Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
10.24053/PFSCL-2023-0012
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2023
5099
Théorie ou pratique de l’agrément : Boileau et la dernière préface
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Léo Stambul
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PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0012 Théorie ou pratique de l’agrément : Boileau et la dernière préface L ÉO S TAMBUL (IRCL - U NIVERSITÉ P AUL -V ALÉRY DE M ONTPELLIER / CNRS) La dernière préface, pour un auteur qui sait vivre, et mourir à temps, est donc l’instant de la cérémonie des adieux. Cette cérémonie, nul à ma connaissance ne l’a mieux expédiée que Boileau dans sa préface pour le recueil de 1701 de ses Œuvres 1 . La préface que Boileau a placée en tête de la dernière édition de ses Œuvres diverses parue de son vivant en 1701, son « Edition favorite 2 », si elle n’est pas vraiment son dernier discours préfaciel, reste néanmoins célèbre par la théorie esthétique qu’elle développe et par la posture humble que Boileau adopte pour mieux glisser dans le tombeau monumental de ses œuvres, déjà tourné vers la postérité : Comme c’est icy vrai-semblablement la derniere Edition de mes Ouvrages que je reverray ; et qu’il n’y a pas d’apparence, qu’âgé, comme je suis de plus de soixante et trois ans, et accablé de beaucoup d’infirmités, ma course puisse estre encore fort longue, le Public trouvera bon, que je prenne congé de luy dans les formes, et que je le remercie de la bonté qu’il a euë d’acheter tant de fois des ouvrages si peu dignes de son admiration 3 . Ce congé solennel, quoiqu’ostensiblement fait « dans les formes », paraît toutefois un peu vite « expédié » par l’allure vive du reste du texte, scandé par des « Voilà 4 » toniques caractéristiques. La fin de la préface d’ailleurs, qui 1 Gérard Genette, Seuils, Paris, Seuil, 1987, p. 264. 2 Nicolas Boileau, Préface des Œuvres diverses de 1701, éd. Fr. Escal, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1966, p. 4, abrégé désormais en « O.C. ». 3 Ibid. (O.C., p. 1). 4 Voir N. Boileau, Préface de 1701 : « […] en voilà assez, ce me semble, pour marquer au Public ma reconnaissance » (O.C., p. 3) ; « Voilà dequoy il est bon que le Lecteur soit instruit. » (O.C., p. 4). Ce « Voilà » apparaît comme un stylème de l’écriture Léo Stambul PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0012 174 aurait pu permettre au poète de tirer sa révérence et de faire amende honorable après des décennies de polémiques, s’interrompt de manière abrupte par une série de questions rhétoriques qui rappellent combien le satirique n’a pas renoncé à sa désinvolture : Après cela, si on m’accuse encore de médisance, je ne sçai point de Lecteur qui n’en doive aussi estre accusé ; puis qu’il n’y en a point qui ne dise librement son avis des écrits qu’on fait imprimer, et qui ne se croye en plein droit de le faire du consentement même de ceux qui les mettent au jour 5 . À la fois piquante et révérencieuse, la préface de 1701 ne cesse ainsi de jouer avec le « Public », dont le jugement est mis en avant mais aussi quelque peu tenu à distance 6 . L’énonciation même place le préfacier tantôt en-dessous et tantôt de plain-pied avec son lectorat, en jonglant entre l’adresse habituelle à la troisième personne, qui « marque toujours une certaine distance en évitant l’interlocution directe 7 », et des effets d’apostrophe (« C’est donc au Public à m’apprendre ce que je dois penser de cet ouvrage 8 ») et de dialogisme (« si on me demande […], Je répondray 9 »). Boileau accorde ainsi un double statut à ce « Public », tantôt qu’il élève au rang d’instance de consécration, source de pouvoir économique et symbolique qui « achète » et admire ses œuvres, et tantôt qu’il rabaisse en en faisant le complice de sa « médisance », coupable de complaisance envers le satirique. Le « Public » apparaît alors à péritextuelle et métatextuelle de Boileau. On le retrouve dans l’avis « Au lecteur » des Œuvres diverses de 1674 in-4 o : « Voilà tout ce que j’ai à dire au Lecteur. » (O.C., p. 856) ; dans le premier avis « Au lecteur » du Lutrin : « Voilà toute l’histoire de la bagatelle que je donne au Public. » (O.C., p. 1006) ; dans le Discours sur l’ode qui sert de préface à l’Ode sur la prise de Namur : « Voilà le dessein de cet Ouvrage » (O.C., p. 228) ; dans la préface des Épîtres nouvelles : « Voilà ce que j’avois à dire aux Lecteurs. » (O.C., p. 139) ; dans le « Discours de l’auteur pour servir d’apologie à la Satire XII sur l’équivoque » : « Voilà ce me semble bien des paroles » (O.C., p. 90) ; et encore dans la préface des Œuvres diverses de 1683, reprise justement à la fin de la préface de 1701 : « Voilà, ce me semble, leur rendre justice, et faire bien voir, que ce n’est point un esprit d’envie et de médisance qui m’a fait écrire contre eux. » (O.C., p. 6). 5 N. Boileau, Préface de 1701 (O.C., p. 6). 6 Voir la préface des Œuvres diverses de 1683 à 1694 : « Mais c’est au Lecteur à en juger, et je n’emploieray point ici ma Préface, non plus que dans mes autres editions, à le gagner par des flatteries ou à le prévenir par des raisons dont il doit s’aviser de lui-mesme. » (O.C., p. 857). 7 Michel Henrichot, « Les marches du Parnasse : Boileau préfacier de ses œuvres complètes », dir. I. Galleron, L’art de la préface au siècle des Lumières, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2007, p. 53. 8 N. Boileau, Préface de 1701 (O.C., p. 5). 9 Ibid. (O.C., p. 1). Théorie ou pratique de l’agrément : Boileau et la dernière préface PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0012 175 la fois comme un corps supérieur, doté d’une autorité souveraine perpétuelle, et comme la masse des lecteurs singuliers (« je ne sçai point de Lecteur qui »), indifféremment aptes à juger « librement » de tout ce qui se présente sous leurs yeux 10 . Mais qu’il se soumette avec respect au « Public » en corps, ou bien qu’il plaisante familièrement avec ceux qui le composent, Boileau mobilise dans les deux cas la même notion de plaisir pour justifier son entreprise critique, dans la mesure où le plaisir serait ce qui permet au premier venu d’affirmer son autorité personnelle, son bon plaisir de juger de tout à sa fantaisie, mais aussi ce qui fonde une communauté d’opinions et de sentiments dans le partage d’un même plaisir aux choses, créant une relation paradoxalement « à la fois plus générale et plus individualisée 11 . » On fait donc ici l’hypothèse que la notion de plaisir, par son ambiguïté, peut aider à rendre compte du montage textuel de la préface de 1701. La première partie du texte, la plus célèbre, propose en effet une réflexion générale sur la notion d’agrément, relevant en cela plutôt du genre de l’introduction, parce qu’elle entretient « un lien plus systématique, moins historique, moins circonstanciel à la logique du livre 12 ». La seconde partie, peu étudiée, décrit le contenu concret du volume de 1701 pour mettre en avant ce qui agréera davantage au public que dans les versions précédentes, se rapprochant en cela des autres préfaces qui « se multiplient d’édition en édition et tiennent compte d’une historicité plus empirique 13 ». Les deux parties toutefois convergent autour de la question du plaisir du « Public », appréhendé tantôt d’un point de vue théorique, en analysant à ce qui fait l’agrément esthétique d’un texte, et tantôt d’un point de vue pratique, en mettant en scène l’approbation concrète que certains lecteurs ont donné au contenu du livre. On verra ainsi que la préface de 1701 tente de souder ensemble deux approches différentes de ce qui fait que l’on approuve une œuvre à l’âge classique, l’une appelant au jugement esthétique selon le plaisir que l’on prend à ce qui est agréable, l’autre appelant à une prise de position dans un champ culturel conflictuel, à travers la décision d’approuver ou non un texte. Tout se passe alors comme si Boileau tentait implicitement d’opérer un transfert de valeur entre ces deux approches, entre le plaisir esthétique légitime et le plaisir coupable de la polémique, dans l’espoir d’une improbable synthèse dialectique. Une telle relecture de la dernière préface à l’aune des 10 Voir Hélène Merlin-Kajman, Public et littérature en France au XVII e siècle, Paris, Belles Lettres, 1994, p. 59-112. 