eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 49/97

Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
10.24053/PFSCL-2022-0030
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2022
4997

Christiane Deloince-Louette, Sabine Lardon (éds.) - Jean de Sponde, Poésies complètes

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2022
Maxime Cartron
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PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0030 Christiane Deloince-Louette, Sabine Lardon (éds.) : Jean de Sponde, Poésies complètes. Paris, Classiques Garnier, coll. « Textes de la Renaissance », série « République des Muses », 2022. 304 p. Très attendue, cette édition des poésies de Sponde tient toutes ses promesses, en premier lieu par sa cohérence herméneutique : Christiane Deloince-Louette et Sabine Lardon prennent soin, d’entrée de jeu, de mettre en balance la réception moderne de l’œuvre avec la perception qu’en avaient ses contemporains : Si le temps a longtemps enseveli l’œuvre essentiellement humaniste et religieuse de Jean de Sponde, c’est en poète que sa redécouverte tardive, au XX e siècle, le consacre, alors même que sa démarche créative et éditoriale ne l’y prédestinait guère (p. 11). L’évocation de ce paradoxe permet de rappeler les différentes facettes de Sponde : humaniste (p. 11-13), polémiste religieux (p. 14-17) et enfin seulement poète (p. 17-33) car « dans cette vie tout entière dédiée aux belles lettres et à la religion, la poésie semble dès lors occuper une place marginale » (p. 17). Partant, les éditrices sont en mesure d’évaluer à leur juste mesure les opérations éditoriales à l’œuvre autour des poésies de Jean de Sponde. Prudence est le maître mot de leur démarche, comme on s’en avise à la lecture de ce passage sur l’Essay de quelques chrestiens : Il est annoncé en ces termes dans l’épître dédicatoire « Au Roy de Navarre » : « Sur la fin j’ay adjousté quelque essay de mes poesies, estimant que vous ne leur fairiez point plus mauvais visage qu’autres-fois ». Alan Boase y voit la preuve que Sponde aurait déjà soumis ses poèmes chrétiens au roi. Toutefois, dans la mesure où le pronom « leur » peut renvoyer à « mes poesies » aussi bien qu’à « quelque essay de mes poesies », il est difficile d’en déduire avec certitude que ce sont bien ces mêmes poésies qui lui ont été soumises (p. 20). Il s’agit en effet pour les éditrices de revenir sur plusieurs hypothèses d’Alan Boase, dont le travail fondateur est ici actualisé et amendé de façon remarquable : Il reste spéculatif en revanche d’attribuer à Honoré Laugier de Porchères la publication posthume de ses œuvres poétiques, comme le propose Alan Boase. Cette hypothèse repose sur le fait que les poèmes d’hommage de Laugier de Porchères suivent immédiatement les poésies de Sponde dans le recueil de Raphaël Du Petit Val. À ce jour toutefois, aucun témoignage explicite ne permet d’attribuer à Porchères la transmission de ces poèmes, repris et disposés selon des logiques très différentes dans les différents recueils collectifs (p. 17). Comptes rendus PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0030 506 C’est donc assez logiquement que C. Deloince-Louette et S. Lardon organisent leur introduction qui, on le verra, a tout d’une lecture au sens fort du mot, comme suit : - « Les poèmes de commande » - « Les psaumes en latin » - « L’Essay de quelques poèmes chrestiens » - « Les poèmes “recueillis” » Je m’attarderai essentiellement sur les deux dernières catégories, et plus particulièrement sur l’analyse magistrale de la réorganisation de l’Essay dans les recueils collectifs. Les éditrices démontrent en effet de manière convaincante que l’Essay est bien un recueil à part entière, ou plus exactement un « micro-recueil poétique », à la fois sur le plan « formel, thématique et typographique » (p. 21). En effet : Nonobstant sa taille modeste, l’Essay se présente comme un ensemble harmonieux, à la fois bi-forme (deux formes