Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
10.24053/PFSCL-2024-0002
81
2024
51100
Saint-Évremond ou l’art de bien vieillir
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2024
Emmanuel Bury
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PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0002 Saint-Évremond ou l’art de bien vieillir E MMANUEL B URY S ORBONNE U NIVERSITÉ / CELLF La question de la longévité de Saint-Évremond (1613-1703) amène naturellement à s’interroger sur la manière dont cet héritier de Montaigne, adepte des plaisirs et épicurien modéré, a pu envisager la meilleure manière de vieillir 1 . Né en 1613 2 , Saint-Évremond est plus âgé que la plupart de nos « classiques », La Fontaine, Molière (nés respectivement en 1621 et 1622), ou Racine (1639) et contemporain de La Rochefoucauld et de Retz (nés tous deux en 1613) ; pourtant la première édition regroupée de ses œuvres (chez Barbin) date de 1664, et l’ultime recueil que publiera le même éditeur paraîtra trente ans plus tard (Œuvres meslées, 1694). Homme du premier XVII e siècle, pour sa culture, il est un auteur à succès contemporain de l’« âge classique », et le statut que lui confère l’édition posthume londonienne de Pierre Desmaizeaux (1705) 3 , qui offre deux beaux volumes in-quarto au public du XVIII e siècle commençant, et dans un contexte anglais qui semble préfigurer le goût de ce siècle pour l’Angleterre, lui donne une figure de précurseur des Lumières 4 . 1 Je remercie les collègues de l’Université Jean Moulin de Lyon qui m’avaient donné l’occasion de réfléchir sur ce sujet à l’occasion d’un séminaire qui s’est tenu, il y a déjà dix ans, en janvier 2014. 2 Il est né sans doute fin décembre 1613, et la date de 1614 qui figure dans certaines monographies correspond en fait à l’acte de baptême de Saint-Évremond, le 5 janvier 1614. 3 Sur le travail de Desmaizeaux, voir l’introduction des Œuvres en prose, publiées par R. Ternois, Paris, STFM, t. 1 (1962), p. VIII-XI. C’est à cette édition que nous nous référerons désormais (Ternois, 1, 2, 3, 4). 4 Image paradoxale quand on songe à la culture qu’il continue d’afficher, comme le notait René Pomeau : « Epicure, Lucrèce, Pétrone, et même Gassendi : Saint- Évremond à la fin du siècle en est resté à des références quelques peu archaïques. La souplesse de son intelligence, l’agrément de son expression, une remarquable modernité de son esprit maintiennent la présence de l’octogénaire dans une avantgarde de la pensée » (Pomeau, 1971, p. 40) ; voir la mise au point que j’ai proposée Emmanuel Bury PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0002 16 Selon les termes de Roger Zuber, Saint-Évremond peut apparaître à la fois comme participant à « l’ère du goût (1624-1675) » aux côtés du Chevalier de Méré, c’est-à-dire comme un représentant des accents épicuriens que prend la morale de l’honnête homme au milieu du siècle, et comme contemporain de l’âge du « trop d’esprit ? (1675-1715) », où il figure cette fois aux côtés de Pierre Bayle, dans les « vues de l’étranger » qui sont « entre Anciens et Modernes » 5 . Il convient de reconnaître avec Zuber que l’œuvre de Saint- Évremond est publiée amplement à partir de 1684, ce qui lui donne sens dans le contexte des ultimes décennies du siècle, où, s’il est vrai que Saint- Évremond apparaît comme « un homme de 1650 », il est « refaçonné par l’air libre de Londres », c’est-à-dire dans une atmosphère « où le débat intellectuel est plus libre qu’à Paris » 6 . La longévité de l’homme et le rythme de la publication de ses textes amène à se poser légitimement la question du vieillissement de l’œuvre, qui a accompagné la longue maturation de l’écrivain. Prendre la mesure d’une œuvre de longue haleine Desmaizeaux, qui connut Saint-Évremond à Londres à la toute fin de sa vie (1700-1703), fut le témoin de l’effort de mise en perspective que le moraliste âgé essaya de donner à son œuvre. Le jeune éditeur, qui avait d’abord entrepris le projet à l’insu de Saint-Évremond, fit appel à lui, en dernier recours, pour la mise au point d’un manuscrit reconnu par l’auteur, en vue de le confier au libraire Mortier à Amsterdam. Que l’opération de librairie parût si alléchante pour susciter l’intérêt d’un tel éditeur à l’audience internationale atteste que Saint-Évremond avait bien sa place, à 89 ans, dans la République des Lettres des années 1700. Soucieux de procurer une édition fiable des œuvres de son ami, Desmaizeaux dénonce constamment le caractère factice et composite des recueils publiés par Barbin à Paris, et diffusés par la librairie hollandaise ; Saint-Évremond lui-même ne négligeait pas de noter pour ses amis, sur les éditions qu’il ne reconnaissait pas, les ouvrages qui étaient de lui, et ceux que sa renommée lui faisait attribuer à tort 7 . C’est ainsi que les trois dernières années de la vie de notre auteur ont à l’occasion du colloque de Caen en 2003 (Bury, 2005), dont je reprends ici quelques éléments. 5 Zuber, 1993, p. 57 et p. 113-114. 6 Ibid., p. 114. 