Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
10.24053/PFSCL-2024-0003
81
2024
51100
Le « libertinage » de Sévigné : manières de dire et formes du vivre
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2024
Michèle Rosellini
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PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0003 Le « libertinage » de Sévigné : manières de dire et formes du vivre M ICHÈLE R OSELLINI IHRIM-ENS DE L YON (UMR 5317) Un soir de juin 1671, au milieu de son séjour breton, la marquise de Sévigné écrit à sa fille : « Je suis libertine plus que vous 1 ». Ce qualificatif avait éveillé ma curiosité quand je travaillais les Lettres de l’année 1671 avec les étudiantes et les étudiants candidats au concours de l’agrégation de Lettres pour la session 2013. Il avait en effet de quoi paraître incongru sous la plume d’une épistolière qui regrettait par ailleurs, dans la même période, de se sentir une chrétienne « trop tiède », d’autant qu’il était adressé à une destinataire dont elle ne pouvait suspecter la dévotion. Il ne pouvait donc s’agir que d’une boutade destinée à renforcer la connivence amusée que le récit de la vie quotidienne aux Rochers visait à établir avec une correspondante proche affectivement, mais géographiquement éloignée. Toutefois on ne pouvait ignorer la part de provocation que recélait la connotation idéologique du terme et que, fort probablement, l’épistolière assumait délibérément dans la perspective de la circulation de ses lettres qu’elle savait habituelle dans le cercle provençal des Grignan. Or la qualification de « libertine » appliquée à soi et, par ricochet, à sa fille me semble signaler à notre attention critique le cas singulier que constituent, dans une convergence manifeste, l’écriture et la vie de l’épistolière en son temps et dans son milieu. Je me suis donc lancée dans une enquête sur la piste de ce libertinage autoproclamé. J’en propose ici une présentation en deux temps : du plus immédiatement perceptible, la dynamique de l’écriture épistolaire, à la matière intime et plus secrète du vécu dont cette écriture porte trace et qu’elle contribue à façonner. 1 À Madame de Grignan, aux Rochers, 28 juin 1671 ; Madame de Sévigné, Correspondance, Roger Duchêne (éd.), Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. I, 1976, p. 281. Dorénavant toutes les références aux lettres de Sévigné renverront à cette édition par le seul numéro du tome ; les italiques correspondent à mes soulignements. Michèle Rosellini PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0003 34 Premièrement, à partir d’un relevé des mots de la famille de « libertin », je rendrai compte du réseau sémantique que configurent les emplois qu’en fait Sévigné dans ce qu’on peut considérer comme l’idiolecte de sa correspondance. En second lieu, j’examinerai les rapports qu’entretient l’appropriation sévignéenne de la notion de libertinage avec sa conception de la liberté telle que la dessine la récurrence du terme dans l’ensemble de la correspondance. Que dit cette préoccupation de la liberté - dont le vocable compte plus de cent cinquante occurrences dans l’ensemble de ses lettres - de la délicate négociation que mène l’épistolière avec les normes auxquelles l’astreint sa double condition, sociale et genrée, en dépit de la conscience vive de sa singularité individuelle ? Les mots « libertin », « libertinage » dans les lettres de Sévigné : appropriation sémantique et implication énonciative On peut classer les 12 occurrences des mots de la famille de « libertin » relevés par Frantext dans toute la correspondance (libertin.s : 3 ; libertine.s : 5 ; libertinage : 4) selon leurs modalités d’application : de la plus extérieure, quand ils définissent un tiers, à la plus impliquée quand l’épistolière les applique à son ou sa destinataire et à elle-même. L’examen de ces occurrences semble à première vue nous indiquer qu’en s’appropriant ces termes, elle en édulcore le sémantisme irréligieux. Elle en retient en effet l’idée d’indiscipline, voire de rébellion à l’égard des normes sociales, que celles-ci concernent le protocole épistolaire, l’ordonnance des journées, ou les relations mondaines 2 . Il faut toutefois tenir compte de la résonance de ces termes dans le cadre de la relation épistolaire. Ils n’ont rien d’anodin dans le contexte des années 1670-1690 pendant lesquelles s’accomplit progressivement la conversion dévote de la cour et des salons, tandis que Sévigné se trouve elle-même soumise - de la part de son confesseur, de ses amis jansénistes et de sa propre fille - à l’injonction d’apprendre à « se gouverner » pour « faire son salut ». 