Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
10.24053/PFSCL-2023-0017
121
2023
5099
L’histoire et la géographie à l’épreuve de la pensée critique dans la Relation de l’Islande et la Relation du Groenland d’Isaac La Peyrére
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2023
Ioana Manea
pfscl50990253
PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0017 L’histoire et la géographie à l’épreuve de la pensée critique dans la Relation de l’Islande et la Relation du Groenland d’Isaac La Peyrère I OANA M ANEA U NIVERSITATEA O VIDIUS C ONSTANȚA Figure controversée de son vivant, Isaac La Peyrère est susceptible d’avoir publié la Relation de l’Islande et la Relation du Groenland pour démontrer son appartenance aux milieux érudits de son époque, qui étaient souvent adeptes du scepticisme 1 . Selon Frédéric Gabriel, les deux Relations sont capables de démontrer comment le scepticisme s’est défini à partir de la rencontre avec d’autres disciplines 2 . Toujours est-il que, dans les deux ouvrages qui viennent d’être évoqués, le scepticisme semble se ramener plutôt à une pratique, qui consiste à discerner ce qui est vraisemblable de ce qui ne l’est pas ou l’est moins. Ainsi, La Peyrère ne mobilise ni des termes, ni des raisonnements abstraits qui sont spécifiques du scepticisme. Par conséquent, notre étude préfère utiliser le terme de pensée critique pour désigner la démarche intellectuelle de La Peyrère qui, tributaire de l’humanisme, ne reste pas indifférente au scepticisme de son temps et consiste à essayer d’évaluer la fiabilité de différents récits dont elle se nourrit. De ce fait, notre article cherchera à analyser la manière dont La Peyrère utilise la pensée critique pour aborder deux domaines qui, au XVII e siècle, étaient au centre du paysage intellectuel, à savoir l’histoire et la géographie. En ce qui la concerne, l’histoire subit une « crise » au XVII e siècle, surtout à cause des critiques formulées par des philosophes que, par ailleurs, tout semble séparer. Il s’agit, d’une part, de Descartes, qui lui reproche de ne pas se plier aux critères de certitude de son épistémologie et, d’autre part, de La Mothe Le Vayer, qui la soumet au doute 1 Voir Frédéric Gabriel, « Periegesis and Skepticism : La Peyrère, Geographer », dans José R. Maia Neto, Gianni Paganini, John Christian Laursen (éds.), Skepticism in the Modern Age. Building on the Work of Richard Popkin, Leiden, Boston, Brill, 2009, p. 163. 2 Ibid., p. 160. Ioana Manea PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0017 254 sous-tendant son pyrrhonisme 3 . La géographie, quant à elle, retient l’attention du public en raison des régions récemment découvertes dont elle a parfois des difficultés manifestes à rendre compte. En outre, l’histoire et la géographie de l’Islande et du Groenland sont susceptibles d’être un terrain d’autant plus fertile pour la pensée critique que les deux pays, qui au Grand Siècle étaient quasiment inconnus en France, donnaient naissance à des récits souvent équivoques. En se penchant sur la manière dont La Peyrère utilise ces récits, notre recherche prend comme point de départ l’observation selon laquelle il les hiérarchise selon leur fiabilité 4 . Aussi notre article examinera-t-il le mode dont La Peyrère intègre dans les Relations sur les deux régions de l’extrémité nord de l’Europe des informations rapportées à propos des évènements historiques ou des phénomènes naturels peu familiers aux Français du XVII e siècle. 1. Isaac La Peyrère - érudit problématique Isaac La Peyrère est issu d’une importante famille de la communauté protestante de Bordeaux, dont beaucoup de membres étaient soupçonnés d’être des Marranes ou des Juifs d’origine portugaise qui dissimulaient leur appartenance à la foi judaïque 5 . De formation avocat, il déménage en 1640 à Paris pour devenir le secrétaire du prince de Condé. Au cours du séjour parisien, il fréquente des savants qui, tout en étant au cœur des débats intellectuels de leur temps, cultivaient une pensée qui ne se conformait pas toujours aux normes régissant les rapports avec les sphères dominantes de l’époque, à savoir la religion ou la politique. Il s’agit, par exemple, de La Mothe Le Vayer, Gabriel Naudé, Pierre Gassendi ou Hugo Grotius. En 1643, La Peyrère publie Du Rappel des Juifs, mais sans aucune de précisions qui étaient censées accompagner un livre, à savoir le nom de l’auteur et de l’éditeur, le privilège et l’endroit de la publication. Malgré un messianisme dont la forme risquait de heurter trois religions à la fois, en l’occurrence le catholicisme, le protestantisme et le judaïsme, l’ouvrage est le plus souvent passé inaperçu et n’a pas suscité beaucoup d’intérêt. 3 Voir Peter Burke, « History, Myth and Fiction : Doubts and Debates », dans José Rabasa, Masayuki Sato, Edoardo Tortarolo, Daniel Woolf (éds.), The Oxford History of Historical Writing, vol. 3. 1400-1800, Oxford University Press, 2012, p. 265-267. 4 Voir Frédéric Gabriel, « Periegesis and Skepticism : La Peyrère, Geographer », op. cit., p. 164. 