Papers on French Seventeenth Century Literature
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0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
10.24053/PFSCL-2023-0013
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Le Romant de l’infidelle Lucrine de Nicolas Gougenot (1634) : un véritable roman bourgeois
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Marie-Gabrielle Lallemand
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PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0013 Le Romant de l’infidelle Lucrine de Nicolas Gougenot (1634) : un véritable roman bourgeois M ARIE -G ABRIELLE L ALLEMAND U NIVERSITÉ DE C AEN N ORMANDIE Introduction : faire du neuf Au seuil du Romant de l’infidelle Lucrine, l’imprimeur avertit ainsi le lecteur : La plupart de ceux qui se sont addonnez à ceste sorte d’escripts n’ont fait qu’imiter les autres qui ont escript avant eux, et retenans les conceptions d’autruy, n’ont pris peine qu’à les representer en des paroles differentes, soubs autres noms et par autre ordre. Mais en ce Livre tout est de l’Autheur, sans qu’il y ait rien emprunté d’aucun escript ancien ny moderne […]. En l’occurrence, il ne s’agit pas ici de sa part d’un propos fallacieux simplement destiné à attirer le chaland. Ce roman évoque un monde autre que celui dans lequel s’inscrivent les histoires des fictions narratives longues contemporaines et, si l’auteur ne rompt pas radicalement avec les fictions antérieures, comme l’affirme l’imprimeur, et emprunte divers éléments à des sous-genres de fiction contemporains, il les modifie profondément pour que son roman s’adapte à l’univers bourgeois. Il n’exemplifie donc pas les genres de narrations dont il s’inspire mais les transforme. En cela, il fait du neuf. Un héros bourgeois, satisfait de l’être Sur l’auteur du Romant de l’infidelle Lucrine, on ne sait que peu de choses : à partir de son œuvre, on ne peut que deviner quelques éléments biogra- 1 Le Romant de l’Infidelle Lucrine, Paris, Mathieu Colombel, 1634. François Lasserre a donné une édition de ce roman chez Droz en 1995 : c’est cette édition moderne que nous utilisons ici. P. 95. Marie-Gabrielle Lallemand PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0013 194 phiques . Mais ce que révèle son roman, assurément, c’est qu’il a pour la bourgeoisie, et particulièrement pour la bourgeoisie marchande, une grande considération, de sorte que la représentation qu’il en donne se distingue radicalement de celle qu’en livrent généralement les fictions du temps. Ces dernières, en effet, ne sont pas tendres avec tout ce qui sent la boutique. On le voit par exemple, à l’époque de la parution du Romant de l’infidelle Lucrine, avec le berger extravagant, Lysis, que son curateur, Adrian, qui « estoit un honneste homme, mais qui estoit fort simple, comme le sont la pluspart des bourgeois, et ne sçavoit autre chose que son traffic », présente ainsi : Ce jeune homme que vous venez de voir est fils d’un Marchant de soye, qui demeuroit en la ruë Sainct Denis. Il n’a eu que luy d’enfant, et l’a laissé si riche, que nous esperions qu’il releveroit nostre noblesse, et que nous verrions en nostre lignée un officier Royal, qui nous serviroit d’appuy. Vous sçavez qu’il a plusieurs fils de marchands qui le sont, et qu’encore que les nobles nous meprisent, nous valons bien autant qu’eux. Ils n’ont pas le pouvoir de donner comme nous de beaux offices à leurs enfans, et ce n’est que des emprunts qu’ils font chez nous que l’on les void si braves. Un demi-siècle plus tard, c’est une même représentation que l’on retrouve dans Le Bourgeois gentilhomme de Molière : les parents de monsieur Jourdain, comme ceux de Louis-Lysis, étaient marchands non de soie mais de drap et, comme eux, se sont enrichis par leur négoce . Dans le monde de la bourgeoise marchande, les drapiers tiennent en effet le haut du pavé . C’est à ce corps de marchand qu’appartient le héros du roman de Gougenot, Symandre, de même que son meilleur ami, Cléandre. Contrairement à la famille du berger extravagant, celles de Symandre et de Cléandre souhaitent que leurs enfants conservent leur « condition de Marchands », mais cela ne leur semble pas incompatible avec une éducation particulièrement soignée, qui comporte « les exercices du bal, de la musique, et des instrumens », outre l’apprentissage des 2 Voir l’introduction de F. Lasserre, particulièrement les pages 19-26. 3 Charles Sorel, L’Anti-Roman ou l’histoire du berger Lysis (1633-1634), seconde édition du Berger extravagant (1626-1627), E. Spica (éd.), Paris, H. Champion, p. 22. 4 Ibid. 5 Voir acte III, scène 12, la réplique de madame Jourdain, Molière, Le Bourgeois gentilhomme in Œuvres complètes, G. Forestier et C. Bourqui (éd.), Paris, Gallimard, « La Pléiade », 2010, p. 310. 