutenu que la versification n’est pas de l’essence de la poésie 4 . En somme, Les Aventures de Télémaque se présente comme une première réponse indirecte à une question émergente qui alimente la controverse tout au long du XVII e siècle : en quoi consiste « l’essence de la poésie » 5 ? Quant à 3 Il est vrai que cette expérience de « prosification » avait été tentée sur la tragédie par l’abbé d’Aubignac et quelques autres, mais sans succès. 4 S. A. Irailh, Querelles littéraires ou Mémoires pour servir à l’histoire des révolutions de la république des lettres, depuis Homère jusqu’à nos jours, tome second, 1761, p. 257. Il s’agit de l’ouvrage intitulé Le Mont Parnasse, ou de la préférence entre la prose et la poësie, Paris, P. de Bresche, 1663. 5 Il s’agit d’un emprunt au titre d’une contribution de Louis Racine dans laquelle il soutient que l’essence de la poésie réside dans l’enthousiasme et non dans la versification ou l’imitation (« Sur l’essence de la poésie » (1721), Mémoires de Le poème en prose entre deux siècles PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0028 485 la portée prospective de l’ouvrage, on pourrait la résumer en un mot, même s’il ne constitue pas le seul enjeu : traduction. Celle du chant V de l’Odyssée par Fénelon, alors qu’il était précepteur du duc de Bourgogne, précède de quelques années (1693-1694) la publication du Télémaque 6 . Or, les rapprochements entre la prose du traducteur et celle de l’auteur sont suffisamment révélateurs pour faire de la traduction en prose le véritable artisan de ce que le vocabulaire critique du XVIII e va bientôt appeler « prose poétique ». Certes, les enjeux de l’opposition entre prose et poésie sont très différents d’un siècle à l’autre : alors qu’au XVIII e siècle se pose la question du « déficit poétique du vers 7 », le XVII e lui s’interroge sur « la dignité poétique d’un type de prose 8 ». On verra donc qu’avant d’être, sinon un genre, du moins une forme littéraire, le « poème en prose » est avant tout une catégorie critique dont la gestation et la maturation s’étendent sur les deux siècles. La gestation d’une catégorie critique Si la philosophie de Descartes exerce une influence sur les deux Querelles des Anciens et des Modernes, et singulièrement sur la seconde 9 , ce n’est pas vraiment au nom du rationalisme qu’une réflexion sur l’expressivité de la prose voit le jour, parallèlement à l’institutionnalisation de la doctrine classique. Descartes avait certes témoigné de son admiration pour la prose de Guez de Balzac dans une lettre célèbre, mais c’est d’abord et avant tout son éloquence épistolaire qu’il louait. On sait en effet que l’ermite de la Charente passe non seulement pour celui qui restaure la dignité de la prose en langue française, mais aussi pour le promoteur d’une littérature tirés des registres de l’Académie royale des Inscriptions et Belles Lettres, 1718-1725, t. 6, 1729, p. 245-265). 6 Sur cette expérience de traduction, voir notamment N. Hepp, Homère en France au XVII e siècle, Paris, Klincksieck, 1968, p. 595-628. 7 Sur cette déchéance de la poésie versifiée au XVIII e , voir S. Menant, La Chute d’Icare. La crise de la poésie française 1700-1750, Paris, PUF, 1982 et R. Mercier, « La querelle de la poésie au début du XVIII e siècle », Revue des Sciences humaines, janvier-mars 1969. 8 J. P. Courtois, « Éclaircissements sur la notion de prose poétique », La Force du langage : rythme discours traduction autour de l’œuvre d’Henri Meschonnic, Paris, Champion, 2000, p. 156. 