eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 50/99

Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
10.24053/PFSCL-2023-0019
121
2023
5099

Les Enjeux du discours oblique dans Le Misanthrope

121
2023
Ralph Albanese
pfscl50990287
PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0019 Les Enjeux du discours oblique dans Le Misanthrope R ALPH A LBANESE T HE U NIVERSITY OF M EMPHIS Une des particularités de l’écriture moliéresque du Misanthrope, c’est que les personnages se trouvent souvent engagés dans un dialogue problématique. Les paroles des amants étant notamment rapportées au style indirect, on assiste au drame de la non-communication. Alors que le dogmatisme d’Alceste l’amène à l’expression directe de ses pensées, on sait que le protagoniste excelle à recourir en même temps aux moyens détournés afin d’atteindre un but rhétorique qui se livre à plusieurs détours. Un tel discours oblique relève tantôt de l’art de la persuasion tantôt de celui de la réfutation. Force est de noter aussi que les autres protagonistes s’engagent dans ces multiples techniques rhétoriques, ce qui aboutit à la primauté de l’équivoque dans cette comédie. S’interroger sur ce déplacement discursif dans l’ensemble des dialogues du Misanthrope, c’est mettre en évidence ce mécanisme formel de l’écriture moliéresque. Si l’on admet que le discours - sous forme de stichomythie, de demi-vers ou de tirade - joue un rôle significatif dans la pièce, c’est que le langage indirect tend à nuire le plus souvent à l’efficacité de la communication, et contribue plutôt à la mésentente et au désaccord. Fondé sur une multiplicité d’échanges, Le Misanthrope fait une large place, par exemple, au langage dialogué de salon (II, 4). Ainsi, Molière se donne pour tâche ici d’examiner les limites réelles de toute conversation 1 . Il convient de faire remarquer d’ailleurs que L. Norman signale à quel point le discours indirect relève ici de la rhétorique dramatique 2 . Voltaire déplorait le nombre excessif de dialogues qui, selon lui, à refroidissait l’action de la pièce 3 . Il est certain que l’action 1 C. Mazouer, Trois comédies de Molière, Paris, SEDES, 1999, p. 86. 2 L. Norman, The Public Mirror: Molière and the Social Commerce of Depiction, Chicago, University of Chicago Press, 1999, p. 200. 3 Cité par M. Autrand, éd., Le Misanthrope, Paris, Livre de Poche, 1986, p. 152. Ralph Albanese PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0019 288 dramaturgique se ramène à une série de disputes ; en bref, on a du mal à entretenir autrui. Alceste se trouve au cœur des relations conflictuelles qui parsèment l’action. Ayant du mal à dialoguer, il se plaît d’ordinaire à rompre la communication avec les autres. Ainsi, E. Rallo Ditche a raison à ce propos d’évoquer « la crise du langage » à laquelle le protagoniste se trouve en proie 4 . Cette incapacité au dialogue se manifeste dès l’Acte Ier, où Alceste témoigne d’une volonté de se dégager de sa conversation avec Philinte (I, 3, vv. 442- 445). Examinons brièvement les éléments constitutifs du discours d’Alceste. On assiste chez lui à de multiples formules assertives : « Non, je ne puis souffrir cette lâche méthode/ Qu’affectent la plupart de vos gens à la mode » (vv. 41- 42) ; « Non, non, il n’est point d’âme un peu bien située/ Qui veuille d’une estime ainsi prostituée » (vv. 53-54) ; « Je veux qu’on me distingue… » (v. 63). Lors de ses scènes d’affrontement, sa langue se révèle intempérante, voire démesurée. Cherchant souvent querelle à autrui, Alceste fait preuve d’un langage excessif, et il ne cesse d’utiliser des termes discourtois. Ses nombreux accès de colère illustrant chez lui son manque de maîtrise de soi, on s’aperçoit de ses exclamations injurieuses et de son recours à plusieurs jurons (« Morbleu ! , » vv. 25, 180, 514 ; « Têtebleu ! , » v. 141). Les propos d’Alceste s’avèrent souvent impulsifs et brusques ; il témoigne, enfin, d’un goût de l’agressivité discursive. D’où sa tendance aux impératifs et à l’hyperbole : « Et si, par un malheur, j’en avais fait autant, / Je m’irais, de regret, pendre tout à l’instant » (vv. 27-28) ; « Et c’est n’estimer rien qu’estimer tout le monde » (v. 58) ; « … la cour et la ville/ Ne m’offrent rien qu’objets à m’échauffer la bile » (vv. 89-90) ; « C’est que tout l’univers est bien reçu de vous, » (v. 496). Le discours d’Alceste est souvent péremptoire, voire catégorique (« J’ai tort ou j’ai raison », v. 192) ; il a recours en plus