6 À la suite de F. Lasserre, nous remarquons à quel point des descriptions de vêtements sont précises dans ce roman, ce qui nous engage à penser que le milieu des marchands drapiers est bien connu de l’auteur. 7 Le Romant…., p. 255. Sur la « dignité du négoce », voir l’introduction de F. Lasserre, p. 60-64. Le Romant de l’infidelle Lucrine de Nicolas Gougenot PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0013 195 « bonnes lettres » . De ce fait, il peut arriver qu’on les prenne pour ce qu’ils ne sont pas : un récit fait par Symandre à un comte, rapporte Cléandre, « fit passer nostre condition de Marchands dans l’esprit de ce jeune Seigneur, pour plus honorable qu’elle l’est en l’estime de plusieurs simples Gentils-hommes, qui ne peuvent s’imaginer autre Noblesse que dans l’extraction, croyans que la vertu de leurs peres doivent servir d’apuy à leurs vices ». Dans ce roman, l’élite sociale du temps, bourgeoise ou noble, se fréquente en toute sympathie. En Allemagne, Symandre et Cléandre se lient d’amitié avec Lysanthe, fils d’un baron originaire de la même province qu’eux, la Bourgogne, « qui cherissoit autant ma compagnie que je m’estimois heureux de la sienne », déclare Symandre . À Rome, ils retrouvent Adraste qui descend « d’une des plus nobles maisons de Champagne » avec lequel ils ont appris quelques années plus tôt à Dijon, le luth, le chant et la danse. Dans une auberge proche du Mont Cenis où ils sont bloqués par une avalanche, ils se lient avec des dames nobles, en toute simplicité. Revenus d’Allemagne, où ils se sont fait détrousser par des voleurs, Symandre et Cléandre vont apprendre les armes en se cachant de leurs parents, et ils projettent de se former dans les académies quand ils seront en Italie. Ce n’est pas pour sortir de leur condition : « non pas au mespris de nostre condition », dit Symandre 12 , mais pour pouvoir se défendre, ce qu’ils n’ont su faire en Allemagne. Pour autant tous les enfants de bourgeois ne partagent pas une même satisfaction de leur condition et le désordre de la guerre 13 peut leur permettre d’en changer, observe le même Symandre : Parmy cette confusion d’estat, le vice s’estoit soulevé, qui depravoit impunement les bonnes mœurs, desja corrompuës par la license que donne la guerre. Je trouvay tant de changement en nostre jeunesse, que j’eus bien de la peine à recognoistre mes compagnons : tel estoit alors Capitaine, qui 8 Ibid. On notera en outre que Symandre et Cléandre maîtrisent le latin (p. 264), émaillent leur propos de références judicieuses à la mythologie (p. 241, 392, 497, par exemple). L’éducation de Symandre a été particulièrement soignée : outre les arts d’agrément qu’il maîtrise parfaitement, il a des connaissances en cosmographie (p. 162-163) et manifeste une grande curiosité scientifique : il peut expliquer l’origine des avalanches (p. 103-106). 9 Ibid.…, p. 283. 10 Ibid., p. 390. 11 Ibid., p. 390-391. 12 Ibid.…, p. 386. 13 Le roman se déroule au tournant du siècle et, alors que les deux amis sont encore adolescents, les guerres de religion ne sont pas achevées. Marie-Gabrielle Lallemand PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0013 196 deux ans auparavant n’avoit point d’espée, et tel avoit fait adjouster un timbre à ses armes, auquel j’avois veu porter la mandille. Le roman met donc en scène des jeunes gens issus de l’élite sociale du temps, qui tous connaissent bien leur rang 15 , ce qui ne les empêchent pas de se côtoyer non seulement civilement mais même amicalement, parce qu’ils ont une même éducation. Somme toute, il en va dans ce roman comme dans Le Bourgeois gentilhomme. C’est bien en effet d’un défaut d’éducation dont souffre cruellement monsieur Jourdain, qui regrette amèrement de ne pas savoir « ce que l’on apprend au Collège 16 ». Il se distingue à cet égard de l’amant de sa fille, Cléonte, qui certes n’est pas gentilhomme mais est « un fort galant Homme, et qui mérite que l’on s’intéresse pour lui », déclare le comte Dorante 17 . À une différence près, de taille : la famille de Cléonte est d’origine bourgeoise 18 mais ses parents, ayant quitté le monde du négoce, ont acquis « des Charges honorables 19 » et ont ainsi intégré la noblesse de robe, à l’instar de Louis-Lysis qui, revenu de ses extravagances, acquiert un brevet d’officier royal, ce qui n’est absolument pas l’ambition du héros du Romant de l’infidelle Lucrine : Symandre est un marchand satisfait de l’être. Il y a dans ce roman un grand personnage ridicule, qui est issu du peuple, Robert Croquet, dont les discours divertissent la compagnie, discours qui