9 G. Lanson, « L’influence de la philosophie cartésienne sur la littérature française », Études d’histoire littéraire, Paris, Champion, 1929. Rappelons qu’un des belligérants modernes, l’abbé Terrasson, revendique l’esprit géométrique dans l’exercice de la critique littéraire. Jean-François Castille PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0028 486 prose d’art, héritier en cela d’une tradition esthétique de l’Antiquité. Toutefois, les études consacrées au style de l’épistolier 10 peinent, de leur propre aveu, à identifier les composantes prosodiques et rythmiques associées habituellement à cette tradition d’écriture de la prose nombreuse. Dans une édition récente du Prince, Christian Leroy intitule sa préface « De la politique à la poésie », et parle, analyse d’un passage à l’appui, de « poésie dans la prose », faisant de ce traité la matrice de toute la poésie en prose à venir : nous venons d’évoquer le Spleen de Paris, mais il faudrait aussi mentionner Chateaubriand et Les Ruines de Volney […] ; comment ne pas penser non plus au Télémaque de Fénelon […] qui doit certainement beaucoup à Guez de Balzac 11 . Si tant est que cette filiation soit pertinente stylistiquement - la « prose Richelieu » d’un Balzac présentant une configuration verbale très différente de la langue littéraire de Fénelon, pour ne rien dire de celle des romantiques -, elle fait peu de cas non seulement des normes poétiques en vigueur qui, dans cette période, instaurent un cloisonnement strict entre prose et poésie, mais également de la réception qui est faite de la prose de Balzac tout au long du siècle. Si ses premières lettres suscitent un tel engouement, c’est moins à cause d’anaphores, d’assonances ou d’autres procédés d’ornementation, qui ne sont après tout que des instruments traditionnels de l’éloquence d’apparat - et non des indices de poéticité - qu’en raison de la dimension mondaine de l’éloquence épistolaire de Balzac. Ce dernier parvient à transposer dans l’écriture de la lettre les codes et les rites comportementaux de la communication mondaine et curiale. Il pratique avec une égale virtuosité la légèreté insouciante, héritage de la négligence étudiée chère à Cicéron (neglegentia diligens), le sous-entendu ou l’antiphrase, mais aussi l’éloge des puissants, l’exaltation épique, bref tout un style conversationnel exprimé dans une prose ciselée et raffinée. C’est donc bien à une double restauration qu’on assiste : celle de la lettre et celle de la prose conjointement, toutes deux matrices d’une culture de l’honnêteté. Une étude stylistique contextualisée de l’écriture de Balzac permettrait sans doute de montrer que ses lettres constituent un jalon inaugural dans le lent processus de mutation qui transforme l’orateur en prosateur. Bien que la culture rhétorique y soit omniprésente, elle parvient à conférer à la dimension verbale de la prose française une visibilité, une dimension spectaculaire, d’autant plus séduisante qu’elle repose sur une virtuosité grammaticale absente de l’élo- 10 Voir notamment G. Guillaumié, J.-L. Guez de Balzac et la prose française [1927], Genève, Slatkine reprints, 1977, et G. Lanson, L’Art de la prose [1908], Paris, La Table ronde, 1996. 11 Guez de Balzac, Le Prince, préface de C. Leroy, Paris, La Table ronde, 1996, p. 30. Le poème en prose entre deux siècles PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0028 487 quence parlementaire qui prévalait chez les savants à cette époque. Or c’est précisément cette pyrotechnie verbale qui va contribuer à flétrir la réputation de son auteur. En somme, ce qui était estimé éloquence sous Louis XIII est déprécié comme grandiloquence sous Louis XIV. Certes, l’antibalzacisme n’est pas généralisé. La Bruyère tient encore en haute estime les fameuses lettres 12 , mais, au siècle suivant, Balzac essuie de fréquents désaveux. C’est ainsi que Fréron, journaliste peu suspect d’indulgence pour les Modernes, blâme l’artifice de sa prose dans un article sur Gorgias : « Mais pour avoir voulu trop s’élever par la pompe et la magnificence de ses expressions, il a souvent donné dans une enflure ridicule. Tel était dans le siècle passé le célèbre Balzac 13 ». À cette époque, le maître de la prose n’est plus l’unico eloquente mais Fénelon. Comme son alter ego prosateur, Malherbe