Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
10.24053/PFSCL-2023-0016
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2023
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Regards du XVIIe siècle et d’aujourd’jui : les Mandéens vus par Jean-Baptiste Tavernier et le P. Ignace de Jésus, avec des apports d’anthropologues contemporains
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2023
Francis Assaf
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PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0016 Regards du XVII e siècle et d’aujourd’hui : les Mandéens vus par Jean-Baptiste Tavernier et le P. Ignace de Jésus, avec des apports d’anthropologues contemporains F RANCIS A SSAF T HE U NIVERSITY OF G EORGIA Au XVII e siècle, deux Français, le marchand et voyageur huguenot Jean- Baptiste Tavernier (Paris 1605-Smolensk 1689 - Six voyages, etc. Paris, 1676) et le carme déchaux Ignace de Jésus (Relation des Chrestiens de S. Jean du p. Ignace de Jésus, publié en 1672 par André Cramoisy), vicaire de la maison de sainte Marie des Remèdes 1 rencontrent à Bassorah 2 , alors « partagée » entre les influences de l’empire ottoman et du royaume de Perse, les Mandéens (ou « Chrestiens de S. Jean »). C’est au cours de son quatrième voyage que Tavernier découvre les Mandéens (de l’araméen « manda », connaissance) 3 . Donnons-lui la parole : 1 Inspirée ou dépendante de l’église du même nom à Lamego (Portugal). 2 Sur le Shatt el-Arab, embouchure commune du Tigre et de l’Euphrate ; la ville est le port irakien le plus important aujourd’hui. 3 Ignace de Jésus donne - incorrectement - Mandéens comme « disciples de st. Jean ». Portrait de Jean-Baptiste Tavernier Domaine public Francis Assaf PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0016 242 Les Chrestiens de saint Jean sont en grand nombre à Balsara & dans les villes circonvoisines, & il y a des choses assez particulieres dans leur Religion pour m’obliger à en apprendre au Lecteur les principales maximes 4 . Fréquent voyageur commercial en Orient, il entreprend dans son quatrième périple, commencé en 1651 (ses observations datent de 1652 - Livre II, chapitre VIII), sur plusieurs pages, la description de ces « Chrestiens de saint Jean ». Leur langue est un dialecte araméen, à la fois très proche de l’araméen babylonien et très éloigné de celui de Palestine. Réfugiés depuis des temps lointains de cette région, ils se sont établis dans le sud de la Mésopotamie et le sud-ouest de la Perse. Ils pratiquent un monothéisme bien différent du christianisme, mais qui en intègre certains aspects, les déformant cependant jusqu’à les rendre méconnaissables. Secte gnostique manichéiste 5 , ses adeptes considèrent Jean le Baptiste (qu’ils appellent Yahy- Yohanna) comme leur prophète, refusant à Jésus cette appellation (quoi qu‘en disent Tavernier et le p. Ignace). Selon Ignace, ils prétendent que Yahy- est enterré près de la ville de Shushtar (dans la province du Khouzestan, à la frontière de l’Irak d’aujourd’hui) et que de sa tombe sort un fleuve qu’ils nomment le Jourdain. Ouvrons ici une brève parenthèse : qu’est-ce que le gnosticisme ? C’est un système de pensée théosophique 6 - ou plutôt une pluralité de systèmes - fondés sur la notion de connaissance mystique et intuitive (en grec γν σι ) - qui n’est pas la foi - à l’opposé de la connaissance rationnelle ( πιστ μ ). Il atteint son plein développement durant les II e et III e siècles de notre ère. La notion gnostique fondamentale est que le monde matériel a été créé par un dieu (ou un esprit) inférieur et mauvais, nommé le Démiurge, alors que le dieu supérieur est un être transcendant et parfait, lié uniquement à l’homme par 4 P. 222. 