Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
10.24053/PFSCL-2023-0014
121
2023
5099
Entre traduction et anthropologie : retour sur l’anachronisme dans les travestissement de Virgile
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2023
Jean Leclerc
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PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0014 Entre traduction et anthropologie : retour sur l’anachronisme dans les travestissements de Virgile J EAN L ECLERC U NIVERSITÉ W ESTERN La pratique de l’anachronisme dans la littérature burlesque est assez connue et a été commentée par de nombreux chercheurs comme Dominique Bertrand 1 et Gérard Genette. Ce dernier affirmait par exemple que l’un des procédés fondamentaux du burlesque consistait à « substituer aux détails thématiques de Virgile des détails familiers, vulgaires ou modernes, comme des anachronismes 2 ». Selon ce point de vue, le récit se déroulerait dans le lointain passé de la Grèce ou de la Rome antique, contexte auquel le poète ajouterait des objets discordants empruntés à l’Europe du XVII e siècle. J’avais pour ma part proposé de passer outre et de ne pas seulement comprendre ces traces de modernisation comme un procédé stylistique, ou comme l’ajout d’éléments anachroniques à un substrat antique, mais de le considérer comme une transformation du temps et du lieu même de la narration résultant d’une transposition des personnages antiques dans une réalité contemporaine 3 . Il serait alors tentant d’émettre l’hypothèse que le récit des imitateurs de Virgile 1 « Je n’insisterai pas sur les procédés burlesques à l’œuvre dans ce récit qui désacralise la majesté des dieux païens et multiplie les anachronismes » (Dominique Bertrand, « Invention burlesque et commentaire : Le “Banquet des Dieux” de Sorel ou la poétique de Janus », dans Poétiques du burlesque, éd. Dominique Bertrand, Paris, H. Champion, 1998, p. 247). 2 Gérard Genette, Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris, Seuil, « Poétique », 1982, p. 67. 3 Voir mon article « Le banquet des dieux, un topos burlesque revisité par Sorel, Scarron et Dassoucy », dans Charles Sorel polygraphe, sous la dir. d’Emmanuel Bury et Éric Van der Schueren, Sainte-Foy, Presses de l’Université Laval, 2006, p. 235- 250. Voir aussi L’Antiquité travestie et la vogue du burlesque en France (1643-1661), Paris, Hermann, 2014, particulièrement le chapitre intitulé « L’art de la trivialité », p. 259-290. Jean Leclerc PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0014 208 en vers burlesques se déroule dans leur présent, c’est-à-dire que les héros antiques viendraient revivre leurs aventures dans un contexte moderne, ou encore que des comédiens mettraient en scène les aventures divines sur un théâtre moderne, dans une sorte d’amalgame du Roman comique et de L’Illusion comique. La présente contribution s’attache à reprendre ces réflexions afin d’apporter un développement à ces analyses, dans la mesure où il semble possible d’interroger encore davantage les enjeux de ce procédé. Et pour ne pas faire d’anachronisme, il convient de rappeler la définition du terme dans un dictionnaire du XVII e siècle, particulièrement du Dictionnaire universel d’Antoine Furetière, qui définit l’anachronisme comme une « Erreur qu’on fait dans la supputation des temps. Les Poëtes sont sujets à faire des anachronismes, comme on dit que Virgile a fait à l’égard de Didon 4 ». Si l’on formule le problème en termes de rhétorique, l’anachronisme serait une erreur dans l’inventio de la matière, lors de laquelle l’auteur rapproche dans une même fiction des faits ou des personnages appartenant à des temporalités différentes - et donc incompatibles. Virgile est le premier coupable puisque selon les historiens, Didon et Énée n’auraient pas vécu à la même époque, cette rencontre étant historiquement impossible. Tout l’épisode du premier livre et du quatrième livre souffrirait alors d’un manque de vraisemblance, même si sur le plan émotionnel et pathétique les amours de Didon et d’Énée sont parmi les passages les plus réussis de l’épopée 5 . Depuis le XVII e siècle, le sens du terme s’élargit peu à peu pour en arriver à l’acception que l’on connaît aujourd’hui. Si l’on suit les éditions du dictionnaire de l’Académie, il faut attendre le XX e siècle pour voir apparaître un deuxième sens distinct : Il se dit, par extension, de Toute erreur qui consiste à attribuer des usages, des idées, etc., aux hommes d’une époque où ces idées, ces usages n’étaient pas encore connus. Les peintres italiens ont fait beaucoup d’anachronismes dans le costume. C’est un véritable anachronisme que de prêter des discours chevaleresques à un Athénien, à un Romain 6 . Par l’utilisation des termes « usages » et « idées », cette définition de l’anachronisme a l’avantage d’ouvrir le champ de notre enquête vers une dimension plus anthropologique, voire idéologique et sociologique. Elle 4 Antoine Furetière, Dictionnaire universel, éd. Alain Rey, Paris, SNL - Le Robert, 1978, art. « anachronisme ». 