Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
10.24053/PFSCL-2023-0004
61
2023
5098
« Et Bérénice et Tite », testament juvénile de Corneille
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François Lasserre
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PFSCL L, 98 DOI 10. / PFSCL-2023-0004 « Et Bérénice et Tite », testament juvénile de Corneille 1 F RANÇOIS L ASSERRE La tradition érudite et théâtrale a rarement exploré Tite et Bérénice de Corneille. L’état des connaissances autour de « cette admirable [pièce] dont il faudra bien réviser quelque jour le procès » (dixit Péguy) semble se résumer en une hyper-discrétion réductrice. On soutient parfois que Corneille aurait, par habitude, par goût personnel ou par commodité peut-être maladroite, « étoffé » le sujet, en donnant à Bérénice une rivale, Domitie. On imagine aussi que le fait de transférer à la reine de Judée (au lieu de la laisser à Tite) la responsabilité de la rupture, relèverait d’un raffinement tardif dans une doctrine stoïcienne qui aurait été sous-jacente à toute l’œuvre dramatique. Dans ces perspectives, la comédie 2 en question ne serait qu’un reflet de vieilles préoccupations d’héroïsme moralisateur, d’une part, de remplissage scénique, de l’autre. La parcimonie de l’intérêt traditionnellement accordé à cette pièce a deux causes qui se cumulent et qui ont la particularité d’être toutes deux superficielles. En premier lieu, malgré quelques aménagements, l’action n’est pas conforme à la mode du temps où elle parut. La panacée des histoires d’amour, dans les années louis-quatorziennes, ce sont les désaccords psychologiques privés. Au contraire, la Bérénice de Corneille et l’empereur son amant sont en harmonie mutuelle. La trame, au demeurant, est bien sentimentale, mais elle l’est, pour ainsi dire, par ricochet. Elle est, avant tout, politique. Deuxièmement, la concurrence avec la Bérénice de 1 Le petit livre que j’ai intitulé les « Broderies » dramatiques de Pierre Corneille (Paris, L’Harmattan, 2020) est un parcours survolant globalement l’œuvre du poète, auquel le présent article pourra servir de codicille. 2 Rappelons que le genre dramatique que Corneille appelle comédie héroïque, n’a rien à voir avec une morale de l’héroïsme. L’expression signifie seulement que les personnages sont d’un rang social élevé ; on dirait mieux « comédie dans la classe dirigeante ». François Lasserre PFSCL L, 98 DOI 10. / PFSCL-2023-0004 60 Racine semble réclamer inlassablement que l’on compare les deux pièces l’une avec l’autre, et on le fait en prenant pour référence exclusive le goût nouveau qui s’épanouit dans la tragédie racinienne. Face au public du temps, c’est cette Bérénice (de Racine) qui sortit victorieuse de la compétition. Mais s’il est vrai que le succès immédiat est un critère d’appréciation dont il faudra toujours tenir compte, les fluctuations du goût peuvent avoir eu dans le jugement public des effets délétères. On a tort assurément de ne pas réexaminer les circonstances de ce succès. Le Titus de Racine se force péniblement à ordonner le départ de Bérénice. Tite, chez Corneille, cherche sans y parvenir à oublier Bérénice, et c’est elle qui lui rend sa liberté. Tandis que Racine recherche « cette simplicité d’action qui a été si fort du goût des Anciens 3 » (ici devenue extrême, systématique), Corneille construit une action qui ne ressemble en rien à ce pur problème de durée dramatique, mais qui est une broderie complexe et indiscrète sur les sousentendus des historiens dont il s’inspire. Les actions des deux pièces, inquiétude amoureuse d’un côté, drame public de l’autre, n’ont aucune commune mesure, et l’on peut voir très vite (même si cela semble n’avoir jamais retenu l’attention) qu’il est tout à fait illusoire de prétendre proposer une quelconque comparaison entre elles. Dans ces conditions l’anecdote colportée sur leur origine, n’a qu’un intérêt très marginal. Sa futile accréditation fait obstacle à un examen sérieux. Elle sortit de l’ombre à la suite de - et longtemps après - la mort de Madame, pour dresser une sorte de mémorial à son scintillement culturel 4 , mais en substance on remarque qu’elle n’est instructive que pour ce qui concerne la poétique du poète qu’elle privilégie adroitement, et ne nous apprend rien sur l’intention dramatique de Corneille. Toutes hypothèses égales, soit Corneille prit en toute indépendance l’initiative du choix du sujet (l’anecdote ne serait qu’un bavardage oiseux), et Racine, informé par ailleurs, voulut le concurrencer, soit le même Corneille, mais sur intervention extérieure, aurait accueilli avec voracité un 3 Jean Racine, « Préface » de Bérénice, dans Théâtre choisi (éd. G. Lanson), Paris, Hachette, 1919, p. 360. 4 La princesse mourut le 29 juin 1670. Les deux pièces parurent, cinq mois plus tard, à huit jours d’intervalle (Racine en tête). G. Couton « ne s’étonne pas » que les témoignages d’une intervention de Madame, soient très tardifs (1709). Affirmation étonnamment gratuite… Ce qui certes paraît flou, c’est la persévérance des deux auteurs dans un concours peu avancé, après la mort inopinée de l’arbitre, et l’explication providentielle, raffinée autant qu’invérifiable. J’avoue que la seule volonté de Racine de damer le pion à son rival me semble beaucoup plus vraisemblable, et se passe très bien de « preuves ». « Et Bérénice et Tite », testament juvénile de Corneille PFSCL L, 98 DOI 10. / PFSCL-2023-0004 61 sujet qui l’inspirait. Quant à Racine, comme le fait entendre le passage cidessus de sa préface, dès que ce sujet lui tombe sous la main 5 , il s’en fait une arme contre ce qu’il estime chez son précurseur un oubli de la simplicité antique. Ces remarques préalables ne suffisent pas. Nous devons ajouter que le comportement éditorial de Corneille constitue une sorte de témoignage (implicite, certes, mais assez discernable cependant) du profond désappointement dans lequel il se sentit plonger au terme de la compétition. Il s’abstient en effet de tout avis au lecteur ou préface, en tête de la publication de Tite et Bérénice. C’est une chose qu’il n’a jamais faite (sauf, il y a bien longtemps, pour la Galerie du Palais), et qu’il évitera même lors de l’échec de Suréna. Il ne donne ici comme préliminaire, sans le traduire, qu’un court extrait en Latin, faisant office de « source ». L’entière absence de traduction ou d’interprétation aussi est chez lui inhabituelle. Cette double manifestation nous semble vouloir prendre acte, amèrement, du fait que sa pièce est absolument incomprise, accessible seulement à un studieux public qui voudrait bien se donner la peine de lire la Langue Savante, afin d’être en mesure de se poser des questions. Plus tard, il admettra qu’elle n’avait pas « trouvé des acteurs ». Acteurs, et / ou indifférence du public, on le voit profondément dépité, et en même temps accroché solidement à la valeur méconnue de son ouvrage. Si l’on revient en effet à cette « source » modeste, qu’il cite (et que - préjugé oblige - certaines éditions ultérieures oublieront de reproduire ! ), de quoi s’agit-il ? Bien qu’émanant d’un obscur abréviateur nommé Xiphilin, elle est circonstanciée. Racine, on s’en souvient, prendra chez Suétone une citation psychologique : Titus reginam Berenicem invitus invitam dimisit 6 , dans laquelle l’acteur principal du fait historique, le peuple romain, est censé n’avoir même pas pris part au débat. Je n’oublie pas que Paulin (v. 371-490) chapitre le Titus de Racine en une sorte de rapport de police : mais il s’agira d’une leçon purement formelle, chapelet de mauvais exemples qui par leur abondance inciteraient tout aussi bien à les imiter ! 7 5 Le seul élément que l’on puisse considérer comme certain, c’est que les deux auteurs se savaient en compétition : les rapprochements textuels en font foi. Corneille ne nous en a rien dit, cependant que Racine, par une allusion à la « simplicité », vise le vieux maître dont il fait son rival. 6 Titus renvoya la reine Bérénice malgré lui, malgré elle. Voir « Préface » de Bérénice, éd. G. Lanson citée, p. 359. 