11 H. Merlin-Kajman, « Donner du plaisir au public : un enjeu littéraire paradoxal », La Revue, n o 4, 2009-2010, p. 3. 12 Jacques Derrida, La Dissémination, Paris, Seuil, 1972, p. 23, cité par G. Genette, Seuils, op. cit., p. 165. 13 Ibid., p. 164. Léo Stambul PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0012 176 notions connexes d’« approbation », d’« agrément » et d’« agréable », permettra en outre de faire le lien avec d’autres aspects saillants de ce texte, à commencer par la revendication explicite de son identité d’auteur. Sociologie de l’approbation : le bon gré de l’auteur Votre approbation lui peut servir de mère 14 . Ce que l’histoire littéraire a principalement retenu de l’édition des Œuvres diverses de 1701 reste l’apposition par Boileau de son nom propre, acte volontaire par lequel il donne ostensiblement son agrément à son œuvre : Je n’ai donc point de regret d’avoir encore employé quelques-unes de mes veilles à rectifier mes Ecrits dans cette nouvelle Edition, qui est pour ainsi dire, mon Edition favorite. Aussi y ai-je mis mon nom, que je m’étois abstenu de mettre à toutes les autres. J’en avois ainsi usé par pure modestie : mais aujourd’huy que mes ouvrages sont entre les mains de tout le monde, il m’a paru que cette modestie pouroit avoir quelque chose d’affecté 15 . La légitimation du livre par l’apposition du nom réel « S r Boileau-Despréaux », au lieu de l’astéronyme « Sieur D*** » utilisé jusque-là, relève bien sûr de la mise en scène, puisque personne n’ignorait alors son identité. Mais ce geste reste malgré tout un petit événement si l’on considère qu’il adjoint également son nom social patronymique « Boileau 16 » au toponyme « Des Préaux » qui avait longtemps permis de distinguer le « cadet Boileau 17 » de feu Gilles son aîné. À suivre l’argumentaire exposé dans la préface, l’authentification de l’œuvre est d’abord la conséquence d’un travail de peaufinage et de correction qui rappelle à quel point l’auctorialité pour Boileau est liée à un imaginaire de contrôle absolu du texte 18 . Mais Boileau n’a pas attendu 1701 pour mettre en avant ce travail du texte et chaque édition lui fut toujours une occasion 14 Molière, Les Femmes savantes, III, 1, v. 724, éd. Cl. Bourqui et G. Forestier, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2010, t. 2, p. 572. 15 N. Boileau, Préface de 1701 (O.C., p. 4). 16 Jusqu’alors, le nom de « Boileau » n’apparaissait qu’à la fin de l’Épître I sous la forme de l’astéronyme « B*** » valant bien pour deux syllabes (Épître I, v. 187, O.C., p. 107). 17 [Charles Cotin], La Satyre des satyres, s.l., 1666, p. 4, v. 26. 18 Voir Delphine Reguig, Boileau poète. « De la voix et des yeux », Paris, Classiques Garnier, 2016, p. 210-211. Voir également « De la transgression au contrôle : les imaginaires philologiques boléviens », dans « À qui lira ». Littérature, livre et librairie en France au XVII e siècle, dir. M. Bombart, S. Cornic, E. Keller-Rahbé et M. Rosellini, Tübingen, Narr, coll. « Biblio 17 », n o 222, 2020, p. 249-259. Théorie ou pratique de l’agrément : Boileau et la dernière préface PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0012 177 pour proclamer un état plus poli du texte que la version précédente, faisant seulement de la « favorite » le dernier coup de lime en date 19 . Derrière la quête d’un objet textuel parfaitement revu et corrigé, l’affirmation d’un sujet auctorial souverain par la signature permet surtout à Boileau de se placer du côté des « auteurs de “profession” », contre la « posture d’amateurs 20 » des pratiques galantes honnies, et de délimiter un corpus stabilisé d’œuvres propres autour de son propre nom : D’ailleurs, j’ai esté bien aise, en le mettant à la teste de mon Livre, de faire voir par là quels sont précisément les ouvrages que j’avoüe, et d’arrester, s’il est possible, le cours d’un nombre infini de méchantes pièces qu’on répand partout sous mon nom, et principalement dans les Provinces et dans les Païs étrangers. J’ay mesme, pour mieux prévenir cet inconvénient, fait mettre au commencement de ce volume une liste exacte et détaillée de tous mes Ecrits, et on la trouvera immediatement après cette Preface 21 . À côté du danger réel des fausses attributions, Boileau dénonce ici également les éditions clandestines, celles qui frustrent ses libraires, mais aussi celles qui donnent des clés à ses pièces satiriques. Évoquant juste après « ce qui est arrivé à quelques autres de mes pièces, que j’ai vu devenir publiques avant même que je les eusse mises sur le papier 22 », le signataire rappelle en effet le piratage de ses trois dernières épîtres 23 , et notamment l’Épître XII sur l’amour de Dieu dont il avait dû dénoncer (ou désigner malicieusement sous couvert de dénoncer) la contrefaçon hollandaise « et [l]es notes téméraires qui y sont 24 » parce qu’elles révélaient les véritables noms de ses cibles. La signature 19 Voir N. Boileau, Avis « Au lecteur » des Œuvres diverses de 1674 in-4 o : « Le lecteur saura seulement que je lui donne une édition de mes satires plus correcte que les précédentes » (O.C., p. 856) ; Préface des Œuvres diverses de 1683 : « Voici une édition de mes ouvrages beaucoup plus exacte que les précédentes » (O.C., p. 857) ; Avertissement des Œuvres diverses de 1694 : « je leur donne dans cette nouvelle édition […] mes anciens ouvrages exactement revus » (O.C., p. 859). 20 Voir Delphine Denis, Le Parnasse galant. Institution d’une catégorie littéraire au XVII e siècle, Paris, H. Champion, 2001, p. 179, cité par D. Reguig, Boileau poète, op. cit., p. 211. 21 N. Boileau, Préface de 1701 (O.C., p. 4). 22 Ibid. (O.C., p. 4-5). 23 Voir les lettres de Jean-Baptiste Dubos à Pierre Bayle du 19 décembre 1695 et du 27 avril 1696, Correspondance de Pierre Bayle, éd. É. Labrousse et A. McKenna, Oxford, Voltaire Foundation, t. 9, 2012, lettre n o 1067 et t. 10, 2013, lettre n o 1107 (citées dans O.C., p. 975 et 979). 24 N. Boileau, Préface des Épîtres nouvelles, variantes de 1698 (O.C., p. 974). On se permet de renvoyer à un précédent article : « L’Épître XII de Boileau : rendre les équivoques acceptables » [2014], dans Éprouver les limites de l’acceptable, dir. J.