5 Nos informations à propos de la biographie de La Peyrère sont extraites de Richard Popkin, Isaac La Peyrère (1596-1676). His Life, Work and Influence, Leiden, Brill, 1987, p. 5-20. L’histoire et la géographie à l’épreuve de la pensée critique PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0017 255 Après avoir été au service du prince de Condé, dont la position a été affaiblie à la suite de la mort de Richelieu, La Peyrère emprunte une autre voie, qui consiste à rejoindre une mission diplomatique française en Scandinavie. Parmi les endroits où il se retrouve au cours de cette mission il y a Copenhague, où il achève en 1644 la Relation de l’Islande, qu’il ne fera cependant paraître qu’en 1663. Sur le chemin de retour vers la France, il s’arrête en Hollande où, en 1646, il finit la Relation du Groenland, qui sera publiée une année après. De retour à Paris, il est réintégré dans l’entourage des Condé ainsi que dans les cercles d’intellectuels qu’il avait déjà fréquentés. Intitulé Prae-Adamitae, l’ouvrage qui lui apportera une certaine notoriété, mais qui provoquera aussi sa disgrâce temporaire auprès des autorités catholiques, paraît de manière anonyme en 1655, probablement bénéficiant de l’appui financier de la reine Christine de Suède. Les critiques auxquelles l’ouvrage a été en butte ont été provoquées par la théorie qu’il y élaborait et qui consistait à dire que les êtres humains ne descendent pas tous d’Adam. Accusé de miner l’autorité de la Bible, qui défend l’idée de l’origine commune des individus, La Peyrère est incarcéré et interrogé. Pour échapper aux accusations, en 1657, à Rome, il finit par rétracter ses théories pré-adamites, abjurer le calvinisme et se convertir au catholicisme. Après son retour à Paris il regagne sa place dans l’entourage de Condé en tant que bibliothécaire, mais à partir de 1665 il se retire en tant que laïque au séminaire de Notre-Dame des Vertus. Son testament intellectuel, intulé Des Juifs, Élus, Rejetés, et Rappelés, subordonne la théorie des pré-adamites au messianisme, mais ne pourra pas paraître en raison de la censure. Auteur susceptible de nourrir de multiples questions, La Peyrère a été étudié jusqu’à présent notamment en raison de ses théories sur le messianisme et les pré-adamites 6 . Malgré le fait d’avoir moins retenu l’attention des chercheurs, les deux Relations, sur l’Islande et sur le Groenland, sont d’autant plus dignes d’intérêt qu’elles procèdent des débats qui étaient de plus vifs et qui portaient soit sur la légitimité de l’histoire, soit sur la description des régions et des phénomènes dont l’exploration était au début. 6 Voir, par exemple, Anthony Grafton, « Isaac La Peyrère. Praeadamitae - Systema theologicum », dans Erudition and the Republic of Letters, 6/ 3 (2021), p. 315-329 ; Voir également Eric Jorink, « ‘Horrible and Blasphemous’. Isaac La Peyrère, Isaac Vossius and the Emergence of Radical Biblical Criticism in the Dutch Republic » dans Jitse M. van der Meer, Scott Mandelbrote (éds.), Nature and Scripture in the Abrahamic Religions : Up to 1700, vol. 2, Leiden, Boston, Brill, 2008, p. 429-450 ; Jeffrey L. Morrow, « French Apocalyptic Messianism. Isaac La Peyrère and Political Biblical Criticism in the Seventeenth Century », Toronto Journal of Theology, 27/ 2 (2011), p. 203-214. Ioana Manea PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0017 256 2. Le contexte et les sources des deux Relations de La Peyrère À la fois lettres et récits de voyage, les deux relations de La Peyrère sont rédigées pour répondre à la demande de La Mothe Le Vayer auquel, par ailleurs, elles sont dédiées 7 . Grand érudit dont l’intérêt pour les dernières découvertes scientifiques n’exclut pas la pratique d’un scepticisme qui, depuis le XVII e siècle, ne cesse de susciter des questionnements, La Mothe Le Vayer est un grand amateur de récits de voyage : « je ne méprise pas le divertissement des livres de voyages, que je tiens pour être les romans des philosophes aussi bien que des hommes de quelque étude 8 ». Ainsi, les récits de voyage pour lesquels il exprime sa passion à travers une litote (« je ne méprise pas ») sont censés procurer aux individus cultivés et intéressés par l’activité intellectuelle un amusement comparable à celui que procurent les sources de loisir facile que sont les romans aux êtres moins instruits et moins préoccupés par la quête intellectuelle 9 . Dans la topographie du monde connu à son époque qu’il effectue dans La Géographie du Prince, - ouvrage qu’il rédige à l’intention du dauphin dont il semble avoir été le précepteur de manière officieuse et pour une brève période 10 - il traite, entre autres, de l’Islande et du Groenland. Ce faisant, il fournit à propos de l’Islande, « la Thulé des Anciens, tenue pour eux pour le bout du monde », quelques informations susceptibles d’éveiller la curiosité du public 11 . En revanche, quand il se penche sur le Groenland, il se contente de rappeler que le roi danois Frédéric III le nommait « sa pierre philosophale » à cause de ses tentatives échouées de le trouver et, pour plus 7 Voir Frédéric Gabriel, « Periegesis and Skepticism : La Peyrère, Geographer », op. cit., p. 163. 8 La Mothe Le Vayer, IX. Réflexions sceptiques, dans Discours ou homilies académiques, I e partie (1664), Œuvres, tome III, partie II, Dresde, Michel Groell, 1756, p. 130. Ici et après nous modernisons l’orthographe, mais nous gardons la ponctuation d’origine. 9 Voir Furetière, Dictionnaire universel (1690), t. III, La Haye et Rotterdam, A. et R. Leers, 1701, deuxième entrée « roman » : « aujourd’hui signifie les livres fabuleux, qui contiennent des histoires, ou des aventures d’amour, et de chevalerie, inventées pour divertir, et amuser agréablement les lecteurs ». Ibid., première entrée « philosophe » : « Qui aime la sagesse ; qui recherche les causes naturelles, et étudie la science des mœurs. » 10 Voir L’abbé d’Olivet, Histoire de l’Académie française, vol. 2. Depuis 1652 jusqu’à 1700, Paris, J.