fut un poète grammairien qui connut un destin critique comparable. D’abord célébré comme réformateur inspiré de l’art des vers, il fait dans un premier temps l’objet d’une dépréciation feutrée au XVII e , puis d’un déclassement plus expéditif sous la plume des savants du XVIII e siècle. Chapelain est une des voix qui s’élèvent pour contester au censeur de Desportes le statut de poète : « ceux-là ne lui ont guère fait de tort qui ont dit de lui que ses vers étaient de fort belle prose rimée 14 ». Dans une lettre antérieure, il se montrait plus radical encore : « Je vous dis aussi qu’il tournait mieux les vers ni que moi ni que vous-même. Mais je vous dis aussi qu’il ignorait la poésie 15 ». On voit par conséquent que la critique de Malherbe génère une axiologie critique négative s’inscrivant elle-même dans le cadre d’une réflexion sur l’essence de la poésie. Les expressions telles que « prose rimée 16 » ou « versificateur » fonctionnant en opposition à « poésie » ou « poète » visent bien entendu à distinguer la poésie authentique de la virtuosité technique, mais en disqualifiant l’art du vers, elles fourniront des armes à ces adversaires de la versification que seront les Modernes. Quant à l’ouvrage déjà cité, il nous informe sur les données du débat en faisant parler un Vaugelas défenseur de la prose 12 « Je ne sais si l’on pourra jamais mettre dans des lettres plus d’esprit, plus de tour, plus d’agrément et plus de style que l’on en voit dans celles de B ALZAC et de V OITURE », (Les Caractères, Paris, LGF, « Le livre de poche », 1995, p. 138.) 13 É.-C. Fréron, Lettres sur quelques écrits de ce temps [3 novembre 1753], Genève, Slatkine reprints, t. II, 1966, p. 386. 14 Chapelain, Opuscules critiques, « à M. de Balzac », 10 juin 1640, Genève, Droz, « STFM », 1936, p. 423. 15 Chapelain, ibid, « à Mlle de Gournay », 10 décembre 1639, p. 372. 16 Cette caractérisation avait été employée dans une lettre de Racan à Ménage pour désigner l’écriture théâtrale versifiée. Il s’agissait dans l’esprit de l’élève de Malherbe de rappeler que l’alexandrin tragique n’est pas d’essence poétique. Jean-François Castille PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0028 488 en ces termes : « vous savez quelle est la servitude des poètes […], vous n’ignorez pas qu’ils sont esclaves des mots et des syllabes 17 ». On apprend ainsi que le motif topique de la contrainte de la versification est devenu progressivement un argument critique défavorable au vers, alors qu’il était exalté par la rhétorique et la poétique de l’Antiquité. Ce retournement axiologique du topos de la fécondité de la contrainte va obliger Boileau à prendre part au débat dès les premiers vers de son Art poétique. On peut penser que si des autorités comme Chapelain ou le père Rapin s’autorisent à minorer l’importance du vers dans les genres élevés, c’est que la réflexion sur l’essence de la poésie dans les différents espaces du champ littéraire avait exclu de retenir les critères de la métrique et de la rime, pour leur préférer d’autres dimensions comme la composition, la fiction, l’imagination, l’enthousiasme, les figures, le « je-ne-sais-quoi », etc. Certes, aucune des autorités du monde des belles-lettres ne s’aventure à parler de rivalité expressive entre la prose et la poésie, mais la disqualification du vers laisse un champ ouvert à toutes les hypothèses sur la valeur de la prose. En somme, la notion de « prose rimée » n’a pas pour effet exclusif de discréditer la virtuosité des versificateurs, elle pointe également un phénomène de difformité, de dénaturation de l’écriture, qui, par contraste, met en lumière les vertus esthétiques de la prose authentique. Cela étant, si Chapelain ne tarit pas d’éloges pour célébrer la prose de Conrart ou celle de Perrot d’Ablancourt, il est bien loin de hasarder la possibilité d’un poème en prose. Il est vrai que le terme apparaît sous la plume de