7 Nous n’oublions pas la sèche scène IV 8, dans laquelle les notables réclament d’être entendus. Cet aide-mémoire ne fait que mieux souligner le caractère administratif des « scrupules » impériaux. Tout ce moralisme, dont les crispations François Lasserre PFSCL L, 98 DOI 10. / PFSCL-2023-0004 62 Chez Xiphilin au contraire sont évoqués en quelques lignes très denses les intrigues de Domitien, son accointance avec la fille de Corbulon, Domitie, l’indulgence à son égard dont Titus se sentira coupable, l’agitation populaire, et enfin tout le drame politique. C’est de tout cela aussi qu’il est question dans le drame de Corneille (avec pour seule particularité singulière l’inspiration féministe de la décision finale) 8 , tandis que Racine se cantonne systématiquement dans les fluctuations émotives d’ordre intime. Je ne comparerai pas (sauf peut-être quelques menues échappées) la comédie héroïque de Corneille avec la tragédie de Racine. Je dis du moins que si on ne les a jamais évaluées équitablement, c’est par une sorte d’occultation due à l’écrasement historique de Corneille, écrasement par rapport auquel ni le commentaire érudit ni la tradition théâtrale ne se sont jamais montrés capables de prendre du recul. À cela, il n’y a aujourd’hui pas de remède. On a noté des défauts dans l’action de la pièce de Racine, mais on en a absous le poète, sans rien changer pour autant à l’opinion heureuse et consolante qui est acquise à son ouvrage. Ce que j’espère faire sentir, c’est qu’on n’a pris connaissance que distraitement de celui de Corneille. Fausse compétition - Conséquences Le contexte sociologique de la deuxième moitié du XVII e siècle pèse encore sur la réception actuelle de la pièce de Corneille. On aime la Bérénice de Racine, et l’on demeure imbu de l’idée qu’il convient de n’aimer qu’elle, dans la perfection qu’elle est supposée donner à la mise en forme du drame injuste des deux amants. Sans doute n’est-il pas tout à fait faux de dire que Corneille, instruit de la mise en concurrence, semble avoir voulu la parer, et qu’attentif à l’évolution de la mode, il accordait désormais plus de place que par le passé aux discours amoureux. La 5 e scène de l’acte III et la 4 e de l’acte V en sont les touchants témoins. Mais il n’en résulte pas que le coup d’œil en coin que l’on consent vers Tite et Bérénice doive rester dans la dépendance du traitepourraient nous évoquer la future piété janséniste du poète, n’est qu’un oukase scolaire. 8 Voir en annexe une traduction de l’extrait de Xiphilin auquel se réfère Corneille. Voir l’original dans Pierre Corneille, Tite et Bérénice, dans Œuvres complètes, III, textes établis, présentés et annotés par Georges Couton, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1987, p. 991-92. « Et Bérénice et Tite », testament juvénile de Corneille PFSCL L, 98 DOI 10. / PFSCL-2023-0004 63 ment racinien, de son élitiste raffinement psychologique 9 (écartant l’analyse politique) et de son expressionnisme stylistique. On magnifie essentiellement, dans l’expérience racinienne, ces deux caractères, on aura même pu en faire jusqu’à la fin de l’ancien régime, une sorte de rail de la littérature dramatique. En ce qui concerne le jugement sur Corneille, il fut, il est encore, plus qu’une ornière, une tranchée. L’idéal dramatique de son infidèle héritier comporte un abandon, l’abandon de l’ambition humaniste de représenter « cette grande machine du monde ». Bien que la notion d’art engagé n’ait pas été formulée à l’époque, elle s’était expérimentée déjà dans la pratique de Corneille, et elle demeurait le nerf de son œuvre. À la suite des pédants en exercice (ces messieurs décrétèrent « froid » tout sujet qui aurait fait droit aux nécessités des peuples), et d’un public converti en bloc au rôle de courtisan, on eut le bon goût de l’oublier. Essayons de le redécouvrir, au titre d’une réparation tardive. Effets de disposition dramatique La dramaturgie classique, on le sait, ne laisse jamais la scène vide. À partir de Racine, les enchaînements tendront à prendre une allure très lisse, quasi-mécanique. Cette étape formaliste voudra dissimuler le travail considérable qui consiste à organiser les rencontres, et à structurer entre les personnages divers affrontements ou catégories de surprises. Chez Racine, les enchaînements sont laconiques et utilitaires, assortis avec vigilance à une poésie ostensiblement triste. Chez Corneille, l’enchaînement des scènes conserve et cultive assidument les combinaisons aventureuses qui pouvaient caractériser la tragi-comédie. Si l’on reconsidère aujourd’hui la manière de représenter les pièces de Corneille, on peut imaginer que les conventions d’un jeu théâtral plus ou moins codé et statique, qui s’imposaient naguère encore, méritent désormais d’être ici oubliées, et cela doublement. En sus de l’évolution moderne des mises en scène, désormais mouvementées, il y a une raison impérative, qui est le climat soutenu de surprise et de dynamique intempérance, perceptible tout particulièrement dans Tite et Bérénice. Notons, pour commencer, une situation dans laquelle l’acteur-vedette ignore encore un élément dont le spectateur, au contraire, a été informé. C’est, au début du deuxième acte, le tableau morne ou torturé offert par 9 La grande édition qui reprend les commentaires de Voltaire, en 1774, ajoute avant le texte de Corneille, celui, intégral, de la Bérénice de Racine, et ensuite, intitule bonnement « Bérénice » la pièce [accessoire ? ] de Corneille. Précisons, en revanche, qu’elle ne supprime pas le document-source de Xiphilin. François Lasserre PFSCL L, 98 DOI 10. / PFSCL-2023-0004 64 Tite, dont les sentiments vont se détailler en entretiens avec son confident Flavian (sc. 1), avec son frère et rival Domitian (sc. 2), avec Domitie qu’il voudrait pouvoir aimer (sc. 3), avant que l’entrée de Bérénice, attendue d’autant plus impatiemment qu’on sait qu’elle va le surprendre, démystifie soudain ses raisons. Ceci se traduira par divers effets vivaces dans l’exécution. Dans un esprit analogue, il arrive qu’un évènement survenu au su du spectateur demeure occulté pendant une phase la plus longue possible de l’action, et que lorsqu’il se fait jour, il retourne l’aspect de tout ce qui vient de se passer. On voit ainsi comment Titus se débarrasse brutalement de Domitie (II, 6), lors de l’apparition de Bérénice, mais Bérénice ignore ce renvoi, avant lequel elle-même aura été « reconduite » (II, 5). Domitian, au début de l’acte III, ne songe pas à la détromper. Les scènes 2 e (avec le même Domitian, et Domitie), et 3 e (avec Domitie seule), sont, par suite, le moment d’une régénérescence complexe des moyens de Bérénice, interloquée par l’agressif « caprice » de celle qu’elle avait cru sa triomphante rivale. Ces scènes préludent, avec de longues précautions, aux émouvantes retrouvailles des amoureux, émerveillement d’une fidélité jamais démentie (et telle qu’on en voit peu dans les intrigues théâtrales communes). Ne négligeons pas le fait que plusieurs de ces incidents sont manipulés, soit par des acteurs du premier plan, soit, plus remarquable, par des comparses : Albin, confident de Domitian, avoue à la fin du 1 er acte, que c’est lui qui a fait avertir Bérénice du mariage projeté. Le silence du début du 3 e acte est une pièce dans la manœuvre de Domitian, pour (sur la suggestion du même Albin) disposer Bérénice à rendre Domitie jalouse. Au titre des effets que nous avons qualifiés d’« intempérance », on comptera sans hésiter la navigation soupçonneuse qui a conduit à Rome la reine de Judée, secrète, intempestive. Chez Racine, Bérénice s’est trouvée dès le début naturellement à portée de voix ; ici, elle débarque. Effet redoublé, en quelque sorte (près du dénouement, cette fois), puisqu’au moment où le confident Flavian se flattait qu’il n’y aurait pas de deuxième démarche… justement « elle entre » (v. 1595). Et, plus inattendu encore, entrée pour peut-être revendiquer, elle va suspendre ses droits. Le Sénat, qu’elle craignait par-dessus tout, lui faisant grâce, c’est elle-même qui renonce. Dans notre énumération, très incomplète, de rebondissements divers, nous avons gardé pour la fin le contre-feu venimeux par lequel Domitian fait ses offres de services à Bérénice, et qui, par la grâce de l’inquiète Domitie, tourne au burlesque : « Et Bérénice et Tite », testament juvénile de Corneille PFSCL L, 98 DOI 10. / PFSCL-2023-0004 65 Domitie Quoi ? Madame, il vous aime ? Bérénice Non, mais il me le