2 « Je trouve le petit-fils [de Charles de Beaumont, parrain de Sévigné] fort joli, mais fort joli. Vous avez bien fait de ne lui point parler de votre frère [qui cherche à céder sa charge]. C’est un petit libertin qui dirait comme le loup [de la fable de La Fontaine Le loup et le chien, qui refuse d’être attaché] » (À Mme de Grignan, à Paris, 3 avril 1680 ; II, p. 890) ; « Je serais consolée du petit secrétaire que vous avez perdu, si celui que vous avez pris à sa place était capable de s’attacher entièrement à votre service. Son écriture est fort belle, son style est bon, mais de la façon dont j’en ai ouï parler, il vous manquera à tout moment. Il est libertin ; je sais même que souvent il couche à la ville. » (À Mme de Coulanges, à Grignan, 22 février 1695 ; III, p. 1087) Le « libertinage de Sévigné » : manières de dire et formes du vivre PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0003 35 Les deux occurrences du substantif « libertin » appliqué à des tiers (voir la note 2) vérifient ce partage d’un horizon commun de références idéologiques. Mais celle qui suit se situe sur un tout autre registre : […] si nous étions dans le péché, il ne fallait jamais s’en approcher [de la communion], dit saint Augustin, mais qu’il fallait s’efforcer de se mettre dans l’état où il nous est permis de nous en approcher plutôt que de demeurer tranquilles dans la séparation de ce divin mystère, qui était une fausse paix, et la seule et fausse marque de religion de la plupart des libertins. 3 L’allusion à la « fausse paix » dans laquelle les libertins croient pouvoir se maintenir par leur indifférence aux « mystères de la foi » fait directement écho à l’apologétique pascalienne, que Sévigné connaît bien, en lectrice passionnée des « petites lettres » et des Pensées. Ainsi, dans le contexte culturel mobilisé par l’énonciation épistolaire, la désignation de l’autre et de soi-même comme « libertin·e » relève d’une certaine audace sinon d’une provocation délibérée. Les travaux en linguistique de l’énonciation, notamment ceux de Ruth Amossy, ont mis l’accent sur le fait que toute prise de parole, orale ou écrite, implique la construction d’un éthos de l’énonciateur. Cette idée n’a rien d’une révélation : elle appartient à la plus ancienne rhétorique, celle d’Aristote. Là où les linguistes font un pas de plus, en particulier dans le cadre de la sémantique pragmatique initiée par Oswald Ducrot et perfectionnée par Dominique Maingueneau, c’est quand ils considèrent que toute énonciation construit aussi l’éthos de son ou ses destinataires. Il y a donc co-construction, dans une relative liberté selon le genre du discours. « Si chaque type de discours comporte une distribution préétablie des rôles, le locuteur peut y choisir plus ou moins librement sa scénographie », précise Ruth Amossy à propos de la théorie de Maingueneau 4 . Cette liberté dans la mise en scène de soi et de l’allocutaire sur le théâtre de la parole adressée me paraît éclairante pour l’écriture épistolaire telle que la pratique Sévigné. Tout particulièrement en ce qui concerne l’allégation de libertinage. Nous pouvons en effet remarquer qu’elle est toujours proférée dans une dynamique transitionnelle, impliquant soi et l’autre, je et tu dans un même mouvement. C’est particulièrement frappant dans les adresses à sa fille. Dans sa solitude asociale des Rochers, l’épistolière ne se dit pas libertine en elle-même quand elle écrit « libertine plus que vous ». Elle suggère plutôt une sorte de présupposé axiologique, un univers de croyance partagé avec sa correspondante, dans lequel celle-ci 3 À Guitaut, à Paris, 5 mars 1683 ; III, p. 104 (Sévigné évoque ici un sermon de Bourdaloue). 