poétiques : stances et sonnets) et bi-thématique (deux thèmes chrétiens : la Cène et la mort). Les intitulés des pièces consacrent leur constitution en recueil dans la mesure où des titres comme « Autre poeme sur le mesme subject » ou « Sonnets sur le mesme subject » attestent que le poète conçoit l’œuvre comme un tout, au sein duquel les pièces s’enchaînent selon un ordre défini. Cette cohérence est renforcée par une disposition typographique soignée (p. 21). Or, à travers l’examen des mises et remises en recueil des poésies de Sponde, les éditrices, combinant efficacement histoire de l’édition et pragmatique linguistique, démontrent que ce « micro-recueil poétique » est réagencé par les imprimeurs-libraires, à des fins diverses et selon les orientations suivantes, dont la pertinence typologique s’avère incontestable : Tout un pan de l’œuvre poétique de Sponde semble être resté dans l’ombre (tout du moins aucune diffusion du vivant de l’auteur, sous forme manuscrite ou imprimée, n’en est-elle identifiée à ce jour) et connaît une publication posthume dans des recueils collectifs au tournant du siècle, de 1599 à 1618, selon une entreprise de déconstruction/ reconstruction complexe, dans laquelle l’on peut distinguer trois grandes lignes stratégiques (toutes trois parallèlement attestées dès 1599) : - la reconstruction d’un ensemble poétique posthume cohérent, de cinquante pièces, en hommage au poète défunt (les recueils de Diverses poesies de Raphaël Du Petit Val) ; - une collecte des pièces (quarante-sept poèmes), mais sans volonté d’hommage, d’où une distribution des poèmes subordonnée à l’organisation thématique du recueil (L’Academie de 1599) ; - une déconstruction de la production poétique de Sponde, réduite à quelques pièces (trois à dix-sept selon que les sonnets de la mort sont présents ou non), parfois rassemblées (dans les Comptes rendus PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0030 507 Fleurs de 1599), le plus souvent dispersées (dans les Muses et le Parnasse, de 1599 à 1618), et désormais isolées des poèmes funèbres de Porchères, ainsi vidés de leur fonction d’hommage (p. 22). Cette description en continuum révèle la force des gestes éditoriaux à l’œuvre dans les compilations des poésies de Sponde, qui constituent autant d’actes d’appropriation. Les remarques très fines de C. Deloince-Louette et S. Lardon sur « la cohérence travaillée » de « l’agencement » (p. 24) des pièces d’un recueil à l’autre, ou encore sur la « mise en forme typographique méticuleuse » (p. 24) mettent en lumière avec bonheur les effets de lecture induits par ces opérations éditoriales, qui dévoilent des parcours de lecture différentiels. Les éditrices font valoir avec acuité que les interprétations modernes de la poésie de Sponde sont souvent tributaires de ces effets non imputables à l’auteur, en particulier pour ce qui concerne la « cohérence bithématique des poèmes » (p. 27) - Amours et Sonnets de la mort -, souvent glosée par la critique, mais qui est en réalité intégralement construite par les recueils de Raphaël Du Petit Val. C. Deloince-Louette et S. Lardon refusent donc cette essentialisation, en observant et analysant avec patience et à propos les effets de sens induits par les regroupements ou l’éclatement des poèmes de Sponde : Du Petit Val cherche à présenter « l’impression d’un micro-ensemble cohérent à partir des poèmes de Sponde » (p. 27), tandis que dans les Muses ralliées et le Parnasse « l’identité de l’auteur s’efface derrière l’apparence d’une poésie mondaine, où chaque thème se décline en images récurrentes : paysage intérieur régi par la lumière de la dame, absence vécue comme une mort, comparaisons hyperboliques, images de la flamme… » (p. 32) : autant d’images auctoriales produites par la formerecueil, qui rendent sensible l’impact considérable de ces compilations sur l’appréhension du fait poétique. Cette mise en perspective des stratégies d’appropriation éditoriale offre de fait la