5 Toutes mes références au texte de Virgile sont tirées de l’édition de Jacques Perret (Paris, Les Belles Lettres, 2009, en 3 vol.). Les livres 1 et 4 se trouvent dans le t. 1. 6 Dictionnaire de l’Académie française. Huitième édition, Paris, Librairie Hachette, 1932, t. 1, p. 53. Entre traduction et anthropologie PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0014 209 apporte un cadre permettant l’analyse des travestissements en vers burlesques, textes qui partagent plusieurs traits avec les traductions sérieuses de la même époque, également portées vers l’anachronisme, à cette différence près que les travestissements poussent plus loin l’outrance et le trivial vis-àvis des personnages et des péripéties de la source latine. Sur le plan chronologique, ces poèmes articulent un jeu de modulation entre le passé légendaire de la guerre de Troie, le règne d’Auguste avec les mœurs de la Rome impériale, et le milieu du XVII e siècle, à Paris, moment où apparaît cette vogue. Il s’agira dans un premier temps de s’intéresser à la problématique de l’anachronisme selon l’angle de la traduction et au lien entre les mots et les choses. Une deuxième partie tentera de déployer une pragmatique du texte burlesque fondée sur une relation de connivence entre un auteur et sa lectrice ou son lecteur dont la finalité consiste à faire rire. La dernière partie s’attardera sur quelques cas de figures où le procédé de l’anachronisme laisse entrevoir un commentaire sur la société française du XVII e siècle. 1. La traduction, des mots aux choses En tant que réécriture d’un texte antérieur, le travestissement partage avec les traductions sérieuses de Virgile le défi de rendre dans une langue vivante les signifiants d’une langue morte dont le référent est souvent disparu, parfois oublié. Il s’agit d’une double difficulté puisque le mot et la chose doivent s’aligner pour rendre la traduction aussi claire que possible à son nouveau public, exercice qui se fait rarement sans soulever de nombreux problèmes. Par exemple, les unités de mesure de même que les monnaies sont des termes spécifiques à la langue latine qui ne trouvent pas d’équivalent direct dans la langue française. Le traducteur est alors placé devant un dilemme et doit déterminer s’il veut franciser un mot latin, comme sesterce, ou proposer des mesures que le lecteur connaît bien au détriment de la fidélité au texte source, par exemple du stade à la lieue. Pour le traducteur, l’anachronisme apparaît alors non pas tant comme une erreur dans la supputation des temps, mais plutôt comme un choix de chaque instant, un ajustement nécessaire pour négocier les écarts entre les langues et les réalités avec lesquelles il travaille 7 . Dans le cas des travestissements, il est possible d’envisager tout un éventail de possibilités quand il s’agit de solutionner ces difficultés. Dans un 7 Cette problématique a donné lieu au courant des traductions connues sous le nom de « belles infidèles » et étudiées par Roger Zuber, Les « belles infidèles » et la formation du goût classique : Perrot d’Ablancourt et Guez de Balzac, Paris, Albin Michel, 1995. Jean Leclerc PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0014 210 premier temps, les poètes burlesques savent garder une connotation antique au vocabulaire qu’ils emploient, par exemple quand Scarron se sert de mots comme « glaive » (II, v. 1394, 1623) ou « cohorte » (II, v. 1044) 8 . Ils savent encore utiliser des termes assez génériques pour éviter de référer à une temporalité spécifique, comme épée ou palais. Mais le vocabulaire qu’ils utilisent pour décrire les aventures d’Énée impose parfois un infléchissement moderne aux réalités antiques, notamment quand un vêtement féminin devient un « hoqueton » (II, v. 1901), une toge devient une « soutane » (II, v. 2976), qu’une épée devient une « rapière » (II, v. 2147, 2182), une lance une « hallebarde » (II, v. 2044). Des exemples éloquents apparaissent pour