précisément témoignent de son défaut d’éducation. Il est « marron », un terme qui désigne les habitants des Alpes dont le métier est de transporter les voyageurs, mais il n’est qu’un des marrons qui viennent régulièrement à l’auberge informer la compagnie qui y est bloquée de la situation météorologique, et il 14 Le Romant…, p. 495-496. Le timbre « en termes de Blason, se dit de tout ce qui se met sur l'Escu, qui distingue les degrez de Noblesse ou de dignité » et la mandille, toujours selon la définition du Dictionnaire de Furetière (1690), est le « Manteau que portoient il n’y a pas long-temps les laquais, qui leur estoit particulier, et qui les faisoit distinguer des autres valets. » 15 Voir par exemple ce commentaire du narrateur qui relate qu’Aristome, un riche noble allemand, a donné aux deux amis de belles montures pour poursuivre leur voyage en compagnie de Lysanthe : « quoy que nous fussions mieux montez que Lysanthe, nous ne laissions pas de recognoistre ce que nous estions en dessous de luy, usans en sorte du respect que nous lui devions, que nous n’abusions point de l’honneur qu’il nous faisoit. », ibid., p. 383. 16 Le Bourgeois gentilhomme, III, 3, p. 291. 17 Ibid., V, 2, p. 328. 18 Madame Jourdain est favorable au mariage de sa fille avec lui, qui a déclaré à son mari qu’elle voulait un gendre issu de son milieu, qui ne « puisse à [s]a fille reprocher ses parents », et qu’elle puisse inviter à sa table sans façons : « Mettezvous là, mon gendre, et dînez avec moi. », ibid., III, 13, p. 310. 19 Ibid., p. 309. Le Romant de l’infidelle Lucrine de Nicolas Gougenot PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0013 197 est connu de ses compagnons pour souvent prêter le flanc à la raillerie 20 : le comique affecte un individu, non un groupe social. Symandre, après son voyage en Allemagne et en Italie où il a été au service de grands seigneurs qui l’ont traité en ami, regagne sa boutique, et dans le magasin aménagé au fond de celle-ci, nous le voyons retrouver « un jeune homme de qualité qui [l]’estoit venu voir 21 ». Là, pour faire sa cour à Lucrine, il chante, en s’accompagnant au luth, des vers qu’il a composés à son intention 22 , avant de lui vendre un morceau de toile fine. Point n’est besoin de se déguiser en berger et d’aller garder des moutons sur les rives de la Seine pour être un parfait amant : on peut l’être en sa boutique. Jamais dans Le Romant de l’infidelle Lucrine un personnage se moque de Symandre et de Cléandre au motif de leur condition de marchand, et si, de retour d’Allemagne où ils ont vécu des aventures passionnantes, les deux amis peinent quelque peu à reprendre le cours ordinaire de leur vie bourgeoise, ce n’est que le temps de retrouver leurs habitudes : Nous eumes un peu de peine à nous remettre au train de la boutique, mais si falut il subir le joug, qui nous sembla d’autant moins pesant que nous y avions de l’inclination. 23 L’emploi du terme « inclination » mérite un commentaire, qui renvoie à la disposition naturelle d’un homme : une inclination aux armes, à la poésie ou, ici, à la boutique. Une transformation des modèles romanesques C’est, à l’époque où écrit Gougenot, dans les nouvelles que l’on trouve des représentations de bourgeois dans un registre autre que celui du comique, Les Nouvelles françaises de Sorel (1627) ou les nouvelles dévotes de Jean-Pierre Camus. Gougenot renvoie clairement à des nouvelles du siècle précédent, précisément au fameux recueil de Marguerite de Navarre, L’Heptaméron qui, de nouvelle en nouvelle, évoque des milieux variés. Le récit principal du Romant de l’infidelle Lucrine est en effet consacré à narrer les occupations d’une troupe de voyageurs et de pèlerins qui, retenus dans une auberge par 20 Le Romant…, p. 331. Dans ses discours, Robert Croquet évoque de façon plaisante le milieu auquel il appartient, apparaissent donc un chaussetier, un ménestrier, un menuisier, un vitrier, un pâtissier…. (p. 323, 327, 347). 21 Ibid., p. 520. 22 Ibid., p. 520-521. 23 Ibid., p. 385. Symandre décrie le négoce et l’apprentissage de celui-ci page 256, mais c’est dans le cadre d’un discours chargé de convaincre son ami de quitter leurs pères pour aller faire un Grand Tour. Marie-Gabrielle Lallemand PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0013 198 une avalanche, se divertissent en écoutant des histoires. Mais la structure du récit de Gougenot est bien celle d’un roman. Elle reprend celle du long roman : début in medias res et histoires insérées dans la narration principale 24 . Toutefois, là où Desmarets de Saint-Sorlin, dans un roman qui a la même époque connaît un grand succès, L’Ariane (1632), débute avec la description du combat que deux jeunes et vaillants nobles syracusains livrent contre des sbires de Néron, Gougenot met en scène un jeune homme qui voyage à pied et qui, épuisé, va se reposer sous un buisson où le découvre une troupe de pèlerins. Il soupire en son sommeil et une pèlerine l’entend se plaindre ainsi : A quel mal-heur me pourra désormais reserver le sort ? Quel siècle vist jamais une jeunesse si punie du Ciel combatuë d’Amour, persecutée de la Fortune et tant outragée de ses parents ? Ciel rigoureux ! Amour desloyal ! Fortune trompeuse ! parens desnaturez ! 