à divers automatismes linguistiques. Enfin, il prend conscience du fait qu’il ne jouit pas d’une maîtrise linguistique (v. 1574) : il lui est impossible de retenir sa langue : « Allez, vous devriez mourir de pure honte » (v. 14) (voir aussi sur ce point les vers 53-54, 118 et 1410). De plus, il lui arrive de témoigner d’aphasie puisqu’il s’avère incapable de terminer sa phrase (« C’en est fait… Mon amour… Je ne saurais parler » [v. 1223] ; voir aussi le vers 1229). Alceste cherche à démolir les artifices sur lesquels repose le langage : « Je veux que l’on soit homme, et qu’en toute rencontre/ Le fond de notre cœur dans nos discours se montre » (vv. 69-70). Il se fait ainsi un idéal de la transparence linguistique. Il s’oppose alors aux tropes de langage dans la mesure où le discours doit en principe illuminer l’authenticité du moi. Aussi 4 E. Rallo Ditche, Le Misanthrope dans l’imaginaire européen, Paris, Desjonquères, 2007, p. 51. Les Enjeux du discours oblique dans Le Misanthrope PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0019 289 cherche-t-il une adéquation entre l’être et le paraître, entre le langage et la pensée. En raison de son agressivité verbale, le protagoniste s’oppose au « langage policé » propre à l’honnêteté mondaine des années 1660 5 . Hostile au discours figuré, il répugne par conséquent à toute expression ironique. Selon lui, le discours figuré provenant du langage déguisé, le discours doit servir exclusivement à transmettre la vérité. À en croire E. Rallo Ditche, Alceste se fait le champion de « l’univocité du langage » et de la liberté discursive 6 . Pourtant, il prend conscience du fait qu’il ne jouit pas d’une maîtrise linguistique (v. 1574) : il lui est impossible tout simplement de discipliner sa langue (voir aussi sur ce point les vers 14, 53-54, 118 et 1410, qui témoignent de la dégradation de son langage). La pièce commence par l’image du protagoniste dominé par la colère qui se livre au refus tranchant de débattre avec Philinte (v. 3). Enfermé en luimême, il refuse d’emblée toute discussion. Après s’être opposé aux rapports sociaux indifférenciés, Alceste affirme que le discours doit illustrer l’authenticité du moi : « Je veux que l’on soit homme, et qu’en toute rencontre/ Le fond de notre cœur dans nos discours se montre » (vv. 69-70). Il s’avère par la suite à tel point ahuri par le raisonnement de Philinte qu’il lui faut se réfugier dans le silence (vv. 180-181), et Philinte se rend compte alors de la vertu morale inhérente au silence (v. 182). À la scène trois, Alceste reprend son comportement à la première scène de la pièce. Perturbé à l’extrême, il ne veut plus entendre son ami (v. 442). Puis, il interrompt celui-ci en affirmant brusquement : « Point de langage » (v. 443). Aussi cherche-t-il à s’assurer du mutisme de Philinte. Ce dernier l’ayant accusé d’avoir dépassé les bornes de la sincérité (vv. 439-440), Alceste menace de se retirer de la société. La querelle entre les deux amis fait ressortir séance tenante la difficulté de toute réelle discussion ; à cela s’ajoutent les rebuffades que le protagoniste fait à Philinte. Notons aussi qu’Alceste interrompt Philinte dans cette scène à plusieurs reprises (vv. 101, 191, 193, 196 et 197). Il lui coupe aussi la parole trois fois de suite dans la petite scène trois (vv. 442, 443 et 444). Toutefois, quoique la scène d’exposition soit fort agitée et mouvementée, il convient de noter aussi que les deux personnages partagent une franchise réciproque ; il s’agit là d’un gage de leur amitié sincère. On a affaire ici à une communication spontanée et Alceste s’entretient sans ménagement avec Philinte 7 . 5 T. Malachy, Molière. Les Métamorphoses du carnaval, Paris, Nizet, 1987, p. 59. 6 Rallo Ditche, p. 26. 7 La mise en opposition des deux amis se manifeste sur plusieurs plans. À la droiture morale (« pureté ») d’Alceste s’oppose l’altruisme de Philinte. De plus, à l’opiniâtreté du protagoniste fait contraste l’indifférence de son ami. Au phlegme de Philinte s’oppose aussi la bile d’Alceste. Selon Philinte, s’engager publiquement avec autrui, c’est ne pas dévoiler ses vrais sentiments : force est, dans cette optique, de s’adapter Ralph Albanese PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0019 290 Il est évident que le discours d’Alceste s’inscrit dans le mode de la contradiction. Le protagoniste prend ainsi la parole le plus souvent pour contredire autrui. Lors de la scène des portraits (II, 4), il finit