- P. Cavaillé, Les Dossiers du Grihl, Hors-série, n o 2, 2022 [en ligne]. Léo Stambul PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0012 178 en nom propre est donc aussi liée à un contexte polémique encore chaud en 1701 et la proclamation de l’autorité de Boileau peut être perçue autant comme un geste défensif que comme une agression supplémentaire propice à rappeler à ses adversaires qu’en matière de satire, il persiste - et signe. Supposer des enjeux polémiques dans l’aveu de l’auteur nous conduit toutefois plus avant et permet de faire quelques hypothèses sur la première mention officielle en français du nom de « Boileau » dans son livre, qui ne date pas de 1701, mais en réalité de 1698. En effet, si l’on regarde, non pas les pages de titre, mais les textes des privilèges d’imprimerie 25 , on observe que le privilège en nom propre qui a servi à publier les Œuvres diverses du S r Boileau Despréaux en 1701 a dans les faits été pris dès octobre 1697 pour publier les Épîtres nouvelles du sieur D*** de 1698. Sans entrer dans le détail des bricolages éditoriaux 26 , ce privilège de 1697 évoque explicitement le rôle de « personnes de mérite et de distinction 27 » qui ont applaudi aux derniers ouvrages du poète, à savoir Louis-Antoine de Noailles, archevêque de Paris, et Jacques Bénigne Bossuet, évêque de Meaux, qui avaient tous deux donné leur approbation à la publication de l’Épître XII sur l’amour de Dieu. Il serait possible alors d’en conclure que la mention du nom réel de l’auteur dans le privilège ait pu être un gage envers les autorités religieuses, qui sinon auraient pu rechigner à approuver un texte satirique sans nom, fleurant trop le pamphlet. Mais peut-être est-ce là conclure trop vite à « un rapport causal entre des événements concomitants 28 », puisque Boileau ne mettra pas son nom sur la page de titre en 1698, mais uniquement en 1701. Le contexte religieux, s’il est important, reste donc sans doute insuffisant pour expliquer la levée de l’anonymat, ce qui conduit à formuler une autre hypothèse qui lierait cet événement à l’évolution du contexte polémique dans ces années-là. En effet, jusque-là, les querelles de Boileau étaient surtout des duels personnels avec les auteurs qu’il avait diffamés. Le pseudonyme de « Sieur D*** » pouvait alors apparaître comme un « nom de guerre 29 », à 25 Voir Nicolas Schapira, « Nom propre, nom d’auteur et identité sociale. Mises en scène de l’apparition du nom dans les livres du XVII e siècle », dans L’anonymat de l’œuvre, dir. B. Parmentier, Littératures classiques, n o 80, 2013, p. 69-86. 26 On se permet sur ce point de renvoyer à notre ouvrage, Le Régent du Parnasse. Le pouvoir littéraire de Boileau, Paris, Classiques Garnier, à paraître. 27 N. Boileau, Œuvres diverses du Sieur D***, Paris, Cl. Barbin, 1694 [1698], n.p. [p. 273]. 28 Oded Rabinovitch, « Anonymat et institutions littéraires au XVII e siècle : la revendication des œuvres anonymes dans la carrière de Charles Perrault », dans L’anonymat de l’œuvre, op. cit., p. 99. 29 Voir [Jean Chapelain], Au Cynique Despreaux, B.n.F., ms 892, f o 68 r o : « Et vous ne vous offenserés pas sans doute si je vous traitte de Chien. C’est vostre Nom de Théorie ou pratique de l’agrément : Boileau et la dernière préface PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0012 179 l’image de Gacon qui reprendra la scénographie satirique de Boileau en signant « Le poète sans fard ». Mais avec la querelle avec les jésuites et la querelle des Anciens et des Modernes, la polémique agite désormais des réseaux entiers et s’articule autour de propositions doctrinales explicites. Dans ce système, les noms réels des acteurs qui prennent parti deviennent cruciaux, puisqu’ils permettent justement de dessiner un parti 30 . L’officialisation du nom de Boileau dans son livre pourrait ainsi prendre sens dans le contexte de la querelle autour de la doctrine jésuite, afin de mettre en résonnance sa position officielle avec celle de « Bossuet » et « Noailles » auxquels le privilège de 1697 renvoie. Assurément, relus dans la perspective agonistique de la publication d’un réseau de partisans, les textes préfaciels de Boileau se révèlent de plus en plus riches en noms propres célèbres à partir de 1694 31 . En 1701, les noms de « Rollin », « Bossuet » et « Noailles », toujours présents dans les préfaces intermédiaires, accompagnent le nom de « Valincour mon illustre associé à l’histoire 32 » du roi, pour expliciter ses liens avec le pouvoir, celui d’« Ericeyra » pour souligner sa célébrité internationale, et surtout celui d’« Arnauld » sur lequel il s’attarde longuement : […] mais une chose qui sera seurement agreable au Public, c’est le présent que je lui fais, dans ce mesme Livre, de la Lettre que le celebre Monsieur Arnauld a écrite à Monsieur P*** [Perrault] à propos de ma dixième Satire, et où, comme je l’ay dit dans l’Epistre à mes vers, il fait en quelque sorte mon apologie 33 . J’ay mis cette Lettre la derniere de tout le Volume, afin qu’on la trouvast plus aisément. Je ne doute point que beaucoup de Gens ne m’accusent de temerité, d’avoir osé associer à mes écrits l’ouvrage d’un si Guerre, et qui vous a semblé si beau que vous avés creu vous faire honneur en vous le donnant, au lieu de celuy de Despreaux, que vous avés supprimé, parce qu’il sonnoit mal dans le Monde. » 30 De façon similaire, le nom de « Boileau » sert de ralliement au parti des Anciens sous sa forme latine « Bolæus », que Charles Rollin introduit dans l’épître dédicatoire de sa traduction latine de l’Ode sur la prise de Namur, que Boileau insère justement dans ses propres Œuvres diverses du Sieur D*** de 1694 (Paris, D. Thierry, t. 2, p. 63). L’apparition de ce nom latin en 1694 dessine ainsi un réseau de partisans des Anciens dont les notoriétés s’appuient l’une l’autre - l’avis au lecteur de Boileau présentant Rollin comme l’un des « plus celebres Professeurs en eloquence de l’Université » (O.C., p. 859), tandis que Rollin s’adrese en retour au « Doctissimo et clarissimo viro Nicolao B. D. », drapé en maître de doctrine, de satirique qu’il était. 31 Notons que, depuis la querelle de Phèdre déjà, Boileau a multiplié dans ses épîtres les noms des illustres lecteurs à qui il faut que ses vers « sçachent plaire » (voir Épître VII [1683], v. 91-100, O.C., p. 129). 32 N. Boileau, Préface de 1701 (O.C., p. 4). 33 Voir N. Boileau, Épître X, v. 115-127 (O.C., p. 144). Léo Stambul PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0012 180 excellent Homme, et j’avoüe que leur accusation est bien fondée. Mais le moyen de resister à la tentation de montrer à toute la Terre, comme je le montre en effet par l’impression de cette Lettre, que ce grand Personnage me faisoit l’honneur de m’estimer et avoit la bonté meas esse aliquid putare nugas 34 ? En insistant longuement sur la lettre qu’Arnauld avait écrite à Perrault pour le défendre, Boileau accentue le scandale qu’avait représenté aux yeux des proches du théologien sa participation à une querelle profane. La publication de cette lettre privée qui ne lui était même pas destinée et qui aurait dû n’être montrée qu’à « quelques personnes discrètes, sans que cela coure dans le monde 35 », apparaît alors comme une façon de déployer l’approbation d’Arnauld depuis le terrain de la querelle contre les Modernes vers celui de la querelle contre les jésuites 36 . Cette « témérité » assumée de Boileau s’aggrave encore quand on observe l’étrange montage des deux volumes des Œuvres diverses que décrit longuement la préface de 1701. En miroir de la lettre d’Arnauld, placée à la fin du premier tome, Boileau annonce en effet qu’il publie à la fin du second tome une autre lettre « que j’écris à Monsieur Perrault, et où je badine avec lui sur nostre démêlé Poëtique, presque aussi-tost éteint qu’allumé 37 ». Or, cette lettre revient sur toute la polémique et révèle à quel point Boileau est conscient de manipuler son dispositif éditorial : J’aurois bien voulu pouvoir adoucir en cette nouvelle Édition quelques railleries un peu fortes qui me sont échappées dans mes Réflexions sur Longin ; mais il m’a paru que cela seroit inutile, à cause des deux Éditions qui l’ont precedée, ausquelles on ne manqueroit pas de recourir, aussi bien qu’aux fausses Éditions qu’on en poura faire dans les Pays étrangers, où il y a de l’apparence qu’on prendra soin de mettre les choses en l’état qu’elles estoient d’abord. J’ai creû donc que le meilleur moyen d’en corriger la petite malignité, c’estoit de vous marquer ici, comme je viens de le faire, mes vrais sentimens pour vous. J’espere que vous serez content de mon procédé, et que vous ne vous choquerés pas mesmes de la liberté que je me suis donnée de 34 N. Boileau, Préface de 1701 (O.C., p. 5). Citation de Catulle : « de considérer que mes bagatelles valent quelque chose ». 