dit, Madame. Domitie Lui ? Bérénice Lui-même. (v. 767-69) Il faut craindre que les traditions érudite et théâtrale (diaphanes, au demeurant) aient volontairement évité de valoriser ce climat de surprises et de provocations jubilatoires, pressentant de se voir conduites, par la routine, à le déprécier comme trop familier ou même manquant de tenue littéraire... On a très largement répété que Corneille surchargeait l’action par maladresse, et l’on s’est autorisé à ne voir d’élégance que dans la simplicité affectée de Racine 10 . Si l’on considère au contraire sans a priori l’entreprise de Corneille, le climat hérité de la tragi-comédie, dans une profusion de rebondissements, est l’expression même du sujet dramatique qu’il a voulu traiter. Souvenons-nous d’ailleurs que dans ses tragédies aussi, il conservait la manière tragi-comique. Non par « surcharge due à la maladresse » ni partipris rétrograde, mais au contraire par esprit créatif, et recherche d’une fatalité telle que requise par la civilisation moderne. Sa méthode dramatique passe par la responsabilité individuelle et l’interaction des initiatives. La transcendance, les Dieux traversant les affaires humaines de manière arbitraire et oppressante, cela n’est plus essentiel 11 . Et la responsabilité, cela existe davantage, dans une civilisation qui est chrétienne. Le seul malheur qu’il vaille la peine de scruter, c’est celui que les hommes se causent les uns aux autres. On sait que les passions tragiques, chez lui, concernaient le pouvoir : ambition, vengeance. La matière du théâtre, c’est la multiplicité 10 Racine a tenu son pari de simplicité (encore que, sans parler de l’ennuyeux Antiochus, les dérobades de Titus prennent parfois un air de combinaison abstraite). Si le tout est néanmoins porté aux nues, c’est que la magie musicale et l’acuité de l’observation sentimentale méritent de prévaloir. Quelqu’un pourrait dire que Racine a pour unique objectif de transiter (avec talent) par la vogue de l’art théâtral pour épanouir son génie poétique. 11 Racine n’y reviendra d’ailleurs pas. Sa restauration de la tragédie à l’antique sera obligée de faire appel à une fatalité, en quelque sorte, immanente, la tyrannie des passions. François Lasserre PFSCL L, 98 DOI 10. / PFSCL-2023-0004 66 humaine. Voilà en peu de mots (trop peu, sans doute) pourquoi une action théâtrale ne se comprend que complexe. Le lieu des genres théâtraux modernes, c’est « la grande machine du monde ». Les personnages que nous pourrions appeler collatéraux tels qu’Edüige dans Pertharite, Eryxe, dans Sophonisbe 12 ,… en portent témoignage. Le sujet de Tite et Bérénice contient, comme partie intégrante, la rivale de Bérénice, Domitie. Si l’on veut capter avec justesse le climat de l’action, il faut avant tout représenter dynamiquement, et avec un joyeux naturel, les traits dont nous venons de parler à titre d’exemples, et d’autres qui leur sont assortis. On s’est accoutumé paresseusement à les considérer comme un peu gros, pas très adroits… Mais au contraire, ils sont dérangeants et inhérents à la nature du drame. Dans la conscience du dramaturge, ils sont faits, n’en doutons pas, pour être mis en relief par un jeu habile et amplement construit. Domitie, au-delà du personnage L’offensive de Racine réduisant le sujet, est on ne peut plus explicite. Il traite comme une évidence le fait que Domitie n’a rien à y faire, et qu’elle encombre la scène. Se conformant sans difficulté à cette option, le public de 1670, dans le contexte de démobilisation politique, a formulé son jugement sur la base d’un point de vue analogue. Nous omettrons ici d’analyser sur trois siècles les développements de ce cliché, qui, il faut le constater, peutêtre même le regretter, n’a pas pris une ride. Évoquons avec sérénité la pièce de Corneille, en nous dégageant des a priori racinolâtres, quelque légitimes qu’ils puissent paraître par ailleurs. Bérénice se heurte à un univers politique, sur la menace massive duquel Tite n’a aucune prise. De cet univers, Domitie est l’interprète. Son avidité, sa fierté, ses relations, la constituent en personnage tentaculaire, dont le caractère inquiétant et radical fait l’objet d’un dévoilement adroitement progressif. Dans ses premières tirades (v. 63-152), le système politique de Rome (plutôt qu’un système, un chaos) se dessine avec la précision propre à Corneille. Elle est la fille d’un général vainqueur, Corbulon, à qui les légions ont proposé l’empire, qui, n’en voulant pas, est devenu de la sorte un danger 12 Et Corneille se félicite de ces personnages parallèles : « une reine de ma façon », « un grand ornement »… Étrange aveuglement des critiques et commentateurs, qui n’ont cessé pendant trois siècles de les estimer maladroits et superflus. « Et Bérénice et Tite », testament juvénile de Corneille PFSCL L, 98 DOI 10. / PFSCL-2023-0004 67 pour ses rivaux, et a été assassiné (v. 91) 13 . Elle est donc la tête, et se voit le cerveau, d’une faction vivace. En tout état de cause, une arriviste : « Néron…/ M’eût paru grand héros s’il m’eût offert sa foi ». Vers la fin de l’action, elle confirmera ce trait de sa personnalité, et la tirade (v. 1551-66) est une perle d’expression littéraire acrobatique et raffinée qu’il faudrait citer en entier : Le cœur se rend bientôt quand l’âme est satisfaite… Un moment dans le trône éteint tous autres feux… Cette fille politique, qui, si elle pouvait oublier son obsession d’empire, serait tout simplement amoureuse du prince cadet, jauge avec clairvoyance la légitimité des Flaviens actuellement régnants : « L’Orient… fit Vespasian chef d’un plus fort parti / Le Ciel l’en avoua… » (v. 98-99). Entre ses mains, la faute politique de Tite épousant une reine, ne serait pas une simple transgression morale, un choix « indigne de Rome » (comme la qualifie le confident Paulin, chez Racine), mais deviendrait une bombe. Ces remous passionnels qui font l’exposition du sujet (I, 1), bien que nourris d’évocations concrètes, ne sont encore qu’en discours. Domitie ne fait pas encore peur. Mais on va pouvoir constater comment elle s’incruste, et devient moteur de l’action. Le progrès de la menace politique dont elle s’avère l’incarnation est ménagé par le poète avec un luxe de petites manifestations menaçantes. (Racine, au contraire, voudra qu’il n’y ait aucun progrès, seulement un retardement de la décision, sous l’effet de la délicatesse psychologique de Titus). La menace revêt un double visage. Premièrement, du côté de Domitian, malgré son apparente docilité fraternelle, l’hypothèse d’une usurpation n’est pas à exclure. Au vers 234, Domitie lui a dit : Pour m’avoir toute à vous, devenez son égal [l’égal de l’empereur]. Les entretiens entre les deux frères, au début et à la fin de l’action (II, 2 et IV, 5) ne sont pas sans arrière-pensées, qui transparaissent dans le vocabulaire de compétition (« mérites », « rival heureux »…), et vont jusqu’à l’allusion subversive dans la bouche de Tite : « Une femme est flatteuse, un empire est charmant » (v. 1390). Domitie, au demeurant, n’hésite pas, voulant pousser Domitian à expulser Bérénice, à le manipuler, sans d’ailleurs lui rien promettre (IV, 3) 14 . 13 « Un lâche assassinat en fut le prompt salaire ». Corneille prend soin de mentionner cette circonstance, pour qu’on s’en souvienne (v. 1042) lorsque Tite parlera lui aussi de renoncer à l’empire : « vous n’auriez partout qu’assassins sur vos pas ». 