par être traité d’« esprit contrariant » (v. 672). À en croire C. Mazouer : « Le Misanthrope, qui est tout en conversation, semble le lieu même d’une méditation sur la réussite ou l’échec de la communication 8 . » Bien qu’il prône la sincérité, le discours d’Alceste se montre de temps à autre oblique. Dans la mesure où le discours indirect suppose une volonté de dissimulation, Molière met en évidence le manque de communication qui marque les rapports Alceste/ Philinte (I, 1) et Célimène/ Arsinoé (III, 4) 9 . Si l’on admet que la personnalité d’Alceste est marquée par l’esprit de contradiction, c’est que l’on est en présence d’un « atrabilaire amoureux » dont l’amour égocentrique et exclusiviste se révèle forcément mal assorti avec celui d’une coquette invétérée. En somme, Alceste apparaît comme une contradiction ambulante, c’est-à-dire, en opposition radicale avec les usages reçus et avec les idées qu’il prône lui-même. La célèbre scène du sonnet (I, 2), qui fait démarrer l’action de la pièce, illustre au mieux la problématique du discours oblique dans Le Misanthrope. Ce qui n’apparaît pas immédiatement de l’arrivée intempestive d’Oronte, c’est que le poète galant fait figure de rival auprès d’Alceste ; en principe, son sonnet devait être adressée à Célimène, qu’il ne nomme pas en l’occurrence (v. 305). Se présentant en courtisan habile, le poète n’aborde pas tout de suite la lecture de ses vers, et son discours inconséquent démontre à l’évidence qu’il se montre à l’affût de compliments ; toutefois, sa stratégie rhétorique finit par échouer. Oronte représente aussi le premier fâcheux dans dans la pièce en empêchant Alceste de s’entretenir avec Célimène. Mû par son vœu d’être l’ami d’Alceste, le courtisan mondain lui fait une série de louanges démesurées. À cet effet, il lui coupe la parole deux fois (vv. 262, 264). Volontairement et d’éviter qu’on se moque de vous. Alors que Philinte insiste sur la nécessité de se mettre en harmonie avec les normes établies, Alceste, lui, s’en prend à l’imposture mondaine et représente la figure marginale de la pièce. L’anomie du protagoniste s’oppose, enfin, à la sociabilité de Philinte. Citons à cet égard M. Vernet : « (Alceste) reproche à Philinte d’être phil-anthrope de la même façon qu’il est, lui, misanthrope » Molière, côté jardin, côté cour, Paris, Nizet (1991), p. 174. Voir, enfin, notre article, « Théâtre et anomie : le cas du Misanthrope, » Cahiers Internationaux de Sociologie, LXIV (1978), p. 113-126. 8 Mazouer, p. 82. 9 Signalant les divers registres linguistiques mis en jeu dans Le Misanthrope, G.Rudler met en valeur sa dimension oratoire : « Le Misanthrope est semé de tirades et de harangues ; le caractère oratoire en frappe à première vue… (Alceste) parle beaucoup et s’écoute parler ; on le voit autant qu’on l’entend, qui s’échauffe, se monte, s’exalte, éclate enfin, sur un juron » (G. Rudler, éd., Le Misanthrope, Oxford, Blackwell, 1947, xxxviii. Les Enjeux du discours oblique dans Le Misanthrope PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0019 291 distrait, Alceste ne tient pas compte des propos d’Oronte, ce qui fait ressortir le manque de communication entre les deux. Oronte prise alors l’importance de son discours (v. 261), Philinte et Alceste se communiquant à force d’apartés, ce qui donne lieu à une espèce de sous-dialogue comique. D’après leur « traité » (v. 339), Oronte l’implore de juger son sonnet « avec sincérité » (v. 340). Il va de soi que le protagoniste se heurte ici à un dilemme. Afin de ne pas blesser son interlocuteur, il diffère son jugement en se livrant à un artifice rhétorique consistant à faire semblant de s’adresser à une troisième personne (vv. 343-348). Ce recours à un destinataire fictif constitue un subterfuge discursif lui permettant d’atténuer sa critique du sonnet d’Oronte. Grâce à ces contorsions, il excelle à tergiverser au lieu de s’adresser à Oronte directement. C’est ainsi qu’Alceste cherche à manipuler l’échange avec le rimailleur. Désireux de ne pas attaquer Oronte de front, il ne peut s’en tenir qu’à la condamnation oblique du sonnet. Le poète, poussant le protagoniste dans ses derniers retranchements (vv. 374-375), Alceste arrive à une détente psychologique aboutissant à une explosion de colère, c’est-à-dire, une franchise totale. S’étant enfermé à plusieurs reprises dans le mensonge (« Je ne dis pas cela, » vv. 352, 358, 368), le protagoniste ne parvient pas à maîtriser l’art de feindre face