préciser des mesures, comme « muid » et « pinte » (II, v. 463), les monnaies sont presque toujours transposées dans le présent, notamment par l’emploi de mots comme « sous » (II, v. 462) et « denier » (II, v. 1437). Il faut noter par ailleurs que le burlesque se plaît à la surenchère, et tend à verser dans la modernisation gratuite de la fiction antique afin de lui donner ce qu’on pourrait appeler une couleur locale. Parmi les meilleurs exemples tirés du second livre du Virgile travesti de Scarron, texte paru en mai 1648, on peut observer que Priam porte des « lunettes » (II, v. 915), Anchise une « perruque grise » (II, v. 2632), les soldats se battent avec des arbalètes, des fusils et des mousquets (II, v. 2044-2045). Ces anachronismes ne se réduisent pas aux objets technologiques qui n’étaient pas encore inventés dans l’antiquité, comme le vêtement 9 ou le vocabulaire militaire 10 . Ils touchent à des domaines aussi variés que les charges et les métiers 11 , la médecine 12 , la religion 13 et même les références littéraires 14 . Davantage qu’une simple diffi- 8 Toutes mes citations du Virgile travesti de Paul Scarron sont tirées de l’édition de Jean Serroy (Paris, Garnier, 1988), et apparaissent directement dans le texte avec une indication du livre et du vers. 9 Une prophétesse est « nue en chemise » sur son trépied (II, v. 535), on fait allusion au « bonnet carré » (II, v. 1801) d’un magistrat. 10 Ulysse est qualifié de « gendarme » (II, v. 43), on parle de « capitaines et [de] soldats » (II, v. 93), de « général » (II, v. 488), ailleurs de soudrilles ou de soudards, enfin Énée lance le fameux cri de guerre : « Qui m’aime me suive ! » (II, v. 1455). 11 On relève par exemple une mention de l’« avocat du roi de Mycène » (II, v. 356), le traître Sinon demande à Priam d’obtenir « une charge en votre maison » (II, v. 717), Créuse devient la « dame d’atour » de Cybèle (II, v. 2993). 12 On parle de « fièvre quartaine » (II, v. 2936), les blessures sont mesurées par le nombre de points nécessaires à les guérir : « ce coup douze points contenait » (II, v. 1565), ou on retrouve la confusion entre la saignée et le fait de frapper quelqu’un de son épée, ce qui est rendu par l’expression « tirer du sang » (II, v. 1617). 13 Les mentions de Dieu ou du diable sont innombrables. 14 Seulement dans le premier livre, on constate des mentions du roi Roger (I, v. 54), personnage du Roland furieux de l’Arioste, du chevalier sarrasin Breus (I, v. 1150), Entre traduction et anthropologie PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0014 211 culté de traduire - infidèlement ? - un texte antique, l’anachronisme devient une stratégie sciemment cultivée, un procédé valorisé par le genre et la tonalité comique, un écartèlement qu’on impose au texte afin de provoquer un effet sur le lecteur sensible à ces décrochages. 2. Pragmatique du texte : effets de surprise et de connivence Ces effets sur le lecteur et la lectrice sont multiples, et révèlent de la part des auteurs un souci pragmatique, une volonté forte de toucher leur public. La première fonction semble être de vouloir créer un effet de surprise à même de provoquer le rire. Voir un dieu boire de la bière 15 , surprendre des héros antiques en train de manger avec une fourchette, la serviette attachée en bavette (I, v. 2639-2644), trouver des mentions de Mélusine, Peau d’Âne et de Fierabras dans le récit de la guerre de Troie (II, v. 1896-1897), toutes ces incongruités viennent parasiter la fiction antique par des références étrangères à cette fiction. L’esprit du lecteur se braque devant de telles aberrations et, s’il accepte d’entrer dans le jeu du poète burlesque, se laissera amuser par de telles trouvailles, à tel point que s’établit grâce au narrateur une sorte de proximité familière entre ce lecteur et le personnage antique. En effet, par le mélange des références mythologiques au quotidien du XVII e siècle, ces références latines et scolaires perdent une partie de leur pompeuse distance et viennent loger plus naturellement dans l’univers culturel de la France. Elles sortent de leur tour d’ivoire humaniste pour marcher dans la rue avec les badauds, ou encore fréquenter les salons à la mode où se rencontrent galants et précieuses. Les héros de Rome côtoient alors ceux de Paris ou les grandes figures de l’actualité, ce qui s’observe par exemple dans des mentions de « milord Fairfax » pour rimer facilement avec Ajax (II, v. 1746), ou une allusion à Mazarin dans la bouche de la Sybille (VI, v. 1459). On compare les combats autour de Rome ou Troie avec ceux de Paris, on décrit la construction de la ville de Carthage par des activités rappelant la construction du Louvre (I, v. 1371-1401), le Tibre se confond avec la Seine, l’on prétend voir l’Arsenal et les tours de Notre-Dame en du traître Ganelon (I, v. 2714), apparaissant tous deux dans la geste de Charlemagne et même du personnage populaire Roger Bontemps (I, v. 2798). Junon prétend que la nymphe Déiopée sait parfaitement réciter « Le Cid de Corneille » (I, v. 255), tandis que le narrateur affirme avoir lu les Géorgiques de Virgile (I, v. 1424). 