14 On peut se souvenir que cette manœuvre difficile était déjà pratiquée par Edüige avec Garibalde, dans Pertharite. Délicate à mettre en œuvre, elle est conduite ici François Lasserre PFSCL L, 98 DOI 10. / PFSCL-2023-0004 68 Deuxièmement, la réflexion encore du spectateur est orientée par les analyses récurrentes du confident de Tite, Flavian, ou par celles de Tite luimême, sous les propos encore disparates que nous venons de mentionner. Flavian, au début du 2 e acte, précise à l’empereur qu’il doit « la perdre ou l’épouser », faute de quoi il la jetterait « entre les bras d’un homme entreprenant ». Ce qu’elle-même confirme avec cynisme : S’il épouse sa reine il est l’horreur de Rome, Trouvons alors, trouvons un grand cœur, un grand homme, Et pour le révolter, laisse faire à mes yeux. (v. 686-90). « … la perdre ou l’épouser », répètera Fabian, avec la fidélité la plus obstinée, à 200 vers de la décision finale. Mais d’ailleurs le conseiller de Bérénice, Philon, estime que Domitie agira de plusieurs côtés, excitant les sénateurs. À vrai dire, ce point particulier ne va pas de soi, Domitian étant prêt à lui opposer ses propres amis. On voit que Corneille ne s’ennuie pas, et flatte en l’excitant la curiosité du spectateur. Aussi bien sait-il recourir à une violence qui, pour être seulement pressentie, n’en est pas moins extrême. Dans la 2 e scène du 5 e acte, ultime démarche de la perdante, il ne s’agit plus que de menaces, et sous le discours circonstancié, de faire percevoir des forces brutales : « Si vous l’osez », dit Domitie, « Si vous m’ôtez l’honneur, n’épargnez pas ma vie ». S’il est judicieux que Tite « la perde ou l’épouse » (idée exprimée sans passion, au v. 426), elle saura très bien, en contrepartie perdre qui ne l’épouserait pas. Il serait maladroit, de nos jours, de ne pas faire éclater ouvertement sur scène la férocité de cette vue prospective, devenue, dans l’urgence finale, proposition criminelle. Une manière de parler d’amour. On a pu juger que Bérénice, de son côté, n’étale pas assez de tendresse ; il reste que le spectateur peut, sans trop de fatigue, espérons-le, réfléchir à l’expressivité du contraste entre les deux femmes. Corneille a soin, au demeurant, au fil du drame, de présenter ces manœuvres complexes de manière piquante. À l’appui de sa détermination de séduire n’importe quel factieux, Domitie demande anxieusement à la confidente : si de l’univers [les yeux de Bérénice] charment le maître Les miens charmeront ceux qui méritent de l’être. avec plus d’habileté, et ce progrès illustre l’assiduité de Corneille à toujours mieux cerner, jusqu’à la fin, ses sujets et ses effets. Dans le cas présent, l’érudition a beau jeu, au premier abord, de se persuader que le poète n’est pas très judicieux psychologue. Il suffit pourtant de se souvenir que cette manœuvre va être confiée à une comédienne. Laquelle, si elle est adroite, ne manquera pas d’y briller de tous ses feux. Et (n’en déplaise aux hommes de cabinet) Corneille y compte bien. « Et Bérénice et Tite », testament juvénile de Corneille PFSCL L, 98 DOI 10. / PFSCL-2023-0004 69 Dis-le moi, tu l’as vue, ai-je peu de raison Quand de mes yeux aux siens je fais comparaison ? (v. 695-98). Il nous réserve en outre le plaisir d’un de ces affrontements entre femmes jalouses, dont il se fait un jeu, d’ouvrage en ouvrage, et ici (dans le contexte judéo-chrétien stigmatisé par une païenne) un jeu exacerbé. Dans la scène III, 3, Bérénice a eu la maladresse de prêter le flanc à l’ironie de Domitie, en évoquant l’espèce de trahison que fut son alliance avec Tite. Aussitôt les insultes tombent dru : je n’ai point la gloire D’avoir sur ma patrie étendu sa victoire, De l’avoir saccagée et détruite à l’envi Et renversé l’autel du dieu que j’ai servi. (v. 867-70) À considérer la densité et la cohérence du portrait, on est tenté de désigner le personnage de Domitie comme une espèce d’allégorie des forces auxquelles sont en butte les amants. Mais ne nous autorisons pas ce terme abstrait : il serait ridiculement insuffisant. Il est vrai que Domitie remplit toutes les cases d’une allégorie de la multiplicité politique. Mais elle est vivante, elle a ses faiblesses et ses excès, voire ses maladresses. Elle est, en quelque sorte, tout un paysage, tant psychologique que politique. Elle fait partie des rares femmes dont Corneille mentionne explicitement la beauté (v. 385, 441,…) - même Laodice, dans Nicomède, n’avait pas ce privilège - et par là, elle rappelle la Cléopâtre de Pompée. Elle est nocive sans mériter de blâme. Personnage qui est la justesse même, et qui fait peur. Des circonstances ou motivations terre à terre Le mélange du comique et du sérieux, ou la diversification des points de vue, chez Corneille, ne prend pas l’allure de sages remous, qui se confineraient dans une alternance mesurée. Dans Tite et Bérénice, l’émotion dramatique donne parfois le sentiment (passager, au demeurant) de changer de spectateur, disons de provoquer celui-ci en lui dérobant son repérage rhétorique. En termes plus simples, on parlerait d’étrangeté stylistique, ou de climat dramatique instable. Ces écarts sont délibérés, et capitalement signifiants. Nous avons déjà parlé de la recomposition du personnage de Bérénice, que l’on doit aux soupçons de Domitie. L’évocation de l’apostasie par amour dont elle se serait souillée, est un trait particulièrement vénéneux (pour le Grand Siècle) que tout autre auteur préfèrerait passer sous silence, Bérénice devant demeurer un personnage sympathique. François Lasserre PFSCL L, 98 DOI 10. / PFSCL-2023-0004 70 Assez intempestive également semblera la longue digression d’Albin aux vers 278 à 294 : « … Aimez-vous Domitie ou vos plaisirs en elle ? » (v. 284). Le spectateur, certes, n’est pas très disposé à scruter ce que Domitian peut mettre d’égoïsme dans son amour… Albin nous y incite pourtant, au risque de disperser l’action dramatique de ce soupirant. Mais plutôt ce genre de réflexion terre à terre est bien fait pour déconcerter les amateurs d’enflure héroïque 15 . La vulgarité même peut trouver sa place : on a vu ci-dessus Domitie s’exprimer en femme du peuple : « S’il épouse sa reine… ». Mentionnons de nouveau, dans une veine insolite, la cocasse manœuvre qui métamorphose passagèrement Domitian et fait de lui l’amant potentiel de Bérénice (v. 764 & sv.). Corneille a d’ailleurs toujours pratiqué, et parfois très violemment, ce type d’analyse paradoxale. On a vu des commentateurs livresques négliger, voire refuser, de la comprendre, et vouloir tenir pour sincères les provocations des personnages acculés à ces paroxysmes par une contrainte tragique : la douce Rodogune proposant aux jeunes princes d’assassiner leur mère, ou Rodélinde à Grimoald, de jeter son fils dans quelque poubelle. Ce n’est plus l’auteur, alors, qui s’expose à faire comprendre une « psychologie », mais c’est à l’actrice à composer celle-ci en débridant le jeu théâtral. Ces recours extravagants à l’artifice de la scène témoignent, au profit des existences banales, de l’expressivité reconnue aux résolutions individuelles atypiques et aux capricieux bouleversements de perspective. L’hétéroclite convient à l’art dramatique. Tout en cheminant dans son angoissante hésitation, Tite n’oublie pas de se souvenir en parallèle que les citoyens ordinaires sont exempts de pareils dilemmes : Je laisse en liberté leurs soupirs et leurs flammes, Et quand d’un bel objet j’en vois quelqu’un charmé, J’applaudis au bonheur d’aimer et d’être aimé. (v. 1460-62) Surtout, la soudaine intrusion de Bérénice (II, 5) n’est que le premier avatar d’une présence évolutive en profondeur. Cette rencontre avec l’empereur hésitant l’a démoralisée. Ce sont les tracasseries de Domitie (III, 3 & 4) qui lui donneront à deviner sa propre emprise affective sur la situation. Elle gagne dès-lors à se positionner dans le rôle de suppliante. De la même manière, c’est progressivement qu’elle aura compris (plus perspicace que 15 Autre exemple, que nous prendrons dans Sertorius : une appréciation fort indulgente de l’opportunisme politique : « Lorsque deux factions divisent un empire,/ Chacun suit au hasard la meilleure, ou la pire, / Suivant l’occasion, ou la nécessité… » (v. 849-51). « Et Bérénice et Tite », testament juvénile de Corneille PFSCL L, 98 DOI 10. / PFSCL-2023-0004 71 Tite) la dangereuse mollesse de l’acquiescement du Sénat. Sa retraite aura la plénitude d’une action politique. Les changements sont tendus, le drame est (« drama » en grec) temporel, qualité majeure au théâtre. Intention de fond : la femme y tient maintenant une place éminente. Un certain amour au féminin Au vu de quelques déclarations théoriques du poète qui, dans la tragédie, se défia des émotions fluctuantes du sentiment amoureux, on n’a pas hésité à lui imputer l’adhésion à une morale de fierté supposée virile, mettant l’amour au second plan. Ce n’est pas seulement une exagération, c’est un prétentieux contresens. Il est plus exact de considérer comment, non sans quelque débat contradictoire, assisté bientôt par la poussée Précieuse, il s’est ingénié progressivement à valoriser le moteur