à Oronte et se permet même d’interrompre ce dernier (vv. 352, 376). Sa longue tirade (vv. 376-416) renferme une critique vétilleuse du sonnet. Mû par l’irascibilité, sa passion maîtresse, Alceste tombe alors dans l’incivilité. Il convient de noter, enfin, que son recours au discours oblique de la politesse - un pur mensonge - évoque une certaine nostalgie vis-à-vis de l’idéal latent de la civilité propre à l’honnêteté mondaine en France dans les années 1660. Quant au rapport entre Alceste et Célimène, on peut avancer que le misanthrope vit en quelque sorte dans l’attente de la coquette. Se montrant désireux d’apprendre ses vrais sentiments à son égard, le protagoniste cherche avant tout à s’éclaircir (vv. 561-562). Aussi s’évertue-t-il à pousser Célimène à se déclarer. En raison de son aveu impersonnel - « Le bonheur de savoir que vous êtes aimé » (v. 503) - Célimène l’engage à se contenter de cet aveu (vv. 505-506). Face au scepticisme d’Alceste - il accuse sa maîtresse de duplicité (vv. 507-508) et se révèle donc désobligeant à son égard. Cette démarche accusatrice vis-à-vis de Célimène relève de sa rectitude morale. Celle-ci finit par se dédire en désavouant son aveu (v. 512) et révoque ainsi sa parole donnée. Ayant été interrompu par une suite de visites impromptues - à commencer par Acaste - Alceste s’avère de plus en plus consterné de ne pas se trouver seul avec sa maîtresse et se heurte alors à l’impossibilité de s’entretenir avec elle (v. 533). Si leur conversation est constamment remise - voir à ce sujet l’intrigue des Fâcheux - c’est que des importuns empêchent Alceste d’obtenir de la part de Célimène la réponse désirée, c’est-à-dire, l’aveu Ralph Albanese PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0019 292 de son amour (vv. 533-534) 10 . Les fâcheux servent donc à faire obstacle au projet d’Alceste. L’échange discursif entre les deux se trouve alors perpétuellement interrompu et Alceste supporte mal cette multiplication des fâcheux, ce qui met en valeur le théâtralisme farcesque de la pièce : (II, 4, Acaste ; Philinte, Eliante, Clitandre lors de la scène des portraits [II, 4] ; les Maréchaux en rapport à Arsinoé [II, 6] ; et, enfin, Du Bois [IV, 4]). Par ailleurs, la souffrance du protagoniste augmente en fonction de ces multiples interruptions. Remarquons que le désir d’Alceste qui « témoigne s’en vouloir aller » (II, 3) - mais finit par rester dans le salon de Célimène démontre son impossibilité physique de quitter le salon - qui sert en quelque sorte de métaphore du monde. Cette volonté paradoxale, chez Alceste, de rester en présence de Célimène doit servir à pousser celle-ci à choisir entre lui et ses rivaux. En proie a de nombreuses contradictions, Aleste fait preuve d’une personnalité marquée par la complexité. À cela s’ajoutent les rapports conflictuels entre lui et Célimène. Bien qu’elle ne manque pas de profondeur, celle-ci se montre coquette et pleinement extravertie. La médisance représentant, chez elle, la forme principale de l’art de plaire, elle brille dans la conversation mondaine. De plus, son caractère enjoué et passablement hédoniste lui permet de se réfugier souvent sous le masque de l’ironie (vv. 462, 509-510, 526). Cette jeune femme mondaine témoigne non seulement d’esprit - qualité indispensable à tous ceux qui veulent réussir dans la vie mondaine - mais aussi d’un esprit de repartie qui caractérise sa compétence discursive (vv. 707-710). En ce qui concerne son activité linguistique, il est évident que Célimène use du langage stylisé de la préciosité. Se refusant à la résolution univoque, elle s’avère obligée, on le sait, de refuser un aveu direct de son amour pour Alceste. Selon J. Guicharnaud, la langue précieuse faisant partie intégrante de l’identité de Célimène, elle coïncide alors « trop exactement » à cette langue qu’elle utilise 11 . Dans la mesure où la jeune veuve s’inspire tout à fait du discours précieux, elle prend plaisir à se cacher dans les équivoques. Puisqu’elle se fait aussi un idéal du « parfait amour » (v. 709) qui relève de l’éthique précieuse, elle s’inspire vraisemblablement du féminisme du XVII e siècle. Par ailleurs, elle adhère aux restrictions propres à la pudeur féminine (« l’honneur du sexe ») (vv. 1401-1406). Tout se passe, enfin, comme si l’héroïne se dérobait derrière une façade précieuse discursive insondable tout 10 On peut soutenir que le vœu le plus profond du protagoniste se manifeste dans sa quête de « l’aveu direct illuminateur » qui aura pour effet de le lier affectueusement à la personne de Célimène (Y. Kermanach, Molière ou la double tentation, Paris, Galilée [1980], p. 96). 