5 En tant que religion, le manichéisme, fondé par le Persan Mani, conçoit le monde comme régi par deux principes fondamentaux : le Bien et le Mal. Du point de vue épistémologique, c’est la conception du Bien et du Mal comme deux forces égales et antagonistes (Le Robert en ligne). 6 La théosophie concerne la connaissance des mystères cachés de la divinité et, par extension, celle de l'univers dans ses rapports avec Dieu et avec les hommes. Elle est souvent fortement imprégnée d’ésotérisme. Les codex de Nag’ Hammadi Regards du XVII e siècle et d’aujourd’hui PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0016 243 la connaissance qu’il lui a donnée. Pendant des siècles le gnosticisme était relativement mal connu, jusqu’en décembre 1945 lorsqu’un nombre important de textes gnostiques traduits en copte du grec ont été découverts dans la ville de Nag’ Hammadi, en Haute-Égypte 7 . La « bibliothèque de Nag’ Hammadi » est de grande importance pour comprendre le gnosticisme (et les premières versions des Évangiles). Comme je l’ai dit plus haut, Tavernier et Ignace de Jésus appellent tous deux les Mandéens « Chrestiens de saint Jean », mais cette appellation ne paraît vraisemblable qu’à cause de la pratique du baptême, même si elle diffère radicalement de celle des chrétiens. Ignace leur attribue une descendance des « premiers chrétiens baptisés par St. Jean dans le Jourdain 8 », déclarant aussi que « dans les langues orientales, baptizer signifie faire Chrestien 9 ». Notons qu’il se montre meilleur historien que Tavernier, qui ne s’interroge que très peu sur leurs origines. Ignace donne plus de détails sur l’histoire des Mandéens, de leur exil et de leur établissement aux confins de la Perse et de l’empire Ottoman. Il mentionne en effet qu’ils avaient obtenu de Mahomet le statut de « gens du Livre » en lui montrant leur livre sacré le « Ginza Rabba », ou « Grand Trésor », mais que ce statut ne leur avait servi de rien sous les successeurs de Mahomet 10 , qui les persécutèrent sans merci. Il n’oublie pas Tamerlan (1336-1405), dont la cruauté ne les épargna pas non plus. La pratique la plus notable des Mandéens - mais non la seule - est justement ce baptême multiple par immersion, dans l’eau courante uniquement. Si Tavernier manifeste une certaine sympathie pour leur sort sous domination musulmane, dans l’empire ottoman ou au royaume de Perse, leurs doctrines, par contre, font l’objet d’une critique assez sévère de sa part : 7 À 80 km au nord-ouest de Louxor. 40 000 hab. env. 8 P. 1. 9 Pour qui a de nos jours une connaissance même superficielle du Nouveau Testament, l’idée que St. Jean-Baptiste a institué les premiers chrétiens est absurde. Jésus serait donc chrétien, puisque baptisé par St. Jean dans le Jourdain, alors que c’est lui qui a institué cette religion en faisant de Simon-Pierre son vicaire spirituel et temporel. « Tu es Pierre et sur cette Pierre je bâtirai mon Église » (Matthieu 16, 13-23, La Bible de Jérusalem). À noter que dans ce passage lorsque Jésus leur demande qui est le Fils de l’Homme, les disciples répondent que quelques-uns pensent que c’est Jean-Baptiste, d’autres Élie, etc. (v. 14). Donc l’idée que Jean-Baptiste était le Fils de l’Homme était répandue au moins parmi certains en Palestine. 10 Abou Bakr el Saddiq (573-634); Omar Ibn el Khattab (584-644). Francis Assaf PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0016 244 Quant à leur creance, elle est remplie de quantité de fables & d’erreurs grossieres.