4 Images de soi dans le discours. La construction de l’éthos, Ruth Amossy (dir.), Lausanne, Delachaux et Nieslé, 1999, p. 17. Michèle Rosellini PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0003 36 détiendrait le privilège de l’indifférence aux normes sociales, que l’épistolière tenterait de lui ravir en préférant la conversation de son jardinier à celle des nobles locaux et en manquant à la politesse élémentaire à l’égard de ses hôtes de passage 5 . Ainsi, dans une fiction de compétition, elle se rapproche imaginairement de sa fille par le partage d’une identité rebelle. Il y a bien coconstruction de deux éthè en miroir. Mais une inversion d’exemplarité est possible, comme dans ce passage d’une autre lettre écrite de Bretagne, dixhuit ans plus tard : Je reçois votre lettre du 16 ; elle est trop aimable, et trop jolie, et trop plaisante. J’ai ri toute seule de l’embarras de vos maçons et de vos ouvriers. J’aime fort la liberté et le libertinage de vos repas, et qu’un coup de marteau ne soit pas votre maître. Mon Dieu que je serais heureuse de tâter un peu de cette sorte de vie avec une telle compagnie ! 6 Quand elle se montre admirative, voire envieuse, du « libertinage des repas » de sa fille, qui ne se laisse pas imposer des horaires - comme l’indique l’usage proverbial du « marteau » -, Sévigné met en valeur sa propre rébellion intérieure contre les contraintes de la vie mondaine qu’elle est forcée de subir à Rennes, où elle est en représentation auprès du gouverneur de Bretagne et de sa femme, le duc et la duchesse de Chaulnes. La solidarité des éthè existe dans d’autres relations épistolaires. Il semble même que l’emploi, en divers contextes, des mots de la famille de « libertin » y fasse particulièrement appel, comme un marqueur de connivence. Sévigné n’ignore pas, quand elle se plaint de sa plume libertine à Bussy, qu’elle s’adresse à un grand seigneur exilé de la cour pour libertinage. Je suis tellement libertine quand j’écris, que le premier tour que je prends règne tout au long de ma lettre. Il serait à souhaiter que ma pauvre plume, galopant comme elle le fait, galopât au moins sur le bon pied. 7 Or de quoi a-t-il été question dans la lettre ? des intrigues de ses amis pour le faire rentrer en grâce auprès du roi en tant qu’historiographe. On est donc invité à entendre cet emploi du qualificatif « libertine » dans ce contexte énonciatif comme un élan de réflexivité non dénué d’ironie à l’égard du destinataire, alors même qu’elle feint de déplorer la licence de sa plume, et 5 « Pilois est toujours mon favori, et je préfère sa conversation à celle de plusieurs qui ont conservé le titre de chevalier au Parlement de Rennes. Je suis libertine plus que vous. Je laissai l’autre jour retourner chez soi un carrosse plein de Fouesnellerie [habitant·e·s de Fouesnant], par une pluie horrible, faute de les prier de bonne grâce de demeurer ; jamais ma bouche ne put prononcer les paroles qui étaient nécessaires. » (À Mme de Grignan, des Rochers, 28 juin 1671 ; I, p. 281) 6 À Mme de Grignan, de Rennes, 25 juillet 1689 ; III, p. 652-653. 7 À Bussy-Rabutin, de Paris, 26 juillet 1679 ; II, p. 660. Le « libertinage de Sévigné » : manières de dire et formes du vivre PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0003 37 de vouloir corriger ce défaut pour lui plaire. Cet exemple, comme aussi celui d’une lettre plaisante adressée à son cousin Philippe-Emmanuel de Coulanges 8 , met en lumière la valeur de test de la relation de confiance que peut avoir l’emploi d’un terme aussi connoté que celui de « libertin » : il faut que l’épistolière puisse compter sur un certain degré de familiarité avec le destinataire et donc de tolérance à la transgression de la bienséance conversationnelle, pour se risquer à placer la relation épistolaire sur le registre du libertinage. En retour, l’audace illocutoire renforce la familiarité, en instaurant un lien de connivence qui confine à la complicité dans la transgression, puisque l’un et l’autre des interlocuteurs sont amenés à se reconnaître dans le partage d’une relation libertine, c’est-à-dire exempte de toute obligation, principalement l’assiduité. Tel est l’implicite du pacte avec l’ami de longue date, Philippe Moulceau, énoncé en ces termes : « demeurons dans ce libertinage 9 ». Or, comme on peut le constater dans quelques-unes des occurrences citées ci-dessus, la dimension religieuse de la transgression, si elle n’est pas toujours explicite, rôde aux alentours de l’emploi du terme. Il en est ainsi de la réflexion suivante, que l’épistolière adresse à sa fille : « Je suis fort aise que la santé de Montgobert soit meilleure. Je la plains de faire des remèdes ; l’expérience va vous rendre bien plus libertine que jamais. Mais que ne raisonnezvous sur les autres comme vous faites pour vous ? 