-B. Coignard, 1730, p. 136-137 ; Voir également Pierre Bayle, Dictionnaire historique et critique (1697), t. III, Amsterdam, Leyde, La Haye, Utrecht, P. Brunel, S. Luchtmans, P. Gosse, É. Neaulme, 1740, article « Vayer », note de bas de page C, p. 408. 11 La Mothe Le Vayer, La Géographie du Prince (1651), dans Œuvres, tome I, partie II, Dresde, Michel Groell, 1756, p. 49. L’histoire et la géographie à l’épreuve de la pensée critique PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0017 257 d’informations, renvoie à la « belle Relation du Groenland du Sieur de La Peyrère 12 ». En conformité avec le propos de La Mothe Le Vayer, dont il est susceptible d’être l’une des sources privilégiées, dans le préambule de chacune des deux Relations, La Peyrère fait le départ entre les deux pays en fonction du degré auquel ils sont connus. « Île célèbre », l’Islande était néanmoins placée par les Anciens aux confins des régions septentrionales 13 . Le Groenland, quant à lui, est beaucoup moins familier aux Européens que l’Islande. Les connaissances européennes sur le Groenland sont tellement limitées que l’on ne sait même pas s’il est une île, un continent, ou un archipel 14 . L’ignorance à propos du Groenland qui néanmoins, par le passé, avait été un pays « connu, habité, et pratiqué, de peuples de notre monde 15 », est le résultat du fait que, pendant environ deux cents ans, il a été isolé de l’Europe. Le chemin du Danemark ou de la Norvège vers le Groenland a été oublié à cause d’une série de facteurs comme la peste qui a provoqué la mort des navigateurs et des marchands qui le connaissaient ou une interdiction royale qui décourageait ceux qui voulaient y aller 16 . C’est à force de grands efforts que le Groenland a été abordé de nouveau par le marin anglais Martin Frobisher vers la fin du XVI e siècle 17 . Du reste, les deux Relations de La Peyrère sont basées sur des sources indirectes. Ainsi, l’ouvrage sur l’Islande est fondé sur des sources qui mêlent le ouï-dire aux ouvrages imprimés. Les informations apprises par ouï-dire ont été fournies à l’auteur français par un érudit qui, en tant qu’autorité incontestable sur les pays du Nord, disposait d’un savoir qui devançait celui de tous ses confrères. Il s’agit d’Olaus Wormius, médecin qui enseigne à l’Université de Copenhague et « qui possède les plus belles et les plus doctes connaissances de tout le Septentrion 18 ». Les ouvrages écrits, quant à eux, ont été rédigés notamment par Arngrímur Jónsson et Dithmar Blefken. En ce qui concerne Arngrímur, dont La Peyrère orthographie le nom de manière phonétique, Angrimus 19 , il bénéficie d’un prestige incontestable, fondé sur un mélange de savoir et de probité, qui lui vaut le respect des érudits et de tous ceux qui s’intéressent aux régions nordiques et notamment à l’Islande, son 12 Idem. 13 Isaac La Peyrère, Relation de l’Islande, Paris, L. Billaine, 1663, p. 2 et « À son Altesse Sérénissime Monseigneur le Prince », page qui n’est pas numérotée. 14 Isaac La Peyrère, Relation du Groenland (1647), « Avertissement sur la carte du Groenland », Paris, L. Billaine, 1663, page qui n’est pas numérotée. 15 Ibid., p. 125-126. 16 Ibid., p. 117-135. 17 Ibid., p. 135-136. 18 Isaac La Peyrère, Relation de l’Islande, op. cit., p. 3. 19 Idem. Ioana Manea PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0017 258 pays natal : « Il est savant, et fort homme de bien, en grande estime parmi tous les doctes, et tous les curieux de la contrée du nord ; et le sera de tous ceux qui le connaîtront, par les beaux livres qu’il a faits 20 ». Quant à Blefken, La Peyrère lui accorde seulement une confiance mitigée que, par ailleurs, il ne cache pas : « Je ne crois pas tout ce qu’il a écrit, et ne m’arrêterai qu’aux choses qu’il dit y avoir vues 21 ». La raison pour laquelle La Peyrère choisit d’extraire de l’écrit de Blefken seulement les faits dont ce dernier soutient avoir été témoin oculaire participe d’une vision de la déontologie littéraire qui exclut la tromperie : « N’étant pas croyable que des gens d’honneur et de lettres, aient voulu prostituer la vérité, et leur réputation, de propos si délibéré, que de dire qu’ils ont vu ce qu’ils n’ont pas vu 22 ». Confirmée au moins en partie par le fait que les références à Blefken ne sont pas accompagnées par le titre de son ouvrage dont elles sont tirées, l’Islandia, la méfiance de La Peyrère est, entre autres, susceptible d’être nourrie par Arngrímur. Le savant islandais s’applique à ruiner à plusieurs reprises l’image de « barbares » que Blefken donne de ses compatriotes 23 . Ce qui peut consolider la critique formulée par Arngrímur à l’égard de Blefken procède du fait que certains des cas insérés par ce dernier dans ses ouvrages recoupent des exemples qui, depuis l’Antiquité, étaient utilisés pour ramener certains peuples à l’état de barbares. Par exemple, la référence aux vertus nettoyantes que les Islandais attribuent à l’urine est de nature à rappeler l’usage que, selon Catulle, les Celtibères faisaient de l’urine 24 . À l’instar de la Relation de l’Islande, la Relation du Groenland est, elle aussi, basée sur des informations de seconde main. Il est question notamment d’ouvrages en langue danoise qui ont été déchiffrés par le biais d’un traducteur, M. Rets, « gentilhomme danois » et futur représentant du roi de Danemark en France, qui a accompagné par des explications ses lectures devant La Peyrère 25 . Sans doute, le haut statut de l’interprète ainsi que sa future présence en France sont susceptibles de consolider la crédibilité des 20 Ibid., p. 56. 21 Ibid., p. 4. 