25 Un grand récit rétrospectif, livré en plusieurs épisodes 26 , a charge d’élucider ces paroles mystérieuses. Contrairement à ce qui s’observe dans les récits du temps ainsi construits, ici les narrations rétrospectives sont essentiellement consacrées à l’histoire de Symandre : le recours à la structure épique (début in medias res et histoires insérées) ayant en l’occurrence surtout la fonction d’inscrire l’œuvre dans les narrations fictionnelles, même si elle est, selon l’imprimeur, basée sur une histoire réelle 27 . Le titre à cet égard est explicite, avec l’emploi du mot « roman ». Le grand récit rétrospectif concernant Symandre, et son ami Cléandre, est autobiographique 28 . Dans un premier temps, il relate comment deux jeunes fils de bourgeois dijonnais décident, alors qu’ils sont partis avec leurs pères faire un voyage d’affaires en Allemagne, de leur fausser compagnie pour aller voyager à loisir, comme des 24 Les longs romans qui, depuis L’Astrée d’Honoré d’Urfé jusqu’à Faramond de La Calprenède, jouissent d’une très grande réputation sont tous composés ainsi, reprenant la structure du roman d’Héliodore traduit au XVI e siècle par J. Amyot, Les Éthiopiques. 25 Ibid., p. 98. 26 Le Romant de l’Infidelle Lucrine, Paris, M. Colombel, 1634, p. 235 : « Icy commencent les aventures de Symandre », p. 388 : « Suite des aventures de Symandre », p. 474, « Suite de l’histoire de Symandre », p. 615 : « Suite des aventures de Symandre » (ces titres de l’édition originale ne sont pas repris par F. Lasserre). 27 L’auteur n’a eu « qu’à embellir le sujet de l’Histoire, dont les advantures sont veritables, et les personnes qu’il y represente soubs des noms changez, encores pleins de vie. », Le Romant…., p. 96. 28 Cléandre peut prendre en charge la narration parfois, mais elle est majoritairement faite par Symandre. Le Romant de l’infidelle Lucrine de Nicolas Gougenot PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0013 199 picaros, comme Guzmán de Alfarache 29 . De nombreuses similitudes peuvent s’observer entre les aventures de Symandre et celle du héros de Mateo Alemán, par exemple le service d’un ambassadeur, les aventures galantes, les amours avec une dame romaine, mais là encore avec une différence de taille : fondamentalement le monde dans lequel évoluent Symandre et son ami n’est pas hostile. Ils y sont au cours de leur voyage fort bien traités de plusieurs seigneurs qui désirent les garder auprès d’eux, particulièrement pour leurs talents artistiques (luth, chant, danse). Ils ne sont pas considérés d’ailleurs comme des domestiques, et mettent un point d’honneur à se distinguer d’eux, mais comme des familiers 30 . Leurs aventures cependant s’engageaient mal : comme des picaros, les deux amis ont été dépouillés par des voleurs mais grâce à un aubergiste, leur argent leur a été restitué et les voleurs ont été pendus. Contrairement aux aubergistes des romans picaresques, celui-ci est un homme intègre. Il est d’ailleurs « Chastelain de ce lieu » 31 et se charge d’amener les voleurs au juge. C’est, comme le remarque F. Lasserre 32 , prendre le contre-pied du roman picaresque, non tant pour le critiquer que pour le transformer : les deux amis sont d’un milieu tel et ont une éducation telle que le monde s’offre à eux pour qu’ils y fassent valoir, avec succès, leurs talents 33 . Symandre poursuit sa narration en relatant ses amours. Plus on avance dans le roman plus il se révèle être un épigone d’Hylas : un amour en chasse un autre en son cœur 34 . Mais son amour est violent et sincère, si l’on se fie à son récit, ce qui fait que ses auditrices sont étonnées de son inconstance : « quant à moy je n’attendois rien moins apres la mort de Flaminie que des regrets continuels, des larmes et des plaintes éternelles, des ressentimens de Symandre au récit qu’il nous a fait des perfections, et sur tout de l’Amour extréme de ceste excellente Courtisane », déclare Perside 35 . C’est à Cléandre qu’il revient de justifier l’inconstance de son ami, reprenant l’argument 29 Ce roman connaît un grand succès. En France, une première traduction de la première partie est donnée par G. Chappuys dès 1600, puis une autre, des deux parties, par J. Chapelain en 1619-1620. Voir J. Canavaggio, Histoire de la littérature espagnole, Paris, Fayard, 1993, tome 1, p. 518-526. 