de l’amour, principalement féminin. Disons d’abord qu’il a conscience de l’extraordinaire ampleur du problème. En face de la marchandisation de la femme, Angélique (la Place Royale) n’a d’autre ressource que de claquer la porte, et Médée, de plonger en Enfer. Marcelle (Théodore) et la Reine de Syrie (Rodogune) ne sont que haine, cependant que, moins radicale, Cléopâtre, dans Pompée, instrumentalisait l’amour. Mais le Cid, de manière fruste et violente, a amorcé la quête irrépressible d’une conduite qui mettrait l’élan de l’amour au-dessus des autres belles passions. Et si cette revendication est bridée, c’est seulement parce que l’intention poétique s’astreint à suivre un cheminement réaliste, dans le monde tel qu’il est, et sait refuser les facilités qui font le succès de fictions simplistes. Sabine et Pauline contribuent déjà à mettre en question les méchancetés de l’action tragique, la première en stigmatisant la barbarie du héros, la deuxième en l’empêchant de devenir un simple saint de vitrail. Voyez le dépit du poète, se retournant piteusement vers sa Théodore « qui [ascétisme oblige] n’a ni jambes ni bras » 16 . Notez ensuite, dans l’échappée ludique de Don Sanche d’Aragon, l’exemplaire obstination amoureuse de la reine Isabelle : même si l’aventure semble se réduire à une affaire privée, la part publique (les manœuvres des Grandes Familles) est 16 Théodore fut écrite (comme je crois l’avoir montré) en repentir pour les beaux (mais trop libres sans doute au gré des ecclésiastiques) accents de sensualité du chrétien Polyeucte. Je condense à dessein la citation, et modernise son expressivité, Corneille ayant écrit : « un terme [= une borne] qui n’a ni jambes ni bras, et par conséquent point d’action ». François Lasserre PFSCL L, 98 DOI 10. / PFSCL-2023-0004 72 présente. C’est avec Nicomède que, lorsqu’elle fomente la subversion chez les sujets de son tuteur Prusias, Laodice (si le lecteur veut bien nous passer l’expression) met les mains dans le cambouis, et qu’ainsi l’amour féminin fait éclater sa pertinence pratique. Après quoi les femmes n’abandonneront plus jamais la partie, seront la force, (mais presque toujours vaincue), de l’aspiration au bonheur privé / public. Viriate, dans Sertorius, Sophonisbe, se battent pour la liberté de leurs peuples. La Camille d’Othon, dédaignée dans ses conseils et malchanceuse dans son amour, incarne la protestation étouffée de Rome, cependant que la très pure amoureuse Plautine finit oubliée. Dans Agésilas, on voit la sage Mandane affronter in extremis (V, 4) la disgrâce, pour rappeler le roi à son devoir. Pour parachever cette progression, il incombait à Bérénice de dérober tout prétexte aux subversions révolutionnaires, en faisant accepter par Tite le sacrifice de leur amour. N’hésitons pas à présenter l’amour féminin comme un « objet » d’étude, dans la problématique cornélienne. Mais cela n’aura rien à voir avec un rôle codifié. Sonder cette réalité comme un mystère ne dévalorise personne. C’est, en attendant mieux, la femme telle que l’a conditionnée la civilisation occidentale, en une certaine étape de son évolution, tantôt criminelle réagissant à la méconnaissance de ses dons, tantôt savante dans l’utilisation de ses avantages, et tantôt prodigieusement inventive et généreuse, au milieu du bonheur d’être aimée 17 . Le personnage de la Bérénice de Corneille était l’aboutissement exemplaire de cette étude 18 . Invention dramatique qui reste insolite, et profonde. Bien-pensante ? Pourquoi non, si la peinture respecte la conscience de chacun. Corneille s’est toujours gardé de prêcher, mais non pas de « mêler au délectable », but incontestable de son art, des exemples pouvant être « utiles ». Il nous faut ajouter un codicille concernant les lignes qui précèdent. Notre énumération des femmes de l’œuvre cornélienne y est hâtive et squelettique. La méditation du poète, dans la succession d’expériences et d’avatars de toute une existence créatrice et introspective ne se réduisait pas à cette courbe abstraite. Notons que l’étape de la criminelle reine dans Rodogune (appelée Cléopâtre), fait figure de surgissement mystérieux, voire stupéfiant. Elle a pu être suggérée par sa contemporaine accidentelle, Marcelle de Théodore, 17 Peut-être faut-il que nous précisions (sans remords) : jamais assimilée à l’autre sexe. 18 On sait que la vérité historique n’est pour rien dans cette souriante générosité. C’est du Corneille tout pur. « Et Bérénice et Tite », testament juvénile de Corneille PFSCL L, 98 DOI 10. / PFSCL-2023-0004 73 ce qui ne l’explique pas pour autant 19 . Le poète l’appelle sa « seconde Médée », elle est donc, dans sa thématique, une constante, quelque chose comme une fascination. Moins violente, la quête désemparée d’actions publiques qui ne seraient pas malfaisantes (évoquées par le truchement de l’intuition féminine), est un dramatique parcours à travers exemples historiques, voire modèles fabuleux, et sans doute également souvenirs personnels, d’interventions féminines de toutes sortes, acheminant la réflexion masculine vers l’estime, l’excuse raisonnée, et l’acceptation du conseil féminin. Bien qu’il existe une parenté entre cette recherche et notre moderne féminisme, les deux démarches sont loin de se confondre, les femmes de Corneille (à l’exception, bientôt, de Pulchérie) étant demeurées toujours au second plan, que leur assigne, à cette époque, la société. Les sujets dramatiques : « fortune » 20 et discernement Ne nous enfermons pas dans un supposé refus de l’utilité de l’art, et souvenons-nous de l’intention beaucoup plus vaste, et des distinctions scrupuleuses que le poète a exprimées dans la docte Épître de la Suite du Menteur : Pour moi, j’estime extrêmement ceux qui mêlent l’utile au délectable, et d’autant plus qu’ils n’y sont pas obligés par les règles de la poésie… Mais je dénie qu’ils faillent contre ces règles lorsqu’ils ne l’y mêlent pas, et les blâme seulement de ne s’être pas proposé un objet assez digne d’eux, ou, si vous me permettez de parler un peu chrétiennement, de n’avoir pas eu assez de charité pour prendre l’occasion de donner en passant quelque instruction à ceux qui les écoutent ou qui les lisent : pourvu qu’ils aient trouvé le moyen de plaire, ils sont quittes envers leur art, et s’ils pèchent, ce n’est pas contre lui, c’est contre les bonnes mœurs et contre leur auditoire. 19 Les commentateurs n’ont guère remarqué la surprise dérangeante de ce thème atroce. Quelques contemporains, au contraire (je penserais pour ma part à Chapelain), s’en étaient alarmés, au point de susciter à la féroce reine une rivale, plus traitable, rimée (assez mal) par le poète Gilbert. L’intention lénifiante est avouée par ce poète dans sa dédicace à Gaston d’Orléans. Par ailleurs, je suppose ci-dessus que l’occasion de la redécouverte par Corneille du thème de la mégère criminelle lui revint par Théodore. Sur l’espèce de « commande » à l’origine de Théodore, je me permets de renvoyer à mon Corneille, le destin d’un écrivain de théâtre, p. 176 à 183. 