eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 50/99

Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
10.24053/PFSCL-2023-0022
121
2023
5099

Marc Douguet : Composition dramatique et liaison des scènes dans le théâtre français du XVIIe siècle. Genève, Droz, 2023. 515 p.

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2023
Tristan Alonge
pfscl50990334
Comptes rendus PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0022 334 Marc Douguet : Composition dramatique et liaison des scènes dans le théâtre français du XVII e siècle. Genève, Droz, 2023. 515 p. Si Jacques Scherer avait consacré à peine quelques dizaines de pages à la question de la liaison des scènes, Marc Douguet choisit d’approfondir le sujet en le liant à l’enjeu bien plus large de la composition dramatique, dans un ouvrage imposant, de plus de quatre-cents pages, issu d’une thèse de doctorat soutenue en 2015 sous la direction de Marc Escola. Pour relever un tel défi, l’auteur n’hésite pas à convoquer et à se servir de plusieurs approches méthodologiques dans une étude qui relève avant tout de l’histoire des formes littéraires. La preuve en est la volonté de cerner le tournant historique au cours duquel cette règle s’impose en se référant à un corpus impressionnant par son exhaustivité, réunissant l’ensemble des pièces représentées ou publiées entre 1630 et 1660. La démarche chronologique adoptée s’accompagne pourtant d’une réelle ambition théorique et poétique visant à catégoriser les différents phénomènes et les techniques multiples à l’œuvre dans la disposition des scènes, revendiquant d’ailleurs un caractère anhistorique, comme l’explicite ouvertement la conclusion : « on peut donc voir dans ce travail une sorte de manuel de composition dramatique qui permettrait aux lecteurs et aux spectateurs de comprendre une des étapes essentielles de l’élaboration d’une pièce de théâtre » (p. 406). En s’inscrivant dans la lignée des travaux de Georges Forestier, l’ouvrage ne renonce pas non plus à adopter fréquemment une démarche génétique, en s’intéressant non pas à la mise en intrigue, mais plutôt à « la transformation de cette mise en intrigue en une forme spécifiquement théâtrale » (p. 31). L’influence de la théorie des textes possibles affleure, enfin, ici et là, ce dont l’auteur ne se cache pas au moment de proposer une séduisante réécriture imaginaire du début de Cinna (p. 376). Le croisement de ces différentes approches explique sans doute le décalage, à première vue surprenant, entre un corpus historiquement bien délimité (1630-1660) et la convocation en parallèle de l’ensemble de la production des grands classiques du théâtre du XVII e siècle (Racine, Corneille, Molière) tout au long des chapitres. Après quelques pages de « remarques préliminaires » très techniques et abruptes mais sans doute nécessaires pour « planter le décor » et guider le lecteur dans le complexe système de formules et schémas qui nourrissent l’analyse, l’ouvrage s’ouvre avec une longue introduction qui se charge d’expliciter les définitions de base (comme la distinction essentielle entre scène dramatique et scène éditoriale) et de faire émerger les six règles de la dispositio des scènes, en s’inspirant essentiellement de D’Aubignac : la règle dite de la liaison des scènes, l’obligation de rupture à l’entracte, le nombre limité d’actes, la taille équilibrée des actes, l’impossibilité pour un personnage Comptes rendus PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0022 335 de sortir et revenir au cours du même acte (rebaptisée liaison-retour), l’impossibilité de sortir du plateau à la fin d’un acte et revenir au début du suivant. La thèse principale est annoncée dès la page 45 et vise à montrer « qu’il est toujours non seulement possible, mais aussi plus facile d’interpréter une rupture comme une discontinuité de la représentation, et que, dans ces moments, cette interprétation permet de décrire beaucoup plus efficacement et économiquement le fonctionnement du texte que celle de la continuité ». Pour paradoxale que cela puisse paraître, il s’agit donc d’un ouvrage qui porte davantage sur la rupture que sur la liaison des scènes. Divisé en deux grandes parties, le volume s’intéresse d’abord aux rapports de continuité ou de discontinuité qu’entretiennent les scènes entre elles, dans ce que l’auteur qualifie de « rapports syntaxiques », en distinguant dans les deux premiers chapitres la « technique » de la liaison des scènes de sa systématisation historique qui la transforme en « règle ». Alors qu’on aurait pu s’attendre à une priorité accordée à une présentation du développement historique du phénomène, l’auteur choisit donc de consacrer le premier et le plus long des chapitres à une tentative de catégorisation théorique, en filant la métaphore grammaticale, et en s’intéressant d’abord à l’aspect perfectif de la liaison (entrée et sortie envisagées comme des événements ponctuels), puis à son