7 Sur toutes ces questions, voir l’introduction de R. Ternois à son édition, t. 1, p. XLVI - LXVI . Saint-Évremond ou l’art de bien vieillir PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0002 17 été animées par une intense activité éditoriale, qui visait à « fixer » son œuvre authentique pour les lecteurs des années 1700. Selon le témoignage de Desmaizeaux, Saint-Évremond avait entrepris de relire et de corriger les œuvres qui allaient être livrées à l’imprimeur : corrigeant le style ou ajoutant des nuances, il fait donc encore pleinement œuvre d’auteur, plus conscient que jamais sans doute d’avoir écrit une « œuvre », en se retournant, à l’aube du nouveau siècle, vers tout ce qu’il a écrit depuis plus de cinquante ans. À bien des égards, il devient même un « auteur » au sens propre, à cette occasion, ce qu’il avait toujours refusé d’être auparavant. Il n’en reste pas moins que Desmaizeaux, confronté à la mort de l’auteur survenue avant l’achèvement du travail en septembre 1703, fut contraint de tirer parti de manuscrits qui n’avaient pas tous été relus par l’écrivain 8 . Du fait de l’accès à ces nombreuses sources inédites, même si de très nombreuses pièces avaient déjà été publiées, notamment par Barbin, le nouvel éditeur pouvait affirmer que son entreprise témoignait d’un état du texte revu par l’auteur, et il s’efforça, le moins mal qu’il put, d’« arranger chaque pièce selon l’ordre du temps où elle a[vait] été écrite. » 9 Nous avons donc encore aujourd’hui, malgré les efforts de ces éditeurs successifs, affaire à un texte instable, et surtout, marqué par le temps : mettant en garde contre le peu de fiabilité de l’édition de 1705, Ternois affirme que le but de son propre travail a été de tenter de « revenir au vrai Saint-Évremond, à celui qui écrivait au temps d’Anne d’Autriche et de Mazarin et qui, en Angleterre et en Hollande, gardait encore des façons de dire qui avaient été celles de sa jeunesse » 10 . C’est dire que cette œuvre est bien marquée par le sceau du temps ; les écrits sont majoritairement antérieurs à 1675, et certains d’entre eux, et non des moindres, sont antérieurs à l’exil de 1661. C’est ainsi que le recueil Barbin de 1692, livrant au public de nombreux textes de cette première période a fait découvrir des textes écrits en 1647 : le texte « Sur les plaisirs » (Œuvres, 4, p. 12-23) par exemple, a sans doute été écrit à cette date 11 , même si l’auteur le remanie fortement après l’édition de 1692. 8 L’éditeur moderne des Œuvres en prose et des Lettres constate que la collaboration fut plus souhaitée que réelle (ibid, p. L - LI ). 9 Desmaizeaux, cité par Ternois, éd. cit., t. I, p. LXVI . 10 Id., p. LXIX . 11 Sur cette datation, voir la notice sur ce texte, Œuvres, 4, p. 7. Emmanuel Bury PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0002 18 La culture d’un autre temps De fait, les informations que nous livrent les notices de l’édition Ternois montrent que l’activité de Saint-Évremond, dont témoignera Barbin dès son édition de 1664, remonte aux années de la Régence ; son Jugement sur Sénèque, Plutarque et Pétrone témoigne de l’actualité de ce sujet au début des années 1650. La culture dont témoignent ces textes est celle d’un homme lettré, mais sans pédantisme, qui suit l’actualité littéraire de ces années fécondes qu’Antoine Adam a décrites comme celles de « l’école de 1650 ». La comparaison d’Alexandre et de César date probablement de 1653. Ces écrits témoignent des lectures du jeune Saint-Évremond 12 : d’un côté la philosophie morale, comprise dans la lignée de Plutarque, et fixée dans l’opposition contrastée entre Sénèque et Pétrone : critique de Sénèque, admiration pour Pétrone, goût nuancé pour les Moralia de Plutarque, tous ces éléments témoignent de la culture mondaine du temps, notamment à propos de la critique du stoïcisme et de l’émergence de l’épicurisme comme nouveau modèle éthique ; du point de vue de la tradition, il semble évident que ces lectures s’inscrivent dans la lignée de Montaigne 13 . Ce n’est pas sans raison que le Discours sur Épicure, dû en fait à Jean-François Sarasin, emblème de la culture galante, a été alors attribué à l’illustre exilé. Saint-Évremond pratique volontiers aussi l’écriture de l’histoire, à la fois le grand genre en prose (opus oratorium maxime, selon l’expression de Cicéron) et une science utile à l’aristocrate et au soldat ; en témoignent le long essai sur Les divers génies du peuple romain (Ternois, 2, p. 220-365), et les textes où il réfléchit sur l’écriture de l’histoire (Observations sur Salluste et Tacite, 2, p. 58-69 ; Sur les Historiens français, 3, p. 69-95). Tout cela appartient au goût du premier XVII e siècle, et le choix de Salluste contre Tacite témoigne de la distance que prend Saint-Évremond par rapport au tacitisme ambiant de l’époque. L’attachement qu’il montre pour la figure d’Alexandre dénote aussi son ancrage dans la culture historique des années 1640-1650 : si la lecture des Vies des hommes illustres de Plutarque, « best seller » du genre biographique depuis la traduction de Jacques Amyot (publiée en 1559, et constamment rééditée, notamment en 1645) peut expliquer le petit essai Sur Alexandre et César (Ternois, 1, p. 228) - qui date sans doute de 1653 - il est légitime de lier l’intérêt pour Alexandre aux traductions récentes des deux autres grands récits le concernant, l’Histoire de Quinte Curce par Vaugelas (1653), et celle d’Arrien par Perrot d’Ablancourt (1646). Cette dernière avait été dédiée à 12 Pour une analyse plus détaillée de cette culture, voir Bury, 2000, notamment p. 26- 27. 