possibilité de relire un itinéraire, et mieux, une histoire de la réception et de la transmission des poésies de Sponde : en 1618 « s’achève la déconstruction de l’œuvre poétique de Jean de Sponde, puisque le Cabinet des Muses, publié par David Du Petit Val (le fils de Raphaël) en 1619, ne comporte plus aucun de ses poèmes » (p. 28). Cette traversée chronologique des recueils collectifs était nécessaire, puisqu’elle permet simultanément de révéler les singularités de mises en forme éditoriales à l’habileté indubitable et de tracer une cartographie imaginaire de l’œuvre de Sponde, dont le devenir herméneutique est ensuite exploré avec pour fil rouge la certitude suivante : « l’absence d’une stratégie éditoriale assumée par l’auteur ainsi que sa conversion expliquent le relatif oubli dans lequel Jean de Sponde a très vite sombré » (p. 33). Défilent par conséquent Mage de Fiefmelin et sa « réappropriation de l’œuvre protestante de l’auteur » (p. 34) qui « se pose Comptes rendus PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0030 508 ainsi en pendant de la publication des poésies de Sponde dans les recueils collectifs catholiques » (p. 34), puis le XVIII e siècle, qui ne retient guère que le Sponde « théologien et humaniste » (p. 34), et enfin et surtout le XX e siècle, en particulier à travers l’itinéraire de recherche d’Alan Boase (voir notamment p. 35). Les éditrices affirment alors qu’« aujourd’hui, Jean de Sponde reste un auteur secondaire, relativement méconnu et peu accessible au grand public. Grâce aux travaux d’Alan Boase et à l’engouement pour le courant baroque, il fait son apparition dans les manuels scolaires des années 1980-1990, en tant que poète le plus significatif d’une sensibilité que l’on appelle généralement “baroque” » (p. 36). Or si des manuels sont ensuite évoqués, on s’étonne de l’absence des anthologies, que l’on ne retrouve pas dans la bibliographie, ou alors comprises dans les « éditions modernes » (p. 276). Celle de Rousset, au moins, aurait sans doute pu être évoquée pour prolonger cette réflexion sur le processus d’acclimatation scolaire et universitaire de l’œuvre de Sponde en regard de la catégorie historiographique de « baroque ». L’introduction présente également, sous le titre « Une poésie amoureuse opacifiée » (p. 38-48), une réflexion d’une grande intelligence sur les ordres de lecture de la poésie amoureuse de Sponde. Il s’agit là pour les éditrices d’explorer un nouveau chapitre de cette histoire éditoriale complexe puisque « Alan Boase, le premier de ses éditeurs modernes (…) poursui[t] l’entreprise de remaniement des florilèges du XVII e siècle. S’il ramène au jour l’œuvre poétique de Jean de Sponde, il déconstruit de fait le recueil poétique de Raphaël Du Petit Val de 1599 (sur lequel il se fonde pourtant pour l’établissement des Amours) pour le reconstruire à sa manière » (p. 38). En démontant l’approche « impressionniste et intuitive (des raisons d’ordre stylistique et “psychologique”) » (p. 39) du critique écossais, les éditrices exposent les mirages de la téléologie herméneutique portée par une certaine histoire littéraire, qui reforme l’agencement des poèmes afin de valider des hypothèses discutables. Ainsi, contre une lecture intégrative - celle de Mario Richter et Yvette Quenot notamment, qui cherchent à placer « la poésie amoureuse dans la continuité de l’Essay » (p. 40) -, C. Deloince-Louette et S. Lardon montrent opportunément que « l’absence de publication conjointe maintient (…) la dimension hétérogène des deux recueils, par-delà leurs points de convergence » (p. 40). C’est donc sous le signe de la nuance qu’il faut lire Sponde, aussi bien en raison de l’absence de traces et de sources auctoriales que des « échos (lexicaux et stylistiques) et (d)es liens tissés entre les poèmes », qui « entretiennent l’ambiguïté soulevée par la datation des poèmes en autorisant des itinéraires de lecture à double sens » (p. 41). Une lecture serrée de ces impressions