aspect duratif (la liaison comme processus). Si l’aspect perfectif permet de faire le point sur les différentes typologies de motivations qui accompagnent les entrées et les sorties des personnages, l’aspect duratif oblige à s’interroger sur les différents degrés de coprésence et sur le processus de transition entre les scènes, qui se nourrit d’amorces, d’annonces, d’attaques statiques ou dynamiques, d’interruptions. Sans oublier certains phénomènes moins fréquents comme la liaison de cachette (lorsque le seul personnage présent entre deux scènes reste caché), la liaison de sommeil (le seul personnage présent sur le plateau est endormi et se réveille au départ des autres) ou la liaison d’objet (lorsque la liaison n’est assurée que par la permanence en scène d’un objet inanimé), le chapitre se concentre ensuite sur les liaisons de perception, c’est-à-dire les liaisons assurées non pas par la traditionnelle continuité de présence et parole, mais par un contact visuel ou auditif qui se produit même si les personnages qui entrent et qui sortent ne se trouvent pas sur le plateau au même moment. Les pages consacrées à la liaison de fuite et à la liaison de recherche constituent l’occasion de montrer les incohérences des analyses de D’Aubignac et Corneille et de proposer une nouvelle terminologie bien résumée par le tableau de la page 155. Si le premier chapitre s’appuie largement sur la production des grands auteurs, avec notamment de belles pages consacrées aux liaisons raciniennes, le deuxième chapitre, de nature plus historique, revient pleinement sur le corpus 1630-1660 afin de cerner les grands mouvements de fond : après une Comptes rendus PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0022 336 rapide incursion dans le théâtre antique, l’auteur accompagne le lecteur dans l’évolution du rapport au vide de la scène chez les théoriciens et les praticiens du théâtre en France et par moments au niveau européen. Si dans les années 1630 le respect de la liaison des scènes est encore fortement minoritaire, les données quantitatives et des graphiques fort éclairants (par exemple à la p. 212 et à la p. 237) montrent que c’est véritablement dans les années 1640- 1650 qu’une révolution s’impose, c’est-à-dire avec un temps de retard par rapport aux trois grandes règles d’unités. Ce qui n’était perçu que comme un « ornement » devient une véritable règle, s’imposant d’abord dans le corpus comique puis dans le théâtre sérieux. Sans assurer systématiquement une « liaison des chapitres », la deuxième partie de l’ouvrage change totalement de perspective en s’intéressant à ce que l’auteur appelle les « rapports sémantiques », c’est-à-dire à l’influence directe que la liaison des scènes exerce sur les événements qui constituent la pièce, et notamment par rapport à la focalisation adoptée (ch. 3), la durée (ch. 4), les liens de causalité (ch. 5) et l’inscription dans l’espace (ch. 6). Le troisième chapitre insiste donc sur la notion de focalisation interne, c’est-à-dire celle qui garantit un éclairage plus fort de la psychologie d’un personnage en introduisant une scène de confidence. Comme le prouve le cas de Racine par rapport à celui de Corneille, plus un auteur a recours à ce type de focalisation et à ce type de scènes, plus il lui sera difficile de garantir une parfaite liaison des scènes, l’obligeant à y pallier par des liaisons plus superficielles (de fuite, de recherche, etc.) Le chapitre 4, plus descriptif et moins innovant, s’intéresse en revanche aux continuités et surtout aux ruptures entre scènes, en montrant que la liaison des scènes est justement ce qui produit le plus de distorsions temporelles dans la représentation, alors que la rupture permet de gérer de façon plus vraisemblable l’écart entre la durée des actions hors champs et la durée du spectacle. Le chapitre 5 s’intéresse quant à lui à la succession logique des scènes, en distinguant les typologies de rupture possible (fixes, flottantes, semi-flottantes, semi-fixes) en fonction du degré d’interchangeabilité dans la dispositio. L’aspect le plus original des pages consacrées aux rapports logiques tient sans aucun doute à la mise en exergue de la possibilité d’un rapport de simultanéité entre deux scènes, lorsqu’il s’agit de deux scènes indépendantes séparées par une rupture et contraintes de se suivre dans la représentation alors qu’au niveau de l’histoire elles peuvent très bien se dérouler en même temps. Le dernier chapitre, consacré aux rapports spatiaux, est peut-être le plus original, et tente de montrer que l’unicité de décor n’implique pas nécessairement celle de lieu, et n’est au contraire qu’une manière de rendre les changements moins visibles. En d’autres termes, le décor tout comme les marqueurs textuels de nature scénographique ne soulignent pas l’unité de lieu, ils la créent, en imposant au spectateur une certaine interprétation, en Comptes rendus PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0022 