22 Idem. 23 Ibid., p. 25-26. 24 Ibid., p. 26. Voir également Catulle (39, 17-19) ; Patrick Le Roux, L’Empire romain. Histoire et modèles. Scripta varia III, éd. présentée par Yvan Maligorne avec la participation de Sabine Armani et Nicolas Mathieu, « Chapitre XXI. Celtibère et Romain », Presses Universitaires de Rennes, 2022, p. 375-388 (publication open access, https: / / books.openedition.org/ pur/ 161714, consultée le 30 octobre 2023). 25 La Peyrère, Relation du Groenland, « À Monsieur de La Mothe Le Vayer », op. cit., p. 3-4. L’histoire et la géographie à l’épreuve de la pensée critique PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0017 259 informations qui ont été tirées des rencontres avec lui et insérées dans la relation sur le Groenland. Reposant sur des sources dont La Peyrère fait attention à préciser le titre et à mettre en évidence la crédibilité globale, les Relations sur l’Islande et sur le Groenland peuvent être considérées comme des encyclopédies sur les deux pays qui fournissent, par exemple, des informations à propos de leur position géographique connue ou présumée, leur découverte, leur climat, leur faune, les phénomènes naturels qui leur sont propres, les mœurs de leurs habitants. 3. L’histoire dans la Relation de l’Islande Les informations à propos de l’histoire islandaise que La Peyrère inclut dans son ouvrage proviennent notamment de la Crymogaea (Hambourg, 1609) et du Specimen Islandiae historicum (Amsterdam, 1643) d’Arngrímur Jónsson 26 . Entre autres, l’érudit français se penche sur l’une des questions qui, à l’époque, suscitait le plus grand intérêt. Il s’agit de l’origine des premiers habitants d’un pays, qui avait des implications de plus sérieuses, portant sur le prestige du peuple concerné 27 . De manière apparemment on ne peut plus décevante, La Peyrère conclut son développement sur les commencements du peuple islandais par un aveu d’ignorance : « À vous dire ce que je pense de ceux qui recherchent trop exactement, quels ont été les premiers hommes qui ont repeuplé le monde après le déluge : Je crois, Monsieur, que leur curiosité est vaine et inutile, parce qu’on ne le peut savoir 28 ». L’ignorance est le résultat de l’absence d’une histoire digne de ce nom qui débouche sur la nécessité de se fonder soit sur des « conjectures » ou des suppositions, soit sur quelque chronique qui, « mal conçue, et plus mal expliquée », repose surtout sur la « fable » ou l’invention 29 . Malgré son respect pour l’érudition d’Arngrímur, La Peyrère n'hésite pas à mobiliser sa pensée critique pour signaler l’erreur que l’Islandais commet lorsqu’il évoque l’origine de ses compatriotes. L’erreur consiste dans le fait de faire remonter l’origine des Islandais aux individus exceptionnels qu’étaient censés avoir été les géants. Les arguments invoqués par Arngrímur en faveur de sa généalogie du peuple islandais, que La Peyrère s’applique à ruiner systématiquement, réunissent la théologie avec la linguistique. Le point de 26 La Peyrère, Relation de l’Islande, op. cit., p. 106. 27 Voir George Huppert, The Idea of Perfect History. Historical Erudition and Historical Philosophy in Renaissance France, Urbana, Chicago, London, University of Illinois Press, 1970, p. 72-87. 28 La Peyrère, Relation de l’Islande, op. cit., p. 72. 29 Ibid., p. 72-73. Ioana Manea PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0017 260 départ de l’ascendance des Islandais inventée par Jónsson se trouve dans les passages de la Bible qui mentionnent les géants du Canaan vaincus et chassés de la Terre Sainte par Josué (Js 11 : 21-22) 30 . À l’appui de sa théorie sur les commencements du peuple islandais, Arngrímur ajoute à cet épisode biblique les similarités qu’il soutient avoir identifiées entre les mots appartenant aux deux langues, islandaise et hébraïque. À l’encontre du savant islandais, La Peyrère dévoile le contresens historique qui sous-tend son argument : puisque l’hébreu n’a été parlé au Canaan qu’après l’arrivée des Juifs, qui a coïncidé avec le départ obligé des géants, ces derniers auraient été incapables de transplanter au nord une langue qu’ils ne connaissaient pas 31 . Afin d’ironiser Arngrímur, La Peyrère s’arrête sur un argument qui, s’il avait été utilisé, aurait pu contribuer à développer davantage la théorie sur l’origine biblique du peuple islandais. Ainsi, faisant semblant d’être surpris par l’omission de Jónsson, l’érudit français évoque un élément qui aurait rendu les origines des Islandais plus anciennes et, par conséquent, plus illustres. Il s’agit du fait qu’Arngrímur aurait augmenté l’ancienneté et la renommée des Islandais si, à l’instar des érudits suédois Johannes et Olaus Magnus, il avait fait descendre son peuple des enfants de Japhet, qui avaient précédé les géants du Canaan 32 . Manifestement, La Peyrère n’hésite à s’attaquer aux arguments dont la puissance participe en partie de leur relation avec la Bible. En s’appliquant à révéler l’erreur qui mine la théorie de Jónsson, l’écrivain français met en œuvre un raisonnement tributaire de la critique qui avait été inventée par les savants humanistes 33 . En outre, La Peyrère ne s’interroge pas sur le récit historique de l’auteur islandais seulement à propos de la généalogie, mais aussi de la chronologie, science considérée comme « auxiliaire » de l’histoire 34 . Aussi l’érudit français utilise-t-il deux types d’arguments pour formuler des doutes à propos de l’année à laquelle l’historien islandais fait remonter la fondation de l’Islande : les faiblesses qui se trouvent à l’intérieur même de l’ouvrage d’Arngrímur et les contradictions qui l’opposent à d’autres documents écrits. En ce qui concerne les imperfections du traité du savant islandais, à en croire La 30 Ibid., p. 69. 