30 Voir notamment Le Romant…., p. 415. 31 Ibid., p. 267. 32 Ibid., note 23. 33 Plus avant dans le roman, dans le livre 5, Symandre est de nouveau dépouillé par des voleurs, cette fois-ci en France, près de Lyon, et il se retrouve de nouveau comme un gueux dans une auberge. Là, la fille de l’aubergiste l’aide à gagner assez d’argent grâce à ses talents de luthiste pour pouvoir entreprendre de faire dignement le voyage qui le ramène auprès des siens à Dijon. 34 Symandre « n’avoit jamais peu voir aucune beauté sans l’aimer », Le Romant…, p. 351. 35 Ibid., p. 457. Marie-Gabrielle Lallemand PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0013 200 d’Hylas : tout change en la nature 36 . Mais, contrairement à Hylas, Symandre n’est pas un personnage comique, et il ne fonctionne pas dans le roman comme le contrepoint des amoureux constants, Céladon et Sylvandre : il est le héros du roman 37 . Deux autres récits sont insérés dans la narration principale. Le premier, l’« Histoire d’Armidon et de Luciane », dans le livre 2, est une variante de l’histoire de Symandre et de Lucrine, comme le note F. Lasserre, mais en milieu noble. Le second, l’« Histoire de Trasile », dans le livre 6, reprend, comme l’histoire de Symandre et Lucrine et comme celle d’Armidon et de Luciane, le motif de l’infidélité de l’épouse et de sa vengeance par les armes, mais il s’agit cette fois-ci d’une infidélité supposée, qui est en fait une manœuvre ourdie par la belle-mère du héros, Trasile, en sorte de se venger de lui parce qu’il n’a pas voulu épouser sa fille. Trasile, qui est issu de bonne bourgeoisie marchande, comme Symandre, tue son meilleur ami qu’il soupçonne à tort d’être l’amant de sa femme. Cette seconde histoire, dont le dénouement emprunte aux histoires tragiques la thématique de l’horreur, le registre du pathétique et l’interprétation religieuse des faits, met en effet en scène une épouse parfaitement vertueuse. Mais, à rebours ce qui s’observe dans les histoires tragiques, le dénouement est heureux : l’épouse fidèle ne meurt pas, son mari, disculpé, décide de faire un pèlerinage au Saint-Sépulcre, « ne croyant pas, sans l’avoir accomply, que la justice des hommes puisse mettre mon esprit en repos », déclare-t-il pour conclure sa narration 38 . Les récits insérés, tout en restant liés au récit principal, introduisent de la variété dans le roman : c’est leur fonction. Autre facteur de variété, ils sont brefs, particulièrement le premier : Cléandre, « pour n’ennuyer ceste compagnie d’un discours trop triste », a en effet « retranché toutes les circonstances de ceste tragedie » 39 , et en cela ce récit se distingue de celui des aventures de Symandre, et plus généralement du mode de narration, prolixe, qui est celui des romans du temps. C’est que les narrateurs du Romant de l’infidelle Lucrine n’aiment pas les redites. Alors que les romans contemporains multiplient les descriptions de fête, Symandre réduit drastiquement la sienne : 36 Ibid., p. 458. Voir de plus la page 402 où le narrateur explique le caractère de son personnage par le fait qu’il est irrésistible : « il avoit quelque chose de fatal dans les yeux, et dans la conversation, qui faisoit que les Dames le voyoient difficilement sans l’aymer. » 37 Lucrine, l’héroïne éponyme, est son épouse et une épouse infidèle de laquelle il est en train de divorcer au moment où il relate ses aventures amoureuses. Comme le roman est inachevé, la pertinence de son titre est difficile à évaluer. 38 Ibid., p. 490. 39 Ibid., p. 244. Le Romant de l’infidelle Lucrine de Nicolas Gougenot PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0013 201 Je croy, Mesdamoiselles, que ce seroit irriter vostre patience, de la vouloir attacher à toutes les circonstances d’un mariage, dont vous avez entendu le récit des principales actions […] Maintenant qu’il n’est question que de diversité d’habits, de courses de bagues et de faquins 40 , de combats de barriere, de bals, de festins, et autres galanteries à quoy l’on s’exerce ordinairement en pareilles occasions, ces matieres sont si frequentes dans les beaux Romans de ce temps, et leurs doctes Autheurs leur ont donné de si belles formes, que je ne pourrois rien dire sur ce sujet qui ne vous fust importun, croyant que vostre curiosité n’a pas esté si continente que de laisser passer ces rares volumes, sans voir la grandeur des personnes, la magnificence des richesses, la pompe des habits et des ornemens, l’ordre admirable des Carosels, et la gloire des belles actions de tant de festes et convocations d’assemblées Royales, qu’on y voit depeintes avec de si vives couleurs. 