[…] Quand on leur dit que la forme de leur baptesme n’est pas suffisante, parce que les trois personnes divines n’ont pas esté nommées, ils se defendent fort mal & n’apportent aucune bonne raison. Aussi n’ont-ils point connoissance du mystere de la sainte Trinité, & ils tiennent avec les Mahometans que Jesus Christ est l’esprit & la parole du Pere eternel. L’aveuglement de ces pauvres gens est tel, que de croire que l’Ange Gabriel est le fils de Dieu engendré de lumiere, sans vouloir admettre la generation de Jesus Christ entant que Dieu. Ils avoüent bien qu’il s’est fait homme pour nous delivrer de la coulpe encouruë par le peché ; qu’il a esté conçu dans le ventre de la sainte Vierge sans operation d’homme ; mais que ce fut par le moyen de l’eau d’une certaine fontaine dont elle but. Ils croyent qu’il fut crucifié par les Juifs, & qu’il ressuscita le troisiéme jour, & que son ame montant au ciel son corps qui estoit en terre resta ici bas. Mais ils corrompent toute cette creance comme les Mahometans, & disent que Jesus Christ disparut quand ils voulurent le prendre pour le crucifier, & qu’il mit en sa place son ombre sur laquelle ils crûrent exercer leur cruauté 11 . On peut constater ici que Tavernier a pris soin, pour mieux les critiquer, de s’informer en détail sur la cosmologie et la théologie des Mandéens (même s’il commet des erreurs) ; il se montre fin observateur, soulignant leur statut de minorité persécutée ; ces persécutions durent au moment où il les découvre (et encore aujourd’hui, dans la sphère arabo-persane). « [C]eux qui luy [Mahomet] succederent resolurent d’abolir cette nation, & pour cet effet ruinerent leurs Eglises, brûlerent leurs livres, & exercerent sur eux les dernieres cruautez. C’est ce qui les obligea de se retirer dans la Mesopotamie & la Chaldée 12 . » Tavernier et le p. Ignace recensent tous deux quelques-unes des villes de la Mésopotamie et de la Perse dans lesquelles se sont réfugiés les Mandéens. En voici une liste (Les orthographes varient de l’un à l’autre) : 11 P. 223-224. 12 P. 222-223. Regards du XVII e siècle et d’aujourd’hui PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0016 245 Tavernier Ignace de Jésus Aueza Aueza Balsara Bassora Bitoum Despul Dorel Durech Endcam Minao Gumar Gabon Masquel Gezaer Rumez Rumez Souter (Shushtar) Sciuster (Shushtar) Zech Zechie On peut se rendre compte que l’un et l’autre ont dû se renseigner auprès de responsables mandéens au courant des événements historiques qui ont abouti au déplacement de leurs coreligionnaires. Sans employer le terme abusivement, on peut dire que le travail qu’ont fait Tavernier et Ignace constitue une authentique enquête d’anthropologie, si primitive soit-elle. À la lecture du récit de Tavernier, on se rend compte que les persécutions consistent en contraintes, humiliations et brimades, plutôt qu’en tortures et massacres (Ce sont après tout des « gens du Livre »). Il note, par exemple, que les musulmans leur interdisent (plutôt sévèrement) le vin, essentiel pour leurs cérémonies. Alors les Mandéens se servent de raisins secs réhydratés pour en faire et ainsi pouvoir accomplir leurs rites (Tavernier 156), ce que mentionne aussi Ignace de Jésus 13 . Outre leurs croyances, Tavernier décrit par le menu leurs activités liturgiques, à commencer par le baptême de l’enfant. Il cite ainsi les paroles de l’évêque : « Beesmlem brad er-Rabi, Kaddmin, Akreri, Menhal gennet Alli Kouli Kralek, c’est à dire : Au nom du Seigneur premier & dernier du monde & du paradis, le plus haut Createur de toutes choses. » Ces mots révèlent que l’officiant fait référence au créateur transcendant et parfait du « monde de lumière » et non pas au Démiurge. Après des prières lues dans le Ginza Rabba, l’enfant 13 P. 2. Francis Assaf PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0016 246 est baptisé par immersion et l’assistance se dirige vers la maison du père où l’attend un festin. Il ne manque pas non plus d’examiner les pratiques sacramentelles des Mandéens, parmi lesquelles il compte, outre le baptême, l’Eucharistie, l’Ordre et le mariage, mais sans donner de détails. Comme Tavernier, il souligne l’importance de l’eau courante, « Jourdain céleste », pour le baptême. Il cite les paroles que prononce le prêtre lors du baptême d’un enfant : « Au