31 Ibid., p. 73-74. 32 Ibid., p. 71-72. 33 Voir George Huppert, The Idea of Perfect History, op. cit., surtout p. 84-85 ; Voir également Peter Burke, « History, Myth and Fiction : Doubts and Debates », op. cit., p. 262. 34 Voir Gérard Ferreyrolles, « Introduction générale », dans Gérard Ferreyrolles (dir.) avec la collaboration de Fr. Charbonneau, M.-A. de Langenhagen, B. Guion, A. Mantero, Ch. Meurillon et H. Michon, Traités sur l’histoire (1638-1677). La Mothe Le Vayer, Le Moyne, Saint-Réal, Rapin, Paris, Champion, 2013, p. 10. L’histoire et la géographie à l’épreuve de la pensée critique PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0017 261 Peyrère, elles sont provoquées par l’absence de distinction entre l’époque chrétienne et l’époque païenne. Ainsi, selon l’écrivain islandais, l’Islande aurait été créée en 874, à une époque où non seulement les régions nordiques étaient en grande partie chrétiennes mais où, de plus, le beau-frère du père fondateur de l’Islande était favorable au christianisme 35 . Or, selon La Peyrère, la large adhésion au christianisme à l’époque de la fondation de l’Islande est difficile à réconcilier avec une autre information fournie par l’auteur islandais, selon laquelle le paganisme a été pratiqué pendant « plusieurs siècles » en Islande 36 . À ce propos, l’érudit français rappelle que les traces de sang provenant des sacrifices humains que les anciens Islandais avaient l’habitude d’offrir à leurs dieux païens ont subsisté pendant plusieurs centaines d’années après avoir été abolies par le christianisme 37 . À en croire La Peyrère, une autre erreur commise par le savant islandais consiste dans le fait qu’il réduit sa chronologie de la fondation de l’Islande aux événements dont les protagonistes ont été les Norvégiens qui se sont arrêtés au sud de l’île. Ce faisant, Arngrímur néglige une autre information qu’il fournit lui-même et qui concerne un certain Kalmannus originaire des îles Hébrides, qui a abordé la côte ouest de l’Islande 38 . Selon La Peyrère, à côté d’autres individus originaires des régions du Nord comme les Écossais, Kallmanus aurait contribué au peuplement de la partie ouest de l’Islande, qui a précédé celui de la côte sud, effectuée par les Norvégiens. Par conséquent, l’acceptation de deux périodes de l’histoire islandaise dont l’une, qui est chrétienne et commence en 874 et l’autre, qui est païenne et remonte à l’aube des temps, permettrait « d’accorder Arngrímur avec Arngrímur même 39 ». Quant aux textes qui contredisent la chronologie élaborée par l’historien islandais, ils sont, entre autres, représentés par des documents ayant pour objet la christianisation du Groenland. Ainsi, Anschaire, « grand prélat et Français de nation, que tout le monde arctique reconnaît pour son premier apôtre », qui a manifestement le grand avantage d’être d’origine française, devient archevêque de Hambourg avec une juridiction s’étendant sur « toutes les contrées du Nord, depuis l’Elbe, jusqu’à la mer glaciale, et au-delà » grâce à des lettres patentes de l’empereur Louis le Débonnaire qui datent de 834 et qui ont été ratifiées par une bulle du pape Grégoire IV de 835 40 . Sanctionnées par les plus hautes autorités du monde chrétien de l’époque, les lettres impériales et la bulle papale, dont le texte subsiste encore, sont de nature à 35 La Peyrère, Relation de l’Islande, op. cit., p. 87-88. 36 Ibid., p. 90. 37 Ibid., p. 89. 38 Ibid., p. 94. 39 Ibid., p. 95. 40 Ibid., p. 102-103. Ioana Manea PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0017 262 représenter des preuves concrètes à l’encontre de la chronologie élaborée par l’auteur islandais. Sans doute, les inexactitudes chronologiques ne représentent qu’un exemple à propos des faiblesses qui minent le récit historique rédigé par Arngrímur. Malgré son respect pour le savoir du savant islandais, La Peyrère n’hésite pas à mobiliser sa pensée critique pour mettre en relief les contresens des informations que Jónsson fournit à propos de l’histoire de l’Islande. Ce faisant, La Peyrère adopte une démarche qui, entre autres, repose sur la comparaison entre les différentes sources et utilise des informations participant de l’Histoire sainte, de l’histoire de l’Église et de l’histoire profane. 4. L’histoire dans la Relation du Groenland Tandis que dans la Relation de l’Islande il plaide pour la division de l’histoire islandaise en deux périodes, païenne et chrétienne, dans la Relation du Groenland La Peyrère sépare l’histoire groenlandaise en deux parties : l’ancien Groenland, dont la disparition a probablement été provoquée par la peste noire et le Groenland récent qui a été redécouvert avec beaucoup de peine. L’histoire de l’ancien Groenland est basée sur deux chroniques auxquelles La Peyrère a eu accès à travers une version danoise. La première et la plus ancienne de deux a été originairement composée en langue islandaise par Snorri Sturlusson. La deuxième et la plus récente a été écrite en langue danoise par le prêtre, poète et historien Claus Christoffersen 41 . Pour reconstituer l’histoire de l’ancien Groenland, La Peyrère adopte une démarche qui consiste surtout à mettre en parallèle les deux chroniques. Ce faisant, il touche à des questions qui recoupent en partie la problématique dont il traite dans la Relation de l’Islande et qui portent, par exemple, sur la découverte du Groenland et sur sa chronologie. En ce qui concerne les individus qui ont découvert le Groenland, La Peyrère privilégie la chronique islandaise sur la chronique danoise. Aussi ramène-t-il la version danoise sur la découverte du Groenland à une « fable » ou une fiction 42 . À le croire, la narration danoise selon laquelle le Groenland a été découvert par des Arméniens qui y sont arrivés par hasard, à cause d’une tempête, relève de l’« ancienne coutume de faire venir des peuples éloignés pour fonder des origines 43 ». En d’autres termes, lorsqu’il attribue la décou- 41 La Peyrère, Relation du Groenland, op. cit., p. 9-10. 