35 Antoine Arnauld, Lettre à Germain Vuillard du 17 avril 1694, Lettres de Messire Antoine Arnauld, Paris, S. d’Arnay, 1776, t. 3, lettre n o 1303, p. 772. 36 Contrairement à Bossuet qui avait approuvé l’Épître XII sur l’amour de Dieu mais avait critiqué la Satire X contre les femmes, Arnauld avait en effet défendu Boileau en affirmant que la Satire X était compatible avec la morale et la religion. 37 N. Boileau, Préface de 1701 (O.C., p. 5). Théorie ou pratique de l’agrément : Boileau et la dernière préface PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0012 181 faire imprimer dans cette derniere Édition la Lettre que l’illustre Monsieur Arnauld vous a écrite au sujet de ma dixiéme Satire 38 . Ce qui commence comme une « lettre badine 39 » s’achève donc, non sans « petite malignité », sur la révélation du nom complet du destinataire de la lettre d’Arnauld, rendant bien vain l’astéronyme « P*** » employé dans la préface de 1701. Loin d’éteindre donc la querelle, les excuses de Boileau font encore entendre sa malice et avertissent les lecteurs de l’existence de variantes du texte plus authentiques et corrosives 40 . La complexité du dispositif péritextuel que Boileau déploie dans l’édition de 1701 autour de sa lettre à Perrault lui permet encore de faire résonner tout un réseau de noms de lecteurs célèbres qui entrent alors dans l’espace du livre comme autant d’approbateurs informels. Dans la suite de cette lettre, Boileau oppose en effet à Perrault l’approbation qu’un grand nombre « d’esprits du premier ordre » ont donné aux Anciens, parmi lesquels il recense « non seulement des Lamoignons, des Daguesseaux, des Troisvilles, mais des Condés, des Contis, et des Turennes 41 », auprès desquels il devra d’ailleurs se justifier de les « nommer et […] declarer deffenseur[s] du bon goust 42 » malgré eux. Que ce soit dans la préface de 1701, dans sa lettre à Perrault ou dans ses dernières épîtres, Boileau s’adonne donc à cette époque à une sorte de namedropping inversé, qui ne met plus en valeur ses adversaires mais ses soutiens. Associés à son nom désormais officialisé, les noms essaimés fonctionnent comme une série d’approbations particulières, liant l’approbateur et l’approuvé pour former, bon gré mal gré, un parti cohésif où le plaisir du lecteur vient consolider la réputation de l’auteur. Boileau n’aura alors de cesse 38 N. Boileau, Lettre à M. Perrault de l’Académie française (O.C., p. 573-574). 39 N. Boileau, Réponse de Mons r Despréaux à un mémoire de Mons r Perrault (O.C., p. 567). 40 Ce jeu d’excuses ironiques pour mieux rappeler malicieusement les querelles passées se retrouve dans le paragraphe de la préface de 1683 que Boileau insère à la fin de la préface de 1701 : « Je n’ay pas prétendu dis-je, que Chapelain, par exemple, quoy qu’assez méchant Poète, n’ayt pas fait autrefois, je ne sçay comment, une assez belle Ode, et qu’il n’y eust point d’esprit ni d’agrément dans les ouvrages de Monsieur Q*** [Quinault], quoyque si éloignez de la perfection de Virgile. […] Je veux bien aussi avoüer qu’il y a du genie dans les ecrits de Saint-Amand, de Brebeuf, de Scuderi, et de plusieurs autres que j’ay critiqués et qui sont en effet d’ailleurs, aussibien que moy, tres-dignes de Critique. » (Préface des Œuvres diverses de 1683, O.C., p. 857, repris avec variantes dans la Préface de 1701, O.C., p. 6). 41 N. Boileau, Lettre à M. Perrault de l’Académie française (O.C., p. 571). D’Aguesseau, comme Termes, est présenté dans l’Épître XI comme un de ces fameux lecteurs à qui Boileau a su « plaire » (ibid., p. 146). 42 N. Boileau, Lettre à Chrétien-François de Lamoignon du 7 juillet 1703 (O.C., p. 819- 820). Léo Stambul PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0012 182 de rappeler que qui attaque un auteur approuvé attaque aussi son approbateur, que celui soit une personne sociale ou le « Public » dans son ensemble : […] traiter de haut en bas un Auteur approuvé du Public c’est traiter de haut en bas le Public mesme [et] tout ce qu’il y a de gens sensés […] qui me f[on]t l’honneur de meas esse aliquid putare nugas 43 . Mais ce mouvement de convergence ou de conversion entre l’approbation de quelques célèbres particuliers, que l’on peut nommer explicitement, et l’approbation du « Public » en général, reste un horizon fantasmatique. Aussi, pour pallier au mirage de l’approbation d’un corps aussi abstrait que le « Public », Boileau développe dans le reste de sa préface une réflexion théorique sur les mécanismes esthétiques de l’agrément du public. Esthétique de l’agréable : le bon goût du public Vaste chambre d’écho des approbations données par les grands personnages de l’époque, la préface de 1701 est aussi le lieu de la théorisation de ce que devrait être l’approbation du public, phénomène abstrait, voire imaginaire, qui nécessite d’abord de se placer à un haut degré de généralité, à distance justement de l’approbation des particuliers : Je ne sçaurois attribuer un si heureux succez qu’au soin que j’ay pris de me conformer toûjours [aux] sentimens [du Public], et d’attraper, autant qu’il m’a esté possible, son goust en toutes choses. C’est effectivement à quoy il me semble que les Écrivains ne sçauroient trop s’étudier. Un ouvrage a beau estre approuvé d’un petit nombre de Connoisseurs, s’il n’est plein d’un certain agrément et d’un certain sel propre à piquer le goust general des Hommes, il ne passera jamais pour un bon ouvrage, et il faudra à la fin que les Connoisseurs eux mesmes avoüent qu’ils se sont trompés en luy donnant leur approbation 44 . Contre le jugement étayé des « connaisseurs », Boileau privilégie la faculté générale du « goût », malgré son caractère vague et labile. Un tel déplacement permet néanmoins de mettre l’approbation du « Public » du côté de l’appréciation sensible d’un texte, loin des procédures d’évaluation des « happy few 45 » qui maîtrisent les règles de l’art. 43 N. Boileau, Lettre à Claude Brossette, 1 er avril 1700 (O.C., p. 642). Voir également Molière, L’Impromptu de Versailles, Scène 5 : « […] lorsqu’on attaque une pièce qui a eu du succès, n’est-ce pas attaquer plutôt le jugement de ceux qui l’ont approuvée, que l’art de celui qui l’a faite ? » (éd. cit., t. 2, p. 840). 44 N. Boileau, Préface de 1701 (O.C., p. 1). 