nom du Seigneur, le premier et le dernier de tous, le plus haut, etc. ». Comme Tavernier encore, il cite la fabrication du vin à partir de raisins secs réhydratés, mais sans toutefois mentionner les restrictions quant au vin que leur imposent les musulmans. Revenant à Tavernier, nous voyons qu’il trouve à redire sur le baptême mandéen, constatant l’absence de référence à la Trinité (supra) et, bien que n’ayant pas lui-même de véritable culture théologique, il déplore l’ignorance de ses interlocuteurs en cette matière 14 . Pour ce qui est de l’Eucharistie des Mandéens, ils fabriquent du pain pétri de farine, d’huile (symbole de la grâce divine) et de vin pour représenter la chair et le sang de Jésus (sans attribuer à celui-ci la divinité), invoquant l’absence d’eau dans la Cène. Ignace décrit la même composition, mais très succinctement. La prêtrise, elle, se fait par filiation, les prêtres et évêques pouvant se marier. À noter que seuls les prêtres nés d’une femme arrivée vierge au mariage peuvent devenir évêques. Tavernier ne mentionne aucune formation théologique spécialisée, mais note l’importance du jeûne et de la prière dans le processus. Pour ce qui est du mariage, la virginité de l’épouse est essentielle. Seule une vierge peut être mariée par un évêque. Si elle ne l’est pas, un prêtre du degré inférieur doit officier dans la cérémonie. Là encore Tavernier donne beaucoup de détails sur le comportement des participants à la cérémonie 15 , alors qu’Ignace demeure peu loquace sur ce sujet. Des propos de Tavernier on peut déduire qu’il a assisté à au moins une cérémonie de mariage, qu’il a dû observer en grand détail. Notons cependant un trait assez particulier : la femme de l’évêque doit visiter la mariée pour s’assurer de sa virginité. Si celle-ci ne l’est pas, l’évêque ne peut officier (supra). De même, Ignace donne une description très élaborée de la cérémonie. Tavernier mentionne en passant que certains pratiquent la bigamie « par la corruption de ce pays 16 . » Le rapport d’Ignace donne à penser qu’il s’est informé plus amplement sur la question de la bigamie sans porter de jugement, mais en précisant que, d’abord, les femmes dépassent les hommes en 14 P. 223. 15 P. 225-226. 16 P. 226. Regards du XVII e siècle et d’aujourd’hui PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0016 247 nombre et ensuite que cette pratique assure que la famille ne s’éteindra pas si une épouse est stérile 17 . S’il mentionne que les musulmans contraignent les Mandéens à prendre femme, c’est sans doute à cause de ce surnombre. Certaines pratiques rituelles des Mandéens n’ont rien de commun avec celles des chrétiens « conventionnels ». On mentionnera un premier sacrifice : celui de la poule. De toute évidence, cette cérémonie revêt une importance extrême pour les Mandéens car elle ne peut être exécutée que par un prêtre né d’une femme arrivée vierge au mariage et est par ailleurs strictement interdite aux femmes. Ignace souligne la réaction incrédule et scandalisée d’un Mandéen à qui l’on demanderait pourquoi les femmes sont écartées de cette pratique, comparant cela à celle d’un catholique à qui l’on demanderait pourquoi les femmes ne peuvent célébrer la messe. Une autre concerne le sacrifice de moutons ou de béliers. Dans les deux cas, les actes de purification sont essentiels. On peut déceler chez Ignace une certaine ironie lorsqu’il dit que le prêtre qui perd sa femme ne peut épouser qu’une vierge en secondes noces « car aussi bien en matiere de viande que de femmes, ils tiennent pour impur tout ce qui a esté touché par un autre 18 . » On constate que Tavernier s’est beaucoup plus investi dans les mythes créateurs mandéens, puisqu’il s’informe (et nous informe) sur leur version de la création du monde, effectuée par l’ange Gabriel aidé de trois cent trente-six mille