eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 50/99

Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
10.24053/PFSCL-2023-0023
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2023
5099

Camille Esmein-Sarrazin : La Fabrique du roman classique. Lire, éditer, enseigner les romans du XVIIe siècle de 1700 à 1900. Paris, Classiques Garnier, coll. « Lire le XVIIe siècle », série « Romans, contes et nouvelles », 2023. 342 p.

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2023
Maxime Cartron
pfscl50990339
Comptes rendus PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0023 339 Camille Esmein-Sarrazin : La Fabrique du roman classique. Lire, éditer, enseigner les romans du XVII e siècle de 1700 à 1900. Paris, Classiques Garnier, coll. « Lire le XVII e siècle », série « Romans, contes et nouvelles », 2023. 342 p. Spécialiste incontestée du roman au XVII e siècle 1 , Camille Esmein-Sarrazin livre ici une précieuse étude des conditions de réception et d’appropriation des œuvres de ce temps au XVIII e puis au XIX e siècle, en se penchant sur le « sentiment d’étrangeté ou de familiarité que produit ce corpus dans sa diversité » (p. 89). Par là, C. Esmein-Sarrazin ajoute sa voix aux travaux actuels, en particulier ceux de Stéphane Zékian, qui renouvellent l’histoire littéraire du XVII e siècle en envisageant sa construction et ses usages, surtout idéologiques. De fait il s’agit pour l’autrice de réfléchir « sur la place du roman dans la constitution du classicisme » (p. 19). Les formes et les méthodes de l’appropriation On peut dans un premier temps s’étonner qu’un terme aussi central que celui d’« appropriation » (p. 19) ne soit pas défini précisément : on attendait là au moins une référence aux travaux de Roger Chartier. Cependant, C. Esmein-Sarrazin propose d’autres termes théoriques qui nous permettent rapidement de sortir de notre perplexité : les éditions, anthologies et autres écrits des XVIII e et XIX e siècles portant sur le roman « classique » sont abordés par elle en vertu du « réinvestissement » (p. 19) qu’ils font de ce corpus, et en particulier de « l’actualisation » (p. 19) qu’ils lui font subir, « puisqu’il s’agit de moderniser le corpus romanesque sélectionné pour le rendre conforme au goût du public un ou deux siècles après sa première publication » (p. 19). Dès lors, l’autrice appréhende la dynamique des appropriations à partir du filtre de ces « opérations de modernisation » (p. 174). Il s’agit là d’une approche féconde et structurante, qui produit un rendement certain. L’autrice distingue en effet avec précision et finesse les objectifs et les enjeux des différentes modalités de publication des romans du XVII e siècle : éditions abrégées ; tableaux de la littérature ; bibliothèques ; dictionnaires ; anthologies, autant de formes d’enregistrement et de remaniement des œuvres, qui ne recouvrent pas les mêmes perspectives et qui contribuent chacune à leur façon à en réénoncer le sens, puisque bien souvent les longs 1 On rappellera ces deux importants volumes bien connus des spécialistes : Poétiques du roman : Scudéry, Huet, Du Plaisir et autres textes théoriques et critiques du XVII e siècle sur le genre romanesque, Paris, Champion, 2004 ; L’Essor du roman. Discours théorique et constitution d’un genre littéraire au XVII e siècle, Paris, Champion, 2008. Comptes rendus PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0023 340 romans sont jugés tout bonnement « illisibles » (p. 89) par les critiques du XVIII e et du XIX e siècles. Partant, certains romans sont complètement défigurés : par exemple, dans certaines éditions abrégées, les références historiques de La Princesse de Clèves ont pu disparaître. D’un siècle l’autre Un des apports majeurs de cette étude est son analyse des ruptures et continuités dans l’appréhension de l’objet « roman classique » entre XVIII e et XIX e siècles : en dépit de canevas et de reproductions critiques inévitables, la lecture du corpus montre que « les discours sur le roman, loin d’être unanimes durant cette longue période, permettent d’observer une évolution de la conception du roman et de ce qui est associé à ce genre » (p. 89). Ainsi, il s’avère que « la notion de goût ou de bon goût est toute puissante au XVIII e siècle » mais qu’« elle est détrônée ensuite par le paradigme épistémologique de la science positive » (p. 10) appliquée à l’enseignement en raison de la croyance, au XIX e siècle, en une « utilité de la littérature » (p. 84). Cependant, des constantes demeurent : la construction progressive du canon entre XVIII e et XIX e siècle tisse des ponts entre ces deux siècles, qui s’opposent davantage sur les fins de la littérature que sur le corpus, quasi identique, du Panthéon classique. Cette réflexion sur les ruptures et les continuités d’un siècle à l’autre apparaît également dans l’analyse des travaux de figures particulièrement importantes : Sabatier de Castres est ainsi « la principale référence en matière d’histoire littéraire » au début du XIX e siècle (p. 54), tandis que des historiens de la littérature tels que Taine, Brunetière, Lanson, Sainte-Beuve et d’autres encore promeuvent chacun des gestes critiques différents, dont le cas du roman classique permet de rendre compte avec clarté. On retrouve à cet égard une analyse très intéressante du débat Le Breton-Brunetière (p. 57-60), qui permet de penser