Boileau à propos des romans : « un poëme subsistera fort bien sans exorde ; et même nos Romans, qui sont des espèces de Poëmes, n’ont point d’exorde 18 ». Précédé de l’indicateur d’approximation « espèce de », cet emploi du vocable « poème », fonctionnant ici comme équivalent de « composition », n’avalise en rien la reconnaissance par son auteur d’une forme ou d’une esthétique littéraire. Le contraste est éloquent avec Fontenelle qui se montrait plus direct : « nos romans, qui sont des poèmes en prose 19 ». Il invitait de la sorte les Modernes à s’emparer de la catégorie afin de lui donner consistance. 17 Le Mont Parnasse, ou de la préférence entre la prose et la poësie, op. cit., p. 30. 18 Boileau, Œuvres complètes, Réflexions sur Longin II [1692-1694], Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1966, p. 497. 19 Fontenelle, « Digression sur les Anciens et les Modernes » (1687-1688), La Querelle des Anciens et des Modernes, Paris, Gallimard, « Folio Classique », 2001, p. 304. Le poème en prose entre deux siècles PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0028 489 Poème en prose et prose poétique au XVIII e siècle Nous savons que, aux yeux des Modernes, la parution du Télémaque est l’événement qui confère une légitimité à l’hypothèse d’une poéticité de la prose. Cette hypothèse va alimenter les controverses et les débats littéraires, au-delà de la fameuse querelle opposant Antoine Houdar de La Motte à l’helléniste Anne Dacier sur la traduction d’Homère. Soucieuse de circonscrire un périmètre de production permettant d’appréhender une unité de cette forme littéraire du poème en prose, une monographie de Vista Clayton, The Prose poem in french literature of the eighteenth century, recense les publications susceptibles d’illustrer l’essor de ce genre et mentionne des œuvres telles que Les Incas de Marmontel ou Les Ruines de Volney. Selon elle, peut être classée « poème en prose » toute création identifiée explicitement comme tel par son auteur ou reconnu comme tel par son lectorat. Elle propose de considérer comme un indice pertinent la présence d’une écriture « intermédiaire entre le vers et la prose » qu’elle appelle « prose lyrique 20 ». Ces trois critères que sont l’intention poétique, la réception et le choix d’écriture se cumulent donc pour valider ou non la qualification de « poème en prose ». Mais, outre que l’intention créatrice ne s’actualise pas nécessairement de la même manière selon les auteurs considérés, la réception, au moins dans la sphère savante, est elle-même conditionnée par les controverses qui divisent le monde des lettres. Quant à la modalité intermédiaire entre le vers et la prose, elle présuppose que ces deux formes ne soulèvent aucun problème, alors qu’elles sont au cœur d’un questionnement esthétique. En réalité, si ces critères échouent à dégager une unité dans une nébuleuse de productions assez disparates, c’est qu’ils appréhendent comme œuvre à part entière des expériences d’écriture qui relèvent surtout de l’expérimentation formelle. Avant même d’envisager l’appartenance à un genre, les textes désignés comme « poème en prose » doivent être lus comme des productions artistiques générées par une réflexion poétique. Du reste, consciente de l’inanité d’une réhabilitation de ces essais de « prose lyrique », Suzanne Bernard 21 soutient, qu’à l’exception du Télémaque, ces prétendus poèmes en prose sont littérairement médiocres. Quelle que soit la pertinence de cette appréciation, il est surtout important de rappeler qu’il existe une différence de fonctionnement fondamentale entre ces productions de la fin du siècle et l’œuvre de Fénelon : tandis que les premières apparaissent surtout comme des mises en œuvre ou des exemplifications de 20 V. Clayton, The Prose Poem in french literature of the eighteenth century, New-York, Columbia University, 1936, p. 4. 