démons. Pas de Paradis terrestre, ni d’infraction à l’interdiction de goûter au fruit défendu, mais Gabriel enseigne à Adam l’agriculture. Sans transition, Tavernier rapporte in extenso la cosmologie et la téléologie mandéennes, d’une complexité effarante. Ciel et terre sont constitués de sphères métalliques concentriques, dont la plus extérieure est la Terre, la plus bénéfique à l’humanité. Pour ce qui est de la vie après la mort, leur téléologie présente des ressemblances avec les croyances de l’Égypte ancienne, y compris la psychostase (pesée du cœur) et la destruction du coupable par des bêtes immondes 19 . 17 P. 3. 18 P. 2. 19 Tavernier ne donne pas de détails sur ce point, mais voici ce qu’on peut savoir sur ce segment de mythologie égyptienne : le cœur du défunt - siège de la conscience, de ses pensées, et de sa mémoire - est déposé sur le plateau d'une balance, tandis que sur l'autre se trouve une plume d'autruche symbolisant Maât, déesse de la vérité et de la justice. Si le cœur pèse autant que la plume, c'est que le mort a vécu selon les règles de la morale et peut accéder à la vie éternelle. Si le cœur pèse plus lourd, il a vécu dans le mal : il sera avalé par la « Grande dévoreuse », monstre de sexe féminin, qui se trouve à proximité de la balance prête à dévorer le cœur du défunt et elle condamne celui-ci à une mort certaine. Son nom égyptien est « Ammit » qui vient de am = dévorer et mwt = mort, elle est la « dévoreuse des Francis Assaf PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0016 248 Tel résumé sommaire ne saurait rendre complètement justice aux observations de Tavernier et d’Ignace ; il faut lire l’un et l’autre texte in extenso (ce qui dépasserait le cadre de cette petite étude) pour se rendre compte de la minutie avec laquelle le huguenot et le carme se sont penchés sur des doctrines qu’ils ont résumées avec beaucoup de précision et de détail. Il ressort de ces descriptions que l’imagination mandéenne est d’une extraordinaire fertilité, créant dans ses plus petits détails un « autre monde » - disons en passant bien plus élaboré que celui que conçoit Cyrano - mais, naturellement, bien moins libertin. Comme il fallait s’y attendre, le p. Ignace conclut sa Relation avec ces mots : « Enfin il n’y a point de réverie dont ces pauvres gens ne se soient fait un Article de Foy 20 . » Une dernière remarque : Tavernier et Ignace tous deux signalent l’intense vénération qu’ont les Mandéens pour la croix. Ni l’un ni l’autre ne semblent se rendre compte qu’il ne s’agit pas de la croix chrétienne, mais de la bannière mandéenne appelée drabsha. Le p. Ignace conclut sa Relation sur une sorte d’épilogue, assez anecdotique, se trouvant en fin de son texte (en italiques), dans lequel il raconte comment une délégation mandéenne arrivée à Rome 21 est reçue par le pape Innocent X 22 , dont ils refusent de baiser la mule, mais acceptent de vénérer la croix brodée sur celle-ci. Tavernier souligne une superstition réciproque des Turcs et des Mandéens, ceux-ci refusant de manger toute nourriture préparée par ceux-là, voire même d’un animal abattu par des Turcs ou de boire dans un vaisseau que des Turcs ont touché. Chez les Turcs, même chose, au point que certains refusent de boire de l’eau d’une rivière passant par un territoire nonmusulman. Le clergé mandéen contribue puissamment à cette aversion en dépeignant Mahomet comme un monstre emprisonné dans l’enfer avec ses sectateurs, éternellement dévorés par des bêtes immondes. Par contre, leur téléologie prévoit qu’ils seront tous sauvés, comme on peut le lire dans un morts », attentive au verdict du dieu Thot (Djehuti), scribe des dieux et lui-même dieu du savoir. 20 P. 4. 21 La date n’est pas précisée, mais doit se situer aux alentours de 1650. 