11 Molière, une aventure théâtrale, Paris, Gallimard, 1963, p. 400. Les Enjeux du discours oblique dans Le Misanthrope PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0019 293 au cours de la pièce, et il convient de se reporter ici au jugement de C. Mazouer : « (Célimène) n’est heureuse que dans la réticence, les demi-aveux, les déclarations contradictoires et simultanées, donc mensongères, recule indéfiniment le moment du choix et de l’engagement unique » (94). Tout se passe alors comme si elle vivait dans la peur de se donner. C’est dans la scène des portraits (II, 4) que Célimène fait valoir sa supériorité discursive. Maîtresse de salon, elle se situe au centre de la conversation et dispose en plus d’un grand talent de portraitiste. Il faut tenir compte du fait que l’on assiste dans cette scène au discours indirect qui sous-tend les portraits, puisqu’elle excelle à railler les absents en signalant chez eux un défaut préjudiciable. Se livrant à la plupart des portraits satiriques dans Le Misanthrope, Célimène s’occupe de son univers social. Il importe de noter, d’autre part, qu’elle règle le jeu mondain des portraits en disposant du pouvoir de commencer ou de mettre fin aux descriptions orales (v. 731). Elle s’emploie en particulier à porter des jugements sur le style discursif des membres de son salon : Damon le raisonneur, « parleur étrange » qui ne dit rien « avec de grands discours » (vv. 579-580) ; Géralde, « l’ennuyeux conteur » (v. 595) ; et Bélise, dont « le sec entretien » et « le stupide silence » … « font mourir à tous coups la conversation » (vv. 601, 608-609). Force est, dans cette perspective, de ne pas alanguir la conversation et mieux vaut en l’occurrence relancer la discussion. Insistons aussi sur le fait que le « dire » de Célimène sert principalement à provoquer autrui en faisant rire son public. Aussi Clitandre lui demande-t-il à propos du jeune Cléon : « que dites-vous de lui ? » (vv. 623-624). Ceux que Célimène dénonce dans ses portraits sont marqués par une forme particulière de l’ennui et par un usage inadéquat du discours mondain. Remarquons aussi que les petits marquis estiment que Célimène est, dans ce contexte mondain, « sans défaut » et qu’ils tendent donc à l’idolâtrer (vv. 695-698). Ajoutons, enfin, que l’on approuve Célimène pour lui faire la cour en vue d’obtenir une faveur. Dans une scène d’affrontement verbal (III, 4), Molière montre à quel point les deux femmes rivales, Célimène et Arsinoé, brillent dans l’art de la parole. À en croire J. Brody, celles-ci représentent, dans Le Misanthrope, « les deux personnages les plus déloyaux entre tous 12 . » Elles échangent des coups de plus en plus directs et agressifs. Remarquons qu’au départ Arsinoé rejette l’offre de civilité que lui fait Célimène (vv. 878-879). Désireuse d’humilier la coquette, Arsinoé recourt à un détour rhétorique afin de dissimuler son amour-propre. Mettant en jeu un lexique moral et religieux, elle s’en remet aux valeurs dévotes (vv. 906-912). Quant à Célimène, elle s’en prend à la 12 « Dom Juan et Le Misanthrope, ou l’esthétique de l’individualisme chez Molière, » in J. Cairncross, éd., L’Humanité de Molière, Paris, Nizet, 1988, p. 130. Ralph Albanese PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0019 294 duplicité de sa rivale (vv. 913-916) et s’identifie plutôt aux valeurs mondaines (vv. 927-928). Contrairement au récit d’Arsinoé, elle cite le discours d’autrui pour renforcer l’authenticité de son récit (vv.937-944). Elle parvient alors à lui transmettre la vérité par le biais de la fiction. Dans la mesure où les deux femmes emploient le « on dit » venimeux de même que la formule « disaientils », on peut discerner, dans leurs discours, le passage brusque de l’expression oblique à l’expression directe. Agissant dans les coulisses, Arsinoé témoigne d’un caractère odieux. De plus, elle se montre bégueule, c’est-à dire, d’une pruderie affectée. À l’instar d’Alceste, la prude estime que le discours direct représente la base de la vraie amitié (vv. 879-884). Ainsi, elle fait valoir, face à Célimène, son « sincère avis » (v. 964). Arsinoé s’impose donc en rivale de Célimène, d’où leur duel verbal hargneux. Son discours est marqué par le franc-parler, c’est-à-dire, qu’elle se révèle tour à tour malicieuse, agressive