l’écriture de l’histoire littéraire en fonction des agendas idéologiques de ses acteurs. De plus, c’est la chaîne de montage progressive de l’histoire littéraire qui se dévoile avec luminosité de la sorte : C. Esmein- Sarrazin remarque à ce titre avec justesse que « les tableaux publiés au XVIII e siècle ont pour conséquence de figer un ensemble de lieux communs sur lesquels s’établit l’histoire littéraire naissante » (p. 54). Une archéologie des réflexes critiques C’est par conséquent aux préjugés et aux constructions utilitaires de l’historiographie que l’autrice nous ramène, pour mieux en analyser le substrat : la galanterie appartiendrait, sous la plume de certains critiques, Comptes rendus PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0023 341 exclusivement à la deuxième moitié du XVII e siècle, cette thèse leur offrant l’opportunité de rejeter Scudéry de ce modèle en la taxant de préciosité et de faire valoir de la sorte le fameux classicisme spontané de la « génération de 1660 », par la grâce d’une « périodisation précise et immuable » (p. 76). De même, l’instrumentalisation de l’étonnant « duo » Boileau-Lafayette place le discours critique sous l’égide d’une « double autorité » qui s’avère « déterminante pour la constitution du panthéon » (p. 295) en ce que « le rôle de Boileau est souvent présenté comme le pendant des propositions neuves de Lafayette : par un véritable coup de force, l’histoire littéraire naissante transforme le censeur des lettres en un acteur majeur de la mutation du genre (…). Il est également associé à Lafayette et considéré comme son prédécesseur dans une histoire littéraire rétrospective et formulant une herméneutique de l’évolution des formes » (p. 50). Présenté comme un théoricien du roman, Boileau trouverait la confirmation parfaite de ses principes dans l’écriture de Lafayette. C. Esmein-Sarrazin remonte ainsi le fil de la construction de ces lieux communs historiographiques, d’autres analyses encore étant particulièrement bien senties, comme celle de L’Astrée considéré comme un manuel de l’honnêteté (voir p. 175), ou encore celle de la « perfection » des Aventures de Télémaque (p. 157), étroitement liée à la question de la moralité. Ce faisant, l’autrice met également en évidence l’un des grands fantasmes de la critique des XVIII e et XIX e siècles : celui du roman comme miroir de la société du temps ; La Fabrique du roman classique démonte avec acuité les mécanismes de cette croyance. Un roman classique non-classique ? Un des paradoxes de cet ouvrage est de nommer « roman classique » sans guillemets un objet qui précisément « résiste à la manière dont on construit le classicisme » (p. 20). Le cœur de l’étude de C. Esmein-Sarrazin est en effet ici : il s’agit de comprendre pourquoi le roman du XVII e siècle ne concorde pas avec la constitution de cette catégorie historiographique. L’autrice apporte plusieurs éléments de réponse à cette problématique, la suivante étant à mes yeux de toute première importance : Le régime expérimental de ce genre littéraire vient contredire le fantasme d’une doctrine classique caractérisée par le goût, la mesure et le tempérament, notions que le roman déborde, alors que le théâtre ou la poésie permettent d’en suivre l’élaboration et l’évolution (p. 297). Le fait que La Princesse de Clèves soit un hapax absolu vient confirmer cette hypothèse : il s’agit du seul roman du XVII e siècle considéré comme véritablement classique, en raison de son « regard porté sur l’homme », de son « usage Comptes rendus PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0023 342 de l’implicite » ainsi que de son « dévoilement des passions humaines dans toute leur étendue et leur force » (p. 221). Comparée pour cela à Racine, cette œuvre est intégrée dans le Panthéon classiciste, ce qui a pour effet, conjointement, de masquer l’existence des autres romans, ou de les renvoyer au rang d’œuvres accessoires et/ ou subalternes. Notons au passage que ces qualités prêtées à la Princesse fournissent l’occasion à certains critiques de rapprocher Lafayette du Balzac du Lys dans la vallée en raison d’une « lecture idéaliste » (p. 271) rendant l’ouvrage compatible avec le romantisme. Pareillement, d’aucuns présentent La Princesse de Clèves comme un modèle de Stendhal (voir p. 285 et sq.). La deuxième explication du rejet du roman par l’historiographie classiciste est que cette dernière se révèle tributaire d’une idéologie sexiste. C. Esmein-Sarrazin la résume par cette formule lapidaire et efficace : « la tragédie est réservée aux hommes, alors que le roman est associé aux femmes » (p. 299). Le classicisme est ainsi, du moins au XVIII e et au XIX e siècle, une notion profondément genrée : ce sont les hommes qui le font et le pratiquent, ce point justifiant à lui seul une analyse de ses usages politiques et idéologiques. Ajoutons pour conclure que l’ouvrage est rédigé agréablement, sans affèteries, ce qui amplifie le plaisir de l’enquête. L’index des notions (p. 333- 335) s’avèrera par ailleurs très utile aux poéticiens. En somme, il semble évident que C. Esmein-Sarrazin vient de faire faire un grand pas à la recherche sur le roman du XVII e siècle, cette réflexion sur ses actualisations devant, espérons-le, mener à un prolongement de l’enquête au XX e siècle, ainsi qu’à un approfondissement de la catégorie de « roman baroque ». Maxime Cartron