10 ». L’éditeur de la Correspondance, Roger Duchêne, a jugé utile de préciser en note « libertine en matière de médecine ». Mais si Sévigné a laissé en suspens la spécification du domaine ou s’applique le libertinage de sa destinataire, c’est sans doute parce que le contexte des « remèdes » auxquels s’astreint sa dame de compagnie, Mlle de Montgobert, renvoie à la crédulité envers le pouvoir des médecins, qui est une cible comique, tout particulièrement chez Molière, selon un 8 « Quelle triste date auprès de la vôtre, mon aimable cousin ! Elle convient à une solitaire comme moi, et celle de Rome à celui dont l’étoile est errante et libertine, et qui Promène son oisiveté Aux deux bouts de la terre. La jolie vie, et que la fortune vous a traité doucement, comme vous dites, quoiqu’elle vous ait toujours fait querelle ! » (À Coulanges, aux Rochers, 8 janvier 1690 ; III, p. 802) 9 « […] je ne puis jamais comprendre comme, en vous estimant comme je fais, me souvenant que vous avez tant d’agrément, en parlant si volontiers, ayant tant de goût pour votre esprit et pour votre mérite, pour ne rien dire de plus, crainte des jaloux, je puisse, avec toutes ces choses si propres à faire un commerce, vous laisser sept ou huit mois sans vous dire un mot. Cela est épouvantable, mais qu’importe ? Demeurons dans ce libertinage, puisqu’il est compatible avec tous les sentiments que je viens de vous dire. » (À Moulceau, de Livry, 25 octobre 1686 ; III, p. 261) 10 À Mme de Grignan, de Livry, 6 août 1777 ; II, p. 517. Michèle Rosellini PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0003 38 parallélisme audacieux et risqué avec la croyance religieuse. On peut noter d’ailleurs que Sévigné achève son propos sur ce thème par un trait de persiflage envers sa fille : celle-ci s’autorise pour son propre compte à être « libertine » en méprisant les remèdes des médecins, mais se montre intolérante à l’égard de sa mère quand celle-ci refuse de s’y fier et invente ses propres médications ; c’est là sans doute une allusion à l’épisode du rhumatisme qui a occupé la correspondance de l’année précédente. La rébellion à échelle variable a-t-elle encore du sens ? En tout cas l’insinuation ironique est une façon subtile de revendiquer avec sa destinataire le partage d’un éthos et d’une manière de vivre. Plus explicite est l’évocation du « libertinage » de leurs « conversations » dans la lettre qui raille la cour qu’elle aurait dû faire à la maîtresse de l’archevêque de Paris si elle avait eu un second fils à placer dans l’Église : Vous me faites souvenir de cette sottise que je répondis, pour ne pas aller chez Madame de Bretonvilliers, que je n’avais qu’un fils ; je pensais qu’il n’y eût en gros que le mauvais air de mon hérésie (je vous en parlais l’autre jour), mais je comprends que cette parole fut étrange. Dieu merci, ma chère Comtesse, nous n’avons rien gâté ; vos deux frères, ne seraient pas mieux jusqu’à présent quand nous aurions été molinistes [favorables aux jésuites]. Les opinions probables ni la direction d’intention dans l’hôtel Carnavalet ne leur auraient pas été plus avantageuses que tout le libertinage de nos conversations. J’en suis ravie, et j’ai souvent pensé avec chagrin à toute l’injustice qu’on pourrait nous faire là-dessus. 11 Le texte est ici (le sujet s’y prête) saturé de références religieuses, et, sur fond de querelle entre jésuites et jansénistes, Sévigné s’élève avec sa fille jusqu’à la posture héroïque d’opposantes à l’entourage jésuite du roi. La connivence prend ici nettement l’allure d’une complicité exposée à la persécution. L’expression « mon hérésie », qui dénote, dans le cadre restreint de l’acte d’incivilité, l’indifférence de l’épistolière aux normes sociales, résonne dans le contexte plus large de l’interaction complice avec une destinataire sympathisante des idées jansénistes et lectrice passionnée de Malebranche (dont l’épistolière vient justement de se procurer les Conversations chrétiennes, ouvrage risqué paru anonymement) : on peut ainsi l’entendre au sens propre, qui fait miroiter le risque de persécution. L’échange avec Madame de Grignan porte à sa plus haute intensité l’enjeu énonciatif de concurrence-partage autour de la construction de l’éthos. Il s’agit en effet d’investir l’écriture du pouvoir de réparer la séparation effective par la fusion imaginaire. Il y a donc aussi dans la déclaration insolite et insolente : « Je suis libertine plus que vous » la jubilation de renouer l’intimité par la 11 À Mme de Grignan, des Rochers, 15 juin 1680 ; III, p. 974. Le « libertinage de Sévigné » : manières de dire et formes du vivre PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0003 39 singularité partagée, dans le surplomb d’une humanité commune soumise aux normes de la conduite honnête. Les deux éthè, celui de l’épistolière et celui de sa destinataire, se construisent en miroir à partir de ce mot qui désigne leur dissidence. Le jeu des connotations, qui porte la dynamique même de l’écriture, convoque la cohorte des idées scandaleuses attachées au vrai libertinage, celui qui se vit au sens propre : l’athéisme, l’arrogance aristocratique, la poursuite des plaisirs. Mais aucune énonciation n’est sans enjeu. Aussi serait-il erroné de faire des emplois toujours sémantiquement décalés des mots de la famille lexicale de « libertin » des opérateurs de connivence superficiels, limités à la surface de l’échange épistolaire, celle du « commerce » qui se borne à vérifier la distribution des rôles préétablis. Il me semble que ces emplois, qui d’ailleurs sont plus fréquents vers la fin de la vie de l’épistolière, témoignent de la singularité de sa conception de la liberté. Comment saisir cette singularité sinon en observant les usages non conventionnels qu’elle fait du vocable « liberté » ? Cette hypothèse m’a engagée dans une nouvelle enquête, facilitée de nouveau par le relevé de Frantext. La liberté par l’excès : un mode singulier de rapport à soi La Correspondance compte 152 occurrences du terme « liberté ». Ce qui caractérise cette grande masse d’emplois, c’est la rareté des usages objectifs de la notion. La liberté publique ne concerne que 5 occurrences 12 ; quant à la liberté individuelle, politique et juridique, elle est aussi rarement évoquée, et, dans la plupart des emplois, en relation avec l’intérêt que prend l’épistolière ou son/ sa destinataire à la libération d’un prisonnier 13 . On trouve aussi quelques emplois du terme dans son acception métaphysique - au sens de « libre arbitre » et de « liberté de conscience » - en relation avec les débats 12 Le ton n’en est pas nécessairement sérieux, ainsi ce passage d’une lettre à Bussy- Rabutin (à Livry, 26 juin 1655 ; I, p. 28) : « […] je suis trop raisonnable pour trouver étrange que la veille d’un départ on couche chez des baigneurs. Je suis d'une grande commodité pour la liberté publique, et pourvu que les bains ne soient pas chez moi, je suis contente, et mon zèle ne me porte pas à trouver mauvais qu’il y en ait dans la ville. » 13 « J’ai bien à vous remercier des bontés que vous avez eues pour Valcroissant ; il m’en est revenu de grands compliments. Le Roi a eu pitié de lui ; il n’est plus sur les galères, il n’a plus de chaîne, et demeure à Marseille en liberté. On ne peut trop louer le Roi de cette justice et de cette bonté » (À Monsieur de Grignan, à Paris, 28 novembre 1670 ; I, p. 136) ; « Je m’amuse les soirs à lire l’Histoire de la prison et de la liberté de monsieur le Prince ; on y parle sans cesse de notre Cardinal. Il me semble que je n’ai que dix-huit ans. Je me souviens de tout. Cela divertit fort. » (À Madame de Grignan, aux Rochers, 27 novembre 1675 ; II, p. 173) Michèle Rosellini PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0003 40 théologiques du temps entre jansénistes et jésuites 14 . Ce qui est frappant, donc, c’est l’investissement subjectif du terme, dont l’épistolière fait un vocable, c’est-à-dire le marqueur lexical d’un mode de pensée. Même quand il est pris dans des syntagmes figés, comme « en liberté » ou « prendre la liberté de… », il se trouve investi de valeurs fortes et fortement subjectives 15 . La plupart des emplois absolus de liberté renvoient à l’absence de contrainte, de sujétion, de quelque nature que ce soit : sociale, morale et même affective. La liberté, c’est la possibilité illimitée d’être « à soi », d’être soi, elle s’accomplit dans la solitude 16 , dans le silence 17 que l’épistolière ne vit pleinement que dans sa retraite bretonne, où la pratique assidue de la promenade lui permet de se saisir intimement dans l’accord du flux de ses pensées au mouvement de la marche 18 . Dans ces occurrences, le syntagme « la liberté d’être seule » 14 « Les jésuites n’en disent pas encore assez et les autres [les jansénistes] donnent sujet de murmurer contre la justice de Dieu, quand ils nous ôtent ou affaiblissent tellement notre liberté que ce n’en est plus une. » (À Madame de Grignan, à Livry, 28 août 1676 ; II, p. 382) 15 « Permettez-moi, ma bonne, de m’en offenser. Vous le feriez bien, si vous