et discourtoise. On ne saurait trop insister sur le fait que la méchanceté de ces deux personnages se manifeste par leurs échanges brutaux de vérités personnelles. S’interrogeant davantage sur les rapports conflictuels entre Célimène et Arsinoé, on s’aperçoit que, lors de leur confrontation à l’Acte III, la coquette a recours à la même syntaxe utilisée par Arsinoé. Passant alors à une attaque brutale (vv. 975-978), elle se livre à un portrait direct de son adversaire et insiste en l’occurrence sur son hypocrisie fondamentale. Elle use, du reste, de la litote pour mieux condamner la prude (vv. 959-960). Par ailleurs, conformément à la démarche d’Alceste face à Oronte (I, 2), les deux femmes tirent parti d’un point de référence fictif afin de valider leur critique. Dans son attaque acerbe contre la fausseté d’Arsinoé, Célimène réussit à démontrer que sa rivale, bien qu’elle se proclame dévote, s’avère dépourvue de charité : « Elle est à bien prier exacte au dernier point ; / Mais elle bat ses gens, et ne les paye point » (vv. 939-940). S’adressant à cette dernière franchement, elle arrive à retourner les arguments d’Arsinoé contre celle-ci. Du reste, face à Arsinoé, Célimène montre qu’elle s’y connaît dans l’art de la rhétorique. On assiste ici, selon R. Zuber, à deux interlocutrices chevronnées qui se combattent avec férocité 13 . En s’engageant dans une attaque directe contre Arsinoé, Célimène laisse tomber alors le masque de la politesse, de l’ironie respectueuses de la civilité. Les deux femmes s’adonnent ainsi à l’expansion rhétorique ; il s’agit, en somme, d’une série de répliques progressivement agressives : Indirect language gives way to direct, again with similar technique and effect, in two well-known scenes: Alceste’s outburst concerning Oronte’s 13 « Célimène parle clair, » in P. Aquilon, et al., éds., L’Intelligence du passé. Mélanges J. Lafond, Université de Tours, 1980, p. 267-274. Les Enjeux du discours oblique dans Le Misanthrope PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0019 295 sonnet, and the point … at which Célimène finally turns to a direct attack upon Arsinoé. In both cases we sense that the moment for direct expression has come : either Alceste’s indirect responses to Oronte’s questions have come as close to directness as they can without crossing the borderline, or the insinuations of Célimène and Arsinoé have become as patent as may be conceived while still retaining the verbal overlay of objective politeness 14 . On a affaire alors à des insinuations perfides lancées par les deux rivales. Leurs tirades se modelant l’une sur l’autre, il s’agit d’un cas de symétrie rhétorique. Molière réussit alors à mettre en pleine lumière cette bataille discursive entre la coquette et la prude. Remarquons d’autre part que Célimène et Arsinoé s’engagent toutes deux dans la parole fielleuse, et la jeune veuve ne se trompe pas quant à la possibilité d’adopter un jour la pruderie de sa rivale. Mentionnons, enfin, qu’Arsinoé ne manque pas de mettre en cause la réputation de Célimène, à savoir, sa vertu (vv. 1061- 1064) ; épuisée et vaincue, c’est la prude qui met fin à l’entretien (v. 1027). Célimène reproche ensuite à sa rivale de ne pas savoir plaire aux autres (v. 1026). Dans cette bataille vigoureuse, on s’aperçoit sans peine que la politesse a bel et bien servi à la fois d’arme d’attaque et d’arme défensive (vv. 984, 989-990). Il s’ensuit que l’art de plaire dissimule mal l’agressivité du moi : … l’art de plaire de l’honnête homme est conçu ici comme l’art de déguiser les appétits du moi, et c’est en ce sens que Le Misanthrope prolonge la réflexion des pièces précédentes. C’est un indice de la profondeur de la réflexion de Molière qu’il conçoive le masque, l’hypocrisie, l’imposture comme le fondement même de l’art de plaire qui caractérise la philosophie sociale de l’honnête homme 15 . Nous voudrions maintenant mettre en évidence quelques scènes saillantes tirées des Actes IV et V qui font ressortir non seulement la dialectique discours oblique/ discours direct mais aussi les relations conflictuelles qui continuaient à mettre aux prises Alceste et Célimène. Au début de l’Acte IV, le protagoniste souffre sous le coup d’une terrible révélation et cette scène fait penser à L’Ecole des Femmes où Arnolphe suffoque face à Horace (I, 4). De plus, à l’instar d’Arnolphe, Alceste entend diriger Célimène à sa guise. Normalement, usant du discours indirect, Alceste s’évertue à maîtriser sa colère, comme on l’a vu dans la scène du sonnet (I, 2). Après s’être livré à une suite d’attaques exclamatives (IV, 3, vv. 1277, 1330, 1336, 1415 et 1422), il dénonce le « détour » de Célimène, l’accusant explicitement de se dérober ici (v. 1346). Notons aussi que son discours se faisant grandiloquant, il recourt au langage 14 J. Cameron Wilson, « Expansion and Brevity in Molière’s Style, » in W. Howarth et al., éds., Molière: Stage and Study, Oxford, Clarendon, 1973, p. 102-103. 