13 Sur ce point, voir Bensoussan, 1993. Saint-Évremond ou l’art de bien vieillir PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0002 19 Condé : on peut supposer qu’elle fit l’objet de conversations entre le Prince et son (encore) protégé Saint-Évremond. Car le monde culturel auquel renvoient ces essais est celui qu’a fréquenté l’auteur à l’époque de la Fronde et dans le Paris de la Régence : il discutait de ces sujets avec Condé, le duc de Candale ou le Maréchal de Créqui. L’intérêt que le public des années 1680 pouvait accorder à son œuvre est sans aucun doute celui que l’on pouvait avoir alors pour le témoignage d’une époque, et surtout d’une culture aristocratique qui était en train de disparaître. L’attachement fidèle de Saint-Évremond à la tragédie cornélienne témoigne d’ailleurs de l’époque où son goût a été formé. Dès lors, quand Barbin reprend ses jugements littéraires, au moment où vient d’éclater la querelle des Anciens et des Modernes, Saint-Évremond semble prendre naturellement place dans les débats en train de se jouer alors : mais les jugements qu’il porte sont indépendants du contexte, comme nous avons essayé de le montrer ailleurs (Bury, 2005a). Loin de prendre parti, il demeure fidèle à lui-même, c’est-àdire à l’indépendance de son goût et à l’originalité d’une culture qui s’est formée loin des collèges (Bury, 2000). Preuve en est cette citation souvent alléguée du petit essai Sur les Anciens, où Saint-Évremond affirme : Il n’y a personne qui aye plus d’admiration que j’en ay pour les ouvrages des anciens. J’admire le dessein, l’économie, l’élevation de l’esprit, l’étendue de la connoissance : mais le changement de la religion, du gouvernement, des mœurs, des manières, en a fait un si grand dans le monde, qu’il nous faut comme un nouvel art pour bien entrer dans le goût et dans le siecle où nous sommes. (3, p. 348) Il est donc frappant de voir comment le goût de Saint-Evremond prend la mesure de la relativité des temps, et que la dimension temporelle, le « vieillissement » du goût, soit un des critères de son analyse. Malgré la difficulté d’établir une chronologie précise de ses œuvres, il se dégage de la lecture cursive de ces « essais » témoignant d’années de lecture le sentiment palpable d’une profondeur temporelle, et de l’évolution d’un goût dont l’écrivain se fait le témoin. Cela prend d’autant plus de sens que la réflexion de Saint-Évremond intègre aussi, comme l’avait fait son maître Montaigne, une méditation sur le temps qui passe. Un art de bien vieillir Dans son essai intitulé A Monsieur le Maréchal de Créqui, qui me demandoit il y a quinze ou seize ans en quelle situation estoit mon esprit et ce que je pensois sur toutes choses (4, p. 103-139), que Ternois date des années 1669-1671 pour Emmanuel Bury PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0002 20 la plus grande part, et achevé vers 1685-1686 14 , Saint-Évremond replace la réflexion montaignienne sur « les trois commerces » dans le cadre d’une méditation sur la vieillesse. On pourrait même dire que Saint-Évremond y esquisse un traité De Senectute beata, « de la vieillesse heureuse ». Après le titre lui-même, les premières lignes témoignent d’emblée de cette conscience du temps qui passe : Quand nous sommes jeunes, l’opinion du monde nous gouverne, et nous nous étudions moins à être bien avec nous, qu’avec les autres ; arrivés enfin à la vieillesse, nous ne trouvons pas ce qui est étranger fort précieux, et rien ne nous occupe tant que nous-mêmes, qui sommes sur le point de nous manquer. (p. 103) Les thèmes sont ceux d’une topique morale, qui avait été amplement développée dans le De Senectute de Cicéron, et dont Montaigne avait su déjà faire son miel (voir Bury, 2005b) ; mais loin de se contenter de récrire ce qui a déjà été dit, Saint-Évremond l’intègre à une méditation personnelle sur son propre devenir : Autrefois mon imagination errante et vagabonde se portait à toutes les choses étrangères ; aujourd’hui mon esprit me ramène au corps et s’y unit davantage ; à la vérité ce n’est point le plaisir d’une douce liaison, c’est par la nécessité du secours et de l’appui mutuel qu’ils cherchent à se donner l’un à l’autre. (p. 104) Méditant ensuite sur son « état languissant » Saint-Évremond reprend un topos de la philosophie morale, à savoir l’idée que la vieillesse est l’âge où la volupté devient moins impérieuse : Cicéron expliquait que, pour autant, les plaisirs corporels ne disparaissent pas, mais ils s’atténuent ; dans le De Senectute, Caton fait notamment l’éloge des banquets, où le plaisir de la conversation se joint à celui de la table, devenu modéré chez les vieillards (§ 46) : Chaque jour, je garnis ma table de voisins et nous prolongeons le repas dans la nuit, le plus avant possible, par des conversations variées. 15 L’âme libérée des passions peut dès lors se livrer plus commodément aux plaisirs intellectuels, et « vivre avec elle-même » (secum vivere, § 49) ; notons que ce passage est souvent rapproché d’un développement des Tusculanes (I, 75), où le repli de l’âme sur elle-même - c’est-à-dire séparée du corps et de ses besoins - est présenté comme une préparation à la mort : à cet égard, le 14 Voir la notice sur le texte, éd. cit., p. 97-98. 15 Conviviumque vicinorum cotidie compleo, quod ad multam noctem, quam maxume possumus, vario sermone producimus; (tr. fr. de P. Wuilleumier, Paris CUF). Saint-Évremond ou l’art de bien vieillir PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0002 21 « bien vieillir » est explicitement une étape vers le « bien mourir ». Saint- Évremond reprend donc le topos, mais en le nuançant d’une interrogation : j’ai perdu tous les sentiments du vice, sans savoir si je dois ce changement à la faiblesse d’un corps abattu, ou à la modération d’un esprit devenu plus sage qu’il n’était auparavant. Je crains de le devoir aux infirmités de la vieillesse, plus qu’aux avantages de ma vertu, et d’avoir plus à me plaindre qu’à me réjouir de la docilité de mes mouvements. (p. 104) Il est en effet difficile, ajoute-t-il ensuite, de savoir « si les passions qu’on ne sent plus sont éteintes ou assujetties ». La constance du sage n’est à ses yeux qu’une « longue attention à nos maux », et seuls ceux qui ne souffrent pas y voient une vertu ; quand on souffre un mal, y résister en ajoute un second, explique-t-il. On voit donc ici le topos cicéronien légèrement décalé, à la manière de Montaigne, non sans ironie à l’égard des leçons de Caton. L’analyse qu’il fait des « erreurs » de la jeunesse, qui sont légitimes à ses