étiez en ma place. Je vous prie aussi de ne point monter aux nues ni me contraindre sur certaines choses. Laissez-moi la liberté de faire quelquefois ce que je veux ; je souffre assez toute ma vie en ne vous donnant pas ce que je voudrais. Quand j’ai rangé de certaines choses, c’est me blesser le cœur que de s’y opposer si vivement ; il y a sur cela une hauteur qui déplaît et qui n’est point tendre. Je ne vous donne pas souvent sujet de vous fâcher, mais laissez-moi du moins la liberté de croire que je pourrais contenter mes désirs là-dessus, si j’étais assez heureuse pour le pouvoir faire. » (À Mme de Grignan, à Paris, 22 avril 1672 ; I, p. 487) ; « Allez vous promener, Madame la Comtesse, de me venir proposer de ne vous point écrire. Apprenez que c’est ma joie, et le plus grand plaisir que j’aie ici. Voilà un plaisant régime que vous me proposez ! Laissez-moi conduire cette envie en toute liberté, puisque je suis si contrainte sur les autres choses que je voudrais faire pour vous, et ne vous avisez pas de rien retrancher des vôtres [lettres]. » (À Mme de Grignan, à Vichy, 1 er juin 1676 ; II, 306) 16 « Je vous avoue que c’est un de mes plaisirs que de me promener toute seule. Je trouve quelques labyrinthes de pensées dont on a peine à sortir, mais on a du moins la liberté de penser à ce que l’on veut. » (À Mme de Grignan, aux Rochers, 29 juillet 1671 ; I, p. 310) 17 « Le chaud est agréable ici, et je vous avoue que les trois heures que je suis dans ces bois toute seule avec Dieu, moi, vous, vos lettres et mon livre, ne me durent pas un moment. Il y a quelque chose de doux et d’aimable à cette solitude, à ce profond silence, à cette liberté. » (À Mme de Grignan, aux Rochers, 6 juillet 1689 ; III, p. 635) 18 Mathilde Vanackere analyse avec justesse la promenade sévignéenne comme épreuve de la liberté intérieure : « Dans cette activité en effet, plus que dans tout autre, l’épistolière semble ressaisir quelque chose d’elle-même, quelque chose qui ne s’éprouverait que dans le dégagement que permet la campagne. Il y a dans le Le « libertinage de Sévigné » : manières de dire et formes du vivre PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0003 41 est caractéristique : il intervient jusque dans le contexte de la plus terrible affliction, celui de la toute première séparation d’avec sa fille : Je m’en allai donc à Sainte-Marie, toujours pleurant et toujours mourant. Il me semblait qu’on m’arrachait le cœur et l’âme, et en effet, quelle rude séparation ! Je demandai la liberté d’être seule. On me mena dans la chambre de Mme Du Housset, on me fit du feu. Agnès me regardait sans me parler ; c’était notre marché. 19 L’extension de cette liberté - dans les emplois déterminés par un complément du nom : « la liberté de notre compagnie », « de notre société » - caractérise les conditions particulières de fonctionnement d’un petit groupe où le sujet social qu’est l’épistolière peut continuer à être elle-même, hors des conventions de la sociabilité mondaine : ainsi « le bel air de la cour, c’est la liberté 20 », « l’aimable liberté des Rochers 21 », « la sainte liberté établie entre Corbinelli et moi 22 », « la liberté de la campagne 23 ». Nathalie Freidel a montré ce que cette conception si particulière, et, en apparence du moins, paradoxale, d’une liberté individuelle qui ne s’accomplit pas dans la déliaison mais se construit dans des liens choisis et librement entretenus doit à la communication épistolaire conçue comme une conversation ininterrompue et susceptible de se disséminer en réseau 24 : Je serai encore ici jusqu' à dimanche, et vous écrirai encore une fois, mais je ne sais si je recevrai de vos lettres. Il y a dans cette maison [de Guittaut] une grande liberté. J’y lis, j’y travaille, je m’y promène. Nous causons fort agréablement, le maître du logis et moi ; je ne sais quel pays nous ne battons point. Il me conte mille choses de Provence, de vous, de l’Intendant, de Vardes, que je ne savais pas. […] Je sens que je ne l’incommode point ; la liberté qui se trouve ici répond de tout ce que je dis. Nous dévidons beaucoup de chapitres, et de tous pays nous revenons à vous. 25 Cette observation confirme mon hypothèse d’une appropriation subjective et singulière de l’idéal de liberté. Mais je m’arrêterai, pour la conforter, sur les emplois paradoxaux de la notion de liberté, qui, par l’incongruité du contexte, mouvement de la promenade sévignéenne une forme pratique et existentielle corollaire de l’inquiétude naturelle qui vibre dans ses lettres. » (Le vivant dans la Correspondance de Sévigné, Hermann, « La République des Lettres », 2023, p. 334) 19 À Mme de Grignan, à Paris, 6 février 1671 ; I, p. 149-150 20 À Mme de Grignan, aux Rochers, 8 juillet 1671 ; I, p. 291. 