21 S. Bernard, Le Poème en prose de Baudelaire jusqu’à nos jours, Paris, Nizet, 1959. Jean-François Castille PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0028 490 constructions théoriques qui les précèdent, le Télémaque est un texte séminal, en ce sens qu’il est le déclencheur d’une réflexion théorique. Cette épopée présente en effet des traits organiques qui expliquent qu’elle fonctionne comme modèle pour les lettrés de l’époque. En raison de sa genèse d’abord : on a vu qu’elle est indissociable d’une expérience de traduction précédente. À tel point que les commentateurs s’accordent à soutenir que le verbe et la verve du traducteur informent celle du prosateur. Il s’agit là d’un point essentiel, car certains auteurs de « poèmes en prose » sont savants et traducteurs, avant d’être écrivains 22 . Or il se trouve que la question de la légitimité de la prose pour la traduction des poètes est au cœur des débats qui divisent modernes et conservateurs. Du côté de ces derniers, l’abbé Desfontaines 23 tolère le recours à une prose poétique dans ses traductions de Virgile. Avant lui, la traductrice d’Homère, Anne Dacier 24 , adversaire de La Motte dans la seconde querelle sur la traduction, avait dénoncé les faiblesses de la versification française et soutenait que seule la prose pouvait, certes imparfaitement, rendre les beautés du grec ancien. Cela étant, il est bon de rappeler que le camp des conservateurs est divisé sur cette question. Non seulement parce que les traductions en vers des auteurs de l’Antiquité abondent dans cette première moitié de XVIII e siècle et sont défendues dans des gazettes hostiles aux Modernes 25 , mais aussi parce que la position de Desfontaines n’est pas nécessairement suivie par ses partisans. C’est ainsi que Fréron développe une réflexion plus nuancée à propos d’une traduction des Odes d’Horace : « Il est vrai que la prose, quelque heureuse qu’on l’imagine ne peut atteindre à la beauté de pinceaux qui distinguent la poésie, dont l’âme consiste dans un certain art de resserrer les idées et de présenter les images sous les traits les plus frappants […]. La prose ne réussit donc à la traduire qu’autant qu’elle réussit à peindre comme elle ; si la poésie doit être une 22 C’est le cas de Marmontel, bien sûr, rédacteur inspiré des articles littéraires de l’Encyclopédie, mais aussi de l’abbé Jean Terrasson, militant actif du clan des géomètres avec sa Dissertation critique sur l’Iliade d’Homère (1715) et auteur d’un roman, Sethos (1731), qui se veut une imitation du Télémaque, sans oublier Paul- Jérémie Bitaubé, traducteur d’Homère et auteur d’une imitation de la Bible intitulée Joseph (1767). 23 P.-F.-G. Desfontaines, Le Nouvelliste du Parnasse ou Réflexions sur les ouvrages nouveaux [1730-1732], Genève, Slatkine Reprints, 1967. 24 A. Dacier, Préface à l’Iliade d’Homère, Paris, Rigaud, 1711. 25 On pense notamment à François Granet, collaborateur des Desfontaines, qui, dans ses Réflexions sur les ouvrages de littérature (1736-1740, 12 vol.), éreinte les ennemis de la versification. Le poème en prose entre deux siècles PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0028 491 peinture (ut pictura poesis), on peut dire aussi qu’en traduisant, la prose doit être une poésie 26 . L’économie verbale du discours poétique étant gage de densité expressive, il faudrait donc que la prose se mette en quête de cet idéal stylistique pour rivaliser avec la poésie. Tout en reconnaissant qu’il est difficile de bien traduire en vers, mais pas nécessairement impossible, le journaliste conseille donc au traducteur de penser en poète pour devenir un traducteur en prose estimable. La position du critique consiste à dissocier conception et énonciation : il faut penser dans le cadre d’une esthétique du vers mais exclure toute forme de poétisation de la prose. Qu’ils soient ou non partisans des traductions en prose, les conservateurs excluent la possibilité même de cette prose