45 Ceci contredit les analyses de Francis Goyet selon qui Boileau défendrait une poésie qui « ne peut être comprise que de vos pairs, c’est-à-dire d’autres maîtres dans le Théorie ou pratique de l’agrément : Boileau et la dernière préface PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0012 183 Mais en favorisant « le goust du public [qui] est toujours sûr 46 » contre l’avis des personnes éminentes et des professionnels des belles-lettres 47 , Boileau se place lui-même en défaut en tant que « connaisseur 48 ». On comprend dès lors mieux l’énonciation de la préface de 1701, qui ne cesse de repousser toute forme de lourdeur didactique. Si Boileau emprunte en effet le schéma démonstratif des Réflexions critiques sur le sublime qu’il insère alors dans son volume (une proposition générale suivie d’exemples et de contreexemples extraits de poètes contemporains), il refuse néanmoins de développer sa théorie, afin de ne pas transformer sa préface en traité : « Je pourois dire un nombre infini de pareilles choses sur ce sujet, et ce seroit la matière d’un gros Livre […] 49 . » Résistant à la tentation de faire de son péritexte un texte de doctrine, Boileau abrège systématiquement les développements théoriques pour donner justement à sa préface « cet air libre et facile qui fait […] un des plus grands charmes du discours 50 », dont il est justement en train de théoriser l’effet. Le propos théorique n’est alors formulé qu’avec réticence, comme une réponse à l’insistance d’un interlocuteur fictif : même art : des initiés, des gens du métier, des professionnels, en un mot les docti de Quintilien. […] Elles ne s’adressent pas aux débutants indoctes, mais aux étudiants avancés, aux proficientes qui sont presque maîtres, et bien sûr aux autres maîtres vos rivaux. » (« L’orgueil de Ronsard : raison et sublime chez Boileau », dans Les Audaces de la prudence. Littérature et politique aux XVI e et XVII e siècles, Paris, Classiques Garnier, 2009, p. 205-206). 46 N. Boileau, d’après Mathieu Marais, cité par Cl. Brossette, Mémoires concernant la vie et les ouvrages de M. Boileau-Despréaux, B.M. Lyon, ms. 6432, f o 330. 47 Ibid., f os 309-310 : « Mon frere a traduit le 4 e Livre de l’Énéide, cela n’est pas bon, et cet indomptable [inébranlable] Public ne l’a point goûté. […] Cet ouvrage fut lû à feüe Madame, et à Mr. Ogier ce fameux prédicateur, qui l’approuverent. J’en fis la préface [O.C., p. 624-625] où je fis tout ce que je pus par de grandes phrases pour faire valoir ces approbations. Tout cela n’a rien gagné sur le Public qui s’est obstiné à le laisser chez le Libraire […]. » Sur l’obstination du « Public revolté », amoureux du Cid, en dépit de Richelieu et des doctes, voir Satire IX, v. 227-234 (O.C., p. 54). 48 Ibid., f o 424 : « [Boileau] disoit de plus, que ce qu’on appelle le Public est composé de ces deux sortes de gens là : des connoisseurs, et des non connoisseurs : car il arrive souvent, que les connoisseurs goutent un ouvrage, ou un endroit d’ouvrage, qui n’est pas ensuite gouté ni approuvé du public. Cela est arrivé plusieurs fois à Moliere, à Racine et à moi. […] Nous étions pourtant des connoisseurs. » 49 N. Boileau, Préface de 1701 (O.C., p. 3). Voir aussi la Réflexion critique XI : « Je pourrois rapporter icy un nombre infini d’exemples, et dire encore mille choses de semblable force sur ce sujet » (O.C., p. 561), et l’avis « Au lecteur » des Œuvres diverses de 1674 in-8 o : « […] j’ay naturellement une espece d’aversion pour ces longues Apologies qui se font en faveur de bagateles aussi bagateles que sont mes Ouvrages » (O.C., p. 860). 50 N. Boileau, Préface de 1701 (O.C., p. 3). Léo Stambul PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0012 184 Que si on me demande ce que c’est que cet agrément et ce sel, Je répondray que c’est un je ne sçay quoy, qu’on peut beaucoup mieux sentir, que dire 51 . Assimilée à un « je ne sais quoi », l’approbation du « Public » est présentée comme un processus esthétique au sens propre du terme, relevant de la conformité de « sentiments » d’une communauté d’individus anonymes qui ne partagent pas un savoir acquis, mais une même disposition naturelle à sentir et à éprouver du plaisir 52 . Aussi, la suite de la préface insiste-t-elle particulièrement sur le caractère naturel de cet « agrément » qui permet au « Public » d’approuver une œuvre : À mon avis neanmoins, [cet agrément] consiste principalement à ne jamais présenter au Lecteur que des pensées vraies et des expressions justes. L’Esprit de l’Homme est naturellement plein d’un nombre infini d’idées confuses du Vrai, que souvent il n’entrevoit qu’à demi ; et rien ne lui est plus agreable que lors qu’on luy offre quelqu’une de ces idées bien éclaircie, et mise dans un beau jour 53 . Sous l’influence de Descartes et de la Logique de Port-Royal, Boileau présuppose en l’homme un partage universel du « Vrai », inscrit dans sa propre nature, mais que sa faiblesse humaine offusque. Or, parce que « la Nature est vraye, et d’abord on la sent 54 », l’agrément viendra de la reconnaissance de cette idée « naturellement » vraie, par l’entremise d’un langage suffisamment expressif pour mettre cette vérité « dans un beau jour 55 ». Associée à la redécouverte d’une vérité naturelle, l’agrément du « Public » devra alors faire fond sur un plaisir éprouvé qui saura résister à l’épreuve du temps. La suite de la préface de 1701 opère ainsi un renversement conséquentialiste, faisant du plaisir du « Public » non le produit d’une cause, souvent difficile à déterminer, mais la conséquence d’un processus de sélection naturelle : Le gros des Hommes peut bien, durant quelque temps, prendre le faux pour le vrai, et admirer de méchantes choses ; mais il n’est pas possible qu’à la longue une bonne chose ne luy plaise ; et je deffie tous les Auteurs les plus mécontens du Public de me citer un bon livre que le Public ait jamais rebutté : à moins qu’ils ne mettent en ce rang leurs écrits, de la bonté desquels Eux seuls sont persuadez. J’avoüe neanmoins, et on ne le sçauroit 51 Ibid. (O.C., p. 1). 52 Voir D. Reguig, Boileau poète, op. cit., p. 110-114. 53 N. Boileau, Préface de 1701 (O.C., p. 1). 54 N. Boileau, Épître IX, v. 86 (O.C., p. 135). 55 Voir D. Reguig, Boileau poète, op. cit., p. 152-158 et Le corps des idées. Pensées et poétiques du langage dans l’augustinisme de Port-Royal (Arnauld, Nicole, Pascal, Mme de La Fayette, Racine), Paris, H. Champion, 2007. Théorie ou pratique de l’agrément : Boileau et la dernière préface PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0012 185 nier, que quelquefois, lors que d’excellens ouvrages viennent à paroistre, la Caballe et l’Envie trouvent moyen de les rabbaisser, et d’en rendre en apparence le succez douteux : mais cela ne dure guéres ; et il en arrive de ces ouvrages comme d’un morceau de bois qu’on enfonce dans l’eau avec la main : il demeure au fond tant qu’on l’y retient, mais bien-tost la main venant à se lasser, il se releve et gagne le dessus 56 . Adossant le jugement esthétique sur la finalité naturelle, la comparaison avec la flottaison du bois accentue la naturalisation du mouvement par lequel s’impose la « réussite poétique identifiée au plaisir que le texte produit 57 ». Dès lors, même dépourvu de finesse, « le gros des Hommes » sera réputé capable produire un jugement sûr parce qu’il appréhende l’œuvre dans une temporalité différente de celle des approbations particulières. Alors que ces dernières sont produites dans le temps court des « cabales » et des querelles, le jugement du « Public » au contraire s’inscrit dans le temps long de la postérité, dans la temporalité diffuse des chefs d’œuvre voués à devenir des « classiques » par « l’approbation de plusieurs siecles 58 ». En inscrivant la préface de 1701 dans la continuité de la septième Réflexion critique, qui affirmait déjà qu’« il n’y a en effet que l’approbation de la Postérité qui puisse établir le vrai mérite des Ouvrages » et que « le gros des Hommes à la longue ne se trompe point sur les ouvrages d’esprit 59 », Boileau adapte sa théorie esthétique aux coordonnées de la querelle des Anciens et des Modernes et au débat sur l’historicité de la sensibilité 60 . Reconceptualisé comme un phénomène plus naturel que culturel, le plaisir du « Public » peut en effet niveler le rapport au temps et rapprocher la postérité dans laquelle une œuvre se projette de l’antiquité dans laquelle elle prend source 61 . L’agrément produit par le discours sera même d’autant plus fort que le fond de la pensée qu’il exprime sera ancien et commun : Qu’est-ce qu’une pensée neuve, brillante, extraordinaire ? Ce n’est point, comme se le persuadent les Ignorans, une pensée que personne n’a jamais 56 N. Boileau, Préface de 1701 (O.C., p. 3). Voir Molière, Avertissement des Fâcheux : « je m’en remets aux décisions de la multitude et je tiens aussi difficile de combattre un ouvrage que le public approuve, que d’en défendre un qu’il condamne. » (éd. cit., t. 1, p. 150). 57 D. Reguig, Boileau poète, op. cit., p. 46. 58 N. Boileau, Réflexion critique VII (O.C., p. 526). 59 Ibid. (O.C., p. 523-524). Voir D. Reguig, Boileau poète, op. cit., p. 104-105. 60 Voir Larry F. Norman, Sous le choc de l’antique. Littérature et histoire dans la France de la première modernité [2011], trad. D. Meur, Paris, Hermann, 2022. 61 Voir Volker Schröder, « Classique par anticipation : Boileau et le fol espoir de l’immortalité », dans Nicolas Boileau (1636-1711). Diversité et rayonnement de son œuvre, dir. R. Zaiser, Œuvres et critiques, 2012, n o 37, p. 125-141. Léo Stambul PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0012 186 euë, ni dû avoir : c’est au contraire une pensée qui a dû venir à tout le monde, et que quelqu’un s’avise le premier d’exprimer. Un bon mot n’est bon mot qu’en ce qu’il dit une chose que chacun pensoit, et qu’il la dit d’une maniere vive, fine et nouvelle 62 . La pensée est une matière commune dont le goût provient de l’art de savoir l’assaisonner, c’est-à-dire la mettre à la bonne saison, pour la faire briller à nouveau. Tout le talent d’un bon auteur se mesure alors à sa capacité à « s’approprier les pensées d’autruy et les rendre siennes, en sorte qu’elles paroissent nouvelles, comme j’ay fait en imitant les anciens 63 . » Comme chez Pascal, le bon discours sera ainsi celui qui fera sentir en lui la force toujours vivace de sa source ancienne et commune, pour filer les métaphores naturalistes 64 . C’est pourquoi le travail même de l’auteur doit s’effacer pour laisser place au travail de la nature : Ce sont les ouvrages faits à la hâte, et, comme on dit, au courant de la plume, qui sont ordinairement secs, durs, et forcés. Un ouvrage ne doit point paroistre trop travaillé, mais il ne sçauroit estre trop travaillé ; et c’est souvent le travail mesme qui en le polissant, luy donne cette facilité tant vantée qui charme le Lecteur 65 . Pour augmenter l’agrément du lecteur, tout dans l’œuvre doit donc faire oublier la présence d’un auteur qui sue ou qui théorise 66 . Celui qui domine son art doit alors s’efforcer d’effacer son art et son statut de savant, pour endosser l’èthos familier d’un homme simple et sans orgueil, capable de penser et de juger simplement des choses les plus communes. Mais la posture éthique ainsi associée à la théorie esthétique de l’agrément n’a rien de simple pour autant, dans la mesure où elle aussi « ne doit point paroistre trop travaillé[e], mais […] ne sçauroit estre trop travaillé[e] ». 62 N. Boileau, Préface de 1701 (O.C., p. 1-2). 63 N. Boileau, d’après M. Marais, cité par Cl. Brossette, Mémoires, op. cit., f o 336. 64 Voir Blaise Pascal, De l’esprit géométrique, II, « De l’art de persuader », dans Les Provinciales, Pensées et opuscules divers, éd. G. Ferreyrolles et Ph. Sellier, Paris, LGF, 2004, p. 140-142 : « Tous ceux qui disent les mêmes choses ne les possèdent pas de la même sorte […]. Il faut donc sonder comme cette pensée est logée en son auteur ; comment, par où, jusqu’où il la possède. […] Tel dira une chose de soi-même sans en comprendre l’excellence, où un autre comprendra une suite merveilleuse de conséquences qui nous font dire hardiment que ce n’est plus le même mot, et qu’il ne le doit non plus à celui d’où il l’a appris, qu’un arbre admirable n’appartiendra pas à celui qui en avait jeté la semence, sans y penser et sans la connaître, dans une terre abondante qui en aurait profité de la sorte par sa propre fertilité. » 65 N. Boileau, Préface de 1701 (O.C., p. 3-4). 66 Voir D. Reguig, Boileau poète, op. cit., p. 58-60. Théorie ou pratique de l’agrément : Boileau et la dernière préface PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0012 187 Éthique de l’agrément : le bon mot du souverain À ne lire la préface de 1701 que pour les développements théoriques qu’elle propose autour de l’agrément du « Public », on en viendrait presque à oublier les efforts considérables que Boileau y déploie parallèlement pour mettre en scène les approbations d’illustres particuliers dont il sème partout les noms, comme des « attestations », voire des « certificat[s] en forme 67 » dont se moquent ses adversaires. Or, tous ces efforts théoriques ont paradoxalement donné à la notion même de « Public » un aspect très abstrait, dont Boileau devra se justifier face aux railleries de ses adversaires : [On a dit] à propos du congé que j’ay pris du Public en le remerciant de l’aprobation qu’il avoit donnée à mes ouvrages, que Le Public seroit bien impoly s’il ne répondoit pas à mon remerciement. […] le monde ne s’attend point à ces termes ny à ce remerciement du Public qui est là placé contre le bon sens, car un autheur peut remercier le Public, mais le Public ne remercie pas un autheur 68 . C’est peut-être justement à cause de ce caractère peu concret du « Public » que Boileau ne renonce pas à la valeur ajoutée que représentent les approbations particulières. L’apologie d’Arnauld apparaît de ce point de vue emblématique de la façon dont l’approbation d’un particulier est appelée à être convertie en agrément public, tourné vers la postérité : Arnauld le grand Arnauld fit mon apologie. Sur mon tombeau futur, mes Vers, pour l’énoncer, Courés en lettres d’or de ce pas vous placer. Allés jusqu’où l’Aurore en naissant void l’Hydaspe, Cherchés, pour l’y graver, le plus précieux jaspe. Sur tout à mes Rivaux sçachés bien l’étaler 69 . Quoiqu’érigée en monument aussi durable que l’airain, l’approbation d’Arnauld demeure, par le dernier vers, une arme qu’il convient d’« étaler » dans le temps chaud des querelles. La fonction esthétique future qu’elle sera supposée exercer n’efface pas sa fonction polémique présente, mais se superpose à celle-ci sans dépassement dialectique. La publication de la lettre d’Arnauld dans le volume des Œuvres diverses de 1701, assurément désagréable à Perrault, est en effet, non sans malice, qualifiée de présent « qui sera 67 Pierre de Bellocq, Lettre de Madame de N... à Madame la Marquise de... sur la Satyre de Monsieur D** contre les femmes, Paris, N. Le Clerc, 1694, p. 8. 