yeux, nous éloigne aussi des analyses traditionnelles : un jeune homme ne doit pas « se désabuser trop tôt », explique-t-il, et les passions que l’on connaît alors ne sont pas à rejeter. Il ne faut pas être vieux avant l’âge : Il est certain qu’on connaît beaucoup mieux le vrai des choses par la réflexion quand elles sont passées, que par leur impression quand on les sent. D’ailleurs le grand commerce du monde empêche toute attention, lorsqu’on est jeune. Ce que nous voyons en autrui, ne nous laisse pas bien examiner ce qui se passe en nous-mêmes. (p. 108) Chaque âge a, si l’on peut dire, son mode de tempérance, et il faut vivre, et non juger, selon son humeur. L’état de son esprit est donc lié à l’état actuel de son tempérament (qu’il analyse avec soin dans les pages qui suivent) ; ainsi, la sagesse n’est pas tant possédée de manière intrinsèque par les « vieilles gens » qu’elle est mise à leur portée : ils ont « la liberté d’être sages », et « c’est à eux seulement qu’il est permis de prendre les choses comme elles sont. ». On voit ici comment Saint-Evremond, tout en reprenant des éléments de la topique traditionnelle que la philosophie morale a élaborée au sujet de la vieillesse, prend une certaine distance par rapport à elle. Toutefois, comme pour Montaigne dans l’essai sur « les trois commerces », la valorisation de l’activité intellectuelle, du « loisir lettré », demeure, et Saint-Évremond célèbre, dans les pages qui suivent, le « plaisir de la lecture ». Pour Cicéron, en effet, l’étude devient le principal loisir du vieillard, dans un paradoxal retour à la paideia dont la vie active l’avait éloigné : Emmanuel Bury PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0002 22 Si [l’âme] trouve quelque aliment dans l’étude et la science, il n’est rien de plus doux qu’une vieillesse pleine de loisirs. 16 Mais cette « science » n’est pas celle célébrée par Caton, qui faisait l’éloge du plaisir d’apprendre (qui s’accroît, selon lui, avec l’âge) ; ici, elle est présenté, avant tout, comme la quête d’un agrément : À la vérité je cherche plus dans les livres ce qui me plaît que ce qui m’instruit : à mesure que j’ai moins de temps à pratiquer les choses, j’ai moins de curiosité pour les apprendre. J’ai plus de besoin du fond de la vie que de la manière de vivre, et le peu que j’en ai s’entretient mieux par des agréments que par des instructions. Les livres latins m’en fournissent le plus, et je relis mille fois ce que j’y trouve sans m’en dégoûter. L’exposé des lectures qui lui plaisent le plus rejoint ce que nous avons vu à propos de son goût : il célèbre les auteurs de la latinité classique qu’il a toujours goûtée, avec une analyse bien personnelle des mérites de la poésie (les excellents poètes n’étant pas, selon lui, forcément des « esprits bien faits »). Saint-Évremond insiste sur le fait qu’il ne faut pas être « préoccupé », « prévenu » à l’égard des œuvres que nous lisons ; il en va de même lorsqu’il s’agit de textes modernes, reconnus par tous comme des modèles ; Saint- Évremond le prouve en témoignant de l’intérêt pour un roman moderne (ce qui est rare sous sa plume, tant il préfère la justesse et l’esprit critique de Pétrone à tous les romanciers de son temps) : c’est de Don Quichotte qu’il s’agit, dans la mesure où sa lecture contribue directement à former le goût du « connaisseur » : De tous les livres que j’ai jamais lus, Don Quichotte est celui que j’aimerais le mieux avoir fait, et il n’y en a point à mon avis qui puisse contribuer davantage à nous former un bon goût sur toutes choses. 17 La Bibliothèque idéale qu’il évoque cède toutefois le pas à la « conversation », avec les femmes au premier chef, mais aussi avec les hommes, pourvu que cela lui apporte un agrément. On voit ici les idéaux de l’honnêteté, déjà formulés par Montaigne, mais passés par le tamis d’une expérience personnelle (notamment le séjour en Angleterre, dont il loue l’agréable commerce, condamnant l’illusion que la France serait le seul lieu où peut s’accomplir une telle sociabilité). Ce processus de méditation sur le glissement du temps et son rapport au loisir lettré se poursuit naturellement dans les textes les plus tardifs. Un texte, 16 Si vero habet aliquod tamquam pabulum studi atque doctrinae, nihil est otiosa senectute jucundius (§ 49). 17 Id., p. 116. Saint-Évremond ou l’art de bien vieillir PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0002 23 sans doute rédigé vers 1686 (alors que notre auteur a 73 ans), en témoigne ; il s’agit de l’essai « De la retraite ». Une nouvelle fois les critères d’humeur et de goût sont déterminants pour analyser l’état dans lequel il se trouve : On ne voit rien de si ordinaire aux Vieilles-gens que de soûpirer pour la retraite, et rien de si rare en ceux qui se sont retirés que de ne s’en repentir pas. Leur Ame trop assujettie à leur humeur, se dégoûte du monde par son propre ennui (p. 287) Il s’agit donc de quitter le monde, ne serait-ce que pour éviter le ridicule « où l’âge nous fait tomber presque toujours » ; la retraite du monde est ainsi justifiée par un critère mondain. Loin de nier les plaisirs qu’a apportés le commerce du monde - on retrouve ici l’argument de l’essai à Créqui précédemment allégué -, il s’agit plutôt de savoir saisir le moment où le dégoût risque de remplacer le goût. La « diététique » des plaisirs gouverne donc bien ce nouveau « choix de vie », et Saint-Évremond place ce choix sous le signe de la « Nature » : La Nature nous redemande pour la liberté, quand nous n’avons plus rien à espérer de la fortune. Voilà ce qu’un sentiment d’honnêteté, ce que le soin de nôtre réputation, ce que le bon sens , ce que la Nature exigent de nous. (p. 288) Celle-ci, on le voit, converge