interprétatives produites par la formerecueil conduit à la constatation suivante : Comptes rendus PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0030 509 Des affres de l’amour terrestre aux « aymables plaisirs » de l’amour céleste, le recueil Du Petit Val trace ainsi, en chiasme, une solution de continuité entre les deux sections des « Poesies du sieur de Sponde », les Amours et les poèmes sur la Mort, et construit un itinéraire spirituel factice, qui peut fort bien être inversé par rapport à l’ordre de composition des textes et dont il nous faut rester conscients qu’il offre une reconstruction posthume (p. 44). Dès lors, l’enjeu est, l’approche concomitante de l’histoire de l’édition et de la forme recueil aidant, de ne surtout pas trancher : « étrange poésie qui autorise des itinéraires de lecture inversés et des regards qui s’opposent sans perdre pour autant leur pertinence » (p. 44). Cette remarque a un impact considérable sur les principes d’édition, qui visent à « suivre l’ordre de divulgation à un public large, tel qu’il est à ce jour connu, et donc l’ordre de réception de l’œuvre de Sponde en son temps » (p. 49). Cette édition est par conséquent aussi contextualisante que possible, car elle cherche à faire lire Sponde « tel qu’il a été présenté au public » (p. 49) de son époque. De ce point de vue, la mise en perspective de « l’inscription de poèmes de Sponde dans des sections de poésie mondaine », qui consiste en une comparaison avec un texte intitulé « Stances. Incertain » (p. 77-78) est exemplaire : les éditrices, avec un sens et un souci pédagogique des plus appréciables, nous fournissent toutes les pièces pour comprendre au mieux les mécanismes de diffusion, de circulation et d’appropriation des poésies de Sponde. Dans le même temps, une volonté affichée d’éviter le didactisme préserve toute la fraîcheur de l’analyse : Compte tenu de la densité de l’écriture de Sponde, qui peut jouer sur les différentes nuances d’un mot et sur des lectures superposées en contexte, les notes cherchent volontairement à ne pas empiéter sur la réception et le commentaire par le lecteur, mais tentent seulement d’élucider les références intertextuelles et les difficultés de sens (p. 50). S’ajoute à ces éléments un savoir de terrain considérable : les éditrices ont consulté toutes les éditions disponibles et ont agencé leur réflexion en conséquence. De ce point de vue, la « Liste des poèmes publiés dans les recueils collectifs » (p. 55-65) comportant les bibliothèques de conservation, aussi discrète qu’efficace, met en avant la scientificité du travail d’édition, perceptible dans un arbitrage judicieux des sources imprimées. Ainsi, à propos des Amours : Nous avons (…) retenu pour édition de référence la version du Recueil de Raphaël Du Petit Val de 1599, en nous fondant sur l’unique exemplaire qui en est aujourd’hui identifié en bibliothèque (Aix-en-Provence, Bibliothèque Méjanes [C. 3127, imprimés 1500-1900]), plutôt que sur l’édition de 1604 numérisée sur Gallica qui présente quelques variantes et n’en est donc pas une simple réimpression, à l’exception toutefois des sonnets 8 à 11, les Comptes rendus PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0030 510 folios 9 et 10 étant manquants dans l’exemplaire de 1599 et donc saisis d’après celui de 1604 (p. 54). Très utiles sont également le « Tableau des poèmes publiés dans les recueils collectifs » (p. 66-70), la « Composition des recueils » (p. 71-75) ou encore les « Remarques de versification » (p. 79-82) qui appellent de manière bienvenue à une « performance » des textes de Sponde, la section de la bibliographie consacrée à la « Mise en musique ou déclamation » (p. 277-278) faisant apparaître cette dimension de l’appropriation de l’œuvre. En somme, c’est ici une édition complète au meilleur sens du terme : complétude des textes, mais aussi de leur étude, l’ensemble du volume devenant sans coup férir la référence majeure sur Sponde poète. Maxime Cartron