68 N. Boileau, d’après M. Marais, cité par Cl. Brossette, op. cit., f o 341-342. 69 N. Boileau, Épître X, v. 122-127 (O.C., p. 144). Léo Stambul PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0012 188 seurement agreable au Public 70 ». Perfide provocation, sans aucun doute, mais qui rappelle que le « Public » est doté pour Boileau de la capacité de tirer du plaisir de la représentation des choses violentes et inconvenantes. Conformément à la théorie aristotélicienne selon laquelle l’art mimétique peut rendre plaisant tout « monstre odieux 71 », Boileau prétend donc encore faire de ses querelles une représentation agréable devant laquelle le public, enclin à se délecter des combats de plume, est invité à adopter la position distanciée de « spectateurs indifférents 72 ». Aussi, à bien tirer les conséquences de cette hypothèse, il apparaît qu’aux yeux de Boileau, la médisance satirique puisse fonctionner comme un élément poétique participant du plaisir du « Public », sans pour autant perdre sa teneur agressive. De ce point de vue, et en dépit de son allure de tombeau, la préface de 1701 ne renie pas la « liberté 73 » insolente proclamée dès 1666 à propos des premières Satires, comme en témoigne l’étrange patchwork de la fin du texte, qui cite un paragraphe entier de la préface de 1683 74 , avant de renvoyer finalement à la Satire IX 75 , texte réflexif produit au cœur de la querelle, auquel renvoyait déjà la fin du Discours sur la satire 76 . La seule véritable concession que Boileau fait alors reste paradoxale, puisqu’au lieu d’immuniser les individus particuliers qu’il cible en les sortant du champ de la critique, il s’y inclut délibérément lui-même et se soumet avec eux, tous ensemble, au tribunal de l’opinion commune, comme le rappelle la fin de la préface de 1701 : 70 N. Boileau, Préface de 1701 (O.C., p. 5). Voir Mémoires pour l’histoire des Sciences et des beaux-arts, Trévoux, septembre 1703, article CXLIX, p. 1539 : « M. Despréaux ne doute pas que le present qu’il fait de cette lettre, ne soit très agréable au public. Il est vrai que c’est un vrai present, & une pure libéralité, car le public ne pouvait pas exiger que l’auteur donnât une lettre qui ne lui étoit point écrite. » 71 N. Boileau, Art poétique, chant III, v. 1 (O.C., p. 169). 72 N. Boileau, Discours sur la satire (O.C., p. 57). On se permet de renvoyer sur ce point à un précédent article : « L’intérêt des méthodes, ou comment écrire l’histoire des querelles littéraires ( XVII e - XVIII e siècles) », dans Les querelles littéraires, dir. P. Dufief et Fr. Roudaut, Travaux de littérature, n o 32, 2019, p. 39-66. 73 N. Boileau, Avis « Le libraire au lecteur » de 1666 (O.C., p. 854). 74 Voir N. Boileau, Préface de 1701 : « Je veux bien […] répéter encore ici les mêmes paroles que j’ai dites sur cela dans la préface de mes deux éditions précédentes [1683 et 1694]. » (O.C., p. 6). 75 Ibid. : « Mais j’ai mis tout ce raisonnement en rimes dans ma neuvième Satire, et il suffit d’y renvoyer mes Censeurs. » (O.C., p. 6). Voir Satire IX, v. 165-190 (O.C., p. 53). 76 Voir N. Boileau, Discours sur la satire : « J’aurois bien d’autres choses à dire sur ce sujet. Mais comme j’ay déja traité de cette matiere, dans ma neuviême Satire, il est bon d’y renvoyer le Lecteur. » (O.C., p. 61). Théorie ou pratique de l’agrément : Boileau et la dernière préface PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0012 189 En effet, qu’est-ce que mettre un ouvrage au jour ? N’est-ce pas en quelque sorte dire au Public : Jugez-moy ? Pourquoy donc trouver mauvais qu’on nous juge 77 ? Cette égale soumission à l’autorité du « Public » permet de comprendre le sens que Boileau prétend donner aux critiques qu’on donne et à celles que l’on reçoit. À ses yeux, les jugements interpersonnels, qu’ils relèvent de l’approbation ou de la désapprobation des particuliers entre eux, doivent être considérés comme fonctionnant de la même manière que le jugement du « Public ». Aussi, pour compenser cette disproportion entre un simple individu et une instance abstraite, les jugements produits par les particuliers doivent être en partie appréhendés de façon dépersonnalisante, comme dépris de leur contexte de production, afin de trouver un point de solidité qui ne les fera pas interprétés seulement comme de la médisance. Dès lors, à l’instar des critiques que Boileau lance dans ses Satires, les approbations des particuliers ne semblent pas faites au nom d’une doctrine ou des règles de l’art, mais d’abord au nom du « goût général des hommes ». À la différence peut-être justement de l’apologie d’Arnauld, fondée sur de la doctrine, toutes les approbations que Boileau met en scène ne proviennent pas de « connaisseurs » lettrés, mais de personnalités mondaines connues pour leur bon goût et sachant jusqu’où on peut entendre raillerie. À une certaine distance du monde des Lettres, les approbations particulières, quelles que soient leur origine, sont ainsi appelées à être en partie nivelées et dépersonnalisées pour ne relever que d’une même capacité à sentir, à parler et à rire 78 . Le bon goût dans les arts répond en cela au bon usage dans la langue et au bon sens de l’humour, pour lequel tout le monde est naturellement qualifié : On dit que Malherbe consultoit sur ses vers jusqu’à l’oreille de sa Servante ; et je me souviens que Moliere m’a montré aussi plusieurs fois une vieille Servante qu’il avoit chez lui, à qui il lisoit, disoit-il, quelquefois ses Comedies ; et il m’asseuroit que lorsque des endroits de plaisanterie ne 77 N. Boileau, Préface de 1701 (O.C., p. 6). 78 Voir l’anecdote apocryphe rapportée par Jacques de Losme de Monchesnay, Bolæana ou Bons mots de M. Boileau, Amsterdam, L’Honoré, 1742, p. 10 : « [Le Maréchal dit à Boileau] qu’il étoit bien délicat de ne pas approuver un Sonnet que le Roi avoit trouvé bon, & dont la Princesse avoit confirmé l’approbation par son suffrage. Je ne doute point, répliqua Monsieur Despréaux, que le Roi ne soit trèsexpert à prendre des Villes, & à gagner des batailles. […] Mais, avec votre permission, Monsieur le Maréchal, je crois me connoître en vers aussi-bien qu’eux. » Léo Stambul PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0012 190 l’avoient point frappée, il les corrigeoit, parce qu’il avoit plusieurs fois éprouvé sur son Theâtre que ces endroits n’y reüssissoient point 79 . Comme dans La Critique de L’École des femmes, la « plaisanterie » apparaît comme ce qui produit un plaisir immédiat et spontané, échappant aux règles et aux effets prévus par les « connoisseurs », ne relevant que de l’expérience empirique du public, lequel est naturellement apte à juger de son propre plaisir. Le rôle dévolu au bon mot dans la préface de 1701 prend alors tout son sens. En lui assignant la mission de « frapper les Hommes 80 », Boileau fait en effet du bon mot le relais de la théorie du sublime dont il venait de déployer toutes les ramifications dans ses Réflexions critiques, mais dont pourtant il ne dit mot dans sa préface. Malgré tous ses efforts pour le rendre compatible avec un langage simple, le sublime paraît sans doute encore trop lié à un èthos héroïque et à la grande éloquence, alors que le bon mot présente l’avantage d’être à la portée de tout un chacun et d’instaurer une forme de familiarité, ou