21 À Mme de Grignan, aux Rochers, 23 août 1671 ; I, p. 329. 22 À Mme de Grignan, aux Rochers, 13 décembre 1684 ; III, p. 166. 23 À Bussy-Rabutin, à Paris, 5 octobre 1685 ; III, p. 235. 24 N. Freidel, La Conquête de l’intime, H. Champion, 2009, III e partie, chap. II : « La toile de l’amitié », p. 431-470. 25 À Mme de Grignan, à Époisses, 25-26 août 1677 ; II, p. 533 et p. 535. Michèle Rosellini PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0003 42 l’ironie du ton, ou l’artifice de la mise en scène, manifestent la conscience qu’a l’épistolière de son abus de langage, et sa détermination à l’assumer comme une singularité existentielle. L’abus de langage peut consister dans la personnification d’une instance menaçante, la maladie ou la mort : les doter de liberté, paradoxalement, les humanise et rend la confrontation pensable, sinon anodine. C’est par ce type de notation railleuse que Sévigné apprivoise la douleur d’accompagner la maladie chronique de son ami, le duc de La Rochefoucauld : « M. de La Rochefoucauld a la goutte ; si elle prend la liberté de revenir tous les ans malgré le lait, ce sera une grande misère 26 ». Corollairement, il y a une liberté humaine à engager dans la confrontation avec la maladie et la mort. Là encore l’ironie prévaut. Évoquant la part qu’a prise sa fille à la maladie de Mademoiselle, elle la félicite de « ne vouloir pas que ceux qui sont nés en 1627 prennent la liberté d’être malades 27 ». L’ironie relève ici de l’antiphrase : cette liberté est une fatalité du vieillissement, et la sollicitude de Mme de Grignan est d’autant plus louable qu’elle ne se résigne pas à cette fatalité. Mais l’ironie est à double entente : Sévigné s’inclut bien évidemment dans la périphrase « ceux qui sont nés en 1627 », étant née elle-même une année plus tôt. Par là ne laisse-t-elle pas entendre qu’il y a quelque chose d’excessif et de pesant dans cette sollicitude, que sa fille a exercée sur elle pendant l’épisode du rhumatisme, trois ans plus tôt ? Être à soi, même dans la maladie, n’est-ce pas la pointe la plus aiguë de la revendication de la liberté personnelle ? La correspondance entre la mère et la fille en fournit un autre exemple, qui touche encore le corps comme siège de l’intimité avec soi. Il se situe justement dans la séquence épistolaire autour du rhumatisme qui a privé l’épistolière de l’usage de ses mains : Il me semble que je n’écris pas trop mal. Dieu merci. Du moins je vous réponds des premières lignes, car vous saurez, ma chère fille, que mes mains, c’est-à-dire ma main droite ne veut entendre encore à nulle autre proposition 26 À Mme de Grignan, aux Rochers, 6 novembre 1675 ; II, p. 153) ; Voir aussi la remarque suivante : « Nous avons la Sybille Cumée toute parée, toute habillée en jeune personne. Elle croit guérir, elle me fait pitié. Je crois que ce serait une chose possible, si c’était ici la fontaine de Jouvence. Ce que vous dites sur la liberté que prend la mort d’interrompre la fortune est incomparable. C’est ce qui doit consoler de n’être pas au nombre de ses favoris ; nous en trouverons la mort moins amère. » (À Mme de Grignan, à Vichy, 8 juin 1676 ; II, p. 313) 27 « J’admire votre amitié d’être si attentive au mal de Mademoiselle, et de ne vouloir pas que ceux qui sont nés en 1627 prennent la liberté d’être malades. Vous avez été plus en peine de cette princesse que toute sa noble famille, et son malheur est tel qu’il faut encore que ce soit moi qui vous en remercie. » (À Mme de Grignan, aux Rochers, 18 septembre 1680 ; III, p. 17) Le « libertinage de Sévigné » : manières de dire et formes du vivre PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0003 43 qu’à celle de vous écrire ; je l’en aime mieux. On lui présente une cuillère, point de nouvelles ; elle tremble et renverse tout. On lui demande encore d’autres certaines choses, elle refuse tout à plat, et croit que je lui suis encore trop obligée. Il est vrai que je ne lui demande plus rien. J’ai une patience admirable et j’attends mon entière liberté du chaud et de Vichy, car comme on m’a assurée qu’on y prend la douche, qu’on s’y baigne et que les eaux y sont meilleures qu’à Bourbon, la beauté du pays et la pureté de l’air m’ont décidée, et je partirai tout le plus tôt que je pourrai. 