42 Voir Furetière, Dictionnaire universel (1690), t. II, La Haye et Rotterdam, A. et R. Leers, 1701, quatrième entrée « fable » : « signifie aussi absolument conte, fausseté ». 43 La Peyrère, Relation du Groenland, op. cit., p. 11. L’histoire et la géographie à l’épreuve de la pensée critique PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0017 263 verte du Groenland aux Arméniens, le récit danois se plie à une tradition qui augmente les grandes distances dont la traversée précède la découverte des régions lointaines pour faire ressortir les efforts dont cette dernière est inséparable. À l’encontre de ce récit, La Peyrère soutient la narration islandaise, selon laquelle le Groenland a été peuplé par Éric le Rouge 44 . D’origine norvégienne, Éric est arrivé au Groenland après avoir été obligé de quitter l’Islande à cause d’un meurtre qu’il y avait perpétré. Ce faisant, il a agi conformément à une ancienne coutume et à l’instar de son père qui, lui aussi, avait quitté la Norvège natale après y avoir commis un crime. La Peyrère choisit de suivre la version de la chronique islandaise parce qu’il la considère comme « plus reçue et plus certaine 45 » ou, autrement dit, plus vraisemblable et plus apte à susciter une large adhésion. Ainsi, il n’admet pas l’histoire islandaise parce qu’il la juge infaillible mais parce que, selon une vision où les différentes versions peuvent être classées selon leur degré de vraisemblance, il la trouve plus convaincante. De plus, le vaste consentement dont elle bénéficie consolide l’assentiment qu’il lui donne. Ainsi, La Peyrère est susceptible d’être tributaire de l’épistémologie élaborée par Gassendi que, par ailleurs, il ne mentionne pas dans ce contexte. Adepte d’une « voie moyenne » entre, d’une part, le scepticisme pyrrhonien et, d’autre part, le dogmatisme aristotélicien et cartésien, Gassendi plaide pour une connaissance qui ne repose pas sur la vérité, mais sur la vraisemblance et la probabilité, qui peuvent être hiérarchisées selon des degrés 46 . En outre, lorsqu’il s’agit d’un témoignage, qui fournit des connaissances indirectes à propos d’un fait, la vraisemblance est consolidée par le consentement de tout le monde ou du plus grand nombre d’individus. Encore qu’il n’utilise pas de termes comme la vraisemblance, qui pourrait démontrer sans aucun doute sa dette envers l’épistémologie gassendiste, La Peyrère est susceptible de s’en inspirer pour admettre la version de la fondation du Groenland qu’il considère comme plus probable. Tout en adhérant à la chronique islandaise lorsqu’il est question des événements qu’elle raconte, La Peyrère n’hésite pas à se servir d’un raisonnement critique pour mettre en doute sa chronologie. Contrairement à l’année 982 que l’histoire islandaise place au début des événements qui ont abouti à la découverte du Groenland, l’érudit français cite, entre autres, la bulle du pape Grégoire IV datant d’environ l’année 835 qui a déjà été évoquée et qui confiait à l’évêque Anschaire la mission d’évangéliser les régions du nord, 44 Ibid., p. 11-14, 17-25. 45 Ibid., p. 11. 46 Voir Carlo Borghero, La Certezza e la storia. Cartesianismo, pirronismo e conoscenza storica, Milano, Franco Angeli, 1983, p. 46-57. Ioana Manea PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0017 264 dont notamment l’Islande et le Groenland 47 . Manifestement, la crédibilité de la bulle papale ne participe pas uniquement du fait qu’elle semble être un document tangible, mais aussi parce qu’elle a été émise par la plus haute autorité catholique. La manière dont La Peyrère traite la chronologie est similaire à celle dont il traite d’autre aspects qui participent de l’histoire du Groenland comme, par exemple, les premiers Européens qui l’ont découvert et s’y sont établis. Contrairement à l’histoire de l’Islande où, comme nous l’avons vu, il exploite à plusieurs reprises les contradictions internes des récits qui en font leur objet, quand il se penche sur l’histoire du Groenland, peut-être aussi à cause de la pénurie de documents, il préfère asseoir son propos sur une comparaison entre les quelques documents ou récits qui en parlent. 