20 Dans le sens de hasard providentiel. Corneille se plaît à citer Aristote : « Les sujets viennent de la Fortune ». François Lasserre PFSCL L, 98 DOI 10. / PFSCL-2023-0004 74 De cette prise de position raffinée, il faut, bien entendu, retenir que l’art compromettrait sa propre existence, s’il s’asservissait à une quelconque idéologie, et que ses peintures se donnent pour tâche de représenter le réel, sans en expliciter l’interprétation, sans festonner autour du tableau une quelconque morale. Mais outre cela, le tableau donnera toujours lieu - étape inéluctable - à un jugement moral, de la part du spectateur. Or le choix du sujet, celui de l’exemple historique est dans la main de l’auteur, à qui il a été proposé par… « la Fortune ». On voit bien que, si Corneille s’interdit sévèrement d’en modifier les dispositions essentielles, c’est qu’il l’a élu précisément à cause du sens qu’il y trouve. Il aura, le premier, réfléchi sur la morale de l’action qu’il proposera à la réflexion de tous. L’honnêteté de la représentation n’excluant nullement l’habileté, on comprend sans peine qu’il songera à imprimer au réel représenté une inflexion utile. S’il est vrai que le tableau est neutre, une morale spontanée se trouvera peu ou prou suggérée par le sentiment lui-même de cette neutralité. C’est bien là l’objet du théâtre, dans la perspective humaniste. La critique ne se préoccupe généralement de Pertharite que pour avouer un « échec » de Corneille, sur lequel elle tire rapidement le rideau. Cet échec cependant a des causes, dont l’examen engage très certainement la suite de la carrière. Pertharite suit Nicomède. Laissons de côté le caractère polémique de Nicomède : une « caricature d’adulation » visant à exorciser de manière cryptée le ressentiment du poète contre le Prince de Condé, qui avait boycotté Don Sanche d’Aragon (voir mon Corneille, le destin d’un écrivain de théâtre, p. 231-2). Mais aussi, et dans le même élan, un puissant effort d’analyse historique, flétrissant la grandiose entreprise des colonisations romaines. Cette dénonciation est aussi violente qu’inattendue. On découvre avec une émotion fervente la ténacité et la profondeur de la réflexion historique de notre poète, et l’on a bien vu par ailleurs que son admiration des grandeurs de Rome a toujours été mitigée. Prenant ici à revers les louanges généralement prodiguées aux bienfaisantes conquêtes de la Pax Romana, cette admiration semble s’être effondrée fortuitement. Corneille avait souligné, dans l’avis au lecteur de Nicomède, l’originalité de sa peinture. On peut supposer que c’est cette dérive atypique qui le confortait maintenant dans une tentation de revenir aux analyses politiques. Désormais, nous pouvons penser qu’il adopte l’espoir un peu délirant de sélectionner dans l’Histoire, en contradiction avec ses expériences antérieures, quelque épisode dont l’aboutissement ferait le bonheur des peuples. Telle, par exemple, la réconciliation de Grimoald et Pertharite. « Et Bérénice et Tite », testament juvénile de Corneille PFSCL L, 98 DOI 10. / PFSCL-2023-0004 75 On sait bien que le projet de cette action bien-pensante s’est soldé (les circonstances de la réception, en pleine Fronde, étant au demeurant défavorables) par un sentiment d’erreur et une vive insatisfaction… Cependant le fait qu’il ait choisi plus tard, après une interruption-réflexion, de reprendre le chemin de la tragédie politique oblige à penser que les suites de l’épisode ne furent pas insignifiantes, mais complexes. Les longues années consacrées à l’Imitation, aux travaux de théorie, à deux pièces où l’emprise des pouvoirs n’est pas en première ligne (Œdipe et la Toison d’or), accusent la gestation sans hâte d’une nouvelle problématique politique. Et un beau jour, se forme l’idée de réinterpréter « l’âme du grand Pompée » telle du moins qu’elle se laissait apercevoir, lors de la tragique élimination du grand homme vertueux (selon le récit de Lucain) par la réussite, calamiteuse autant qu’hypocrite, de César. Le dilemme de la conciliation entre Sertorius et ce même Pompée (redevenu un débutant génial ! ), va se dénouer par l’assassinat de Sertorius, sous la main d’un médiocre comparse, comme l’inépuisable hostilité entre le vétéran Pompée, et César vainqueur, s’était éteinte dans la tragédie produite vingt ans plus tôt, par le poignard d’un méchant. Méditation toutefois beaucoup moins brutale que naguère, la différence éclairant, avec une ironie grandiose qui n’appartient qu’à lui, l’évolution de l’humeur politique de Corneille : de la catastrophe, le jeune Pompée tire sur le champ un résultat public positif ! C’est bien des variations de l’humeur scrutatrice du poète, qu’il convient de parler, très loin de toute théorie politique tant soit peu pédante, ni même doctrinale. La gageure conçue au temps de Pertharite se révèle chrysalide d’un murissement laborieux, car les exemples réels se soldent par de retentissantes catastrophes, entrecoupées néanmoins d’issues moins malheureuses. Après Sertorius, surgira le chaos cataclysmique d’Othon, suivi en sens contraire du courtois marchandage d’Agésilas 21 . Sans répit, il s’agit du conflit primaire entre l’intérêt tourné vers le public, et la convoitise spontanée qui, dans l’individu, coexiste 22 toujours malignement avec les plus généreuses ambitions altruistes. Sacrifice impossible : le démantèlement d’un système tentaculaire de factions (Sertorius), l’impossibilité du compromis, là où foisonne la scélératesse (Othon). Un remarquable soin du détail, dans cette tragédie, maltraite les deux filles : Camille, vraie solution du problème d’intérêt public, qui a la 21 Nous ne mentionnons ni Sophonisbe, ni Attila, cas plus complexes, dont les intentions sont infléchies par des préoccupations particulières. 22 Dans notre époque plus monétaire, on songerait, très facilement, au syndrome du compte en Suisse. Est-il bien raisonnable de faire à Corneille la réputation d’un auteur dont les actions seraient vieillotes ? François Lasserre PFSCL L, 98 DOI 10. / PFSCL-2023-0004 76 malchance de n’être pas aimée, Plautine, qui va sombrer dans un désespoir hébété, sous l’horrible surprise du règlement de comptes final. Sacrifice possible : l’étouffement, chez le potentat, du fantasme privé, si violent soit-il, dans les bras passagèrement négligés de la charmante Aglatide (Agésilas). La délicatesse de chacun des ouvrages se mesure chez Corneille à la présence plus ou moins appuyée, plus ou moins émue, de l’évocation d’un peuple murmurant, anonyme, tenace manifestation d’une exigence de responsabilisation des hommes de pouvoir. Le principal, peut-être le seul cas, où la problématique s’épanouisse majestueusement, avec une solution frémissante, tandis que le monde des intérêts adverses y a été embrassé dans son foisonnement, est celui de Tite et Bérénice. Pulchérie ira dans le même sens, mais sans progrès significatif, se bornant à accentuer l’option féministe, en mettant la décision généreuse directement entre les mains de l’amoureuse. Mieux mesurer l’impact du malentendu historique Il n’est pas inutile de revenir sur quelques-unes des raisons qui ont conduit la postérité à « passer à côté » de cet ouvrage, hautement significatif et chargé d’émotion puissante, qu’est Tite et Bérénice. Je penserais volontiers : à côté de ce chef d’œuvre. La première raison est l’étrange et scandaleux déséquilibre qui s’est perpétué, dans le jugement du public sur Corneille, entre une période jugée excellente, celle qui va du Cid à Polyeucte, et le reste de son œuvre, considéré peu ou prou comme désordonné ou maladroit. J’avoue que cette bizarrerie de la conscience culturelle française m’a toujours paru inquiétante, et qu’elle fut, il y a maintenant de nombreuses années, à l’origine de mes recherches. J-M. Straub, dans le carton d’introduction d’Othon, pièce alors totalement occultée chez nous, nous en a fait le reproche 23 . Un génie de la taille de l’auteur d’Horace et de Cinna, ne plus savoir traiter utilement les sujets qu’il affectionnerait, et cela pendant 40 années d’une production féconde ! ! ! À noter que, malgré l’amputation de l’œuvre, malgré l’ambigüité qui en résultait, l’instinct du public spectateur n’a jamais refusé sa faveur, quelque peu aveugle. Cet aspect est très complexe, nous le laissons de côté. 23 Je cite de mémoire : « Ce film est dédié à tous ceux qui, nés dans la langue française, n’ont pas eu le privilège de découvrir l’œuvre de Corneille ». « Et Bérénice et Tite », testament juvénile de Corneille PFSCL L, 98 DOI 10. / PFSCL-2023-0004 77 Il faut comprendre que c’est le XVII e siècle qui a « décroché ». Et, pour notre honte, le commentaire savant, lui sans excuse, n’a jamais su remettre en question le colossal malentendu. La période des grandes tragédies est à double fond. Pour ne pas compromettre le destin du théâtre (et de sa propre inspiration), Corneille s’astreint aux sujets vertueux. Leur traitement est supérieurement vertueux en apparence… avec des arrière-pensées qui sont, bien évidemment, cryptées 24 . Une instance critique (Chapelain, d’Aubignac), dont tout le plaisir consistait à bouder celui des autres, et toute la compétence, à raboter doctement les spontanéités de l’émotion naturelle, prit prétexte de ces quatre moins une actions bien-pensantes, pour ignorer radicalement les véritables sujets des 29 autres ouvrages (sur 32 au total) qui composent l’œuvre authentiquement expressive du poète, en sa portée, le plus souvent, réprobatrice. Qu’aucune voix de connaisseur