41 Le lecteur n’a donc eu droit qu’à une relation succincte du mariage de Polidore et Doralice et, quand vient le tour de celle du mariage d’Aristome et d’Alderine, Symandre s’en dispense tout simplement : Tout ce que je vous pourrois apprendre de ces secondes nopces ne seroit qu’une reditte plustost importune que necessaire. 42 Corollairement, l’idéalisation n’est pas de mise dans Le Romant de l’infidelle Lucrine : contrairement aux « Chevaliers errans », les héros de cette histoire ont faim 43 et contrairement aux amoureux des fictions sentimentales, ils ont froid 44 . Il est cependant un domaine dans lequel les narrateurs du Romant de l’infidelle Lucrine ne sont pas laconiques, c’est celui des discours rapportés. Dans les fictions du temps, ils abondent, particulièrement dans les romans sentimentaux. Cette dernière catégorie de récit est héritée des romans sentimentaux espagnols qui sont écrits entre le milieu du XV e siècle et le milieu du siècle suivant 45 , et leurs variantes françaises, sous la plume de Vital d’Audiguier, Du Souhait, Nervèze et des Escutaux notamment, sont en vogue 40 Faquin : « un fantosme ou homme de bois qui sert à faire les exercices de manege, contre lequel on court, pour passer sa lance dans un trou qui y est fait exprés. », Dictionnaire de Furetière. 41 Le Romant..., p. 369-370. 42 Ibid., p. 381-382. 43 Ibid., p. 365 44 Ibid., p. 277. 45 Voir Françoise Vigier, Recherches sur le roman sentimental espagnol (vers 1440-1548), thèse non publiée de l’Université de la Sorbonne nouvelle-Paris III, 1992 et S. Roubaud, Histoire de la littérature espagnole, tome 1, p. 184-199. Marie-Gabrielle Lallemand PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0013 202 en France au début du XVII e siècle. Ils présentent une intrigue amoureuse sommaire, qui n’est qu’un prétexte à l’insertion de discours ayant trait à l’amour. Compliment, déclaration, refus, protestation, aveu, plainte, consolation, on y trouve des modèles d’éloquence amoureuse adaptés aux différents temps d’une relation sentimentale, fors ce qui est illicite ou immoral : ce sont des romans vertueux 46 . Les discours sentimentaux abondent aussi dans les longs romans, dans L’Astrée d’Honoré d’Urfé (1607-1628) comme dans L’Ariane de Desmarets de Saint-Sorlin, par exemple. C’est que toutes ces fictions ont pour ambition d’être des écoles d’éloquence 47 . Ce que le roman de Gougenot a de vraiment particulier, c’est la nature des discours qu’il contient, lesquels, n’étant pas massivement des discours amoureux, sont plus variés que ce qui s’observe généralement dans les fictions en prose à cette époque. Comme dans les romans sentimentaux, on y trouve des plaintes amoureuses 48 , comme dans les récits dévots, divers sermons ou exhortations à bien agir 49 , mais on y trouve surtout des discours polis renvoyant à des situations ordinaires de la vie : par exemple, un compliment pour accueillir, un remerciement, une demande de délai se succèdent dans les pages 409-415. On peut y apprendre comment s’y prendre pour engager quelqu’un à faire connaître son identité : S’il ne vous estoit ennuyeux, vous soulageriez beaucoup mon esprit de m’apprendre vostre nom et votre patrie, et afin de vous y obliger, sçachés que je m’appelle Symandre, et que le lieu de ma naissance est la ville de Dijon […] 50 , comment offrir son aide : Si vous sentez quelque mal, comme nous sommes tous sujets aux infirmitez de ceste vie, vous offensez nostre amitié de n’user pas librement de mon pouvoir. Je sçay bien qu’il n’y a personne en ceste compagnie qui ne tint à faveur l’occasion de vous secourir, mais celle de vous servir me sera tousjours 46 Le titre du roman de J. Condential est à cet égard révélateur : La Plume dorée de Chrysantor et de la belle Angeline : où en la suite de leurs amours on se peut instruire à coucher toutes sortes de lettres amoureuses (Paris, A. Tiffaine, 1618). 47 Voir la partie « Encyclopédie des discours » de notre étude Les longs romans du XVII e siècle, Paris, Garnier, 2013, p. 213-246. 48 Monologues de Clarinte (Le Romant…, p. 116 et 203-204), de Symandre (p. 175 et p. 401). 49 Les « exhorations » à la charité (ibid., p. 130-132) sont prononcées par un des deux ecclésiastiques de la compagnie bloquée à l’auberge, mais quasiment tous les membres de celle-ci ont tendance à moraliser, même les deux jeunes pèlerines (par exemple, Perside tient un discours avec Symandre sur le malheur des hommes, p. 154, et Grasinde tire des leçons du récit qu’elle écoute, p. 280, 283). 