avec les autres motifs moraux et mondains (« honnêteté », « réputation ») et la raison (« bon sens »). Le vieillissement s’accompagne donc de l’acquisition d’une plus grande sérénité, et l’on est frappé par la manière dont Saint-Évremond analyse un processus plus encore qu’un état : Nous perdons beaucoup en vieillissant, je l’avoue ; mais parmi les pertes que nous faisons il y en a qui sont compensées par d’assez grands avantages. Si après avoir perdu mes passions, les affections me demeurent encore, il y aura moins d’inquiétude dans mes plaisirs, et plus de discrétion dans mon procédé à l’égard des autres ; si mon imagination diminue, je n’en plairai pas tant quelquefois, mais j’en importunerai moins bien souvent ; si je quitte la foule pour la compagnie, je serai moins dissipé ; si je reviens des grandes compagnies à la conversation de peu de gens, c’est que je saurais mieux choisir. (4, p. 289) De surcroît, explique-t-il, nous vieillissons « parmi des gens qui vieillissent aussi bien que nous » et qui sont donc « sujets aux mêmes infirmités ». Dès lors, le commerce avec des personnes sages demeure un plaisir possible, ce qui est essentiel aux yeux du moraliste : Une plus grande précaution contre l’injure du Tems, un ménagement plus soigneux de la santé, ne scandaliseront point les personnes sages ; et on se doit peu soigner de celles qui ne le sont pas. (p. 289-290) Emmanuel Bury PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0002 24 Toutefois, Saint-Évremond ne perd pas pour autant un regard critique à l’égard des vieillards qui se parent d’une autorité « injuste » ; la vertu dont ils se réclament n’étant pas acquise par elle-même, mais par impuissance, ils dénoncent les douceurs de la vie. On retrouve ici la récriture du topos développé par Caton dans le dialogue cicéronien éponyme, une nouvelle fois décalée par la perspective de Saint-Évremond : Tout ce qu’ils font leur paraît Vertu ; ils mettent au rang des Vices tout ce qu’ils ne sauraient faire ; et contraints de suivre la Nature en ce qu’elle a de fâcheux, ils veulent qu’on s’oppose à ce qu’elle a de doux et d’agréable. (p. 290) La vie retirée, mais dans une honnête société, fût-elle restreinte, devient alors l’idéal qui s’esquisse dans la suite de l’essai ; Saint-Évremond va jusqu’à vanter les plaisirs d’une vie conventuelle, où même une certaine dévotion peut devenir un plaisir ! La « Nature languissante » de l’âge peut en effet y trouver quelque douceur ; mais seule la réalité des couvents actuels, dont les règles austères sont absurdes et inutiles, empêche le sage de s’y retirer, car il y trouverait une « servitude » qui ôterait tout plaisir à cette honnête dévotion. Le moraliste parvient ainsi à faire à la fois l’éloge d’une dévotion « naturelle », à laquelle on parvient par l’âge, et la critique des lieux où elle devrait pouvoir trouver sa place, si l’institution humaine ne les avait pas pervertis. D’où le vœu d’une sorte de « société » conventuelle laïque, destinée aux « honnêtes gens » soucieux de se retirer du monde. La liberté et l’agrément demeurent donc les critères fondamentaux d’une « bonne vie », aux yeux de Saint- Évremond ; l’art de vieillir exige une diététique de la douceur et du repos, où la délicatesse s’intensifie : Pour moi, je m’y passerais volontiers des choses délicieuses, à un âge où le goût des délices est quasi perdu ; mais je voudrais les commodités dans un temps où le sentiment devient plus délicat pour ce qui nous blesse, à mesure qu’il devient moins exquis pour ce qui nous plaît, ou moins tendre pour ce qui nous touche. Ces commodités désirables à la vieillesse doivent être aussi éloignées de l’abondance qui fait l’embarras, que du besoin qui fait sentir la nécessité. Et pour vous expliquer plus nettement ma pensée, je voudrais dans un Convent une frugalité propre et bien entendue, où l’on ne regarderait point Dieu comme un Dieu chagrin, qui défend les choses agréables parce qu’elles plaisent ; mais où rien ne plairait à des esprits bien faits, que ce qui est juste ou tout à fait innocent. (p. 296-297) La vision équilibrée qui se dégage de cette description demeure, on le voit, placée sous le signe de l’agrément et du plaisir, mais ceux-ci doivent être doux et modérés. Comme dans l’essai adressé au Maréchal de Créqui, Saint- Évremond affirme que le commerce de l’amitié devient le meilleur refuge du Saint-Évremond ou l’art de bien vieillir PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0002 25 sage. La nature elle-même y pousse, et c’est suivre sa pente qui est alors la vraie sagesse liée à l’âge : J’avoue qu’il y a des temps où rien n’est si sage que de se retirer : mais tout persuadé que j’en suis, je me remets de ma retraite à la Nature, beaucoup plus qu’à ma Raison. C’est par ses mouvements qu’au milieu du monde je me retire aujourd’hui du monde même. J’en suis encore pour ce qui me plaît ; j’en suis dehors pour ce qui m’incommode. Chaque jour, je me dérobe aux connaissances qui me fatiguent, et aux conversations qui m’ennuient ; chaque jour je cherche un doux commerce avec mes amis, et fais mes délices les plus chers de la délicatesse de leur entretien. (p. 298-299) Dans un portrait de lui-même, sans doute rédigé à la même époque, Saint- Évremond synthétise le mouvement qui l’a mené de la jeunesse à la vieillesse, montrant à quel état il pense s’être fixé : Jeune, il a haï la dissipation, persuadé qu'il fallait du bien pour les commodités d'une longue vie. Vieux, il a de la peine à souffrir l'économie, croyant que la nécessité est peu à craindre, quand on a peu de temps à pouvoir être misérable. Il se contente de la nature, il ne se plaint pas de la fortune. Il ne cherche pas dans les hommes ce qu'ils ont de mauvais