15 Paul Scarron, Typhon ou la gigantomachie, dans Recueil de quelques vers burlesques : une anthologie, éd. Jean Leclerc et Claudine Nédelec, Paris, Classiques Garnier, 2021, p. 52. Jean Leclerc PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0014 212 arrivant dans le village d’Évandre au lieu où sera construit la ville de Rome 16 . Il faut ajouter que cette familiarité est augmentée par la présence d’un narrateur qui prend en charge la fiction antique sous la figure d’un conteur lors des veillées, en relation directe avec son public, et utilisant un langage truffé d’expressions populaires et de tournures orales empruntées au parler de tous les jours. En parlant comme tout le monde, le poète burlesque franchit un pas que les traductions sérieuses osent rarement dépasser, donnant aux héros de Virgile une ressemblance flagrante avec les contemporains, dont le but ultime consiste à l’habiller « à la Françoize 17 » afin de le faire passer plus facilement dans la société et les conversations. Une autre fonction des anachronismes consiste à rabaisser l’héroïsme légendaire vers le quotidien, lui faisant perdre par la même occasion une bonne part de son lustre et de son autorité. L’anachronisme ancre la fiction antique dans une réalité qui n’a plus rien d’héroïque, puisqu’elle est commune à tous et par là même triviale, ce qui se traduit dans les textes par des mentions comme boire une pinte de bière payée quinze sous (II, v. 461-463), de lever le nez sur du vin bas, se moucher avec un mouchoir (ou sur la manche), manger de « grosses saucisses » avec ou sans épices (I, v. 671-672), etc. Il en ressort une peinture complètement embourgeoisée du personnage principal de Virgile, à qui Scarron donne le rôle du mari ridicule qu’on laisse dans la rue malgré ses cris et ses emportements : À mon logis je frappe en maître : On me cria par la fenêtre Que l’on n’ouvrait jamais la nuit, Et que je faisais trop de bruit ; Et moi, je refrappe et refrappe, Et, las de cogner, je m’échappe À dire des mots outrageants. Ma femme, mon fils et mes gens Tout mon soûl me laissèrent battre, 16 Cette mention se retrouve dans Barciet, Guerre d’Ænée en Italie. Appropriée à l’histoire du temps. En vers burlesques. Dediée à Mr le Marquis de Roquelaure, Paris, François Le Cointe, 1650, p. 13. 17 Selon le poème liminaire en tête du Virgile goguenard par Laurent de Laffemas, qui affirme : « Entre Frizon, Louvard (et Floriot fait beau) / Fauconnier, Martial, Colin et Bastonneau, / Virgile, à la Françoize, est reconnu des Belles : / Ses habits, qu’on luy rend, n’ont pour luy rien d’exquis / Il se Delatinize et va dans les Ruëlles, / Debiter mots nouveaux, montrer modes nouvelles, / Et devient Monsieur le Marquis » (Paris, Antoine de Sommaville, 1652, non-paginé). Voir aussi mon commentaire sur la gravure en tête de cette œuvre dans l’article « La bibliothèque humaniste du Virgile goguenard », Les Bibliothèques, entre imaginaires et réalités, éd. Claudine Nédelec, Arras, Artois Presses Université, 2009, p. 271-293. Entre traduction et anthropologie PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0014 213 Et par frayeur, ou pour s’ébattre, Me firent garder le mulet ; Enfin pourtant un gros valet Me vint ouvrir, malgré la bande, À qui je fis la réprimande. Mais ma femme, pour m’apaiser, Et mon fils me vinrent baiser (II, v. 2535-2550). Cette scène farcesque conviendrait mieux à un bourgeois de Molière qu’au glorieux fondateur de la ville de Rome, surtout que cette scène suit immédiatement la description de nombreux exploits guerriers pour protéger le palais de Priam et défendre la ville de Troie prise par les Grecs. Le passage montre une volonté d’en rire grâce au ridicule de ses emportements, la bassesse de se laisser aller à dire des « mots outrageants », voire par l’expression triviale « garder le mulet », synonyme d’attendre