ne se soit élevée alors contre ce mouvement (ou plutôt n’ait été assez puissante pour le contredire 25 ) s’explique par la mutation culturelle des années médianes du siècle. L’entreprise humaniste de Corneille à ses débuts avait été une suite régénératrice de la liberté du siècle précédent. Au milieu du XVII e , sous l’effet de la démobilisation politique mise au point par Louis XIV, et de l’éclat nouveau des plaisirs, la scène ne s’occupera plus que du privé et du subjectif. Sous l’emprise naissante des usages qui vont valoriser sa virtuosité poétique, la Bérénice de Racine éblouira le public en représentant un caprice exacerbé, autoritairement éconduit. Faire pleurer les dames est re/ devenu 26 la grande affaire. Du côté de Corneille, cependant, l’amante n’avait que faire des larmes, lorsqu’elle épargnait à Tite le faux pas d’un « mauvais » empereur. Nous n’invoquons ici que nos deux pièces rivales, mais la défiance envers Corneille a certes commencé beaucoup plus haut, comme le manifestait l’abbé d’Aubignac, dans ses dissertations contre Sertorius, Sophonisbe, Œdipe,… Le combat singulier des Bérénice en 1671 est l’épisode décisif d’une lutte à outrance menée depuis 6 ans par Racine. Corneille ne s’arrête pas. S’avouer (ou non) vaincu n’est même pas la question, puisque l’objet théâtral nouveau s’adresse à un public sans faille ni 24 Rappelons l’analogie avec les contraintes acceptées par le compositeur soviétique Dimitri Shostakovitch. 25 Voix sans écho : le P. Tournemine (à propos d’Attila), Saint-Evremond (Sophonisbe, Tite et Bérénice), Mme de Sévigné (Pulchérie),… 26 Rappelons que c’était là le but poursuivi par Mairet, en 1634 : « la fin de la tragédie étant la commisération, je ne la pouvais pas mieux trouver qu’en faisant [contrairement à l’Histoire] mourir [Massinisse] ». François Lasserre PFSCL L, 98 DOI 10. / PFSCL-2023-0004 78 fêlure, tout content de ses attendrissements. Notre poète a encore quelque chose à dire, et ce n’est pas à ce public-là. Ce qu’il nous faut avaler, à défaut d’oser une protestation qui serait un peu tardive, c’est que pendant trois siècles le commentaire a campé sur les positions myopes et mesquines de Chapelain, d’Aubignac, Boileau (bon tacticien) et puis Voltaire, qui parvint, en la matière, à trouver un docile lectorat pour son éclatante décoction. Une deuxième raison de l’erreur historique en question, est plus explicable, et le verdict plus compliqué. L’approche du réel par le truchement du style revêt un caractère variable, selon les rythmes et les aléas de la vie sociale, et s’il est exact que le style est affaire toute personnelle, il ne l’est pas moins que chaque époque balise à sa manière les aires stylistiques. La coupure médiane du XVII e siècle, en ce volet de notre argumentation, n’est pas essentiellement d’origine politique, elle consiste dans l’éclosion soudain mûrie d’une élocution classique, échappée des styles oratoires, grâce à la paix intérieure, aux progrès de la civilité, aussi familière qu’élégante et assurée. Les auteurs de la seconde moitié, et Racine dans l’excellence, en sont les découvreurs. La relation entre l’auditeur et le sujet parlant s’en trouve infiniment plus fluide, et, dans les échanges d’une langue comme nouvelle, le style se fait parole spontanément complice. On a coutume de dire que les vers de Racine sont plus simples et poétiques que ceux de Corneille. Ils vont au cœur, sans doute, et Corneille est poétique de manière plus hautaine. On ne le fréquente pas de plain-pied, aujourd’hui moins que jamais. La magique transposition dans un monde de fiction grandiose, de son exemplarité et de sa persuasion stylistique, a glissé vers le malentendu d’une aspiration à la condition héroïque, que lui-même (en une importante notation préliminaire à ses réflexions sur la tragédie 27 ), démentait sans ambages, montrant, au contraire, que la vertu est affaire, plus que d’héroïsme, de simple bon sens et de prudence quasi-bourgeoise : … ces rois sont hommes comme les auditeurs et tombent dans ces malheurs par l’emportement des passions dont les auditeurs sont capables. Ils prêtent même un raisonnement aisé à faire du plus grand au moindre… Le Spectateur… qui n’est qu’un homme du commun, doit tenir la bride à de telles passions, de peur qu’elles ne l’abîment dans un pareil malheur. Pour comprendre et adoucir aujourd’hui la hautaine distanciation des fictions et du discours telle que l’élaborait une époque Louis XIII rivalisant avec l’Antique, il est devenu impératif de recourir à l’action scénique des 27 Trois Discours sur le poème dramatique, éd. Garnier Flammarion (B. Louvat & M. Escola) p. 96-97. « Et Bérénice et Tite », testament juvénile de Corneille PFSCL L, 98 DOI 10. / PFSCL-2023-0004 79 comédiens, à leur capacité de transcender l’embûche des métamorphoses culturelles. S’y emploieraient aujourd’hui les témoins d’une tradition théâtrale, si celle-ci pouvait exister. On sait (ne parlons pas des tragédies Richelieu, qui sont sujettes à discussion), pour la très vaste part sincèrement expressive de l’œuvre de Corneille, ce qu’il en a été de la tradition, ou plutôt comment, depuis l’origine, ce support lui est refusé. La troisième raison, conséquence assurément des deux précédentes, est que la reconstitution de la pensée du poète et le profil de son évolution sont demeurés enlisés dans des ornières factices, et même assez extravagantes. Le commentaire s’est consciencieusement appliqué, avec d’intéressantes circonvolutions, à lui imputer des idées philosophico-politiques, et à construire, à partir de ses simples croquis de circonstance, des mécaniques de pesantes leçons politiques et morales. On a en particulier confondu sa tendance à « prendre l’occasion de donner en passant quelque instruction à ceux qui écoutent », avec un prêchi-prêcha de morale stoïcienne, qui n’est présent qu’à titre documentaire, parfois même franchement répulsif 28 . Inadéquation magistrale en face d’une œuvre simple, pétaradantes fanfaronnades de l’entreprise exégétique. Même dans ses expériences de technique dramatique, il ne se piqua de doctrine qu’avec beaucoup de retenue. L’ébauche de sa conception de l’existence politique, qui apparaît d’ailleurs non pas dans les tragédies Richelieu, mais beaucoup plus tard, dans une autre triade, Sertorius, Sophonisbe, et Othon, semble se résumer dans le conflit entre les illusions d’une ambition altruiste très générale, et l’impuissance congénitale à renoncer à un accomplissement personnel (allégorisé par l’amour). La solution de cet irréductible dilemme, dans les rares cas où elle se fait jour, laisse deviner en un filigrane discret, le paradoxe chrétien de l’oubli de soi, et non pas, comme on l’a sans mesure affirmé, les bras de fer de l’héroïsme. Bérénice, Agésilas… ne donnent pas de leçon, ils s’effacent (avec, admettons-le pour la reine de Judée, quelque coquetterie morale). Ce volet de modestie crypto-chrétienne ne fait pas recette 29 . 28 De ces pièges du texte, l’exemple le plus documenté est fourni par les vers 444 à 450 dits par Horace, avec l’acrostiche « Sale cul ». La profession de foi « donner quelque instruction » est tirée de l’épître de la Suite du Menteur, texte le plus éclairant qui se rencontre, au sujet de sa méthode. 