pour les décrier, il trouve ce qu'ils ont de ridicule pour s'en réjouir ; il se fait un plaisir secret de le connaître, il s'en ferait un plus grand de le découvrir aux autres, si sa discrétion ne l'en empêchait. (4, p. 307) La question de la libéralité n’est pas secondaire ; on voit ici renversé le topos moral (remontant au moins à l’Éthique à Nicomaque), qui affirmait que les jeunes gens étaient dépensiers et les vieilles gens forcément avares. La règle cardinale est, une nouvelle fois, la nature ; surtout, le goût d’une observation amusée des hommes qui est revendiqué comme un plaisir subtil s’oppose à l’image traditionnelle du vieillard qui blâme le présent pour louer le temps passé. Cette veine satirique n’est pas celle du moraliste vieillissant, et on trouve ici, discrètement formulée, l’idée d’une compréhension indulgente et amusée, qui appartient de plein droit aux plaisirs modérés de l’âge : l’indignation serait en effet hors de propos, et sans doute une passion trop intense pour la délicatesse de cet âge : Saint-Évremond ne saurait devenir un Caton, juge des hommes et censeur des vices de son temps ! Cette distance prise par rapport au modèle classique du sage vieillard est aussi présente dans l’usage de la lecture ; on retrouve ici une affirmation analogue à celle de l’essai à Créqui, où le plaisir de la lecture se distinguait déjà de la quête de science louée par Caton ; s’il convient de lire, c’est plus pour l’agrément que pour l’instruction : La vie est trop courte, à son avis, pour pouvoir lire toutes sortes de livres, et charger sa mémoire d'une infinité de choses aux dépens de son jugement : il Emmanuel Bury PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0002 26 ne s’attache point aux sentiments des savants pour acquérir la science, mais aux plus sensés pour fortifier sa raison ; tantôt il cherche les plus délicats pour donner de la délicatesse à son goût, tantôt les plus agréables pour donner de l'agrément à son génie; et quoi qu'il lise, il fait moins son occupation de sa lecture que son plaisir. (p. 308) Le cœur de l’éthique du vieillard demeure donc bien l’agrément. L’art de vieillir est, à l’évidence, un art subtil de se ménager les plaisirs de l’esprit. On le verra d’autant mieux dans les variantes d’un essai consacré à ce sujet, « sur les plaisirs » ; la caractéristique de ce texte est d’avoir été écrit très tôt par le moraliste (sans doute en 1647), et revu, lors de la préparation de l’édition Desmaizeaux. Les variantes sont ici un indice des variations subtiles de la pensée de l’auteur entre ses jeunes années et ses ultimes méditations. On trouvera ci-dessous le texte sur deux colonnes pour en faciliter la comparaison : Saint-Évremond ou l’art de bien vieillir PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0002 27 édition Barbin 1692 : [première rédaction 1647 (? )] Étrange état où se trouve l’homme ! Pour vivre heureux, il faut faire peu de réflexions sur la vie, mais sortir souvent comme hors de soi ; et parmi les plaisirs que fournissent les choses étrangères, se dérober la connaissance de ses propres maux. Les divertissements ont été ainsi nommés pour la diversion qu’ils font des objets fâcheux aux choses plaisantes et agréables, ce qui montre assez combien il est difficile de venir à bout de la dureté de notre condition par aucune force d’esprit, et que par adresse on peut ingénieusement s’en détourner. En effet, choisissez l’âme la plus ferme : peut-elle digérer sans chagrin la connaissance de ce que nous sommes et de ce que nous devons devenir ? Pour moi, je le crois presque impossible. Mais quand, par une longue habitude ou une forte raison, nous en serions venus jusques au point de regarder indifféremment tant d’objets fâcheux, pour le moins nous donneraient-ils une humeur austère, éloignée de tout sentiment de plaisir et de l’idée même de la joie. Il n’appartient qu’à Dieu de se considérer, et de trouver en luimême sa félicité et son repos. À peine saurions-nous jeter les yeux sur nous sans y rencontrer mille défauts qui nous forcent de chercher ailleurs ce qui nous manque. La gloire, la réputation, la fortune sont de grands secours contre les rigueurs de la Nature et les misères de la vie. Aussi la sagesse ne nous a-t-elle été donnée que pour régler ces biens et notre conduite. Toute considérable qu’elle est, on la trouve d’un faible usage parmi les douleurs et dans les approches de la mort. J’en connais qui s’y préparent par les réflexions les plus judicieuses du monde, et par les desseins les mieux concertés. Mais il arrive presque toujours que la douleur renverse ces belles résolutions au besoin, qu’une fièvre les jette dans l’extravagance, ou que, faisant toutes choses hors de saison, ils conçoivent des tendresses pour la lumière, quand il faut se résoudre à la quitter. Tel de ces discoureurs qui prêchent la constance Ressemble au libertin Qui demandait à Dieu trois ans de pénitence Sur le point de sa fin édition Desmaizeaux, 1705 [texte revu après 1692] Pour vivre heureux, il faut faire peu de réflexions sur la vie, mais sortir souvent comme hors de soi ; et parmi les plaisirs que fournissent les choses étrangères, se dérober la connaissance de ses propres maux. Les divertissements ont tiré leur nom de diversion qu’ils font des objets fâcheux aux choses plaisantes et agréables, ce qui montre assez combien il est difficile de venir à bout de la dureté de notre condition par aucune force d’esprit, et que par adresse on peut ingénieusement s’en détourner. Il n’appartient qu’à Dieu de se considérer, et de trouver en lui-même sa félicité et son repos. À peine saurions-nous jeter les yeux sur nous sans y rencontrer mille défauts qui nous forcent de chercher ailleurs ce