inutilement. Tout ce dispositif a pour effet de rabaisser le héros de ses hauteurs épiques et de le confondre avec les maris querelleurs de la comédie. Tout au long du deuxième livre, le même procédé est appliqué au roi Priam, à la reine Hécube et au père d’Énée, le vieillard Anchise. Cette rhétorique des effets favorise une connivence entre l’auteur burlesque et un double public 18 : d’une part avec les savants qui lisent couramment le latin, d’autre part avec ceux qui préfèrent consulter Virgile dans une version française plus facilement accessible, comme les femmes, les nobles et les jeunes gens n’ayant pas fini leur scolarité. Le burlesque cherche en effet la connivence des savants qui connaissent le texte original puisqu’ils sont les consommateurs privilégiés de cette littérature antique. Ils sont à même de confronter les deux versions et de bien percevoir ces micro déplacements, d’apprécier tout le talent du parodiste et de s’en amuser. Certes, quand ces savants vouent un culte à Virgile et à l’antiquité romaine, les plaisanteries des burlesques ont tout lieu de les choquer au lieu de les amuser, ce qui a été le cas pour Jean Chapelain qui s’est plaint du burlesque dans une lettre fameuse du 8 janvier 1649 adressée au savant hollandais Nicolas Heinsius 19 . D’où l’importance de rappeler l’appartenance de ces textes 18 Sur la connivence nécessaire pour apprécier les œuvres burlesques, on pourra se référer à mon article dans les Cahiers du Gadges : « “Vous m’entendez fort bien” : les stratégies d’une communication connivente dans les parodies burlesques », dans le numéro spécial L’âge de la connivence : lire entre les mots à l’époque moderne, éd. Ariane Bayle, Mathilde Bombart et Isabelle Garnier, Cahiers du Gadges, n° 13, 2015, p. 127-143. 19 « Je suis, Monsieur, tout a fait de vostre opinion que nos Poëtes gaillards se sont rendus ridicules aux honnestes gens lorsqu’ils se sont mis en teste de faire rire les sots aux despens de la gravité des Anciens » (Jean Chapelain, Soixante-dix-sept lettres Jean Leclerc PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0014 214 à une esthétique burlesque dont le but avoué est de faire rire, ce qui établit une sorte de discrimination entre un lecteur ayant assez d’humour pour se moquer de la culture scolaire et du pédantisme, et l’inverse, un lecteur que Charles Dassoucy qualifiait de « Stoïque constipé qui ne rid de rien 20 ». Il ne s’agit pas pour autant de la populace illettrée et des valets de chambre, à qui on s’est longtemps plu à limiter la vogue du burlesque, mais plutôt à leurs maîtres, ayant souvent quelque éducation, des bases de latin et des connaissances historiques, mais qui pouvaient aussi apprécier les divertissements de la comédie ou de la farce, les romans de Sorel et les contes grivois du temps passé. Des noms comme Gaston d’Orléans ou le Prince de Condé conviennent à cette description, ou encore des parlementaires à qui Scarron a dédié des parties de son Virgile travesti comme le chancelier Séguier, le président de Mesmes et le conseiller au Parlement Deslandes Payen 21 . La connivence avec ces lecteurs permet au poète burlesque de laisser libre cours à son invention et de se divertir sans arrière-pensée d’une cible presque sacrée à l’époque. L’amusement burlesque constitue un décrochage ponctuel autorisé par le côté éphémère de la moquerie comme en temps de carnaval, ou similaire à celle du bouffon de cour, ce qui le protège contre d’éventuelles accusations de vouloir provoquer le scandale. 3. Vers un regard anthropologique Par l’accumulation d’anachronismes ponctuels et l’amplification de commentaires sur des réalités propres au présent des poètes burlesques, le texte opère un renversement complet des perspectives, où ce ne sont plus les lunettes ou les mousquets qui parasitent la fiction antique, mais où tous les personnages de Virgile viennent revivre leurs aventures dans le contexte de la France du XVII e siècle. On quitte alors le domaine de l’élocution et de la stylistique pour investir le plan de l’invention fondé sur un déplacement chronologique. On quitte aussi le domaine de l’anachronisme à proprement parler pour entrer dans ce que l’on nomme, depuis la quatrième édition du dictionnaire de l’Académie (1762), le parachronisme : inédites à Nicolas Heinsius, 1649-1658, éd. Bernard Bray, La Haye, Martinus Nijhoff, 1966, p. 128). 20 En parlant de Boileau, qui venait de l’exécuter dans son Art poétique : Charles Dassoucy, Les Aventures burlesques de Monsieur Dassoucy , éd. Émile Colombey, Paris, Adolphe Delahays Libraire Éditeur, 1858, p. 287. 