5. La géographie dans la Relation de l’Islande et la Relation du Groenland Comme nous l’avons déjà vu, la manière dont La Peyrère aborde l’histoire islandaise est basée sur l’évaluation de la fiabilité des sources dont il dispose pour l’écrire. En revanche, lorsqu’il aborde la géographie islandaise, il adopte une démarche qui se limite souvent à rendre familiers des récits sur des phénomènes hors du commun. Aussi compare-t-il par endroits les phénomènes islandais dépaysants pour les lecteurs avec des références extraites de la mythologie gréco-romaine 48 . Par exemple, quand il évoque un lac qui se trouve au milieu de l’Islande et « qui exhale une vapeur si dangereuse, qu’elle tue les oiseaux qui volent par dessus », il le rapproche de l’Averne des Grecs, évoqué par Virgile au livre VI (236-240) de l’Énéide 49 . Ainsi, pour édifier ses lecteurs à propos de la nocivité extraordinaire du lac islandais, La Peyrère a recours à un exemple tiré de la littérature classique qu’ils étaient susceptibles de connaître et qui portait sur le célèbre lac censé se trouver à l’entrée aux Enfers qu’Énée a été obligé de traverser lorsqu’il était à la recherche de son père. En outre, pour essayer de trouver des informations vraisemblables à propos de la géographie du Groenland, La Peyrère se sert d’une méthode qui relève de la raison critique et qui ajoute à la comparaison entre les deux chroniques, danoise et islandaise, des informations fondées soit sur des 47 La Peyrère, Relation du Groenland, op. cit., p. 25-26. 48 Voir Anthony Grafton, New Worlds, Ancient Texts. The Power of Tradition and the Shock of Discovery (1992), Cambridge and London, The Belknap Press of Harvard University Press, 1995, surtout « Ch. 3. All Coherence Gone », p. 95-158. 49 La Peyrère, Relation de l’Islande, op. cit., p. 15-16. L’histoire et la géographie à l’épreuve de la pensée critique PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0017 265 expériences concrètes, soit sur la géographie des régions plus connues 50 . À ce propos, il traite, par exemple, du climat et des plantes groenlandais. Son point de départ est constitué par une contradiction au sein même de la chronique islandaise qui, d’une part, évoque le froment et les chênes de qualité supérieure, voire unique, qui poussent au Groenland et, d’autre part, soutient qu’aucune plante n’y pousse à cause du froid. À en croire La Peyrère, la contradiction est provoquée par les sources différentes dont la relation islandaise s’inspire. Pour élucider la contradiction, il confronte la chronique islandaise non seulement avec la chronique danoise, mais aussi avec des informations à propos de la Suède et de la Norvège. Le récit danois qui contredit la chronique islandaise en soutenant que les successeurs d’Éric le Rouge qui sont arrivés à l’intérieur des terres groenlandaises y ont découvert des terres fertiles est confirmé par des informations à propos des lieux européens plus familiers. Ainsi, dans une région suédoise placée à la même altitude que le Groenland, les récoltes sont généreuses. De plus, selon le témoignage des personnes dont la fiabilité est indubitable, il y a des endroits en Norvège où, même s’il fait plus froid qu’en Groenland, il y a deux moissons pendant le bref été.Du reste, La Peyrère ne se limite pas à traiter des phénomènes courants, mais s’arrête aussi sur des phénomènes inhabituels. Par exemple, il s’inspire de la chronique danoise pour évoquer un événement singulier qui s’est produit en 1308, après d’affreux tonnerres et un coup de foudre qui a complètement anéanti une église. Il s’agit d’une « tempête prodigieuse, qui renversa les sommets de quantité de rochers, et que des cendres volèrent de ces rochers rompus, en si grande abondance, que l’on croyait que Dieu les faisait pleuvoir pour punir les peuples de cette terre 51 ». Malgré la possible interprétation religieuse d’un phénomène aussi exceptionnel, La Peyrère adopte une démarche qui ne repose pas sur la religion, mais qui réunit des informations provenant d’un témoignage rapporté et des traités de géographie. Rapporté par l’ambassadeur de la Thuilerie, dont la crédibilité est incontestable 52 , à partir du récit d’un capitaine qui rentrait des îles Canaries, le témoignage remplit une double fonction, qui consiste à confirmer et à expliquer le mystère de la pluie de cendres qui s’est abattue sur le Groenland. À en croire le témoignage de l’ambassadeur, la pluie de cendres des Canaries avait été le résultat d’un enchaînement d’événements : un grand tremblement de terre avait provoqué l’effondrement des montagnes de feu dont le vent a transporté les cendres loin sur la mer. Selon La Peyrère, « il y a de l’apparence » ou, en 50 La Peyrère, Relation du Groenland, op. cit., p. 52-57. 51 Ibid., p. 95-96. 52 Ibid., référence qui se trouve à une page qui n’est pas numérotée. Ioana Manea PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0017 266 d’autres termes, il est vraisemblable d’attribuer l’événement exceptionnel du Groenland à la même cause que l’événement des Canaries 53 . L’écrivain fonde cette explication sur l’hypothèse des « montagnes ardentes » ou des « lieux souterrains » brûlants qui sont susceptibles de se trouver quelque part en Groenland et dont l’existence peut être autorisée par des exemples tirés de la géographie des endroits encore plus nordiques. Il est question de la montagne Hekla d’Islande « qui est beaucoup plus septentrionale, que n’est pas cette partie du Groenland [la partie qui avait été habitée par les Norvégiens] » ainsi que des montagnes ardentes des Lapons, « bien loin au-delà du cercle arctique 54 ». Outre les phénomènes surprenants dont les causes sont révélées, La Peyrère inclut dans sa relation sur le Groenland des phénomènes dont les causes demeurent inconnues. Il est, par exemple, question de l’aurore boréale, dépeinte comme une « merveille », à savoir comme un événement incroyable, qui défie l’intelligence humaine 55 . « Météore » consistant dans une lumière qui apparaît en hiver, en même temps que la lune, et qui éclaire le pays jusqu’au moment où le soleil se lève, la « lumière septentrionale » de Groenland peut également être observée en Norvège et en Islande si le ciel de la nuit est clair 56 . Conscient des doutes que la référence à l’aurore boréale