22 Giovanni Battista Pamphili (Rome 1574-1655, pape 1644-1655). La drabsha, bannière mandéenne . Regards du XVII e siècle et d’aujourd’hui PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0016 249 assez long passage que Tavernier met en italiques 23 . Il finira son exposé en mentionnant l’horreur qu’ont les Mandéens de la couleur bleue, due, dit-il, à la « méchanceté » des juifs qui auraient teint en bleu les eaux du Jourdain en y déversant de l’indigo pour gêner ou empêcher le baptême de Jésus par st. Jean-Baptiste. Sa conclusion est brève, voire laconique, se terminant sur une seule phrase : « Voila tout ce que j’ay pû découvrir de la religion des Chrestiens de S. Iean 24 . » Bien que mon titre se focalise sur les Mandéens au XVII e siècle, ce serait une erreur de penser qu’ils sont une secte éteinte. Bien au contraire : il existe des communautés mandéennes en Irak et en Iran ainsi qu’une substantielle diaspora : France, Amérique du nord, et jusqu’en Australie. Charles Joret publie en 1886 une biographie, ou plutôt un commentaire assez littéral sur les voyages du marchand, mais on ne saurait y trouver beaucoup d’informations sur le sujet qui nous occupe ici. À peine une mention ici ou là (pp. 121-122), ce qui est surprenant pour quelqu’un qui de toute évidence a lu en détail le récit des six voyages. Il faut dire que Joret semble être un linguiste plutôt qu’un spécialiste de la littérature viatique. Tournons-nous plutôt vers deux auteurs qui présentent des études plus poussées et plus perspicaces sur ce peuple qui pratique la dernière religion gnostique dans le monde. L’anthropologue iranien Mehrdad Arabestani a étudié les Mandéens d’Ahvaz, importante cité de la province du Khouzestan (sud-ouest de l’Iran). Parmi d’autres publications, il en a résulté un important article en 2020 sur la relation entre la cosmologie et les rites de préparation et de consommation d’aliments. L’article met en relief le lien fondamental qui synthétise cosmologie et rites alimentaires pour former l’identité mandéenne en conformité avec la notion fondamentale de pureté, notion qu’ont déjà évoquée Tavernier et Ignace de Jésus concernant la virginité de l’épouse et la position des évêques par rapport à la célébration des mariages. En tant qu’anthropologue professionnel, Arabestani va bien plus loin dans l’élaboration de l’éthos mandéen, qui voit le cosmos séparé en trois « couches », allant de la pure lumière (le haut, où séjourne Dieu) à son point culminant, à la moyenne, intermédiaire entre la lumière et les ténèbres, séjour de l’humanité, jusqu’à la plus basse, domaine des ténèbres intégrales, où se tient le Mal. Nous avions déjà vu chez Tavernier combien la cosmologie mandéenne est complexe. Arabestani révèle qu’elle l’est en fait bien plus encore ; les pratiques alimentaires des Mandéens forment un rituel rigide, étroitement lié à cette cosmologie. Par exemple, la consommation d’animaux femelles 23 P. 230-231. 24 P. 231. Francis Assaf PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0016 250 est interdite, vu que la femelle est source de vie. Par contre, le mâle peut être consommé, à condition d’avoir été lavé dans l’eau courante, élément purificateur universel, à l’encontre de la terre, domaine de l’infection et de la pollution (physique et morale). La dichotomie va encore plus loin, opposant de façon radicale nature (le pur) et culture (l’impur) ; il donne la tableau suivant 25 : Ténèbres ___________________________________________ Lumière Matière____________________________________________________Vie Terre______________________________________________________ Ciel Impur_____________________________________________________ Pur Action des ténèbres ______________ Action de la lumière Culture ______________________________________________ Nature (© Mehrdad Arabestani) Selon le mythe fondateur, c’est l’eau courante (l’eau vive) qui a engendré la