du moins de mise à niveau de tous les interlocuteurs. L’exemple employé par Boileau est alors particulièrement significatif, puisqu’au lieu de proposer un bon mot d’origine littéraire, il donne comme exemple le bon mot d’un souverain : Considerons, par exemple, cette réplique si fameuse de Loüis Douzième à ceux de ses Ministres qui lui conseilloient de faire punir plusieurs Personnes, qui sous le regne precedent, et lors qu’il n’estoit encore que Duc d’Orleans, avoient pris à tâche de le desservir. « Un Roy de France, leur répondit-il, ne venge point les injures d’un Duc d’Orléans. » D’où vient que ce mot frappe d’abord ? N’est-il pas aisé de voir que c’est parce qu’il presente aux yeux une vérité que tout le monde sent, et qu’il dit, mieux que tous les plus beaux discours de Morale, Qu’un grand Prince, lorsqu’il est une fois sur le thrône, ne doit plus agir par des mouvemens particuliers, ni avoir d’autre veuë que la gloire et le bien general de son Estat 81 ? Le bon mot de Louis XII se présente comme un « énoncé exemplaire d’un rapport évident entre langue et pensée », relevant aussi d’une « démarche prudentielle 82 ». Le souverain déplace en effet la décision qu’il doit rendre de son terrain initial, puisque plutôt que de parler comme un « connaisseur » en matière de « Morale », il parle au nom d’une faculté commune de sentir les choses qui fait se métamorphoser son autorité. 79 N. Boileau, Réflexion critique I (O.C., p. 493-494). 80 N. Boileau, Préface de 1701 (O.C., p. 3). 81 Ibid. (O.C., p. 2). 82 D. Reguig, Boileau poète, op. cit., p. 169 et 170. Théorie ou pratique de l’agrément : Boileau et la dernière préface PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0012 191 Or, l’exemple choisi prend encore un relief supplémentaire si l’on garde à l’esprit qu’il s’agit d’un bon mot par lequel un roi prend la décision politique capitale de pardonner à ses ennemis, contre la raison d’État machiavélienne qui lui aurait recommandé de les punir. À l’image de la clémence d’Auguste, le bon mot de Louis XII repose sur une dissociation entre les deux corps du roi, celui qui a souffert les complots et celui qui pardonne souverainement 83 . Mais, au moment même où le roi affirme la déliaison des « mouvements particuliers » d’avec le « bien général » et la séparation de son corps privé d’avec le corps public de l’État, il utilise un langage simple et direct « que tout le monde sent ». L’expression heureuse du bon mot accompagne ainsi la volonté de sublimer l’individuel dans le collectif, par le biais d’un plaisir unanime censé refonder un commun - aux antipodes de la « pensée froide » qui isole un auteur dans sa bizarrerie et l’exile dans les « glaces du nord 84 ». En ce sens, le bon mot fait surgir l’èthos simple de l’énonciateur et ouvre à un rapport éthique à l’énoncé, à la place du rapport d’autorité propre au « connaisseur » laborieux et du discours autoritaire propre au souverain orgueilleux. Toutefois, il faut enfin noter que, bien qu’il parle de lui à la troisième personne, Louis XII se souvient de son corps particulier au moment même où il prétend s’en émanciper. En effet, plutôt que d’invoquer une maxime d’État abstraite parlant des devoirs de tous les souverains en général, Louis XII rappelle qu’il a bien été duc d’Orléans dans une phase antérieure de son existence et que cette maxime, dans cette formulation, ne s’applique paradoxalement qu’à lui seul. La phrase générale repose alors curieusement sur une double antonomase qui tient à distance autant son corps public (« un Roy de France ») que son corps particulier (« un Duc d’Orléans »), lui permettant d’éviter de dire « Je » et de maintenir l’équivoque ouverte. Le bon mot initie donc un mouvement de sublimation et d’assomption du particulier dans le général qui n’est pas sans reste : de même que le discours revêt les traits d’une maxime d’État, tout en s’affirmant sous la forme d’un simple bon mot, de même l’énonciateur revendique une forme d’autorité maximale tout en jouant sur un èthos plaisant de faiseur de bons mots. Toute la force du bon mot résiderait alors dans ce paradoxe qui consiste à faire surgir magistralement le corps public du roi à l’intérieur d’un discours simple, familier, capable de plaire à n’importe quel autre particulier, voire de le faire sourire 85 . 83 Voir H. Merlin-Kajman, L’absolutisme dans les Lettres et la théorie des deux corps. Passions et politique, Paris, H. Champion, 2000. 84 N. Boileau, Préface de 1701 (O.C., p. 2). 85 Voir Pierre Richelet, Dictionnaire français, 1680, art. « Mot » : « Un bon mot. Chose plaisante, chose dite avec esprit, chose qui surprend et fait rire. » Léo Stambul PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0012 192 Ainsi, en définitive, la place éminente donnée à la théorie du bon mot dans la dernière préface permet de souligner les tensions propres à l’écriture de Boileau. Elle rappelle d’abord que la question du particulier, si sensible dans les polémiques comme dans les approbations, ne disparaît pas dans un mouvement dialectique qui ne laisserait place qu’à des considérations esthétiques générales. Les enjeux sociaux des attaques ad hominem et des défenses particulières, qu’on lit tantôt dans les Satires et tantôt dans les Épîtres et les épigrammes, ne sont pas dépassées par les velléités esthétiques de Boileau, mais inclus au moins sous la forme d’une exclusion. Toujours présents, toujours actifs, les énoncés particularisants sont la source d’un plaisir pour les lecteurs, potentiellement innocent, mais assurément venimeux. Cette ambiguïté des usages du plaisir permet dès lors de relier les conceptions esthétiques de Boileau à sa conception de l’humour, qui prétend niveler les positions et mettre tout le monde en position de juger et d’être jugés, de railler et d’être raillés. Les bons mots sont en cela justement le propre de la satire 86 , qui les exploite alors dans une forme de badinage limite, visant à faire sourire ceux qui sauront entendre raillerie et grincer des dents ceux qui n’y verront que médisance et diffamation. Enfin, l’enchevêtrement de ces deux niveaux de lecture rejoint sans doute aussi, au niveau de la mise en scène du « Moi », « la problématique centrale de l’œuvre boilévien » que Paul Joret définissait comme « la quête d’une caution qui eût permis d’arbitrer les rapports entre microcosme et macrocosme », entre l’affirmation d’un « Moi » autoritaire et irrévérencieux et sa soumission au « Public », dans une équivoque maintenue ouverte 87 . Piquante et marmoréenne, la préface de 1701 tente donc cette gageure de tenir ensemble la dignité de l’adieu et la familiarité désinvolte des commencements, sans qu’aucune synthèse n’opère jamais vraiment. 86 Voir Satire VII, v. 74 (O.C., p. 39) ; Art poétique, chant II, v. 181 (O.C., p. 167). 87 Voir Paul Joret, Nicolas Boileau-Despréaux : révolutionnaire et conformiste, Tübingen, Narr, 1989, p. 16 : « Marginal face à la surpuissance de la société et écrasé par la toute-puissance divine, le moi n’aura de cesse de s’intégrer, de se disculper, de se dénoncer ; intégrée, fût-ce temporairement, aux grandes structures politiques et religieuses de la société, la muse boilévienne s’étiolera en mal de moi, et clamera à nouveau, impérieusement, son besoin d’indépendance. Face au déchirement ne restait qu’une solution, précaire et à la limite impossible : celle, synthétique, d’assumer l’équivoque en tant que telle. »