poétique que les progressistes défendent. Fréron prononce en effet une condamnation sans appel : la prose poétique est une hybridation monstrueuse, un « verbiage ampoulé ». En affirmant que la prose ne saurait parler le langage de la poésie, au risque de se nier ellemême, il s’agit bien pour Fréron de conjurer le risque de dénaturation. Si l’expérience de la traduction ouvre un espace de réflexion sur des possibilités d’enrichissement expressif de la prose, il ne saurait être question de légitimer un amalgame quelconque. La traduction des langues étrangères modernes relance la controverse. C’est à la faveur de la parution des traductions françaises du Paradis perdu de Milton par Dupré de Saint-Maur, des Idylles de Gessner par Turgot, des poésies gaéliques du prétendu barde Ossian 27 et des Nuits d’Young par Le Tourneur (traducteur de Shakespeare), que le débat en faveur d’une prose musicale et mesurée occupe à nouveau le devant de la scène. C’est ainsi que deux grandes orientations se dégagent : la conception conservatrice pour qui le recours à la prose n’est qu’une compensation imparfaite des faiblesses structurelles de la versification et de la pauvreté poétique de la langue française (Fénelon, Dacier, Desfontaines) ; la vision des Modernes qui promeut la prose, non pas en raison des infirmités structurelles de la langue et du vers français, mais bien parce qu’elle recèle, moyennant un travail de mutation stylistique, une poéticité équivalente à celle du vers. Le contact avec l’anglais ou l’italien montre en effet qu’il existe des langues poétiques qui pratiquent la versification non rimée. Les gazettes progressistes s’emparent de ce constat non seulement pour disqualifier l’esclavage de la rime, mais également pour promouvoir l’esthétique du vers blanc. Après L’Examen 26 Fréron, Année littéraire, Paris, M. Lambert, 1757, t. III, Lettre XIV, « Odes d’Horace », p. 314-326. 27 Supercherie littéraire aujourd’hui attribuée à James Macpherson. Jean-François Castille PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0028 492 philosophique de la poésie en général (1729) 28 qui eut un impact significatif dans le débat littéraire au début du siècle, l’Encyclopédie elle-même, à travers les voix de d’Alembert et Marmontel, relaie ce message en faveur d’un vers français non rimé. Autant de positions qui ouvrent la voie à une prose poétique, non plus seulement pour la pratique de la traduction, mais pour la création littéraire en général. Si l’essor de la notion de prose poétique semble indissolublement lié aux débats critiques sur la traduction, le sort du poème en prose est indissociable d’un chapitre des Réflexions critiques sur la poésie et la peinture (1719) de Dubos, pourtant peu suspect de complaisance pour les thèses modernes. L’ouvrage marque en effet un tournant en ce qu’il confère une dimension théorique à ce qui n’était qu’un effet d’analogie sous la plume de Boileau. À la fin de la première partie, il développe une comparaison appelée à devenir topique : Je comparerais volontiers les estampes où l’on retrouve tout le tableau, à l’exception du coloris, aux Romans en prose où l’on retrouve la fiction et le Style de la poésie. Ils sont des Poëmes en prose à la mesure et à la rime près 29 . Des deux exemples venant étayer cette affirmation, l’un est attendu ; l’autre, moins : Télémaque et La Princesse de Clèves. Les controverses ultérieures retiendront le premier et oublieront le second. Cela étant, quoique défini négativement par ce qui lui manque, le poème en prose devient une réalité esthétique, réalité d’autant plus consistante que le sort de la rime et de la métrique est déjà hypothéqué en ce début de siècle. L’économie conceptuelle de l’argument mérite qu’on s’y arrête. Très habilement, l’auteur définit cette nouvelle forme par une absence et une présence : l’absence du coloris ; la présence du style de la poésie. Loin de tout