vie. Elle trouve son origine dans le monde supérieur (le monde de la lumière) étant donc la théophanie (manifestation divine) par excellence, seul vrai élément purificateur. Claire Lefort-Rieu, auteure du seul livre contemporain en français consacré aux Mandéens (2016) et doctorante en anthropologie et géopolitique à l’ENS et à l’EHESS, décrit par le menu le rite mandéen le plus important (photos à l’appui) 26 : le baptême, toujours pratiqué en eau courante (supra) par des prêtres de sexe masculin dont elle détaille les différentes catégories : assistants (al halali), prêtres (al thermita), officiants aux rites des défunts (al guinzabra). Le chef de la communauté des croyants (al rish oumma) réside à Bagdad. L’article que nous examinons ici est un aperçu de son ouvrage. D’emblée, elle nous dit que la religion mandéenne est antérieure au christianisme et au judaïsme. Dans la mesure où le gnosticisme dérive des religions manichéennes préchrétiennes, cela peut s’envisager. Mais s’il est contemporain des débuts du christianisme (supra), il en constituerait une déformation plutôt qu’un antécédent. Quoi qu’il en soit, Lefort situe, comme Arabestani, les communautés mandéennes dans le sud-est de l’Irak et la région frontalière occidentale de l’Iran. Ce que formule Lefort plus clairement qu’Arabestani, c’est que le mandéisme repose sur un patrimoine spirituel commun, plutôt que sur un ensemble de signes sacrés (icônes, objets, représentations picturales) . Nous avons déjà évoqué le Ginza Rabba, dont le dualisme se rapproche d’autres religions perses préislamiques. Le Dieu de la Lumière, Haii, s’oppose au 25 P. 209 de l’article. 26 P. 7-17. On peut trouver en ligne de nombreuses photos des rites baptismaux mandéens. Regards du XVII e siècle et d’aujourd’hui PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0016 251 « Prince des Ténèbres » Ptahil, qui régit le « monde d’en bas » en compagnie de deux êtres : Abathur et Yushamin, ce dernier évoquant la chute de Lucifer pour s’être opposé à Dieu (dans la théologie judéo-chrétienne). Arabestani est relativement muet sur les bases de la religion mandéenne (ce n’est d’ailleurs pas vraiment le sujet de son essai). Lefort, quant à elle, les énonce clairement : elles sont cinq, comme les Cinq Piliers de l’islam (rien à voir avec la religion de Mahomet, cependant) : le monothéisme, la prière (3 fois par jour), précédée d’ablutions rituelles, le jeûne, l’aumône et le baptême dans l’eau vive (supra). Bien qu’essentiellement patriarcale, la société mandéenne reconnaît, selon Lefort, aux femmes un statut d’égalité, notamment en matière d’héritage (contrairement à l’islam), mais aussi du point de vue spirituel, la femme n’étant pas seule responsable du péché originel, qui retombe sur les deux membres du couple. Ce que Lefort ne souligne cependant pas, c’est l’importance de la virginité de la femme, sujet sur lequel reviennent abondamment Tavernier et Ignace de Jésus. En fait, virginité de la femme, rites (mariage) et statut religieux sont inextricablement liés. Arabestani ne dit rien là-dessus, le sujet de son essai portant, comme on l’a vu, sur les choix alimentaires de Mandéens en relation avec leur cosmologie religieuse. L’originalité du travail de Lefort réside surtout dans leur statut politique contemporain. S’ils ont été épargnés par l’État islamique (EI) en raison de leur situation géographique éloignée, les persécutions dont ils ont été et font encore l’objet sont dues à leur pacifisme (encore plus prononcé que celui des Quakers) ainsi qu’aux jalousies provoquées par leur prospérité économique (artisanat haut de gamme, orfèvrerie, haut niveau d’éducation). Leur rejet de la circoncision, à laquelle ils préfèrent le baptême multiple dans l’eau courante (supra), contribue à les rendre « impurs » aux yeux des musulmans. Les conséquences