29 La compréhension des ouvrages se disperse en des abstractions morales, dès lors qu’on solennise les renoncements. Le cas d’Auguste serait, on le sait, un argument en sens contraire, mais mauvais argument, étant donné les circonstances de la production de Cinna. François Lasserre PFSCL L, 98 DOI 10. / PFSCL-2023-0004 80 Un désastre de classification culturelle Parlant de « désastre » à propos de Corneille (dont la gloire a été grande), on dira que nous exagérons. Cependant, nous ne disons pas désastre de l’intelligence. Les œuvres, après tout, ne se prêtent pas à une interprétation univoque : les exégèses s’orientent diversement selon les époques et selon les valeurs cultivées par chaque sujet récepteur. Il n’en reste pas moins que ce poète traîne indument le boulet d’un volontarisme pour le moins inapproprié. Nous nous bornerons à critiquer, dans un court appendice ci-après, le terrain glissant sur lequel s’est échafaudée l’image culturelle universellement reçue, encore de nos jours, de Pierre Corneille. Il résultera de ce survol que sa prise de responsabilité dans le domaine politique, amorcée tardivement (les épisodes antérieurs à Nicomède ayant plutôt revêtu le caractère d’études profondes certes, mais encore conceptuelles), s’est attachée à découvrir ou réinventer l’ambigüité des marques laissées dans l’histoire par la douteuse entreprise de divers grands hommes ayant tenté un destin politique. Il va de soi que cette période du poète (1661-1664), nourrie de Tite-Live et de Tacite, est une approche très pertinente de la vie politique de son temps, quoique (croyons-nous) sans cibles précises. Elle demeure d’application persistante dans le nôtre. Une ambition obstinée, tardivement aboutie sans aucun doute, mais qui, chez ce prestigieux ouvrier, demeure aussi éclatante que perspicace, tentera de métamorphoser la tournure des décisions politiques, en confiant leur inspiration aux femmes. Il fait entendre que, s’il existe une solution, elle est de leur côté. Mandane chapitre Agésilas et en tire le bénéfice de sa propre liberté. C’est intelligent. Bérénice, elle, sacrifie son bonheur d’aujourd’hui, et persuade Tite de seconder ce geste, parce qu’il y va de la paix civile. On aime peut-être un peu moins Pulchérie, plus radicale mais moins tendre. Souvenons-nous que Corneille, parmi ses nombreux personnages féminins, ayant dessiné Amarante et, 30 ans plus tard, Sophonisbe, a aussi voulu plonger dans l’horreur de sa « seconde Médée » (Cléopâtre, reine de Syrie). Son intuition féministe est immense et prophétique. À la vérité, si elle avait été comprise en profondeur, Tite et Bérénice en aurait été le couronnement. Aujourd’hui, nous pouvons la comprendre comme telle. Nous avons vu en outre à quel point sa composition est travaillée, judicieuse et serait efficace si nos scènes, au lieu de demeurer dépendantes de la tradition racinienne (qui, tout simplement, n’a rien à faire ici) lui restituaient sa dimension spontanée, qui est politique et d’ordre public. Il ne faut pas se borner à la repêcher par sollicitude, mais la convaincre de se hisser au zénith du corpus cornélien. « Et Bérénice et Tite », testament juvénile de Corneille PFSCL L, 98 DOI 10. / PFSCL-2023-0004 81 Texte-source [On estimera qu’à son habitude, Corneille propose une source qui dévoile très peu sa propre recherche, mais qu’il a sélectionnée comme la plus expressive. Xiphilin n’est que l’abréviateur de Dion Cassius ; il écrit en Grec, son traducteur latin est, au seizième siècle, Guillaume Blanc. Corneille cite ce dernier en pratiquant des coupures. Nous traduisons.] SUR VESPASIEN Vespasien, bien qu’absent, est proclamé empereur par le Sénat. Titus et Domitien [ses fils] reçoivent le titre de Césars. Domitien s’était voué à l’amour de Domitie, fille de Corbulon, qu’il avait enlevée à son mari Lucius Lamia Emilien. Il l’avait au nombre de ses maîtresses, et ensuite l’épousa. En ce même temps Bérénice brillait d’un grand éclat, si bien qu’elle vint à Rome avec Agrippa son frère. Celui-ci fut promu Préteur, elle s’installa sur le Palatin et devint la maîtresse de Titus : elle espérait épouser Titus et déjà dirigeait tout comme si elle était sa femme. Mais Titus comprenant que le peuple Romain supportait mal cela, la répudia. Un tapage insistant entourait cette affaire. SUR TITUS Titus depuis le moment où il accéda seul au principat, ne perpétra pas de meurtres, ni ne s’assujettit à l’amour, mais il se montra pacifique face aux complots, et continent, bien que Bérénice fût revenue à Rome. Titus mourant dit ne se repentir que d’une chose, mais ne découvrit pas laquelle. Personne ne la sait, et les conjectures sont diverses. On croit généralement, comme certains le rapportent, que c’est d’avoir couché avec Domitie, la femme de son frère. D’autres pensent, et je suis de leur avis, que c’est de n’avoir pas fait mourir Domitien, dont il savait de source sûre qu’il avait comploté contre lui, mais d’avoir préféré supporter cela de sa part, et d’avoir livré à un tel homme l’empire romain. Appendice : Un long pèlerinage à conclusion féministe Avec Clitandre, sa deuxième pièce, amorçant un parcours puissamment original, Corneille embrasse le problème de la création dramatique (définir la comédie et la tragédie) dans sa profondeur et sa minutie artisanale 30 . Ce qui ne l’empêche pas de s’emparer de toutes les ressources éparses dans le 30 Cf., à ce sujet, mon article Avant l’Illusion,… Clitandre (PFSCL, n o 27, 1987). François Lasserre PFSCL L, 98 DOI 10. / PFSCL-2023-0004 82 passé lointain et proche, en Espagne, en Angleterre, et même (bien que ne l’aimant guère) en Italie 31 . Sujet de la première vague de ses comédies, la rencontre amoureuse. Est-ce une évidence ? Non pas. Voici un premier défi. Ce qui l’intéresse, ce n’est pas l’éblouissement primaire, mais les conditions de l’accomplissement, la solidité de l’amour (contrastée dans la Galerie du Palais), la marchandisation de la femme (Doris dans la Veuve, la Suivante), la monstruosité de l’égocentrisme masculin (la Place Royale). Explosion avec le Cid. L’amour, imprescriptible au milieu des embûches, est moteur d’épanouissement dans la vie sociale. Applaudissement public, mais côté doctes, peur de comprendre, rivalités, querelle, quasi-dénonciation. Très indépendant, lié en privé avec un groupe factieux (les Campion), Corneille n’a d’autre perspective que de faire profil bas. Trois années, 1640- 42, de chefs d’œuvre à double fond, qui seront source de l’immense malentendu concernant son inspiration. On l’imagine perclus d’héroïsme, de stoïcisme, tandis que ce décorum ne se rencontre chez lui que dans un mélange de distanciation artistique et d’observation lucide. À la mort de Richelieu, Pompée, grandiose caricature, balaie tout cela. Le commentaire cornélien n’a que très rarement soupçonné ce retournement. Horace, Cinna, Polyeucte, étaient les devoirs d’un élève génial, Pompée est le descriptif d’un piétinement politique solennel, sordide et vrai marigot du crime. Rodogune 32 , Andromède (et la Toison d’or), Don Sanche d’Aragon : l’obsessionnel problème féminin (déjà mentionné ci-dessus), les consécrations officielles, l’hommage à son amour de jeunesse. Nicomède, ironie gargantuesque contre les chicaneries de Condé, lui fait retrouver la prétention héroïque (avec son double fond… et son triomphe théâtral ! ). On comprend la raison de Pertharite, qui viendra ainsi en contrepartie de l’utopie Nicomède, comme Pompée était venu « corriger » l’utopie Cinna. Et le contraste, est brutal… mieux explicité, cette fois. Maladresse peut-être. En tout état de cause, échec commercial. Un temps d’arrêt, et de ressourcement intellectuel et spirituel, dont l’organisation nous est peu connue. Le nouveau départ s’honore d’une triade disparate, qui ose affronter enfin l’incompatibilité invétérée entre le service politique et l’accomplisse- 31 On identifie l’emprunt très significatif, à Bartolomei, du personnage de Felice (Félix de Polyeucte). Ailleurs, contrairement à ce qui a été soutenu, mais sans la moindre preuve, l’influence italienne semble se borner à quelques images poétiques fugitives. 32 Héraclius est un ouvrage technique, sorte de mise à jour de la méditation professionnelle de Clitandre. « Et Bérénice et Tite », testament juvénile de Corneille PFSCL L, 98 DOI 10. / PFSCL-2023-0004 83 ment de soi, auquel personne (du sexe réputé responsable) n’est capable de renoncer. Autorité excluant toute coopération (Sertorius), fléau de l’impérialisme (Sophonisbe), objectif carnassier de l’extermination des concurrents (Othon). Ici, pourtant, va commencer, dans le paradoxe, l’émergence de bons gouvernements. Agésilas détourne une révolution en dominant son caprice amoureux 33 . Notre Bérénice convainc Tite d’effacer le versant égoïste de l’amour, qui se trouverait compromettre la paix publique, et consacre ainsi le triomphe de la sagesse et de la valeur féminines. Pulchérie choisit (au détriment de l’étreinte amoureuse) de couronner la carrière politique de Léon. [Suréna relève d’une inspiration intime]. 33 Nous ne nous arrêtons pas sur Attila : une réaction occasionnelle, fermement polémique, contre l’Alexandre de Racine, perçu comme la déplaisante résurgence d’un art courtisan.
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