15 A. McKenna, Molière, dramaturge libertin, Paris, Champion, 2005, p. 81. Ralph Albanese PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0019 296 tragique (vv. 1311-1314). Adoptant une approche autoritaire vis-à-vis de Célimène (vv. 1357-1358), Alceste fait des récriminations devant elle et témoigne aussi d’un caractère agité, voire bouillonnant. Il va donc s’avérer en proie à la tyrannie du moi face à Célimène (IV, 4, vv. 1424-1432). Faisant preuve dans cette scène de multiples outrances de langage, le protagoniste s’emploie à s’exprimer directement à Célimène. Aussi s’empêtre-t-il dans un égocentrisme contraire aux règles de la bienséance. Passionnément épris de l’idéal de sincérité, il va finir par se contenter des apparences de fidélité de la part de Célimène : « Efforcez-vous ici de paraître fidèle, / Et je m’efforcerai, moi, de vous croire telle » (vv. 1389-1390). Dans leur deuxième tête-à-tête (IV, 3), Célimène refuse de se disculper face à Alceste et coupe court à toute discussion. Désireuse de se dérober, elle reste interdite face à ses accusateurs, Alceste et Oronte, qui la poussent à se déclarer (V, 3). À l’instar du poète précieux, Alceste s’évertue à rendre compte du silence de Célimène (vv. 1645-1646). Tous deux attendent patiemment alors la déclaration de celle-ci. Elle se révèle incapable de persuader les deux rivaux de ses sentiments réels, et son échec discursif s’avère problématique ici ; elle échoue là où Dom Juan réussit. Il convient de faire remarquer que la souffrance de Célimène relève de son incapacité réelle à se prononcer dans la scène précédente (V, 2, vv. 1629-1630). Ayant du mal à dévoiler ses sentiments, elle va se trouver coincée sur les plans physique et discursif (I, 4). C’est ainsi qu’elle exploite la présence des fâcheux afin de se défendre contre Alceste : « Que vous me fatiguez avec un tel caprice ! / Ce que vous demandez a-t-il de la justice ? / Et ne vous dis-je pas quel motif me retient ? / J’en vais prendre pour juge Eliante qui vient » (vv. 1649-1653). Célimène se plaint du fait que sa situation n’est guère normale : « Dites-moi si jamais cela se fait ainsi » (v. 1659). Soucieuse de l’idéal de la communication directe, la vertueuse Eliante refuse d’être la complice de sa cousine et réclame ici un idéal de sincérité. Humiliée, Célimène finit par se trouver démasquée et, par la suite, obligée de quitter son salon. Les petits marquis mettant en évidence la duplicité de Célimène, on laisse tomber alors le masque de la politesse. Après la lecture des billets compromettants, ses divers soupirants se retournent contre elle, et l’on assiste au départ progressif des dénonciateurs de la coquette. Elle échoue là où Tartuffe « réussit ». Dans la mesure où Le Misanthrope débouche sur la solitude de Célimène, le dénouement est marqué par le silence énigmatique de l’héroïne. Répugnant à laisser tomber le masque de la coquetterie, elle garde un ton équivoque au moment de sa « confession » à Alceste (vv. 1736-1747) 16 . Repoussant l’invi- 16 Se reporter ici à N. Peacock, « Lessons Unheeded : the Dénouement of Le Misanthrope, » Nottingham French Studies, 29 (1990), p. 19-20. Les Enjeux du discours oblique dans Le Misanthrope PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0019 297 tation d’Alceste de se retirer avec lui dans son désert, elle quitte la scène, et cette sortie illustre la rupture définitive du couple. Champion de l’amour exclusif, Alceste connaît un revirement décisif et finit alors par la rejeter catégoriquement : « Non : mon cœur à présent vous déteste » (v. 1779). Il ne lui reste, enfin, que de s’exiler, bien que ses amis veuillent lui faire changer d’avis. Au terme de cette étude, nous avons vu que, dans Le Misanthrope, l’atmosphère de la mondanité plane sur les rapports des personnages, d’où la primauté de la comédie sociale dans cette pièce. De plus, nous avons montré que ces personnages s’engagent dans un débat sur l’importance sociale de la civilité. Il