28 Il s’agit là d’une petite fiction qui met en scène la paralysie partielle et l’effet quasi miraculeux de l’écriture quand elle est destinée à sa fille. Par-delà cette modalité humoristique du lien de connivence, il est intéressant de noter l’emploi de l’expression « mon entière liberté » pour désigner le libre usage de sa main droite : l’excès langagier est significatif d’une identification forte à l’acte d’écrire, mais cette affirmation passe par une forme d’autodérision qui fait de Sévigné la représentante par anticipation de l’humour et qui s’affirme comme une manifestation énonciative de la liberté intérieure, exprimée sur le mode du détachement. Elle manifeste cette indépendance d’esprit en allant jusqu’à nommer liberté une conduite paradoxale qui paraitrait à autrui peu désirable, comme renoncer à recevoir des réponses à ses lettres : c’est pourtant cette liberté de la non-réciprocité qu’elle accorde au comte de Grignan alors que sa fille est près d’elle : « Je vous défends de m’écrire. Écrivez à ma fille, et laissez-moi la liberté de vous écrire sans vous embarquer dans des réponses qui m’ôteraient le plaisir de vous mander des bagatelles 29 ». Dans le même ordre d’idée, il peut s’agir encore de payer les dettes d’autrui sans contrepartie de l’obligé : c’est encore le contrat tacite qu’elle propose à sa fille. Si bien que son goût de la liberté est souvent source de malentendu : qu’elle le prête à autrui par la proposition incongrue de « venir pleurer en liberté dans [ses] bois 30 », ou qu’elle en expose la pratique à des tiers, qui ne peuvent qu’y voir une marque d’incivilité quand ils lui rendent visite aux Rochers, le lieu où la liberté a partie liée avec la solitude 31 . Dans tous les cas, leur incompréhension réjouit l’épistolière, en lui présentant le miroir à ses yeux flatteur de sa singularité. 28 À Mme de Grignan, à Paris, 17 avril 1676 ; II, p. 272. 29 À Mme de Grignan, à Paris, 10 décembre 1670 ; I, p. 138. 30 « Il mourut lundi matin. Je fus à Vitré ; je le vis et voudrais ne l’avoir point vu. Son frère l’avocat général me parut inconsolable. Je lui offris de venir pleurer en liberté dans mes bois ; il me dit qu’il était trop affligé pour chercher cette consolation. » (À Mme de Grignan, aux Rochers, 30 septembre 1671 ; I, p. 356) 31 « Il y a trois jours que cette femme [Mme de La Hamelinière, une visiteuse indésirable] est plantée ici. Je commence à m’y accoutumer, car comme elle n’est pas assez habile pour être charmée de la liberté que je prends de faire tout ce qu’il me plaît, Michèle Rosellini PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0003 44 *** Le libertinage, que Sévigné revendique comme éthos par une forme d’énonciation qui invite l’allocutaire à la rejoindre dans une dissidence joyeuse, elle le met en pratique en s’autorisant non seulement à vivre une liberté toute à elle, mais à nommer « liberté » ce qu’elle décide de vivre, par conviction ou penchant. Si elle peut nous apparaître comme un cas unique parmi les épistoliers et épistolières de son temps, c’est qu’elle s’est délibérément construite, par sa pratique de l’écriture épistolaire, comme un objet d’étonnement, voire de réprobation de son entourage. « Mon fils regarde cette conduite, mais je ne lui en laisse pas faire l’application », explique-t-elle à sa fille, avant de se déclarer « libertine plus que vous ». C’est sans doute cette conscience de sa singularité, aiguisée par une réflexivité constante, qui caractérise son mode singulier d’implication dans l’écriture épistolaire. Cette implication n’est pas - en dépit de ses effets potentiellement scandaleux - purement ostentatoire : elle est l’écho d’une forme de vie qu’elle restitue, dans ses modalités énonciatives, par de puissants marqueurs de subjectivité. Sévigné s’emploie par là à faire entendre sa voix en toute liberté, et c’est cette indépendance à l’égard des normes qui régissent son propre discours comme sa conduite, qu’elle nomme libertinage - d’un terme emprunté sciemment à la langue commune mais approprié à son propre usage. de la quitter, d’aller voir mes ouvriers, d’écrire, j’espère qu’elle s’en trouvera offensée. Ainsi je me ménage les délices d’un adieu charmant qu’il est impossible d’avoir quand on a une bonne compagnie. » (À Mme de Grignan, aux Rochers, 21 juin 1680 ; II, p. 984)