de ces discriminations peuvent être graves : enlèvements, mariages forcés, passages à tabac sont monnaie courante. Plus sinistres encore sont la conscription de force dans les milices pour les forcer à combattre, la pratique abominable de faire d’eux des bombes humaines en leur attachant des ceintures explosives et enfin le trafic d’organes. Lefort insiste sur la situation critique des Mandéens en Orient. Que ce soit en Irak, en Jordanie ou en Turquie, ils sont traités en parias. Elle insiste sur la dureté de leurs conditions de vie dans les pays du Proche-Orient et sur la solidarité avec eux dont font preuve ceux qui ont réussi à s’installer dans des pays occidentaux. Elle n’offre cependant pas de conclusion définitive sur l’avenir des Mandéens en Orient, peut-être parce qu’en tant qu’anthropologue son rôle est de décrire, pas de prédire. Les perspectives qu’offrent les auteurs étudiés ici sont à la fois diverses et similaires : notons que si les deux auteurs du XVII e siècle les appellent Francis Assaf PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0016 252 « chrestiens de S. Jean », cette notion n’existe pas pour les auteurs contemporains. Il est bien évident que si la vision anthropologique contemporaine des Mandéens exclut tout lien avec le christianisme, leur conférant ipso facto une autonomie spirituelle, celles de Tavernier et d’Ignace de Jésus ne semblant pas non plus tellement les assujettir à la religion du Christ, protestante ou catholique. Les deux auteurs du XVII e siècle semblent reconnaître implicitement cette autonomie spirituelle, même si Tavernier ne se prive pas d’amonceler moqueries et sarcasmes sur les croyances des Mandéens. Ignace paraît plus tolérant, même si dans son for intérieur il ne semble pas plus porté que son contemporain huguenot à prendre au sérieux la théologie et la cosmologie des Mandéens. Quoi qu’il en soit, on notera que ni l’un ni l’autre ne semble en appeler à un effort de conversion des Mandéens au christianisme, peut-être parce que d’une part le huguenot est avant tout marchand et ne se préoccupe pas de questions spirituelles. Tolérant et même sympathique envers les Arméniens, il n’en est pas moins très admiratif des merveilles architecturales et esthétiques de la Perse ; on ne discerne jamais chez lui la moindre tendance au prosélytisme. Quant à Ignace de Jésus, nous avouons ne pas connaître suffisamment son engagement missionnaire en Perse pour porter un jugement. On suppose qu’il était suffisamment au courant de l’attitude des pouvoirs en Perse et dans l’empire ottoman pour se garder de compromettre sa mission. Tous deux, ainsi que, plus proches de nous, Arabestani et Lefort, nous apportent néanmoins de passionnants aperçus sur une secte aussi obscure et persécutée à l’époque de Louis XIV qu’à la nôtre, mais qui a cependant réussi à se maintenir et se perpétuer. Bibliographie Arabestani, Mehrdad. « Cosmology, Identity and Food-Related Rituals Among the Mandeans ». CAIRN info : Matières à réflexion. Éditions de l’EHESS - Archives de sciences sociales des religions, n° 189, 2020/ 2, p. 203-226. Ignace de Jésus. Relation des Chrestiens de S. Jean, faite par the Pere Ignace de Iesus Carme Dechaux, Missionaire & Vicaire de la Maison de Sainte Marie des Remedes, à Bassora. In Relations de divers voyages curieux, etc. IV. Partie, Paris, André Cramoisy, 1672. Joret, Charles. Jean-Batiste Tavernier, écuyer, baron d’Aubonne, chambellan du Grand Électeur, Paris, Plon, 1886. Lefort, Claire. « Les Sabéens Mandéens », Abeilleo, 18 mars 2016. En ligne le 22 août 2022 : https: / / fromjordanblog.wordpress.com/ 2016/ 03/ 18/ les-mandeens/ Tavernier, Jean-Baptiste. Les Six voyages de Jean-Baptiste Tavernier, Écuyer, Baron d’Aubonne, qu’il a fait en Turquie, en Perse et aux Indes, Paris, Gervais Clouzier & Claude Barbin, 1676.