50 Ibid., p. 110-111. Le Romant de l’infidelle Lucrine de Nicolas Gougenot PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0013 203 aussi chere que chose qui me puisse arriver : car encor que ce ne soit icy que le quatrieme jour de nostre cognoissance, elle m’est si considerable, qu’il me semble avoir vescu un siecle avec vous, outre la simpathye que j’ay avec vos merites ; je vous conjure, cher amy, que cecy vous face plus librement user de ce qui est en ma puissance […] 51 ou comment remercier : Monsieur, nous sommes contraints de confesser, mon frere et moy, que nous n’avions jamais experimenté aucune faveur de la fortune […] maintenant que nostre bon-heur nous fait trouver place en vostre bienveillance ; nous attendons de cét heureux commencement une fin glorieuse. Et ce qui nous le fait d’autant plus esperer, c’est que nos volontez sont inseparablement unies à vos commandemens ; et s’il y a quelque deffaut en nous au regard du tres humble service que nous desirons vous rendre, c’est, Monsieur, dans le regret que nous avons de nous en recognoistre si peu capables […]. 52 Somme toute, ce roman est une école d’éloquence adaptée au milieu de l’élite bourgeoise qui est celui du héros. Une représentation des hommes non burlesque mais complexe Gougenot prend position par rapport aux productions romanesques antérieures et contemporaines. Un choix s’offre à lui, celui de l’idéalisation romanesque, celui de l’édification chrétienne par la fiction ou celui du burlesque. C’est ainsi que l’on peut interpréter l’épisode des portraits qu’on trouve dans le quatrième livre de son roman. Perside décrit « les parties d’une parfaite beauté » et livre un portrait qui n’est pas sans rappeler, par l’emploi des images, celui de Charite dont se raille Sorel dans Le Berger extravagant : Premierement les cheveux doivent estre blonds et frisez naturellement, la peau doit ressembler à de l’albastre mouvant, meslé de petites veines rouges et azurées ; il faut que le front soit doucement voûté, clair comme un Ciel serain, blanc et net comme de l’yvoire poly […]. 53 Puis la vieille et sage Clorise intervient pour reprendre ce portrait, faire savoir qu’il n’y a pas de beau absolu puisque les goûts diffèrent, que les parties du corps dont on fait des métaphores précieuses sont fonctionnelles et sujettes à la corruption : […] ceste bouche adorée, et qui fait pasmer souvent les meilleurs esprits, qui n’est aussi qu’un peu de chair fenduë en deux, pour former des lévres, et pour 51 Ibid., p. 246-247. 52 Ibid., p. 281. 53 Ibid., p. 324. Marie-Gabrielle Lallemand PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0013 204 respirer l’air, ces dents, que la folie nomme des perles Orientales, et qui ne sont que des petits os sujets à la pourriture […]. 54 Ce n’est donc pas la créature que doit adorer l’homme mais le Créateur, conclut-elle. Vient enfin le portrait burlesque d’Alix par Robert Croquet qui tient sa maîtresse pour la plus belle fille du monde : […] elle a le poil plus jaune que le saffran, le front plus luisant que le beurre, les yeux estincelans comme une lampe, et les prunelles couleur de cuivre […]. 55 Gougenot ne rejette pas le registre didactique mais il écarte le registre idéalisant, on l’a vu, comme le registre burlesque. Car Le Romant de l’infidelle Lucrine, s’il met sur scène des marchands, n’est pas pour autant un roman comique, même s’il comporte quelques scènes comiques, pour la variété. Cela va permettre de donner une représentation des hommes et de leurs mœurs complexe, qui fait fondamentalement l’intérêt de cette œuvre. Comme l’a remarqué F. Lasserre, le roman de Gougenot nuance la représentation traditionnelle du peuple allemand, réputé alors en France pour la rudesse de ses mœurs, en inventant des personnages particulièrement cultivés et raffinés, le comte Aristome et sa maîtresse Alderine, même si le comte tend à se livrer à des libations que les deux amis jugent immodérées 56 . En quelque sorte, il en est des Allemands dans ce roman, comme il en est des bourgeois : leur représentation n’y est pas simplement topique. Un même sens de la nuance préside à l’invention des personnages. Symandre est volage, mais il a aussi de grandes qualités morales. On l’entend séduire par des propos galants comme tenir des discours très sérieux, par exemple quand, à la fin du premier livre, il parle de cosmogonie avec deux religieux du groupe de pèlerins, ou, quelques pages plus tôt, quand il moralise sur ses propres infortunes au cours d’une conversation avec Grasinde 57 , ou, quelques pages plus tard, quand il discute de la faiblesse humaine avec Foridor 58 . Il n’est pas jusqu’au personnage le plus régulièrement ramené à un type dans le roman, Perside, à propos de laquelle il est régulièrement rappelé qu’elle est un caractère d’enjouée 59 , qui ne soit indignée jusqu’aux larmes en entendant l’histoire de 54 Ibid., p. 326. 