va de soi alors que le rôle du langage oblique dans une société civilisée a été mis en évidence ici. Le discours indirect faisant partie intégrante des relations sociales dans Le Misanthrope, il suit de là que la vérité se communique de manière oblique dans cette comédie. Les normes sociomorales auxquelles se soumettent les gens du monde font contraste avec l’inadaptation sociale du protagoniste. Contrairement à Célimène, Alceste s’avère dépourvu de l’art de plaire et celui-ci prend conscience alors de son « faible » (v. 230). Puisque Molière prend à partie l’hypocrisie sous-jacente aux normes de l’honnêteté mondaine, il fait ressortir les problèmes inhérents à la société de cour, tel l’hédonisme. Si Alceste, lui, s’en prend aux intrigues de la Cour (vv. 1091-1098) et, par la suite, à la politique hypocrite des Grands, il juge sans doute que Célimène a été corrompue par les exigences de la sociabilité. S’insurgeant alors contre l’art du paraître, le salon représenterait pour lui le lieu suprême de la politique hypocrite. Étant perçue comme un univers inauthentique, la société de cour témoignerait de l’égocentrisme de tous, notamment les petits marquis et leur comportement mensonger. Dans la mesure, enfin, où Alceste refuse de se plier aux mots d’ordre de l’éthique mondaine, il s’attaque au code de la politesse (vv. 43-47) et condamne les éléments constitutifs des pratiques mondaines. Jean Mesnard a raison d’affirmer que l’ensemble des personnages du Misanthrope se conduisant sous le couvert des règles mondaines, se définissent par l’art de plaire 17 . Selon lui, la politesse étant un élément essentiel de la sociabilité, il s’agit de louer les présents en blâmant les absents (p. 869) ; il s’agit donc de plaire en dénigrant autrui. La civilité étant de rigueur dans le salon de Célimène, on s’aperçoit de la valeur tyrannique de la sociabilité, voire de la politesse. 17 « Le Misanthrope, mise en question de l’art de plaire, » Revue d’Histoire Littéraire de la France, 72 (1972), p. 863-889. Ralph Albanese PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0019 298 À en croire O. Ranum, les règles de courtoisie s’avèrent soutenues par l’absolutisme monarchique. 18 On assiste à cette époque à un règne de courtoisie : à la cour de Louis XIV, les divers comportements - vêtement, danse, gestes - sont dès lors minutieusement réglés. Grâce à la maitrise de soi, les courtisans de Versailles parviennent à intérioriser le code de politesse. Puisque l’art de plaire visait avant tout à dissimuler le moi, il convient de ménager l’amour-propre des autres. Les diverses formes de la vie sociale en France mettent en valeur ainsi le rôle primordial de la « dissimulation honnête 19 . » Il convient de faire remarquer, en dernière analyse, que Molière prend à partie, au cours de sa carrière de dramaturge, les mœurs du siècle, notamment la comédie du monde. Qu’il ait continué à démasquer l’imposture après Tartuffe et Dom Juan, cela paraît fort vraisemblable. Dans cette optique, Le Misanthrope serait l’ultime stade de la comédie politique chez Molière. 20 On peut envisager alors cette comédie comme une pièce de combat à la suite de Tartuffe et Dom Juan. C’est ainsi que R. Monod montre, en fin de compte, à quel point le « mensonge indirect » d’Alceste prend une valeur socio-politique dans les années 1660 en France 21 . 18 « Courtesy, Absolutism, and the Rise of the French State, 1630-1660, » Journal of Modern History, 52 (1980), p. 426. 19 « C’est le rôle de la ‘dissimulation honnête’ que de contraindre l’individu et de manifester dans des gestes, dans un maintien, dans des attitudes, le primat absolu des formes de la vie sociale. Le paraître doit devenir une façon d’être », J. Revel, « Les Usages de la civilité, » in P. Ariès, et al., éds., Histoire de la vie privée, III, Paris, Seuil (1986), p. 194. 20 Voir à ce propos R. Horville, Molière, Le Misanthrope, Paris, Hatier, 1981, p. 16. 21 « La comédie du Misanthrope ne joue pas tout à fait franc jeu. Tous les personnages sont des courtisans, égaux dans leur asservissement au culte du Roi. Mais on ne les voit pas ‘faire leur cour’. La censure royale ne l’eût pas permis. Molière s’est autocensuré pour que cette troisième grande pièce de combat fût jouée » (R. Monod, « Un ‘Misanthrope’ sans autocensure et sans héros, » Europe, [‘Gloire de Molière’], 523-524 [1972], p. 130). Je tiens à remercier Denis Grélé de ses excellentes suggestions lors de l’élaboration de cet essai.