peut susciter, La Peyrère choisit de l’insérer dans sa relation pour deux raisons principales dont l’une relève de la fiabilité de la manière dont elle lui a été présentée et l’autre d’un argument d’ordre expérimental. D’une part, l’écrivain élimine tout possible doute à propos de la compréhension du texte qui est sa source, car il se fie entièrement à M. Rets, qui est son traducteur 57 . D’autre part, un argument fort en faveur de l’existence du phénomène qui semble invraisemblable provient d’une expérience pratique, effectuée par un érudit dont la probité intellectuelle est indubitable. Il s’agit du célèbre, « très savant » et « très judicieux » philosophe Pierre Gassendi, qui l’a observée à plusieurs reprises, dont l’une au moment où, exceptionnellement, elle s’est manifestée partout en France 58 . Quoiqu’il se soucie de la vraisemblance des 53 Ibid., p. 97-98. 54 Ibid., p. 98. 55 Voir Furetière, Dictionnaire universel, t. II, op. cit., première entrée « merveille » : « Chose rare, extraordinaire, surprenante, qu’on ne peut guère comprendre. » 56 La Peyrère, Relation du Groenland, op. cit., p. 99-102. Voir aussi, à propos du « météore », l’entrée qui lui est dédiée dans Furetière, Dictionnaire universel, t. II, op. cit. : « […] Il y en a de trois sortes: Les ignées comme sont le tonnerre, les feux follets, les dragons ardents, les étoiles tombantes, et tous les autres phénomènes de feu qui paraissent en l’air. » 57 La Peyrère, Relation du Groenland, op. cit., p. 99-100. 58 Ibid., p. 102-104. L’histoire et la géographie à l’épreuve de la pensée critique PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0017 267 récits dont il dispose à propos de l’aurore boréale, La Peyrère ne cherche pas à percer les sources de cette dernière : « Je laisse aux curieux, qui sont plus entendus que je ne suis dans les raisons de la physique, à rechercher la cause de ce météore 59 ». Ce faisant, il restreint sa quête sur l’aurore boréale aux sources livresques auxquelles il applique sa pensée critique et exclut une recherche qui impliquerait des connaissances de physique susceptibles de relever de l’ordre pratique. Conclusion En traitant de la géographie du Groenland et de l’Islande, La Peyrère adopte une démarche qui est en général similaire à celle qu’il suit quand il aborde l’histoire de deux pays et qui consiste à tenter de distinguer ce qui est vraisemblable de ce qui ne l’est pas. Certes, il semble en partie tributaire de l’épistémologie gassendiste, qui repose sur une hiérarchie entre les différents degrés de la vraisemblance. Cependant, il ne s’arrête ni sur les concepts, ni sur les arguments théoriques spécifiques de la philosophie de Gassendi. En effet, son intérêt semble limité à une pratique intellectuelle qui permet d’identifier ce qui peut être considéré comme recevable parmi les informations à propos des régions aussi peu familières que le Groenland et l’Islande. Par conséquent, La Peyrère met en œuvre une pensée critique qui consiste à évaluer la crédibilité des sources livresques sur lesquelles il s’appuie pour écrire les deux Relations. Pour ce faire, il utilise une méthode qui consiste soit à identifier les incohérences internes de ces sources, soit à les rapprocher d’autres sources, livresques ou directes, représentées par des témoignages oculaires ou des expériences pratiques. Bibliographie Sources primaires a. Œuvres d’Isaac La Peyrère Relation du Groenland (1647), Paris, L. Billaine, 1663. Relation de l’Islande, Paris, L. Billaine, 1663. b. Autres œuvres Bayle, Pierre, Dictionnaire historique et critique (1697), t. III, Amsterdam, Leyde, La Haye, Utrecht, P. Brunel, S. Luchtmans, P. Gosse, É. Neaulme, 1740. Furetière, Antoine, Dictionnaire universel (1690), t. II, III, La Haye et Rotterdam, A. et R. Leers, 1701. 59 Ibid., p. 101. Ioana Manea PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0017 268 La Mothe Le Vayer, François de, Discours ou homilies académiques, I e partie (1664), IX. Réflexions sceptiques, dans Œuvres, tome III, partie II, Dresde, Michel Groell, 1756. — La Géographie du Prince (1651), dans Œuvres, tome I, partie II, Dresde, Michel Groell, 1756. Olivet, L’abbé d’, Histoire de l’Académie française, t. II. Depuis 1652 à 1700, Paris, J.- B. Coignard, 1730. Sources secondaires Burke, Peter, « History, Myth and Fiction : Doubts and Debates », dans José Rabasa, Masayuki Sato, Edoardo Tortarolo, Daniel Woolf (éds.), The Oxford History of Historical Writing, vol. 3. 1400-1800, Oxford University Press, 2012, p. 261-281. Ferreyrolles, Gérard, « Introduction générale », dans Gérard Ferreyrolles (dir.) avec la collaboration de Fr. Charbonneau, M.-A. de Langenhagen, B. Guion, A. Mantero, Ch. Meurillon et H. Michon, Traités sur l’histoire (1638-1677). La Mothe Le Vayer, Le Moyne, Saint-Réal, Rapin, Paris, Champion, 2013, p. 7-103. Gabriel, Frédéric, « Periegesis and Skepticism : La Peyrère, Geographer », dans José R. Maia Neto, Gianni Paganini, John Christian Laursen (éds.), Skepticism in the Modern Age. Building on the Work of Richard Popkin, Leiden, Boston, Brill, 2009, p. 159-170. Grafton, Anthony, New Worlds, Ancient Texts. The Power of Tradition and the Shock of Discovery (1992), Cambridge and London, The Belknap Press of Harvard University Press, 1995. Huppert, George, The Idea of Perfect History. Historical Erudition and Historical Philosophy in Renaissance France, Urbana, Chicago, London, University of Illinois Press, 1970. Popkin, Richard, Isaac La Peyrère (1596-1676). His Life, Work and Influence, Leiden, Brill, 1987.