qui nous manque. La gloire, les fortunes, les amours, les voluptés bien entendues et bien ménagées sont de grands secours contre les rigueurs de la nature, contre les misères attachées à notre vie. Aussi la sagesse nous a été donnée principalement pour ménager nos plaisirs. Toute considérable qu’est la sagesse, on la trouve d’un faible usage parmi les douleurs et dans les approches de la mort. La philosophie de Posidonius lui fit dire, au fort de sa goutte, que la goutte n’était pas un mal ; mais il n’en souffrait pas moins. La sagesse de Socrate le fit raisonner beaucoup à sa mort ; mais ses raisonnements incertains ne persuadèrent ni ses amis ni luimême de ce qu’il disait. Je connais des gens qui troublent la joie de leurs plus beaux jours par la méditation d’une mort concertée ; et comme s’ils n’étaient pas nés pour vivre au Monde, ils ne songent qu’à la manière d’en sortir. Cependant, il arrive que la douleur renverse leurs belles résolutions au besoin, qu’une fièvre les jette dans l’extravagance, ou que, faisant toutes choses hors de saison, ils conçoivent des tendresses pour la lumière, quand il faut se résoudre à la quitter. ...oculis errantibus alto Quaesivit cado lucem, ingemuit que reperta Pour moi, qui ai toujours vécu à l’aventure, il me suffira de mourir de même. Puisque la prudence a eu si peu de part aux actions de ma vie, il me fâcherait qu’elle se mêlât d’en régler la fin. Emmanuel Bury PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0002 28 Barbin 1692 À parler de bon sens, toutes les circonstances de la mort ne regardent que ceux qui restent. La faiblesse, la résolution, les larmes, l’indifférence, tout est égal au dernier moment ; et il est ridicule de penser que cela doive être quelque chose à des gens qui vont n’être plus eux-mêmes. Il n’y a rien qui puisse effacer l’horreur de ce passage, que de se persuader fermement une autre vie ; et tournant son esprit à la confiance, se mettre dans une assiette à tout espérer et à ne rien craindre. À la vérité, il est impossible de ne pas faire quelques réflexions sur une chose si naturelle ; il y aurait même de la mollesse de n’oser jamais y penser. Il en est de même de la tristesse et de toutes sortes de chagrins : c’est une chimère de vouloir s’en défaire absolument. D’ailleurs, ils sont quelquefois légitimes, et je trouve raisonnable qu’on s’y laisse aller en certaines occasions : l’indifférence est honteuse en quelques disgrâces, la tendresse sied bien dans le malheur des amis fidèles, mais la douleur doit être rare et promptement apaisée. Après avoir observé la plupart des gens qui recherchent leurs plaisirs, j’en ai trouvé de quatre sortes, dont je pense avoir eu tous les sentiments : les sensuels, les emportés, les voluptueux et les délicats. Desmaizeaux 1705 À parler de bon sens, toutes les circonstances de la mort ne regardent que ceux qui restent. La faiblesse, la résolution, tout est égal au dernier moment ; et il est ridicule de penser que cela doive être quelque chose à des gens qui vont n’être plus eux-mêmes. Il n’y a rien qui puisse effacer l’horreur de ce passage, que la persuasion d’une autre vie attendue avec confiance, dans une assiette à tout espérer et à ne rien craindre. Du reste, il faut aller insensiblement où tant d’honnêtes gens sont allés devant nous, et où nous serons suivis de tant d’autres. Si je fais un long discours sur la Mort, après avoir dit que la méditation en était fâcheuse, c’est qu’il est comme impossible de ne pas faire quelques réflexions sur une chose si naturelle ; il y aurait même de la mollesse de n’oser jamais y penser. Il en est ainsi de la tristesse et de toutes sortes de chagrins : on ne sauroit s’en défaire absolument. D’ailleurs, ils sont quelquefois légitimes, et je trouve raisonnable qu’on s’y laisse aller en certaines occasions : l’indifférence est honteuse en quelques disgrâces : la douleur sied bien dans les malheurs de nos vrais amis. Mais l’affliction doit être rare et bientôt finie, la joie fréquente et curieusement entretenue. On ne saurait avoir trop d’adresse à ménager ses plaisirs. Encore les plus entendus ontils de la peine à les bien goûter. La longue préparation, en nous ôtant la surprise, nous ôte ce qu’ils ont de plus vif. Si nous n’en avons aucun soin, nous les prendrons mal à propos, dans un désordre ennemi de la politesse, ennemi des goûts véritablement délicats. Une jouissance imparfaite laisse du regret ; quand elle est trop poussée, elle apporte le dégoût. Il y a un certain temps à prendre, une justesse à garder qui n’est pas connue de tout le monde. Il faut jouir des plaisirs présents sans intéresser les voluptés à venir. Il ne faut pas aussi que l’imagination des biens souhaités fasse tort à l’usage de ceux qu’on possède. C’est ce qui obligeait les plus honnêtes gens de l’Antiquité à faire tant de cas d’une modération qu’on pouvait nommer économie dans les choses désirées ou obtenues. Comme vous n’exigez pas de vos amis une régularité qui les contraigne, je vous dis les réflexions que j’ai faites sans aucun ordre, selon qu’elles viennent dans mon esprit. La Nature porte tous les hommes à rechercher leurs plaisirs, mais ils les recherchent différemment selon la différence des humeurs et des génies. Saint-Évremond ou l’art de bien vieillir PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0002 29 La réflexion sur le « divertissement » renvoie évidemment à la tradition montaignienne de la « diversion » (Essais, III, 4). Elle demeure très topique dans le texte de 1647 ; les éléments généraux (italiques du § 1) sont supprimés en 1705, alors que sont ajoutés « amours » et « voluptés bien entendues » ; les nuances introduites correspondent à la diététique des plaisirs que nous avons