21 Voir les dédicaces des livres II (p. 149-150), III (p. 233-234) et V (p. 383-385). Entre traduction et anthropologie PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0014 215 Espèce d’Anachronisme, qui consiste à rapporter un fait à un temps postérieur à celui où il est réellement arrivé. Il est opposé à Prochronisme 22 . Puisqu’il s’agit d’une fiction épique, il faut évidemment nuancer la tournure « réellement arrivé » en tenant compte du fait que Virgile ne raconte pas des événements historiques, mais une fiction située dans des temps légendaires. Dans une telle perspective, le « fait » devient la chute de Troie et les errances d’Énée, ses amours avec la reine de Carthage et sa descente aux enfers avant son installation dans le Latium ; le « temps postérieur » n’est autre que le présent des poètes burlesques, accompagné d’un déplacement géographique vers la France. Ce déplacement est l’occasion de représenter ce qui les préoccupe et mérite à leurs yeux un développement, de décrire les aventures d’Énée selon leur propre réalité, d’insérer ici ou là une digression par rapport au récit de ces aventures. On constate alors l’apparition de sujets aussi variés que les mœurs des courtisans, la hiérarchie dans les relations et les formules de politesse qui y sont rattachées, voire les manquements à cette civilité. Une place importante est aussi faite à la violence, qu’elle survienne dans un contexte militaire ou dans le cas des abus des soldats faits sur les populations civiles, notamment les violences faites aux femmes et aux vieillards. Plusieurs domaines apparaissent particulièrement significatifs aux yeux de Scarron mais il est possible de se limiter à quatre principaux : l’hygiène, la politesse, la séduction et les superstitions. Un moment du deuxième livre de Virgile met en scène le personnage de Sinon, un guerrier Grec chargé d’expliquer aux Troyens que le cheval est un don laissé à la déesse Athéna afin de leur assurer une navigation paisible, et de leur faire croire que ce don se retournerait contre les Grecs s’il était amené dans les murailles de la ville. Sa ruse est fondée sur un récit mensonger de divination, d’exécution sacrificielle et de fuite, formant un parallèle fictif avec le sacrifice d’Iphigénie. Dans le texte virgilien, le personnage décrit fort brièvement les préparatifs qu’il subit en vue du sacrifice 23 , mais Scarron amplifie le « mihi sacra parari » en donnant de nombreux détails qui relèvent de l’hygiène corporelle : Un sacrificateur m’empoigne Et sur moi se met en besogne : M’ayant bien aromatisé, 22 Dictionnaire de l’Académie françoise, Paris, veuve Bernard Brunet, 1762, art. « parachronisme ». 23 « Iamque dies infanda aderat ; mihi sacra parari / et salsae fruges et circum tempora uittae. / / Et déjà le jour maudit était arrivé : on prépare pour moi l’appareil des sacrifices, les farines salées, les bandelettes qui vont ceindre mon front » (Virgile, L’Énéide, op. cit., II, v. 132-133). Jean Leclerc PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0014 216 Et purgé, saigné, ventousé, On mit plus d’une savonnette À me rendre la peau bien nette ; On me peigna, lava, rasa, On m’ajusta, poudra, frisa, Et ma tête, ainsi testonnée, D’un chapeau de fleurs fut ornée (II, v. 607-616). Scarron maintient quelques références à des pratiques antiques à travers les verbes aromatiser, raser, mais les verbes purger, saigner et ventouser appartiennent plutôt au langage médical de son temps, tandis que le vers « On m’ajusta, poudra, frisa » s’applique mieux à une personne qui porte la perruque. En plus de créer un déplacement « parachronique » entre l’antiquité et le présent de l’auteur, la figure de l’énumération évoque le portrait non plus d’une victime qu’on mène au sacrifice, mais celui d’un gentilhomme galant qui respecte les critères de propreté en vogue à son époque. Le mot « savonnette » permet à lui seul d’ancrer le récit dans le quotidien du XVII e siècle et à souligner l’appartenance du personnage - ici peut-être involontairement puisqu’il s’agit d’un sacrifice - à une catégorie de gentilshommes qui prend soin de sa personne. Un sens plus métaphorique émerge d’un tel nettoyage du héros, montrant dans quelle mesure Scarron et les auteurs burlesques entendent réformer les héros antiques, les rendre plus acceptables à leurs lecteurs et lectrices en les polissant de leur rusticité, un topos qui sera