55 Ibid., p. 327-328. 56 Ibid, p. 279, note 35. 57 Ibid., p. 154. 58 Ibid., p. 181. 59 Ibid., p. 11 3, 117, 135, 147, 337, 421. Comme type de personnage, elle est à rapprocher de Phylis dans La Place royale de P. Corneille. Le Romant de l’infidelle Lucrine de Nicolas Gougenot PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0013 205 Trasile, « au grand estonnement de tous ceux de la compagnie qui ne l’avoient jamais veu pleurer, et qui la voyoient souvent rire 60 ». Conclusion : l’art du rapprochement, un échec Gougenot accorde à un marchand drapier le rang de héros de roman sérieux. Son projet, on le voit, est radicalement autre que celui de Furetière. Il peut être rapproché de celui de Sorel dans Polyandre (1648), quoiqu’il soit plus abouti : avec sa litanie de personnages « hétéroclites », pour reprendre le terme même employé par Sorel, Polyandre est très marqué par le registre comique 61 . On peut faire l’hypothèse que Gougenot tente de séduire une frange du public des fictions narratives en prose non représentée dans les romans sérieux : l’élite bourgeoise, et particulièrement l’élite bourgeoise provinciale. Une autre particularité notable du Romant de l’infidelle Lucrine est en effet que son pôle d’attraction n’est pas Paris mais Dijon, à partir duquel les personnages vont en Allemagne ou en Italie, et ce n’est pas, comme dans Polyandre et plus tard dans Le Roman bourgeois, le microcosme parisien qui y est évoqué. Au sein de cette élite bourgeoise, les lectrices ne sont pas oubliées. Gougenot prend acte dans son roman du fait que l’éducation des filles n’a pas l’ampleur de celle des garçons, mais qu’elles lisent des romans. On peut donc, grâce à eux, remédier à ce défaut d’instruction et acquérir diverses connaissances fort utiles dans la vie ordinaire : Nous parlerons une autrefois des creatures animales, où nous ne trouverons pas de moindres ravissemens, n’y ayant rien de creé, voire jusqu’aux moindres vegetaux, qui ne soit digne d’admiration ; et je m’asseure que nos Damoiselles prendront plus de plaisir d’entendre discourir de la diversité et propriété des animaux, des plantes, des fleurs et des fruits que des choses occultes, dont on ne peut parler qu’en crainte […]. 62 Parallèlement, ce roman propose des modèles d’éloquence polie voire raffinée, liés, eux aussi, aux circonstances de la vie ordinaire : ni cartel, ni harangue ici car ce ne sont pas des princes et des conquérants qui constituent le personnel romanesque. 60 Ibid., p. 489. 61 Une édition critique de ce roman a été fournie par P. Dandrey et C. Toublet en 2010 (Paris, Klincksieck). Voir aussi de P. Dandrey, « Polyandre, ou la critique de l’histoire comique », in Charles Sorel polygraphe, E. Bury (éd.) Paris, Hermann, 2017, p. 385- 412, et l’étude de Jean Serroy, Roman et réalité. Les histoires comiques au XVII e siècle, Paris, Librairie Minard, 1981, particulièrement les p. 384-405. 62 Le Romant…, p. 165. Marie-Gabrielle Lallemand PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0013 206 Gougenot, engageant le roman vers des territoires familiers aux lecteurs, pratique un art du rapprochement, mais son entreprise se révèle un échec. Le roman n’est pas achevé et l’on ne peut savoir si cela est de son fait ou de celui du libraire. Au terme des six livres publiés, Symandre est loin d’avoir fini la narration de ses aventures et diverses prolepses resteront des promesses non tenues 63 . Quant aux dames lectrices, elles n’auront pas l’occasion de lire les digressions instructives prévues pour elles. À l’inverse, L’Ariane de Desmarets de Saint-Sorlin, publié deux ans plus tôt, rencontre un grand succès qui lui vaut une réédition en in-quarto ornée de gravures 64 , mais il s’agit d’un roman héroïque idéalisant, qui pratique avec brio l’art de l’éloignement 65 . 63 Ibid., p. 139, 405, 417. Voir sur ce sujet l’étude de Lise Charles, Les Promesses du roman. Poétique de la prolepse sous l’Ancien régime (1600-1750), Paris, Garnier, 2021. 64 Voir H. G. Hall, Richelieu’s Desmarets and the Century of Louis XIV, Oxford, Clarendon Press, 1990, p. 110-124. Il s’agit d’un roman qui vise lui aussi particulièrement le public féminin et milite en faveur de son éducation (voir notre « Rhétorique romanesque dans L’Ariane de Desmarets de Saint-Sorlin », in Les Femmes illustres. Hommage à Rosa Galli Pellegrini, numéro spécial de Publif@rum, 3, 2006). 65 Thomas Pavel, L’Art de l’éloignement. Essai sur l’imagination classique, Paris, Gallimard, 1996, particulièrement le chapitre IV sur le roman.