vu se construire dans les textes antérieurs du moraliste. Le changement de rôle de la « sagesse », qui passe, d’un texte à l’autre, de la régulation de la « conduite » à l’aménagement des « plaisirs » l’atteste. L’ajout, tout montaignien lui aussi, de références classiques (Posidonius, Socrate) étoffe le texte d’une singularité qui manquait à la première version. La citation latine - qui correspond à l’affirmation du goût pour ces textes que nous avons vu dans l’essai adressé au Maréchal de Créqui - est plus profonde et moins « mondaine » que le quatrain ironique de la première version. La leçon d’expérience (« pour moi... la fin ») montre que le texte de 1705 est « lesté » par le poids d’une vie, non sans conserver une certaine désinvolture de la jeunesse (« qui ai toujours vécu à l’aventure »). Le refus d’une « prudence » qui viendrait avec l’âge va dans le sens de ce que nous avons déjà vu : la sagesse acquise par la vieillesse n’est pas une « conversion » morale, qui amènerait à juger et à condamner les actions de la jeunesse, mais un fait de nature. Saint-Évremond affirme ici sa fidélité à la nature. Le caractère épicurien de cette méditation sur la mort s’enrichit donc des accents d’un moi, plus sensible dans le texte de 1705 que dans celui de 1647 (voir : « Si je fais un long discours... »). L’affirmation d’une joie essentielle et fréquente marque aussi une inflexion par rapport au texte d’origine (où le message était un simple appel à la constance du sage) ; on voit que la sagesse qui s’affirme dans le dernier état du texte correspond à celle que s’est peu à peu construite le moraliste ; les mots clés sont ceux de la morale qu’il énonce dans les textes de 1687 ; l’importance du long ajout (« ménager ses plaisirs » ; « jouissance » équilibrée ; modération dans l’imagination des biens ; Nature (unitaire) vs singularité des hommes) est la marque d’un approfondissement décisif de la méditation. Il resterait à commenter dans le détail ces principales variantes d’un texte cardinal, mais cet examen, même rapide, nous montre que, pour Saint- Évremond, la vieillesse n’est pas un état stable, et qu’il s’agit bien plutôt du processus de vieillissement dont il s’efforce ici de rendre compte. La série de textes que nous avons évoquée ici offre ainsi « l’art de bien vieillir » que l’auteur a élaboré au fil d’une méditation constante et qu’il a fixée, année après année, par l’écriture de ses divers essais. Il semble bien que, conçue comme le relais de la conversation amicale, l’entreprise d’écriture elle-même a été une pièce maîtresse de cet art. Emmanuel Bury PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0002 30 En guise de conclusion, il convient cependant de rappeler que d’autres voies demeuraient ouvertes alors : ce sont elles qui, après coup, semblent ouvrir sur l’idéal moral des Lumières, où le modèle cicéronien retrouvera, mutatis mutandis, une place légitime. Comme il l’écrit dans un passage déjà cité 18 , dont l’analyse fait écho aux conseils de Caton et où il s’agit de définir une véritable « diététique » de la vieillesse sage et bien comprise : Nous perdons beaucoup en vieillissant, je l’avoue ; mais parmi les pertes que nous faisons il y en a qui sont compensées par d’assez grands avantages. Si après avoir perdu mes passions, les affections me demeurent encore, il y aura moins d’inquiétude dans mes plaisirs, et plus de discrétion dans mon procédé à l’égard des autres ; si mon imagination diminue, je n’en plairai pas tant quelquefois, mais j’en importunerai moins bien souvent ; si je quitte la foule pour la compagnie, je serai moins dissipé ; si je reviens des grandes compagnies à la conversation de peu de gens, c’est que je saurais mieux choisir. (4, p. 289) 19 Le délicat équilibre établi par la syntaxe, avec les balancements successifs entre « moins » et « plus » qui orchestrent la quête d’un « tempérament » entre les plaisirs et les peines, est une trace de la présence vivante des philosophies morales antiques en cette fin de siècle : il s’agit moins, pour Saint-Évremond, d’« être vieux » que de « vieillir », ce qui nécessite un calcul et une adaptation mesurée avec soin : à cet égard, la philosophie morale qu’il expose appartient bien à la sphère du bios philosophikos que concevaient les anciens et dont il fut un héritier pleinement conscient. Bibliographie : Bensoussan 1993 : David Bensoussan, « L’Honnêteté chez Saint-Évremond : élégance et commodité », dans L’Honnête homme et le dandy, éd. Alain Montandon, Tübingen, G. Narr, 1993 (« Etudes Littéraires Françaises », 54), p. 77-106. Bury 2000 : Emmanuel Bury, « Saint-Évremond et l’humanisme : une culture dans le siècle », dans Suzanne Guellouz (dir.), Entre Baroque et Lumière : Saint- Évremond (1614-1703), Caen, Presses Universitaires de Caen, 2000, p. 25-40. Bury 2005a : Emmanuel Bury, « Saint-Évremond, ancien ou moderne ? », dans Suzanne Guellouz (dir.), Saint-Évremond au miroir du temps, (actes du colloque du tricentenaire, Caen-Saint-Lô, octobre 2003), Tübingen, G. Narr, 2005 (« Biblio 17 », 157), pp. 137-148. 18 Voir ci-dessus p. 23. 19 Ternois propose comme date de composition pour ce texte l’année 1686 (notice, p. 283). Saint-Évremond ou l’art de bien vieillir PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0002 31 Bury 2005b : Emmanuel Bury, « Fortunes du De Senectute de Cicéron au XVII e siècle », dans Écrire le vieillir, sous la dir. d’Alain Montandon, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2005, p. 33-57. Pomeau 1971 : René Pomeau, L’âge classique III (1680-1720), vol. 8 de la Littérature française, Paris, Arthaud, 1971. Zuber 1993 : Roger Zuber, La Littérature française du XVII e siècle, Paris, Puf, 1993 (« Que Sais-je ? »).