réitéré dans l’œuvre des frères Perrault, de la préface aux Murs de Troie jusqu’aux quatre tomes du Parallèle des Anciens et des Modernes. Cette posture se répercute dans la présence de remarques ou de développements sur ce que l’on pourrait qualifier d’une sensibilité à la politesse et à la civilité, et qui s’exprime par une multitude de mentions des titres comme « sire » (II, v. 60), des formules d’accueil comme quand Énée lance au fantôme d’Hector : « Vous soyez le très bien venu » (II, v. 1117). Toute la ruse du traître Sinon est fondée sur un jeu subtil de comportement courtisan en présence d’un monarque : il commence par embrasser Priam « Entre le pied et le genou, / Car de se jeter à son cou, / Le drôle savait trop son monde » (II, v. 309-311). C’est ensuite au roi de « baise[r] sur la joue» le traître (II, v. 448) dans un geste qui rappelle celui du Christ envers Judas, avant que Sinon offre à Priam des promesses de service : « je suis de tout mon cœur / Très obéissant serviteur » (II, v. 677-678). Toutes ces formules et ces descriptions de rituels de civilité illustrent une attention soutenue pour les détails d’une importance capitale quand il s’agit de se comporter avec les puissances du royaume, comportement qui est concentré dans ces quelques vers, articulés autour de la répétition du verbe « braire » : Entre traduction et anthropologie PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0014 217 Là-dessus il [Sinon] se mit à braire. Priam, prince très débonnaire Sitôt qu’il le vit braire ainsi, Se mit bien fort à braire aussi. Quelques Troyens, voyant leur maître Braire autant et plus que ce traître, Afin de faire bien leur cour, Se mirent à braire à leur tour (II, v. 327-334). Les personnages de Scarron savent bien, comme tous les courtisans de l’époque, que « Afin de faire bien [sa] cour », il faut composer son attitude sur celle de son prince, un poncif réitéré dans tous les manuels de civilité depuis le Courtisan de Castiglione jusqu’à L’Honnête homme de Nicolas Faret. Un troisième aspect qui suscite l’attention de Scarron est la mise en scène de la séduction, qui se trame dès les premiers vers du second chant : La pauvre reine embéguinée Des rares qualités d’Énée, Rongeant les glands de son rabat, Sur lui, de grabat à grabat, Décoche quantité d’œillades Propres à faire des malades. Lui qui n’est pas un innocent, Pour une en rend un demi-cent (II, v. 3-10). Les glands et le rabat viennent accompagner toute une gestuelle de la séduction qui prend ses libertés vis-à-vis de Virgile 24 , où Didon devient une dame galante, parée selon les caprices de la mode, incapable de cacher sa passion pour le Troyen. La séduction passe d’abord par une évaluation des qualités de la personne désirée, les « rares qualités d’Énée », c’est-à-dire son rang, ses titres de gloire et ses exploits, concentrées dans l’adjectif « embéguinée », dont le sens figuratif appelle un emprisonnement autant passionnel que social. Elle passe ensuite par le regard, non pas un regard furtif ou passif, mais un regard actif et intentionnel, qui projette quelque chose vers sa cible, où le verbe « décocher » crée une métaphore du regard conçu comme une arbalète. L’ultime figure employée dans ce passage est celle de l’amour associé à une maladie, l’amoureux représenté comme un malade, topos récurrent de la poésie galante. Ce passage montre un narrateur informé de la littérature et des rituels amoureux de son époque, les met en scène de façon parlante dans la fiction afin d’en faire bénéficier son lecteur ou sa lectrice. Il ne s’agit 24 Le second livre débute plus sobrement : « Conticuere omnes intentique ora tenebant / / Ils ont tous fait silence et tenaient fixés leurs visages » (Virgile, Énéide, op. cit., II, v. 1). Jean Leclerc PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0014 218 pourtant pas de n’importe quel rituel amoureux, mais d’un cas rare où une dame initie le contact, se fait entreprenante, contrevenant aux instructions des codes sociaux et des manuels de civilité. Par son statut de reine, Didon possède le pouvoir de montrer sa préférence, de choisir son partenaire, alors que ce dernier n’a peut-être pas toute la liberté de refuser ces avances. En dernier lieu, tout ce qui relève des croyances et de la superstition préoccupe Scarron et trouve une place importante dans sa poésie, que ce soit quand Ulysse fait des promesses aux dieux après avoir évité d’être blessé par la lance de Laocoon : « Il voua plus d’une chandelle / Pour l’avoir échappé si belle » (II, v. 259-260), ou d’autres qui « vouaient des pèlerinages » (II, v. 1920) au moment où le palais de Priam tombait aux mains des Grecs. On voit encore la présence de titres de prières comme « salve » (II, v. 682) ou « Libera » (II, v. 1126). Au plus fort des combats, les femmes disent « tout bas leur patenôtre » (II, v. 2168), tandis que le vieillard Anchise ne quitte pas son domicile sans avoir fait sa génuflexion avec dévotion (II, v. 2729-2730). Les mentions de Dieu reviennent constamment, soit quand les Grecs massacrent « sans crainte du bon Dieu » (II, v. 1048), quand le roi Priam veut faire le fanfaron en « jurant Dieu » (II, v. 2150), quand Énée aperçoit le fantôme d’Hector dans son lit : « Si vous êtes de Dieu, parlez, / Et si du diable, détalez » (II, v. 1113-1114), ou enfin quand Énée dit « Retro, Satanas ! » (II, v. 2946) à sa femme lorsqu’elle lui apparaît dans la nuit, à la fin du livre. Un passage mérite d’être cité plus au long, tiré du moment où Énée quitte le logis avec son père, sa femme et son fils, et qu’ils comptent apporter les Pénates avec eux 25 . Encore une fois, Scarron amplifie le syntagme « attrectare nefas » en proposant non seulement une précision de quel type de mal allait s’ensuivre, qui plus est selon une formulation qui laisse penser que le personnage craignait cette conséquence : Car, quant à moi, de sang humain Ma dextre avait été souillée ; Devant qu’avoir été mouillée Dans plusieurs eaux quatre ou cinq fois, Et s’être fait l’ongle des doigts, Je n’eusse osé les prendre. Quiconque eût osé l’entreprendre Eût bientôt été loup-garou : Je n’étais donc pas assez fou (II, v. 2762-2770). 25 « Tu, genitor, cape sacra manu patriosque penatis ; / me bello e tanto digressum et caede recenti / attrectare nefas, donec me flumine uiuo / abluero / / Toi, père, prends dans tes mains les objets sacrés, les Pénates de nos ancêtres ; moi, qui sors à peine d’une guerre si rude et de ses carnages, je ne peux les toucher avant de m’être purifié dans une eau vive » (Virgile, Énéide, op. cit., II, v. 717-720). Entre traduction et anthropologie PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0014 219 L’insistance sur le nombre d’ablutions et l’ajout du détail « se faire l’ongle des doigts » souligne l’incongruité entre la cause et la conséquence, réduisant le personnage à ses superstitions d’autant plus risibles que l’accusation de folie semble ici revenir sur celui qui parle et qui se discrédite par sa croyance au loup-garou. Le rire véhicule ainsi une dimension critique envers le ridicule de telles croyances. L’hygiène et la politesse, la séduction et les superstitions ne sont que quatre domaines parmi bien d’autres, mais ils apparaissent révélateurs des préoccupations de Scarron et de sa perception de sa société. Si l’on considère enfin l’ampleur du phénomène, on constate à quel point les auteurs burlesques ont voulu intégrer leur propre réalité au processus d’imitation des poèmes antiques, ce qui incite à se demander si le détour par le texte antique ne serait pas en fait un prétexte pour parler du présent et du monde tel qu’ils en font l’expérience. Le procédé de l’anachronisme dans les travestissements en vers burlesques, et particulièrement chez Scarron, dépasse largement l’ajout de quelques réalités triviales à la narration d’une trame légendaire et mythologique. Certes, les lunettes de Priam et le hoqueton d’Hécube sont les anachronismes les plus voyants du texte et révèlent un procédé d’écriture partageant avec la traduction sérieuse les mêmes problèmes où il s’agit de trouver des signifiants nouveaux à des référents anciens. Le procédé poussé à ses limites fait basculer les personnages antiques dans le présent des auteurs et de leurs lecteurs selon la logique du parachronisme, permettant non seulement de confronter ces mythes avec la réalité du temps et d’en démonter l’héroïsme et la noblesse, mais en même temps de tourner l’attention du lecteur vers des phénomènes d’actualité. Scarron se fait l’observateur de son temps et de sa société, il porte un regard attentif sur les rites et les coutumes de ses contemporains, regard moqueur qui est davantage celui du moraliste que celui du satirique 26 , puisqu’il ne prétend pas corriger les mœurs ni dénoncer les travers des gens, mais il semble vouloir faire réfléchir tout en riant des folies humaines. 26 À cet égard, l’ouvrage de Lester Koritz (Scarron satirique, Paris, Klincksieck, 1977) mériterait d’être révisé.