337 lui interdisant d’interpréter la pièce comme une succession de lieux distincts, alors même que le texte et l’intrigue poussent souvent dans cette direction. L’analyse, entre autres, de l’acte III d’Andromaque montre par exemple que l’action peut commencer dans l’appartement d’Hermione mais difficilement y héberger l’entrevue finale de Pyrrhus et Oreste, celle de l’acte IV que si la première scène peut se dérouler dans l’appartement d’Andromaque, il serait plus logique de situer les scènes suivantes chez Hermione. La liaison des scènes est donc nécessaire au respect de l’unité de lieu absolue mais exige au préalable de choisir des lieux qui ne soient pas nécessairement différents entre eux (le cabinet d’Andromaque et celui d’Hermione par exemple, ce qui facilite le passage de l’un à l’autre sans presque que le spectateur s’en aperçoive). La courte conclusion qui achève l’ouvrage revient sur les deux principaux enseignements récoltés en cours de route, d’une part l’idée qu’une rupture fonctionne comme une interruption de la représentation, d’autre part que la continuité se pense sur le mode de la transformation, « comme si la discontinuité des ruptures, qui permettent de passer d’un repère focal, temporel, logique ou spatial à un autre, était remplacée par un repère unique, mais mouvant, instable » (p. 406). En annexe figurent enfin des schémas retraçant l’intégralité des rapports logiques entre les scènes dans Clitandre, Cinna, Rodogune, Andromaque et Bérénice, les quarante-deux typologies de transitions possibles lors de l’entrée d’un personnage, ainsi qu’un long tableau comportant, pour chaque pièce du corpus, le nombre de scènes, de ruptures et de liaisons de perception. L’apport de l’ouvrage de Marc Douguet est donc majeur pour ceux qui s’intéresseront dorénavant à la question de la liaison des scènes, sans se contenter des pages consacrées au sujet par Jacques Scherer ; les quelques coquilles éditoriales (notamment dans l’introduction) et les quelques regrets qui ressortent de sa lecture ne sauraient en aucun cas remettre en cause la qualité de l'ensemble. Le premier regret tient au choix, compréhensible à la lumière de l’effort demandé, de ne pas aller au-delà de 1660 malgré les incursions fréquentes sur le terrain racinien, cornélien et moliéresque. Un aperçu exhaustif de l’ensemble du XVII e siècle aurait sans doute confirmé les conclusions de l’ouvrage mais dessiné peut-être un cadre plus précis au sein duquel glisser les trois grands auteurs classiques. Le deuxième regret se niche dans la tension (ou l’hésitation) permanente et irrésolue qui parcourt l’ouvrage entre une volonté théorique forte et une tentative de reconstruction historique, au risque de sous-évaluer ou minorer les différences entre genres, périodes et auteurs, et de surévaluer le rôle de la liaison des scènes dans les choix dramaturgiques. Faut-il par exemple considérer que la tragédie renonce progressivement à une présence excessive des scènes de confidences (sources de ruptures) pour devenir régulière (p. 245) ou plutôt inscrire cette transfor- Comptes rendus PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0022 338 mation dans une influence de la tragicomédie et de la comédie, comportant plus d’action et ne favorisant qu’indirectement une liaison plus forte entre les scènes ? D’une façon générale, l’approche théorique semble l’emporter et reléguer la reconstruction historique au chapitre II comme dans un « salon des refusés », alors qu’une tentative d’explication de l’essor de la règle de la liaison des scènes aurait pu faire l’objet d’un approfondissement, en prenant par exemple position par rapport à l’importance accordée par Jacques Scherer à la matérialité du théâtre (présence d’un plateau profond, nécessité pour l’acteur de le traverser depuis le fond tout en étant annoncé par le personnage déjà sur le devant de la scène, etc.). Enfin, le troisième regret part d’un constat rassurant : même une étude en apparence technique ne peut jamais faire l’économie de l’interprétation, elle exige un courage herméneutique préalable. Or, ce courage se révèle parfois insuffisant, comme dans le refus de trancher en faveur de l’hypothèse d’une liaison de fuite à la fin de la scène 4 de l’acte V de Bérénice (liaison pourtant évidente et nécessaire à l’aune de la dramaturgie racinienne et de l’interprétation du personnage d’Antiochus), et parfois excessif, comme au moment de qualifier Eriphile de « personnage inutile » (dont la présence silencieuse à l’acte II et à l’acte IV est pourtant fondamentale pour montrer sa double casquette de confidente et de rivale, et donc pour justifier le dénouement). Bien peu de choses en tout cas à côté de la richesse d’un ouvrage qui obligera dorénavant les commentateurs du théâtre du XVII e siècle à s’attarder bien davantage dans les entractes et pourquoi pas dans les « ruptures » des scènes au sein d’un même acte. Tristan Alonge