dogmatisme, il ouvre ainsi tout un champ à l’exercice du jugement critique. Mais, quand on sait l’importance que revêt à ses yeux « le style de la poésie », c’est-à-dire l’ensemble des ressources expressives de l’écriture poétique, on devine que le poids du « coloris » peut devenir fragile et problématique, particulièrement aux yeux des rationalistes modernes. Bien que la question de l’enjeu esthétique du Télémaque émerge dès 1717, ce bref chapitre figure au nombre des événements déclencheurs d’une controverse qui fait apparaître des variantes critiques très significatives dans 28 Ouvrage dans lequel Toussaint Rémond de Saint-Mard déclasse ce qu’il appelle « l’harmonie mécanique de la poésie », autrement dit la métrique et la rime, pour valoriser l’harmonie authentique, celle qui unit l’expression avec l’idée. 29 J.-B. Dubos, Réflexions critiques sur la poésie et la peinture [1719], Paris, J. Mariette, 1733, p. 484. Le poème en prose entre deux siècles PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0028 493 le clivage entre progressistes et conservateurs. À l’extrême du combat antimoderniste, on trouve des figures aussi différentes en apparence que l’abbé Fraguier, de l’Académie des Inscriptions et Belles-lettres, et Voltaire. Dans une communication au titre définitif « Qu’il ne peut y avoir de poème en prose 30 », parue la même année que l’ouvrage de Dubos, le premier développe une topique maintes fois reprises par la suite : la nécessité de maintenir les cloisonnements génériques, la différence de nature entre la langue du poète et celle de l’orateur, l’impossibilité d’une poésie non versifiée. Et l’académicien de conclure sur le motif de l’anomalie, de la difformité et de la monstruosité, hérésie littéraire dont, d’après lui, Fénelon ne saurait être soupçonné : « Je suis persuadé que l’auteur de Télémaque n’a jamais prétendu faire un poème 31 ». Voltaire n’est pas moins péremptoire dans sa condamnation du poème en prose : Le Télémaque est écrit dans cette prose poétique que personne ne doit imiter, et qui n’est convenable que dans cette suite de l’Odyssée, laquelle a l’air d’un poème grec traduit en prose 32 . En réponse à ce dernier qui tient le texte de Fénelon pour un roman et lui refuse la dignité du poème, Fréron se montre plus nuancé et atteste que le sujet fait toujours débat dans la seconde moitié du XVIII e siècle : On dispute depuis longtemps pour savoir si l’on peut dire qu’un ouvrage écrit en prose est un poème ; on pourrait demander à ceux qui prétendent que le Télémaque n’est qu’un roman si le Paradis perdu, si La Mort d’Abel traduit en prose dans notre langue ne sont pas des poèmes pour les Français qui les lisent. Ainsi, une traduction dans une prose cadencée et harmonieuse mérite le nom de poème pour ceux « aux yeux desquels l’invention, le merveilleux et l’art de peindre constituent le mérite poétique 33 ». On ne peut qu’être frappé par le décalage historique entre une position aussi tardive que celle-ci et une réflexion parue dans le Journal littéraire en 1717 : Si l’on veut bien mettre le Télémaque de l’archevêque de Cambrai au nombre des poèmes épiques comme on le peut sans lui faire trop de grâce, nous osons dire que cet ouvrage peut seul tenir tête à tout ce que les Anciens et les Modernes ont fait de plus estimable dans le genre héroïque. 30 Mémoires de littérature tirés des registres de l’Académie des Inscriptions et Belles-lettres (1718-1725), t. 6, 1729, p. 265-277. 31 Ibid., p. 276. 32 Voltaire, Œuvres complètes, L. Morland (éd.), Paris, Garnier, 1877, XXIII, p. 162. 33 Fréron, L’Année littéraire, Paris, M. Lambert, 1763, t. VI, p. 113. Jean-François Castille PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0028 494 La question de l’appartenance générique est donc tranchée : il s’agit maintenant de montrer que le texte de Fénelon est poétique en raison de sa « prose forte, hardie, mesurée et harmonieuse 34 », bref des qualités intrinsèques de son expression verbale, et non pas exclusivement de son appartenance au genre de l’épopée. Toutefois, à défaut d’une analyse stylistiquement fondée, ce type d’appréciation donne lieu à contestation. Là encore, la même année, une série de dissertations de Du Cerceau parues dans Le Nouveau Mercure, plutôt favorables aux thèses modernistes, conteste que Télémaque soit écrit dans un style poétique, car toute hybridité de cette nature serait une faute 35 . Il est du reste intéressant de remarquer que cette position émanant d’un rationaliste, qui entend démontrer que l’essence de la poésie réside dans les inversions grammaticales, rejoint celle d’un traditionaliste comme Fraguier. Bilan De toutes ces controverses, il se dégage plusieurs enseignements. Le premier est relatif au changement de valeur qui affecte cette catégorie du discours critique du poème en prose. D’abord simple périphrase descriptive destinée à conférer une amorce de légitimité au genre romanesque à la fin du XVII e siècle, l’expression, à la faveur de la polysémie du vocable « poème », finit par devenir un marqueur axiologique d’appartenance générique au début du XVIII e siècle. Deux lectures, minimaliste et maximaliste, de cette notion s’affrontent : soit le mot « poème » renvoie à l’ordre de la composition ; soit il signifie directement « écriture poétique ». C’est cette dernière option que les Modernes entendent imposer dans le débat littéraire. Le second enseignement concerne la réception du Télémaque. Le texte figure au nombre de ces œuvres qui échappent totalement à l’intention auctoriale, tant il est vrai que Fénelon n’épouse aucune des idées progressistes de La Motte et de ses affidés. Sous la plume des savants, journalistes et académiciens, cette épopée fonctionne comme un véritable prototype esthétique censé ratifier ou invalider telle ou telle thèse : tantôt elle établit la preuve de l’existence de la prose poétique ; tantôt, la preuve inverse. Quant à la troisième leçon, elle nous plonge au cœur du véritable enjeu. Si l’esthétique nouvelle - sinon novatrice - de la prose de Fénelon focalise à ce point l’attention du monde des belles-lettres, c’est qu’elle articule deux querelles qui culminent à la charnière des deux siècles : celle de la crise du vers 34 Journal littéraire [t. 9, Art. X, 1717], Genève, Slatkine reprints, 1968, p. 51-52. 35 Ces dissertations de Jean-Antoine Du Cerceau sont réunies dans Réflexions sur la poésie française, Paris, M. Gandoin, 1742. Le poème en prose entre deux siècles PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0028 495 amorcée au XVII e siècle et celle de la traduction d’Homère. La première est indissociable d’une réflexion sur l’essence de la poésie ; la seconde ouvre sur une exploration des virtualités expressives de la prose. Or, pour les Modernes, et d’autres figures de la pensée littéraire, encyclopédistes ou non, ouvertes aux idées progressistes d’évolution des formes et des normes, la seconde est une réponse à la première. Autrement dit, les imperfections de la versification française, et corollairement son déclin, prouvant que l’essence de la poésie est étrangère au choix du vers, alors la prose poétique, ou ce que Louis-Pierre de Longue appelle « un troisième style » dans les Raisonnements hasardés sur la poésie française 36 , constitue la forme alternative d’écriture qui redonnera à la langue littéraire française une consistance expressive. À l’inverse, les adversaires du poème en prose, avocats du vers en dépit de ses faiblesses structurelles, savent qu’il n’y a pas de densité poétique sans l’économie verbale de la métrique, sans cette quête du sublime exaltée par Boileau ou La Bruyère. Pour conclure sur ces controverses, on peut dire qu’à défaut d’être une réussite littéraire du XVIII e siècle, le poème en prose fut une incontestable réussite théorique. 36 Paris, Didot, 1737.